Le livre Surveiller et punir, on le sait bien, marque le passage de l’étude des seules pratiques discursives à l’étude des pratiques sociales qui en constituent l’arrière-plan. C’est l’émergence de la politique dans le travail et la vie de Foucault. D’une certaine manière, les préoccupations restent les mêmes. Du grand renfermement aux formes variées de l’impossible prison, il n’y a qu’un pas et en tout cas nul « saltus ». Mais l’enchaînement (mot qui convient) n’est pas le même. Le renfermement est le principe archéologique de la science médicale (jamais au reste Foucault ne perdra de vue ce savoir imparfait qui l’obsède, qu’il retrouvera même chez les Grecs et qui finira par se venger de lui en l’abandonnant, impuissant, à son destin). Le système pénal qui va du secret des tortures et du spectacle des exécutions à l’usage raffiné des « prisons-modèles » où l’on peut acquérir des diplômes universitaires supérieurs, tandis que d’autres ont recours à la vie satisfaite des tranquillisants, nous renvoie aux exigences ambiguës et aux contraintes perverses d’un progressisme pourtant inéluctable et même bienfaisant. Tout homme qui apprend à savoir d’où il vient peut s’émerveiller d’être ce qu’il est, ou bien, se souvenant des distorsions qu’il a subies, céder à un désenchantement qui l’immobilisera, à moins qu’à la façon de Nietzsche, il ne recoure à l’humour généalogique ou à la désinvolture des jeux critiques.
Comment a-t-on appris à lutter contre la peste ? Non seulement par l’isolement des pestiférés, mais par le quadrillage strict de l’espace malheureux, par l’invention d’une technologie de mise en ordre dont plus tard bénéficiera l’administration des villes, enfin par des enquêtes minutieuses qui, la peste disparue, serviront à empêcher le vagabondage (le droit d’aller et de venir des « gens de peu »), jusqu’à interdire le droit de disparaître qui nous est refusé aujourd’hui encore sous une forme ou sous une autre. Si la peste de Thèbes a pour origine l’inceste d’Oedipe, on peut considérer que généalogiquement la gloire de la psychanalyse n’est qu’un lointain effet de la peste ravageuse. D’où le propos fameux attribué à Freud, lorsque celui-ci arrive en Amérique, mais dont on peut se demander s’il voulait dire par là que peste et psychanalyse étaient originellement et nosologiquement liées et, de ce fait, pouvaient s’échanger symboliquement. En tout cas, Foucault fut tenté d’aller plus loin. Il reconnaît ou croit reconnaître l’origine du « structuralisme » dans la nécessité, lorsque la peste se répand, de cartographier l’espace (physique et intellectuel), afin de bien déterminer, selon les règles d’un strict arpentage, les sinistres régions de la maladie – obligation à laquelle, aussi bien dans les champs de manoeuvre militaires que plus tard à l’école ou à l’hôpital, les corps humains apprennent à se soumettre pour devenir dociles et fonctionner comme des unités interchangeables : « Dans la discipline, les éléments sont interchangeables, puisque chacun se définit par la place qu’il occupe dans la série, et par l’écart qui le sépare des autres. »
Le quadrillage rigoureux qui oblige le corps à se laisser fouiller, désarticuler et, s’il le faut, reconstituer trouvera son accomplissement dans l’utopie de Bentham, l’exemplaire Panoptique, qui montre le pouvoir absolu d’une totale visibilité (c’est exactement la fiction d’Orwell). Une telle visibilité (celle à laquelle Hugo expose Caïn jusque dans la tombe) a pour tragique avantage de rendre inutile la violence physique à laquelle le corps autrement devrait s’offrir. Mais il y a plus. La surveillance – le fait d’être sous surveillance – qui n’est pas seulement celle qu’exercent des gardiens vigilants, mais qui s’identifie à la condition humaine, lorsqu’on veut rendre celle-ci à la fois sage (conforme aux règles), productive (donc utile), va donner lieu à toutes les formes d’observation, d’enquête, d’expérimentation sans lesquelles il n’y aurait nulle science véritable. Nul pouvoir non plus ? Cela est moins certain, car la souveraineté a des origines obscures qui sont à rechercher du côté de la dépense plutôt que de l’usage, sans parler de principes organisateurs plus néfastes encore, si ceux-ci perpétuent la symbolique du sang, à laquelle le racisme d’aujourd’hui continue de faire référence.
Cela constaté et dénoncé, on a le sentiment que, d’une certaine façon, Foucault préférerait presque les époques ouvertement barbares où les supplices ne dissimulent rien de leur atrocité, lorsque les crimes, ayant porté atteinte à l’intégrité du Souverain, établissent des rapports singuliers entre le Haut et le Bas, en sorte que le criminel, tandis qu’il expie spectaculairement la rupture de l’interdit, garde l’éclat d’actes qui l’ont mis à part de l’humanité (ainsi Gilles de Rais; ainsi les accusés dans le Procès de Kafka). La preuve, c’est que les exécutions capitales ne seront pas seulement l’occasion de fêtes dont tout le peuple se réjouit, parce qu’elles symbolisent la suppression des lois et des habitudes (on est dans l’exception), mais le provoquent parfois à des révoltes, c’est-à-dire lui donnent l’idée qu’il a le droit, lui aussi, de rompre par des rébellions les contraintes que lui impose un roi momentanément diminué. Ce n’est donc pas par bonté qu’on rend plus discret le sort des condamnés, pas plus que c’est par douceur qu’on laisse intacts les corps coupables, en s’attaquant aux « âmes et aux esprits » pour les corriger ou les redresser. Tout ce qui amende la condition carcérale n’est certes pas détestable, mais risque de nous tromper sur les raisons qui ont rendu ces améliorations souhaitables ou heureuses. Le XVIII° siècle semble nous donner le goût de libertés nouvelles – cela est fort bon. Toutefois, le fondement de ces libertés, leur « sous-sol » (dit Foucault), ne change pas puisqu’on le trouve toujours dans une société disciplinaire dont les pouvoirs de maîtrise se dissimulent tout en se multipliant. Nous sommes toujours plus assujettis. De cet assujettissement qui n’est plus grossier mais délicat, nous tirons la conséquence glorieuse d’être des sujets et des sujets libres, capables de transformer en savoirs les modes les plus divers d’un pouvoir menteur, dans la mesure où il nous faut oublier sa transcendance en substituant à la loi d’origine divine les règles variées et les procédures raisonnables qui, lorsque nous en serons lassés, nous paraîtront issus d’une bureaucratie, certes humaine, mais monstrueuse (n’oublions pas que Kafka qui semble décrire génialement les formes les plus cruelles de la bureaucratie, s’incline aussi devant elle en y voyant l’étrangeté d’une puissance mystique, à peine abâtardie).
Maurice Blanchot
Michel Foucault tel que je l’imagine / 1986
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Archive mensuelle de juillet 2008
Si la philosophie sert à quelque chose, c’est bien à éloigner de nous le calice des passions tristes, à nous enseigner que la pitié n’est pas un affect loyal, ni la plainte une raison d’avoir raison, ni la victime ce à partir de quoi nous devons penser. D’une part, comme l’établit une fois pour toutes le geste platonicien, c’est du Vrai, décliné s’il le faut comme Beau ou comme Bien, que s’origine toute passion licite et toute création à visée universelle. D’autre part, l’animal humain, comme le sait Rousseau, est essentiellement bon, et, quand il ne l’est pas, c’est que quelque cause extérieure l’y contraint, cause qui doit être détectée, combattue et détruite dès que possible, sans la moindre hésitation. Ceux qui prétendent que l’animal humain est malfaisant ne veulent que le domestiquer pour en faire, au service de la circulation des capitaux, un salarié morose et un consommateur déprimé. Capable qu’il est de créer dans divers mondes des vérités éternelles, l’homme détient en lui-même l’ange dont les religions voulaient le doubler. C’est ce qu’enseigne, depuis toujours, la philosophie proprement dite. Pour que cet ange intérieur se déclare, il importe de tenir un principe, une maxime, finalement toujours la même, sous une grande variété de formes. Choisissons celle de Mao : « Rejetez vos illusions, et préparez-vous à la lutte. » Tenir le vrai contre l’illusoire et, quelles que soient les circonstances, combattre plutôt que se rendre, je ne vois pas qu’une philosophie véritable, comme sont celles des quatorze dont mon petit panthéon abrite les noms propres, puisse désire autre chose.
Le point est qu’aujourd’hui, sous le nom de « philosophie », on tente de nous imposer une maxime à vrai dire opposée, qui se dirait : « Cultivez vos illusions, et préparez-vous à capituler. » On a vu apparaître des magazines dans lesquels la « philosophie » ressemble à la médecine douce par les plantes ou à l’euthanasie des enthousiastes. Philosopher serait une petite partie d’un vaste programme : rester en forme, performant mais cool. On a vu des « philosophes » déclarer que, le Bien étant inaccessible, voire criminel, il fallait se contenter de lutter pied à pied – et surtout au coude à coude avec nos amis yankees – contre diverses formes du Mal, dont à y regarder de près le nom commun, s’il n’est pas « arabe » ou « Islam », est « communisme ». On a vu ressusciter les « valeurs », dont la philosophie aidait depuis toujours à nous débarrasser, comme l’obéissance (aux contrats commerciaux), la modestie (devant l’arrogance des histrions de la télé), le réalisme (il faut des profits et des inégalités), l’égoïsme complet (baptisé « individualisme moderne »), la supériorité coloniale (les bons démocrates de l’Occident contre les méchants despotes du Sud), l’hostilité à la pensée vive (toutes les opinions doivent être prises en compte), le culte du nombre (la majorité est toujours légitime), le millénarisme stupide (déjà sous mes pieds la planète se réchauffe), la religion vide (il doit bien exister Quelque Chose…), et j’en passe, que nombre de « philosophes » et de « philosophies » ne passent pas, s’escrimant au contraire à nous en infecter, par articulets, débats, premières pages flambantes (« L’éthique des stock-options : les philosophes prennent enfin la parole ») et tables rondes endiablées (« Les philosophes entre le string et le voile »). Cette prostitution permanente des mots « philosophe » et « philosophie », dont il faut rappeler que l’origine, aussitôt stigmatisée par Deleuze, fut, à partir de 1976, la production purement médiatique du syntagme « nouveaux philosophes », finit tout de même par accabler. Du train où vont les choses, ce ne seront plus seulement les cafés qu’on déclarera « philosophiques » (une bien triste invention, que les « cafés-philo » soient les successeurs des « cafés du commerce » où l’on situait naguère les bavardages stéréotypés). On finira par pénétrer en grande pompe dans de philosophiques commodités.
Alors oui, il convient de rappeler ce que c’est qu’un philosophe. De le rappeler par l’exemple de ceux, plus nombreux qu’ailleurs, qui, en France, assumèrent la portée de ce vocable dans les dernières décennies. Il faut les appeler à la rescousse pour nettoyer et faire à nouveau briller les mots au nom desquels ils ont difficultueusement , et dans une grande tension de la pensée, proposé d’accepter inconditionnellement qu’il faille trouver au moins une Idée vraie et ne jamais céder sur ses conséquences, même si, comme le dit Mallarmé à propos d’Igitur, cet acte que nul ne réclame « est parfaitement absurde / sauf que / l’Infini est enfin fixé« .
Je convoque en somme mes amis les philosophes disparus comme témoins à charge du procès intenté par l’Infini aux falsificateurs. Ils viennent dire, par le truchement de la voix qui prononce leur éloge, que l’impératif du matérialisme démocratique contemporain, « Vis sans Idée », est à la fois vil et inconsistant.
(…) Je fus lié à certains par l’amitié, j’eus avec d’autres quelques querelles. Mais je suis heureux de dire ici que, face aux potions qu’on veut nous faire avaler aujourd’hui, ces quatorze philosophes morts, eh bien, je les aime tous. Oui, je les aime.
Alain Badiou
Petit panthéon portatif / 2008
(Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, G. Châtelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, Sartre)
Les jeunes voyous du rock n’ roll chambardent les rues du monde entier. Ils envahissent le Louvre et vitriolent la Joconde, ils ouvrent les grilles des zoos, des prisons et des asiles d’aliénés, ils crèvent les conduites d’eau au marteau pneumatique, défoncent à la hache le plancher des toilettes dans les avions de ligne, tirent à la cible sur les phares, liment les câbles d’ascenseur jusqu’au dernier toron, relient les tuyaux d’égout aux canalisations d’eau potable, jettent dans les piscines requins et pastenagues, anguilles électriques et candirous (minuscule poisson de la famille de l’urogymnus qui hante certains fleuves mal famés du bassin de l’Amazone, ressemblant à une anguille miniature dont la taille varie de quelques millimètres à cinq centimètres, le candirou s’insinue dans l’urètre ou l’anus du baigneur imprudent – ou encore, faute de mieux, dans une chatière de dame – et s’y cramponne à demeure avec ses petites griffes acérées, tout cela dans un dessein qui reste quelque peu obscur étant donné que nul ne s’est offert jusqu’ici pour étudier in situ le mode de vie du candirou), s’affublent en pirates pour éperonner le Queen Mary de plein fouet dans le port de New York, jouent aux James Dean au bord des falaises avec des autocars et des avions de transport, infestent les hôpitaux (déguisés en internes avec blouses blanches, hachoirs, scies et scalpels longs de trois pieds, ils démoulent les paralytiques de leurs poumons d’acier, singent leurs hoquets de suffocation en se trémoussant sur le carrelage les quatre fers en l’air, la langue pendante et les yeux révulsés, administrent des clystères avec des pompes à bicyclette, débranchent les reins artificiels, coupent une femme en deux avec une scie chirurgicale à quatre mains), lâchent des hordes de cochons grognonnants dans les coulisses de la Bourse, font caca sur le plancher de la salle des séances des Nations-Unies et se torchent avec les traités, les alliances et les pactes…
En avion ou en voiture, à dos de cheval, de chameau ou d’éléphant, en tracteur ou à vélo, en rouleau compresseur, à pied, à skis et en traîneau, avec des béquilles ou des échasses à ressort, les touristes se ruent aux frontières et réclament le droit d’asile avec une détermination implacable, « pour échapper à l’indescriptible état de fait qui règne en Libertie », tandis que le président de la Chambre de Commerce s’évertue vainement à endiguer le flot : « Z’il fous blaît de zang-froid garder. Zont zeulement guelgues fous gui ont de la maizon de fous éfadés. »
William Burroughs
le Festin nu / 1959