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Le corps de la déconstruction et les fascismes à venir / Thierry Briault

Il s’agirait de penser une théorie du « corps plastique » chez Derrida, à la fois comme un corps politique, un corps explosif de la guerre ou du terrorisme, comme une œuvre artistique, et comme image du philosophe, de son geste, de ses auto-portraits ainsi que de la dynamique politique d’un habitus derridien interprété là aussi comme une sorte de corps politique. Réalité d’un art, d’un concept, réalité d’un philosophe. Mais aussi une « substance », ou un corps social et politique, une « substance » faite déconstruction. Et repenser le corps artistique de la plastique pure face à la plasticité du corps politique comme nazisme aux yeux de Philippe lacoue-labarthe et de Jean-Luc Nancy. Dans cette perspective, déconstructive, esthétique et picturale, on abordera les micro-fascismes évoqués par Deleuze et Foucault, promis selon eux à un bel avenir. Mais aussi les lucioles qui disparaissent, et la société de consommation, tandem de Pasolini pour qui le fascisme triompherait là. Les lucioles sont aussi en enfer pour Dante ce sont parfois de mauvaises conseillères.
Le derridien s’il en est que nous voulions interroger d’abord sur la question de la plastique est Philippe Lacoue-Labarthe. Sa thèse sur la plastique est la suivante : « Le politique (la Cité) relève d’une plastique, formation et information, fiction au sens strict. C’est un motif profond, issu des textes politicopédagogiques de Platon (La République avant tout) et qui ressurgit sous le couvert des concepts de Gestaltung (figuration, installation figurale) ou Bildung, dont la polysémie est révélatrice (mise en forme, composition, organisation, éducation, culture, etc.). Que le politique relève ainsi d’une plastique ne signifie en aucune manière que la polis est une formation artificielle ou conventionnelle, mais bien que le politique relève de la technè au sens le plus haut du terme… »1
Notre technè plastikè s’en trouverait remise en jeu. En effet, si l’on pense la peinture comme plastique ou comme le monde des rapports plastiques, on rencontre la conception du mythe nazi que Lacoue-Labarthe présente ainsi : la politique depuis les grecs est pensée comme une oeuvre d’art, et il s’agit pour les nazis de reproduire le peuple dans une sorte d’auto-plasticité tautégorique. Qu’en est-il de la plastique dans les arts plastiques au regard du politique, au regard du fascisme et de la démocratie ? et au regard de l’imitatio, de la technique, et de la mimèsis dans le mythe politique ? de la plastique pure des arts plastiques et de l’onto-typologie que Lacoue-Labarthe a révélé : question d’une plastique pure naturelle (le sublime de plastique pure) et de sa mimétologie originaire. Sur l’onto-typologie, thèse maîtresse de Lacoue-Labarthe reliée à la question de la politique comme fiction plastique, nous avons ce passage : « Si quelque chose préexiste, ce n’est pas même comme le croit Platon, une substance, sous les espèces d’une pure malléabilité ou d’une pure plasticité que le modèle viendrait frapper de son “type” ou auquel il imprimerait sfigure. Une telle substance est en réalité déjà un sujet, et ce n’est pas à partir d’une éidétique qu’on peut espérer penser le procès mimétique, si l’eidos -ou plus largement le figural – est le présupposé même de l’identique. Et c’est du reste parce que, de Platon à Nietzsche et Wagner, puis Jünger – et même Heidegger, le lecteur de Trakl en tout cas, qui pourtant nous l’a appris – , une telle éidétique sous-tend la mimétologie, dans la forme de ce que j’ai cru pouvoir appeler onto-typologie, que toute une tradition (elle culmine avec le nazisme) aura pensé que le politique relève du fictionnement des êtres et des communautés. »2
Si notre plastique pure est aussi une politique notamment par rapport aux forces de réification qui définissent négativement l’espace de résistance artistique, l’ “artisticité” selon Adorno , qui est fondée sur le travail spécifique du matériau, et qui n’est pas un formaliste du médium, mais un formalisme de la logique plastique, cette conception de la plastique pure rencontre cet édifice érigé par Lacoue-Labarthe. Est-ce qu’il y a pour autant incompatibilité entre cette plastématique ou théorie des rapports plastiques en peinture, et la dénonciation d’une plastique entendue comme mythe politique, comme “mythation” de l’Occident, enfin comme nazisme ?
Le modèle nietzschéen de la “force plastique” comme force figurative ou force fictionnante qui doit se faire selon Nietzsche à coups de marteau, cette “force plastique est la faculté de croître soi-même et de s’accomplir soi-même”.
La vie est ainsi pensée sur le modèle de l’art, comme capacité artistique, puissance au sens ontologique, nous dit Lacoue-Labarthe. Et si la vie plastique rejoint comme modèle mimétique de l’art celui du mythe politique de l’auto-formation du peuple autochtone, qui doit se purifier, on aura compris que notre sublime de plastique pure, notre mimétologie originaire de plastique pure échappe sans coup férir à ce type d’objection, mythique, citationnelle et enfin politique. La plastique pure n’imite jamais que les rapports plastiques, la force plastique ici, qu’elle soit vie et capacité fictionnante, ne produit que des rapports plastiques, ce que nous appelons des plastèmes, et n’engendre que des exigences d’un discours spécifiquement pictural – c’est-à-dire non poétique -,d’un discours attentif à sa plastophanie ou révélation discursive de sa vérité. La plastique pure est politique en tant qu’elle défend socialement et contre d’autres arts, la pratique, l’ethos et l’habitus de son effectuation, et ceci comme dit Mondrian, le plus consciemment possible.
Le « corps de la déconstruction » vient d’abord des portraits de Derrida, mais c’est une notion plus générale. Derrida y répondit d’abord ainsi :
« Alors ce qui m’a surpris à un moment donné, quand j’ai entendu « corps allégorisé de la personne physique de Derrida », je me suis dit : « Eh, eh, et s’il y avait dans mon corps, dans mon habitus physique, dans ma voix, mes gestes, ma manière de poser mon regard etc., quelque chose qui dise autrement (allegoria, allégorie c’est ce qui parle autrement par la voix de l’autre), qui dise autrement par la voix de l’autre, qui dise autrement ce qu’on appelle déconstruction et qui la dise peut-être mieux ».
Le « corps de la déconstruction » et les fascismes à venir : Pasolini pense qu’il y a le fascisme-fasciste et le fascisme-démocrate chrétien héritier du précédent. La théorie des lucioles fait de la société de consommation un fascisme réussi. Serait-ce un fascisme anglo-saxon ? Les lucioles qui symbolisent une culture engloutie et une forme de résistance, disparaissent dans la campagne romaine comme sous les gros projecteurs de la société contemporaine, sous l’emprise des grands médias à la lumière éblouissante. Mais en art c’est autre chose. Avec une théorie pasolinienne repise par Didi-Huberman, c’est tout différent. Que les lucioles servent l’expression du milieu le plus autorisé du biggest artistique marchand nous amènerait plutôt à abandonner au fond cette théorie. Les « lucioles » ne désignent-elles pas les mauvais conseillers dans l’Enfer de Dante ? Le dadaocapitalisme luciole ? La vidéo des émigrants clandestin de Sangatte dans la nuit de Calais ? Je ne le crois pas, malheureusement.
Il faudrait certes penser le minuscule, le point infinitésimale de la luciole, un « point » de résistance, incertain. Et donc évoquer les scènes miniatures, les plans où le micro s’exprime. Il y a le fascisme selon Deleuze, par exemple. Micro-fascisme infini. Disséminé ? Chacun est susceptible d’accomplir des petits gestes d’exclusion, de rejet, et d’interdiction violente. Ceux-ci se sont perpétrés régulièrement autour de nous depuis des années. Ce sont de petits corps, parfois ambivalents. Le micro-fascisme est en chacun de nous disait Deleuze, il est ce qui hante nos esprits, nos conduites et nos vies quotidiennes, il nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite. Mais c’est une terrible théorie de la vie quotidienne qui nous attend, une communaulogie inquiète, une communologie performative comme j’appelle ma théorie du sens commun : « pragmatique déconstructive ». La dissémination et le contagieux touchent ces attitudes, guident le désir vers le meilleur et parfois le pire, la plasticité mortifère. Si l’échec, dans la théorie des actes de langage, est une condition de possibilité du performatif même, selon Derrida, la condition du pire à venir deviendrait presque la condition de possibilité de tout événement. Encore un effort pour définir une « vie non-fasciste » comme l’a fait Foucault à partir de Deleuze.
Le corps de la déconstruction est aussi à entendre à la fois comme la geste et le geste de Derrida, entre mes portraits peints de Derrida et le « corps » de Derrida, homme et pensée : résistance et désistance. Substance d’une peinture pure. Matière aristotélicienne.
Penser à l’avenir le si difficile « fascisme philosophique » : Platon peut-être, ou Heidegger ? Et le fascisme des disciples, certains « derridiens » ?
C’est toujours une menace lovée dans la chance. Mais aussi une Chose de l’Etat. Philosophes du Pentagone et inscription des philosophes sur la liste des gens à éliminer. Le philosophe comme terroriste. Pentagon preparing for mass civil breakdown Social science is being militarised to develop ’operational tools’ to target peaceful activists and protest movements (article du Guardian du 12 juin 2014).
Penser les fascismes religieux, les intégrismes en Israël, ou dans l’Islam. On le fera grâce à Derrida aujourd’hui, avec son geste dans la question israélienne, et au risque d’un avenir et d’une saturation de l’avenir, par appropriation de l’ouvert ou de l’ouverture même.
Derrida disait , il m’a dit un jour : « Israêl est le dernier Etat colonial ». Propos lapidaire, certes, mais : jurons que Derrida aujourd’hui aurait développé son accusation lui le militant anti-apartheid, lui qui a vécu la guerre d’Algérie. Je ne dois pas être le seul à avoir entendu le fond de sa pensée sur la politique d’Israël. Le massacre de Sabra et Chatila, qui avait provoqué les réactions véhémentes de Jean Genet, ne l’avait pas laissé non plus sans voix. 
Derrida disait donc : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Formule qui renferme tout ce que l’on peut dire de responsable sur Israël aujourd’hui, et sa politique de colonisation des territoires occupés. 
On peut encore ajouter ceci de la part de Derrida pour bien préciser les choses sur l’antisémitisme dont on accuse souvent ceux qui dénoncent la politique israélienne.
Lors d’un échange épistolaire avec Claude Lanzmann :
 »Ne crois pas que ma vigilance critique soit unilatérale. Elle est aussi vive à l’endroit de l’antisémitisme ou d’un certain anti-israélisme, aussi vive à l’égard d’une certaine politique de tels pays du Moyen-Orient et même de l’Autorité palestinienne [...], sans parler bien entendu du « terrorisme ». Mais je crois de ma responsabilité de le manifester davantage du côté auquel, par « situation », je suis censé appartenir : le « citoyen français » que je suis manifestera publiquement une plus grande attention critique à l’endroit de la politique française qu’à l’égard d’une autre, à l’autre bout du monde. Le « juif », même s’il est aussi critique à l’égard des politiques des ennemis d’Israël, tiendra plus à faire savoir son inquiétude devant une politique israélienne qui met en danger le salut et l’image de ceux qu’elle est censé représenter. »
A entendre certains « on devrait se sentir coupable ou présumé coupable dès lors qu’on murmure la moindre réserve au sujet de la politique israélienne, [...] voire d’une certaine alliance entre telle politique américaine et une certaine politique israélienne ».
 »Coupable au moins sous quatre chefs : anti-israélisme, antisionisme, antisémitisme, judéophobie (concept récemment mis à la mode, tu le sais, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire) – sans parler de l’anti-américanisme comme on dit primaire…
Eh bien, non, non, non et non ! Quatre fois non. C’est exactement pour cela que je voudrais te dire, et c’est pour cela que je t’ai écrit[...]. S’il y a des procédés d’intimidations totalitaires, ils sont là, justement, dans cette tentative de faire taire toute analyse critique des politiques et israélienne et américaine.[...] Je veux pouvoir me livrer à cette analyse critique, la compliquer ici, la nuancer là, la radicaliser parfois, sans la moindre judéophobie, sans le moindre anti-américanisme, et , dois-je l’avouer, sans le moindre antisémitisme. » A une époque où la pensée de Derrida se réduirait pour certains si j’ose dire à la défense des animaux ou à une pensée de l’animalité, une cause importante bien sûr, mais souvent au détriment du Derrida dénonciateur du « poker menteur » selon son expression : FMI, OMC, Banque mondiale, OCDE, le Derrida politique à l’encontre de l’ordre du monde mérite de retrouver le chemin de l’actualité et de tout ce qui vient : puisque le « ce qui arrive » est une des sortes de définitions de la déconstruction qu’il s’est risqué à donner.
Ce qui vient est un horizon peut-être obscurci dans le fameux horizon sans horizon d’attente d’une ouverture et d’une force faiblement messianique susceptible de surgir comme événement politique.
Cette fois-ci, « ce qui vient » autant que ce « qui arrive », c’est peut-être l’événement de l’obscurcissement possible de la pensée, de la politique et du rapport à l’autre. Car je n’ai, pour ma part, jamais été très convaincu par ces semblants de définitions de la déconstruction souvent marquées si l’on peut dire par l’avenir.
La déconstruction écrivait Derrida « c’est ce q‎ui arrive dans le monde ». 
La déconstruction bien sûr ne se décide pas. Il y va de l’événementialité.
Oui, le « ça se déconstruit » est fondamental, « on » ne décide pas la déconstruction, Derrida lors de la soirée de l’Odéon avec nos portraits, avait repris l’un des intervenants qui parlait d’une déconstruction qu’il faut faire, et en disant « je ». Pour ma part je tique encore sur le « ce qui arrive », et en particulier dans le monde, comme si l’événement dans le monde ou ailleurs devait toujours être lié à ce qu’on appelle la déconstruction. Ce qui arrive et fait événement caractérise, spécifie si l’on peut dire quelque chose comme la déconstruction, mais aussi ce qui est en déconstruction comporte un élément qui n’est pas encore déconstruit, ce qui arrive n’est pas toujours ce qui arrive par et avec cet « en déconstruction ». Sans même supposé un prêt à déconstruire, une métaphysique disponible, un sens commun qui se laisserait déconstruire apparemment, avec l’assurance encore étrange du ça se déconstruit, et du déconstruit lui-même, on peut faire l’expérience que ce qui arrive, arrive aussi autrement qu’en déconstruction. En un mot je voulais dire que (tout) ce qui arrive, et donc l’événement, ne « relève » pas toujours de la déconstruction.
Le « ce qui arrive » sera, était, a toujours été encore – une kitschdéconstruction. Ce que j’appelle ainsi, d’un autre appel.
La kitschdéconstruction visait d’abord le cliché d’une imagerie cubiste ou dadaïste, voire l’urinoir de Duchamp comme nécessairement « déconstructif ». J’avais essayé de cerner un style déconstructif en peinture comme en architecture. 
Mais le frelaté, mieux : l’hérésie et la camelote intéresse si l’on peut dire la déconstruction, c’est le côté vulgaire et vulgarisé de la déconstruction, tout ce qui se range sous le sens commun et qui produit aussi des effets déconstructifs. Le sens commun populaire et kitsch agit à sa façon sur le geste de la déconstruction, et y concourt à sa façon : il s’y prête d’abord, il semble s’offrir à elle et la responsabilité impossible du sens qui se donne ainsi très vite, qui se partage, le sens commun décrit une communauté, une communau/ologie difficilement contrôlable, une contagion métaphysique qui est peut-être rendue nécessaire depuis toujours. Il n’y a pas de concept non métaphysique. Mais y a t-il une déconstruction non inspirée par la métaphysique ? n’est-ce pas toujours elle qui est en déconstruction ? Le non déconstruit est aussi ce qui arrive, et il est aussi déconstructif, comme sens commun présupposé ou non. Et la déconstruction comme sens commun, sens partagé, est aussi ce qu’il faut interroger, il y va de sa forme de donation. Son évidence « propre » obligerait toujours à se demander si elle a lieu, la déconstruction, en sommes-nous si sûr ? A cause du « frelaté » ? Derrida semblait persuadé à la fin de sa vie, menacé par la maladie, qu’au lendemain même de sa mort, tout ce qu’il avait écrit et pensé sombrerait dans l’oubli, brutalement, du jour au lendemain. Et qu’ainsi il n’en resterait rien. D’un seul coup. 
Il n’en n’a rien été, bien sûr, mais en sommes-nous si sûr ? Peut-être qu’un tel naufrage a eu lieu, ou se montre soudain, maintenant, dix ans après sa disparition. C’est au contraire la multiplicité des héritages supposés et des commentaires incessants qui contribueraient peut-être à la disparition de la pensée de Derrida.
Derrida -une disparition à venir ?
Et la question du fascisme comme ligne de fuite « plastique » ou en « plasticité », une ligne de vie qui tourne mal, qui devient ligne de mort selon Deleuze, n’est pas si éloignée du mythe nazi que nous avions trouvé proprement incroyable, chez Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, à savoir nous l’avons vu, un façonnage du peuple, une « fiction » politique, un peuple comme œuvre d’art. Vous imaginez la surprise pour le moins du peintre que je suis en découvrant ces pensées de la « plastique ».
La ligne de fuite devenue ligne de mort, le fascisme c’est ce qui veut la mort de l’autre, selon Deleuze, est donc une thanatographie plastique, une plastique thanatographique. Car pour revenir aux définitions improbables de la déconstruction, celle de la judéité pour Derrida devenait encore plus difficile : c’est le rapport à l’à-venir, disait-il aussi. « Etre juif c’est être ouvert à l’avenir ». Etrange spécificité. L’hyperbole derridienne rejoint peut-être l’hubris ici aussi.
Il se disait enfin, selon une condensation dont il a souvent eu le secret : « Je suis le dernier des juifs ». Je crois que c’est dans cette tension à laquelle il nous invitait entre le « dernier », le moins juif de tous, le moins recommandable, le dernier des derniers, le moins fidèle en somme, et aussi avec l’idée qu’il était le dernier juif, le seul, l’unique, le plus fidèle, celui qui dit d’un même mouvement peut-être : je suis en tant que juif, le dernier, inconditionnellement ouvert à l’avenir et donc je vous le dis : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Il faudra penser le « terrorisme » selon Derrida, comme un corps possiblement « plastique », corps explosif. En art et en politique. Derrida disait au musée du Moma, à propos d’Artaud : « Il faut faire sauter tous les musées d’art plastique ». Lesquels ? Les musées duchampiens ? Artaud n’y suffirait sans doute pas, bien au contraire. Mais le dernier Derrida soutenant l’alter-mondialisation anti-néolibérale, s’accompagnait aussi d’un marxisme derridien souvent négligé.
Nous avons vu que notre plastique pure est difficilement compatible avec une plasticité du corps politique qui définirait le nazisme pour Lacoue-Labarthe et Nancy. Mais pour Deleuze la ligne de fuite n’est pas non plus une « plasticité » du corps politique. Toutefois il y a bien une sorte de « plasticité » de la « ligne » de fuite.
Il faudrait à l’avenir s’essayer à penser ce Deleuze là , on se permettra ainsi une longue citation : « Qu’est-ce qui se passe ? Alors, je dis, sous les formes exaspérées, c’est comme ça si vous voulez, si j’essaye de donner un contenu concret, vécu, vivant, à la notion de fascisme. J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point pour moi, le fascisme et le totalitarisme, c’était pas du tout la même chose. C’est que le fascisme, ça paraît un peu mystique ce que je dis, mais il me semble que ça l’est pas.
Le fascisme, c’est typiquement un processus de fuite, une ligne de fuite, qui tourne alors immédiatement en ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même. Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ? Tous les fascistes l’ont toujours dit. Le fascisme implique fondamentalement, contrairement au totalitarisme, l’idée d’un mouvement perpétuel sans objet ni but. Mouvement perpétuel sans objet ni but, d’une certaine manière, c’est, on peut dire, c’est ça un processus. En effet, le processus, c’est un mouvement qui n’a ni objet ni but. Qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent.
Mais, voilà qu’il y a fascisme lorsque ce mouvement sans but et sans objet, devient mouvement de la pure destruction. Étant entendu quoi ? Étant entendu qu’ on fera mourir les autres, et que sa propre mort couronnera celle des autres. Je veux dire quand je dis ça paraît tout à fait mystique, ce que je dis là sur le fascisme, en fait les analyses concrètes, il me semble, le confirment très fort.
Je veux dire un des meilleurs livres sur le fascisme, que j’ai déjà cité, qui est celui d’Arendt, qui est une longue analyse, même des institutions fascistes, montre assez que le fascisme ne peut vivre que par une idée d’une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère. Au point que dans l’histoire du fascisme, plus la guerre risque d’être perdue pour les fascistes, plus se fait l’exaspération et l’accélération de la guerre, jusqu’au fameux dernier télégramme d’Hitler, qui ordonne la destruction de l’habitat et la destruction du peuple.
Ça commencera par la mort des autres, mais il est entendu que viendra l’heure de notre propre mort. Et ça les discours de Goebbels dès le début le disaient, on peut toujours dire propagande, mais ce qui m’intéresse c’est pourquoi la propagande était orientée dans en sens dès le début. C’est complètement différent d’un régime totalitaire à cet égard. Et une des raisons pour lesquelles, il me semble, une des raisons, là, historique importante, c’est pourquoi est-ce qu’encore une fois, les Américains, et même l’Europe, a pas fait une alliance avec le fascisme. Et bien on pouvait leur faire confiance, c’est pas la moralité ni le soucis de la liberté qui les a entraîné. Donc pourquoi ils ont préféré s’allier à la Russie, et au régime stalinien ? dont on peut dire tout ce qu’on veut, et c’est un régime que l’on peut appeler totalitaire, mais c’est pas un régime de type fasciste et c’est très différent. C’est évidemment que le fascisme n’existe que par cette exaspération du mouvement, et que cette exaspération du mouvement ne pouvait pas donner de garanties suffisantes, enfin … Et la méfiance à l’égard du fascisme au niveau des gouvernements et au niveau des États qui ont fait l’alliance pendant la Guerre, c’est il me semble. Si vous voulez, c’est là où il y a toujours un fascisme potentiel là lorsqu’une ligne de fuite tourne en ligne de mort. Alors presque, c’est pour ça que vous comprenez, la distinction que je ferais entre schizophrénie comme processus et schizophrène comme entité clinique, c’est que la schizophrénie comme processus c’est : l’ensemble de ces tracés de lignes de fuites. Mais la production de l’entité clinique, c’est lorsque précisément quelque chose ne peut pas être tenu sur les lignes de fuites. Quelque chose est trop dur, quelque chose est trop dur pour moi. Et à ce moment-là ça va tourner en ligne, soit en ligne d’abolition soit en ligne de mort. »
Plasticité thanatographique ? Le corps de la déconstruction, comme le corps de la plastique pure, donnerait à penser encore autrement, sans aucunement négliger la schizophrénie, mais sans ignorer non plus une vie soumise peut-être pareillement à un art contemporain entendu aussi comme biopouvoir esthétisé, voire un flux et un art devenu mouvement exaspéré, un art liquide.
Thierry Briault
Le corps de la déconstruction et les fascismes à venir / 2014
Publié sur Ici et ailleurs

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La répétition des symboles / Brian Evenson / à propos de Thomas Pynchon et de Vente à la criée du lot 49 / Vision de Pynchon / Don DeLillo

Puisque je suis naturellement sujet à la paranoïa, il ne devrait surprendre personne surprendre personne que mon roman préféré de Pynchon soit Vente à la criée du lot 49. Comme dans La Passion de Martin Fissel-Brandt de Christian Gailly, la nouvelle s’amuse à un jeu de dupes avec la vraisemblance, accumulant coïncidence sur coïncidence jusqu’à un point de non retour. Contrairement à Gailly, cependant, Pynchon ne cherche pas à nous laisser croire que ses apparentes coïncidences sont de simples et entières coïncidences : il y a toujours « une sorte de frisson glacé [qui] souffle tout à coup à travers ces vers » (1). Il y a toujours une possibilité pour que ce qu’Œdipa Maas expérimente ait étonnamment été construit pour elle, ne soit pas une coïncidence après tout, et soit même la preuve de l’existence d’un monde secret. Au lieu d’amener vers une résolution ou une solution, chaque pas qu’Œdipa fait dans son enquête sur Tristero ne fait que confirmer son incapacité à comprendre ce qui lui arrive et pourquoi. Elle ne peut jamais être sûre (du moins dans les limites du livre, qui finit sur une révélation potentielle qui, c’est difficile à croire, ne révèle rien du tout) de ce qui forme exactement la nature du monde autour d’elle. Vente à la criée du lot 49 est un livre qui cherche moins à dépeindre la naissance d’une « paranoïa relative » (2) ou un soi-disant complot qu’à incarner ces deux possibilités en une forme concentrée, à la fois pour Œdipa Maas et pour le lecteur. Il semble que ce roman de Pynchon soit considéré comme le plus lisible en partie parce que l’auteur accomplit un bon pourcentage de son travail pour le lecteur à un niveau infratextuel, en construisant patiemment ses effets narratifs afin que l’ambiance du livre vous possède avant que vous sachiez vraiment de quoi il s’agit.
Tout commence avec le choix de Pynchon d’une voix narrative : un troisième personnage au caractère bien trempé qui n’est jamais identifié mais qui s’adresse au moins une fois directement au lecteur dans un vocabulaire typiquement XIXème. (« Le gynécologue ordinaire aurait été bien incapable de diagnostiquer ce qu’elle couvait ») (3) Il se lance aussi dans des passages d’anticipation, affirmant une supériorité sur le point de vue du lecteur en faisant allusion à d’éventuelles fins et suggérant qu’il en sait plus que nous : « Ce nom semble suspendu [...] les lumières s’éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu’il n’allait pas tarder à avoir sur elle. » (4) Il, si l’on peut considérer que c’est un homme, agit par-dessus l’épaule d’Œdipa, ne la délaissant jamais, sauf de manière abstraite pour l’abandonner dans des spéculations qui pourraient être celles de son personnage comme elles pourraient être les siennes ou quelque combinaisons des deux (on pourrait aussi penser que la présence du narrateur est la mnifestation d’une rupture dans l’esprit d’Œdipa et que le livre est un coup de tonnerre à la Deleuze et Guattari, entre la schizophrénie et la psychose). Quand on en arrive ici, il n’y a (comme Nabokov l’a déjà démontré) rien de comparable à un troisième narrateur : il reste toujours un « je » qui signifie « elle », « il » ou « eux ». Dans Vente à la criée du lot 49, Pycnhon fait le choix d’être une sorte d’ombre planant sur le roman, une apparition disparaissante, ce que l’on peut sentir dans la texture même de la langue, dans ses signes, sans jamais le saisir de manière tangible.
Brian Evenson
La répétition des symboles /2008
Extrait du texte publié dans Face à Pynchon / Collectif
à lire sur le Silence qui parle : extrait de Vente à la criée du lot 49
à voir : Lipodrame / Mécanoscope

« C’était comme si, un jour, selon une étrange  loi de la nature, Hemingway mourait et, le lendemain, naissait Pynchon. Une mutation de la littérature trouvait son origine dans une autre. Pynchon a rendu la littérature américaine plus ouverte, plus intense. Il a discerné des murmures et des apparitions à la lisière de la conscience moderne sans amoindrir la dimension physique de la prose américaine ; la vigueur d’un fusil à pompe, l’humour de la rue, les fluides du corps, la présence.
J’étais en train d’écrire des textes publicitaires pour des pneus de camion quand un ami m’a donné un exemplaire de poche de V. Je l’ai lu et j’ai pensé, d’où est-ce que ça peut bien venir ?
L’envergure de ce travail, géographiquement vaste et n’ayant pas peur des sujtes majeurs, nous aide à placer notre fiction non pas dans un petit recoin anonyme, humain et dérisoire, mais en dehors, dans l’étendue de l’imagination élevée et des rêves collectifs. »
Don Lellilo
Vision de Pynchon #2 in Face à Pynchon / Collectif

à lire sur le Silence qui parle : Point Omega

Photo : Juno Temple in Kaboom / Gregg Araki

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1 Vente à la criée du lot 49, Points Seuil, 2000, p.80.
2 Ibid, p.157.
3 Ibid, p.202.
4 Ibid, p.84.

Contre le capital et contre les « majorités » / Introduction à la théorie et à la pratique de la schizoanalyse / Gregorio F. Baremblitt

La schizoanalyse est un vaste savoir et un travail qui s’appuie sur l’œuvre de deux auteurs, Gilles Deleuze et Félix Guattari, tous deux aujourd’hui disparus. Le premier fut considéré par beaucoup comme le plus grand philosophe du XXème siècle. « Le siècle sera deleuzien » avait dit Michel Foucault. Guattari, de son côté, s’est formé en tant que psychanalyste avec Jacques Lacan et fut un militant politique de gauche, autodidacte en économie, politique, sémiologie, éthologie, musique et littérature. L’œuvre de ces deux auteurs compte plus de quarante ouvrages, nombre d’entre eux écrits séparément et beaucoup d’autres en commun.
Le livre que l’on considère  généralement comme le plus important s’intitule  Capitalisme et schizophrénie et se compose de deux volumes l’Anti-Œdipe et Mille plateaux. La période pendant laquelle fut écrite l’ensemble de l’œuvre de ces deux auteurs s’étend de 1965 jusqu’à la fin du siècle dernier. Sans doute un des moments « phare » de leur œuvre est à mettre en lien avec les évènements de Mai 68 en France. Il est impossible de classer la schizoanalyse dans aucune des disciplines et spécialités connues. Elle naît au moment où commence à apparaître la critique du structuralisme sous des formes diverses. Malgré tout il n’est pas possible de la situer intégralement dans la post-modernité avec laquelle elle est à son tour discordante.
Pour tenter de la définir de façon précise, on peut dire qu’il s’agit d’un matérialisme immanent, néofonctionnaliste, machinique, transversaliste, en faveur des multiplicités, homéostatique et autopoïétique. Cette formulation ne dit pas tout et il est possible que pour celui qui ne connaît pas l’œuvre, cela ne dise pas grand-chose mais elle peut servir d’approche lorsqu’on a une idée de la terminologie du champ culturel actuel.
Guattari a tenté aussi de la définir en disant que la schizoanalyse est régie par un paradigme esthétique, éthique, politique, qui inclut les grandes contributions philosophiques, scientifiques, artistiques et se nourrit aussi du savoir populaire, de la mythologie et de la folie.
La texture de l’œuvre est extraordinairement hétérogène. Elle se compose de monographies académiques orthodoxes en apparence ainsi que de livres dont le style est turbulent, tourmenté, volcanique, de gradation continue. Leur érudition est incroyable mais n’est jamais un objectif en soi, elle est plutôt le résultat de la maîtrise d’innombrables auteurs et champs de connaissance, traités de manière critique et en même temps fertile sur un plan créatif dans une totale hétérodoxie et irrévérence.
Ce que les auteurs appellent l’utopie active de la schizoanalyse inclut la liste inépuisable des contributions théoriques, techniques, esthétiques et militantes d’un vaste spectre de productions, d’Orient et d’Occident, qui ont en commun une inspiration libertaire et inventive.
La schizoanalyse a eu une diffusion mondiale considérable surtout dans les dix dernières années. Les ouvrages ont été traduits dans de nombreuses langues et utilisés librement par des spécialistes et des militants et même par des profanes.
La schizoanalyse ne compte aucune organisation sociale conventionnelle, académique, professionnelle, partisane, etcetera.  Elle n’est défendue par aucun diplôme officiellement ou officieusement reconnu et ne s’approprie aucune modalité de formation ou de titre universitaire qui lui soit propre.
Les auteurs insistent sur le fait que chaque lecteur peut lire leur œuvre comme bon lui semble et prendre de celle-ci ce qui l’inspire et le rend créatif, sans aucun engagement d’affiliation ni de reconnaissance.
La schizoanalyse a comme « adversaires », comme partenaires dominants : le capital, l’Etat, les majorités, en somme tout mode et toute forme de domination, exploitation, mystification, conservation et destruction pour la destruction.
Elle s’adresse à sont tous ceux qui aspirent à la production, à l’invention, à la création au service de la liberté, de l’amour, de la justice et de la vie (au sens le plus large du mot). Mais ses destinataires devront utiliser la schizoanalyse selon la singularité la plus absolue de chacun et en tenant toujours compte des variations infinies dans lesquelles se réalise le « bien commun » comme valeur suprême.
La schizoanalyse a été adoptée par de nombreux mouvements aux singularités minoritaires  (dans un sens non statistique, ni démographique) tels que les féministes, les défenseurs des droits humains, de l’enfance, de l’adolescence, du troisième âge, des travailleurs, des émigrés, des écologistes, des exclus, des marginaux, les désinsérés, les porteurs de ce que l’on dit être « la maladie mentale » et de tant d’autres encore.
Gregorio F. Baremblitt
Contre le capital et contre les « majorités »
Introduction à la théorie et à la pratique de la schizoanalyse
Traduit de l’espagnol par Monique Zerbib pour le Silence qui parle
Merci à Anne Querrien pour la communication de ce texte.
Texte publié sur le site de Stella Maris Angel Villegas
Voir : Esquizoanalise e esquizodrama,
A crise do capitalisme planetario,
18-19-20-21 avril 2013

Et : http://gregoriobarembittbiografia.blogspot.fr/
Centro Félix Guattari
et EsquizoPolitica
Lire sur le SQP un extrait de l’Anti-Œdipe :
Introduction à la schizo-analyse / Deleuze-Guattari

Et aussi : Une introduction à la vie non-fasciste / Michel Foucault
Contre le capital et contre les « majorités » / Introduction à la théorie et à la pratique de la schizoanalyse / Gregorio F. Baremblitt dans Chimères miro




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