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Archive mensuelle de décembre 2014

Politiques de l’amitié / Jacques Derrida

Le conflit (Kampf), c’est la phúsis en tant qu’elle institue (elle ne s’oppose pas au nómos) mais aussi en tant qu’elle garde ce qu’elle institue. C’est l’institution elle-même, au double sens de ce mot, l’instituant et l’institué. Quand le conflit s’arrête, quand on n’entend plus ce qui en lui est inouï, l’étant ne disparaît pas, mais il n’est plus gardé, affirmé, maintenu (behauptet [d.h. als solches gewahrt]), il devient un objet (Gegenstand, Vorhandene), un objet disponible là où le monde a cessé de devenir monde (keine Welt mehr weitet). Il devient soit un objet pour le regard (Betrachten, Anblick), soit une forme ou une image qui nous fait face, soit l’objet d’une production calculée. Dans cette chute du pólemos, dans ce Verfall, la phúsis originaire déchoit (fällt herab) du rang de modèle (Vorbild) au rang de reproduction et d’imi- tation (Abbilden, Nachmachen). La phúsis, l’institution instituante, devient la Nature (Natur) qu’on oppose à l’Art. La phúsis était le surgissement originaire de la force, du pouvoir ou de la violence, du Gewalten des Waltenden, le phaínesthai au sens majeur de l’épiphanie du monde. L’inouï tombe maintenant au rang de spectacle, dans la visibilité apaisée des objets qui nous font face. Cette déchéance ne consiste pas à devenir visible, c’est aussi une déchéance de l’œil. Comme l’ouïe, le voir souffre quand s’apaise le pólemos originaire. Alors qu’il pénétrait à l’intérieur du Walten au moment de l’esquisse de l’œuvre, le voir devient superficiel, œil du dehors, simple considération de spectateur ou examen d’inspecteur (Ansehen, Besehen, Begaffen). La vue dégénère dans l’optique, c’est-à-dire aussi dans la technique de la vue, voilà le symptôme, c’est- à-dire la chute. Cette nouvelle cécité n’exclut donc pas plus le spectacle que la surdité n’exclut le bruit, elle va de pair avec un tintamarre culturel plus bruyant qu’auparavant (lauter als je zuvor). Le pólemos dégénère en polémique. Les créateurs (poètes, penseurs, hommes d’État) se sont alors éloignés du peuple, on les regarde comme des excentriques ou des ornements culturels. Ils sont à peine tolérés (geduldet) quand le pólemos originaire se retire. Cette tolérance, ce peu de tolérance est en vérité une intolérance.
Jacques Derrida
Politiques de l’amitié / 1994
Extrait, p. 414 (397 sur le pdf)

Intégral  à télécharger : fichier pdf politiques_amitie

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Margin call, le marché comme fatalité / Elias Jabre

Margin call de J.C Chandor nous offre une intrusion chez les traders de Wall Street en dépoussiérant le format hollywoodien au profit d’un paysage plus complexe.
Cinéma renouvelé qui rappelle sous un certain angle Le stratège de Benett Miller sur le monde du baseball et les transferts de joueur (ou comment un coup inédit modifie tout un écosystème en remplaçant le modèle qu’on pensait incontestable). Dans ces deux films, on nous fait rentrer dans un univers de techniciens au langage inaccessible, et pourtant, toute la logique et les affects qui les agissent nous sont transmis avec brio.
Pour revenir à Margin Call, il ne manque rien de la brutalité attendue. Les collaborateurs sont mis à la porte dans la minute qui suit la signification de leur licenciement, et leur forfait de portable coupé aussitôt. L’obsession pour l’argent les dévore, comme ce jeune trader qui cherche à deviner en permanence ce que palpent les uns et les autres. Les ingénieurs surdoués qui construisaient des ponts ou des fusées se retrouvent à manipuler d’autres chiffres, comme ils disent, par appât du gain. Les dépenses somptuaires donnent le tournis, « 76 520 dollars par an rien que pour l’alcool et les escort girls » avoue l’un d’eux avant de préciser qu’il les passe en frais de réception.
Plusieurs scènes permettent de dépasser la vision trop répandue chez les profanes, et de répondre à leurs critiques de façon redoutable. Lorsque l’un des traders compare la bourse à un casino où l’on perd ou gagne, son collègue lui rappelle que c’est plus compliqué, enrageant contre l’hypocrisie des bien-pensants qui les attaquent et n’accepteraient pourtant jamais de diminuer leur train de vie soutenu par cette organisation, qui, si elle s’écroulait, les précipiterait vers un monde violemment équitable. Adieux voitures, prêts immobiliers, et tout le cadre de vie qui les accompagne… Au sommet d’une tour, quelques séquences plus tard, le même personnage se poste au-dessus du vide, se demandant si ça sera pour cette fois, sous le regard paniqué de ses collègues, tout en faisant le plein d’adrénaline. Images en surplomb de la ville, alors qu’à leurs pieds, s’écoulent le flux des voitures.
Autre séquence où le responsable de la gestion des risques, congédié un peu trop vite, raconte à son ex-subordonné missionné pour le ramener, les centaines de milliers de jours qu’il a fait gagner aux automobilistes pour avoir construit un pont à l’époque où il était encore ingénieur (en alignant des chiffres d’une complexité comique). Morale utilitariste, où les machines et le calcul nous permettraient d’économiser du temps pour nous offrir plus de vie. Son collègue lui répond de ne pas s’en faire, il y en a qui préfèrent les détours et le plaisir de la ballade plutôt que de prendre le plus court chemin.
Des expressions reviennent souvent, comme « pas d’impondérable », qui semble signifier que tous les moyens sont bons pour éviter de perdre la main sur le coup suivant et préserver ses intérêts. Monde saturé de calcul déjoué par l’évènement du jour, la crise qui s’apprête à s’abattre sur eux, et où ils pourraient limiter leurs pertes à condition de contaminer le reste du monde en se déshonorant.
Les derniers scrupules de Kevin Spacey, qui doit convaincre son équipe d’inonder le marché de valeurs douteuses, s’évanouissent devant le big boss incarné par un Jeremy Irons magistral. Ce dernier, qui joue aux mots croisés dans le cadre feutré de son restaurant pendant que le monde s’écroule, va lui faire un laïus sur l’histoire du capitalisme, évoquant les années où les crises se sont déjà abattues par le passé. L’argent, ce n’est que du papier, un symbole qui permet l’échange entre les hommes pour ne pas qu’ils s’entretuent. Le capitalisme est notre lot, nous ne pouvons rien y faire, à peine agir dessus. C’est ce qui a toujours été, et qui continuera.
Capitalisme débridé où nous serions en train de creuser notre propre tombe, à l’instar de Kevin Spacey, qui, à la dernière image du film, enterre sa chienne dans le jardin de son ex-femme qui s’en fout.
Puissance et vide se mêlent, affects tristes et concentration de pouvoir sur les visages durcis des protagonistes. Regards chargés, lutte sans trêve où le darwinisme est intériorisé sur fond de constat « réaliste » : tout a toujours été comme ça, il n’y a rien d’autre à espérer…
« Ne se pourrait-il pas que toutes les quantités fussent les symptômes de qualités ? La puissance accrue correspond à une autre conscience, à d’autres sensations, à d’autres désirs, à une autre perspective ; la croissance elle-même est un désir d’être plus ; d’un quale naît le désir d’une augmentation du quantum ; dans un monde purement quantitatif tout serait mort, figé, immobile. Vouloir réduire toutes les qualités à des quantités est folie ; ce qui en résulte, c’est que les unes subsistent à côté des autres, c’est une analogie. » Nietzsche, La Volonté de puissance, 343
Elias Jabre
Margin call, le marché comme fatalité / avril 2014
Publié sur blog Mediapart

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Cours Cinéma 3 du 24 novembre 1981 / Gilles Deleuze

Je dirai le premier pôle de l’image expressionniste ou du montage expressioniste, ça va être la vie non-organique des choses. Et encore une fois, la vie non-organique des choses renvoie au facteur intensif du mouvement dans l’espace en tant que ce facteur intensif, n’existe que par sa relation indécomposable avec un état de la matière égale zéro. C’est pas difficile tout ça, ça s’enchaîne très bien. Ah oui bon, ah ben ça c’est très connu tout ça. C’est très connu et je et dans VÖHRINGER l’esthéticien qui invente le mot expressionnisme et qui va l’appliquer tour à tour à toutes sortes de choses mais qui va finir par l’appliquer au cinéma. Comment il le définit lui le baptiseur ? il faut bien puisque c’est lui qui invente, qui se sert du mot. Et ben c’est très curieux, dans tous les textes de VÖHRINGER, il y a quelque chose qu’il ne perd pas de vue enfin dans les plus beaux textes. Il nous dit « La ligne expressionniste c’est la ligne qui exprime une vie non organique ». C’est à la fois du non organique et pourtant c’est du vivant. Et il oppose la ligne expressionniste ou non organique, la ligne vitale non organique, il l’oppose à la ligne organique de l’harmonie classique.
Quel hommage à EISENSTEIN, l’harmonie classique. C’est le grand classique du cinéma EISENSTEIN. Et comment il définit la ligne non-organique ? La ligne organique ce sera le cercle ou la spirale. Et la ligne non organique ? Ah celle-là elle est violente, dit VOHRINGER, c’est la ligne violente. Qu’est-ce que c’est que la ligne violente ? C’est la ligne qui ne cesse pas de changer de direction ou bien la ligne qui se perd en elle-même comme dans un marais. Il dit pas ça, il dit presque ça, hein il dit « comme dans du sable » c’est pareil, du sable mouillé quoi. La ligne qui ne cesse pas de changer de direction c’est ce qu’il appelait et la première forme d’art expressionnisme, selon VÖHRINGER, c’est l’art gothique. C’est l’art gothique avec sa ligne perpétuellement brisée, qui ne cesse de changer de direction. Qui s’oppose perpétuellement à un obstacle pour reprendre force en changeant de direction. Ça, c’est une ligne qu’aucun organisme ne peut faire et qui est pourtant la ligne de la vie elle-même en tant qu’elle déborde tout organisme.
-  Donc à la ligne organique de l’art dit classique, VÖHRINGER oppose la ligne non organique, également vitale pourtant, de l’art dit gothique – par là, ce sera l’expressionnisme.
Cette ligne se brise et ne cesse de changer de direction ou se perd en elle-même. C’est le mouvement même de l’intensité. Bon alors, bien, est-ce que c’est étonnant que dès lors, le mouvement dans l’espace tel que l’expressionnisme allemand va le concevoir, est fondamentalement un mouvement – où paraît être pour le moment, tout va être corrigé, on va voir … paraît ëtre un mouvement de la décomposition.
-  L’âme va se décomposer, l’âme intensive va se confondre avec le mouvement d’une décomposition qui la ramène à une matière marécageuse.
Mon dieu quel malheur ! et ça va être la promenade dans le marais et ça va être ces décors étouffants et ça va être ces décors étouffants, pas parce que fermés suivant une courbe organique, mais parce que perpétuellement brisés et changeant de direction. Le cabinet CALIGARI, CALIGARI avec ses décors extraordinaires qui sont des décors de plein cinéma et qui introduisent précisément, c’est où il n’y a plus aucune ligne droite, une ligne droite, ça c’est une ligne organique.
La diagonale. Ah la diagonale, c’est louche, c’est ce qui passe entre les deux. De la diagonale à la ligne brisée, il y a des rapports très intimes. La diagonale qui renvoie à une contre diagonale. Oh mais c’est plus du tout l’opposition de mouvements ça. C’est les intensités, c’est les facteurs intensifs qui font pencher la droite. On peut toujours traduire en opposition de mouvements, à ce moment là on perd l’originalité de l’expressionnisme.
C’est pas du tout une pensée de l’opposition, c’est une pensée de l’intensité et c’est très très différent, hein. Ils ont choisi autre chose, une autre direction et c’est comme dans un tableau de SOUTINE où la ville devient folle. La ville devient folle puisqu’il n’y a plus de verticale ni d’horizontale. Il y a des diagonales avec une diagonale qui évoque la contre diagonale.
-  Toutes les choses ont l’air ivres, toutes les choses sont marécageuses et l’âme et l’âme trouve son miroir dans les choses c’est-à-dire son intensité en tant qu’âme du mouvement, est inséparable de la matière nue et cette âme du mouvement, cette âme intensive du mouvement ne peut être saisie que dans le mouvement qui la rapporte à la matière nue, c’est- à-dire aux marécages, aux clapotis. Et là tout l’expressionnisme y passe, je ne dis pas qu’ils se réduisent à ça. Mais que ce soit AURORE de MURNAU, LOULOU de PABST, NOSFERATU de MURNAU ou alors car je crois qu’à certains égards, il est très profondément expressionniste, LA SYMPHONIE NUPTIALE, LES RAPACES de STROHEIM.  En quoi est-ce de l’expressionnisme ? Je peux toujours le dire si je donne un critère d’après lequel pour moi, c’est bien de l’expressionnisme.
Gilles Deleuze
Cours Cinéma 3 du 24 novembre 1981
Texte intégral ici
Cité par Flore Garcin-Marrou sur Labo-LAPS

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