Il n’y a rien de plus beau que la Perspective Nevski, tout au moins à Pétersbourg ; et dans la vie de la capitale, elle joue un rôle unique !
Que manque-t-il à la splendeur de cette reine des rues de notre capitale ? Je suis certain que nul de ses habitants blêmes et titrés n’accepterait d’échanger la Perspective Nevski contre tous les biens de la terre. Tous en sont enthousiastes : non seulement ceux qui ont vingt-cinq ans, de jolies moustaches et des vêtements d’une coupe irréprochable, mais ceux aussi dont le menton s’orne de touffes grises et dont le crâne est aussi lisse qu’un plat d’argent.
Et les dames ! Oh ! quant aux dames, la Perspective Nevski leur offre encore plus d’agréments ! Mais à qui donc n’en offre-t-elle pas ? À peine se trouve-t-on dans cette rue qu’on se sent aussitôt disposé à la flânerie. Si même vous avez quelque affaire sérieuse et urgente, dès que vous mettez le pied dans la Perspective, vous oubliez immanquablement vos préoccupations. C’est le seul endroit où les gens se rendent non pas uniquement par nécessité, poussés par le besoin ou guidés par cet intérêt mercantile qui gouverne tout Pétersbourg. Il semble que les gens qu’on rencontre dans la Perspective Nevski soient des êtres moins égoïstes que ceux qu’on voit dans les rues Morskaïa, Gorokhovaïa, la Perspective Liteïny, où l’avidité et l’intérêt se reflètent sur le visage des piétons, comme aussi de ceux qui roulent en calèche ou en drojki.
La Perspective Nevski est la grande ligne de communication pétersbourgeoise. C’est ici que l’habitant des faubourgs de la rive droite, qui depuis plusieurs années n’a plus revu son ami demeurant dans le quartier de la Barrière de Moscou, peut être certain de se rencontrer avec lui. Nul journal, nul bureau de renseignements ne vous fourniront des informations aussi complètes que celles que vous recueillez dans la Perspective Nevski.
Quelle rue admirable ! Le seul lieu de promenade de l’habitant de notre capitale, si pauvre en distractions. Comme ses trottoirs sont bien tenus ! Et Dieu sait, pourtant, combien de pieds y laissent leurs traces ! La lourde botte du soldat en retraite, sous le poids de laquelle devrait se fendre, semble-t-il, le dur granit ; le soulier minuscule, aussi léger qu’une fumée, de la jeune dame qui penche la tête vers les brillantes vitrines des magasins, tel un tournesol vers l’astre du jour, et la botte éperonnée du sous-lieutenant riche en espérances et dont le sabre bruyant raye les dalles. Tout y marque son empreinte : aussi bien la force que la faiblesse.
Quelles fantasmagories s’y jouent ! Quels changements rapides s’y déroulent en l’espace d’une seule journée !
Commençons par le matin, lorsque toute la ville fleure le pain chaud à peine retiré du four, et se trouve envahie par une multitude de vieilles femmes vêtues de robes et de manteaux troués, qui font la tournée des églises et poursuivent les passants pitoyables. À cette heure matinale, la Perspective Nevski est déserte : les gros propriétaires de magasins et leurs commis dorment encore dans leurs draps de Hollande, ou bien rasent leurs nobles joues et prennent leur café. Les mendiants se pressent aux portes des pâtisseries, où un Ganymède encore tout endormi, qui hier volait, rapide, telle une mouche, et servait le chocolat, se tient aujourd’hui, un balai à la main, sans cravate, et distribue de vieux gâteaux et des rogatons. Des travailleurs passent de leur démarche traînante, des moujiks russes dont les bottes sont recouvertes d’une telle couche de plâtre que même les eaux du canal Catherine, célèbres pour leur pureté, ne pourraient les nettoyer.
À cette heure du jour, il serait gênant pour une dame de se trouver dans la rue, car le peuple russe affectionne les expres-sions fortes, et les dames n’en entendent jamais de semblables, même au théâtre. Parfois, son portefeuille sous le bras, un fonctionnaire endormi suit d’un pas dolent la Perspective Nevski, si celle-ci se trouve sur le chemin qui le conduit au ministère. On peut affirmer qu’à cet instant du jour avant midi, la Perspective Nevski n’est un but pour personne, mais un lieu de passage : elle se peuple peu à peu de gens qui ont leurs occupations, leurs soucis, leurs ennuis, et qui ne songent nullement à elle.
Les moujiks discutent de quelques kopeks ; les vieux et les vieilles se démènent et se parlent à eux-mêmes, parfois avec des gestes extrêmement expressifs ; mais personne ne leur prête attention et ne se moque d’eux, excepté peut-être quelque gamin en tablier de coton, qui court à toutes jambes à travers la Perspective en portant des bouteilles vides ou une paire de bottes. À cette heure, personne ne remarquera vos vêtements, quels qu’ils soient : vous pouvez porter une casquette au lieu de chapeau, votre col peut dépasser votre cravate – cela n’a aucune importance.
À midi, la Perspective Nevski est envahie par des précepteurs appartenant à toutes les nations, et leurs pupilles aux cols de batiste rabattus. Les John anglais et les Jean et Pierre français se promènent bras dessus bras dessous avec les jeunes gens confiés à leurs soins et leur expliquent avec un grand sérieux que les enseignes se placent au-dessus des devantures des magasins, afin que l’on sache ce qui se vend dans ces mêmes magasins.
Les gouvernantes, pâles misses et Françaises roses, suivent d’une démarche majestueuse des fillettes délurées et fluettes, en leur recommandant de lever l’épaule gauche et de se tenir plus droites. Bref, à cette heure de la journée, la Perspective Nevski est un lieu de promenade pédagogique.
Puis, à mesure qu’on approche de deux heures, les gouvernantes, les précepteurs et leurs élèves se dispersent et cèdent la place aux tendres pères de ces derniers, qui se promènent en donnant le bras à leurs épouses, pâles et nerveuses, vêtues de robes multicolores et brillantes.
Peu à peu viennent se joindre à eux tous ceux qui ont terminé leurs occupations domestiques, plus ou moins sérieuses : les uns ont causé avec leur docteur du temps qu’il faisait ou d’un petit bouton apparu sur leur nez ; les autres ont pris des nouvelles de la santé de leurs chevaux, ainsi que de celle de leurs enfants qui font montre de très grandes aptitudes. Ceux-ci ont lu attentivement l’affiche des spectacles et un important article de journal sur les personnages de marque de passage à Pétersbourg ; ceux-là se sont contentés de prendre leur café ou leur thé.
Ensuite, l’on voit apparaître ceux qu’un sort enviable a élevés au rang béni de secrétaire particulier ou de fonctionnaire en mission spéciale. Puis, ce sont les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, lesquels se distinguent par la noblesse de leurs goûts et de leurs occupations.
Mon Dieu ! que de belles fonctions, que de beaux emplois il existe de par le monde ! Et comme ils ennoblissent et ravissent l’âme ! Mais moi, je ne suis pas fonctionnaire, hélas ! Je suis privé du plaisir de connaître l’amabilité de mes chefs.
Tous ceux que vous rencontrez alors Perspective Nevski vous enchantent par leur élégance : les hommes portent de longues redingotes et se promènent les mains dans les poches… Les femmes sont vêtues de manteaux de satin rose, blanc ou bleu pâle, et portent de splendides chapeaux.
C’est ici que vous pourrez admirer des favoris extraordinai-res, des favoris uniques au monde qu’avec un art étonnant on fait passer par-dessous la cravate, des favoris noirs et brillants comme le charbon ou la martre zibeline. Mais ceux-ci, hélas ! n’appartiennent qu’aux seuls fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Quant aux fonctionnaires des autres administrations, la Providence ne leur a accordé, à leur grand dépit, que des favoris roux. Vous pourrez rencontrer ici d’admirables moustaches que nulle plume, nul pinceau ne sont capables de reproduire, des moustaches auxquelles leur propriétaire consacre la meilleure partie de son existence et qui sont l’objet de tous ses soins au cours de longues séances, des moustaches arrosées de parfum exquis et enduites de rares pommades, des moustaches qu’on enveloppe pour la nuit de papier de soie, des moustaches qui manifestent les tendres soucis de leurs possesseurs et que jalousent les passants.
La multitude des chapeaux, des fichus, des robes – auxquels les dames demeurent fidèles parfois même deux jours de suite – est capable d’éblouir qui que ce soit Perspective Nevski : il semble que toute une nuée de papillons s’élève de terre et volette autour de la foule des noirs scarabées du sexe fort. Vous admirerez ici des tailles d’une finesse exquise, comme vous n’en avez jamais rêvé, des tailles minces, déliées, des tailles plus étroites que le col d’une bouteille, et dont vous vous écarterez respectueusement dans la crainte de les frôler d’un coude brutal, votre cœur se serrant de terreur à la pensée qu’il suffirait d’un souffle pour briser ce produit admirable de la nature et de l’art.
Et quelles manches vous verrez Perspective Nevski ! Dieu, quelles manches ! Elles ressemblent fort à des ballons, et l’on s’imagine parfois que la dame pourrait brusquement s’élever dans les airs, si elle n’était pas maintenue par son cavalier ; soulever une dame dans les airs est aussi facile et agréable, en effet, que de porter à sa bouche une coupe de champagne.
Nulle part, lorsqu’on se rencontre, on ne se salue avec autant d’élégance et de noblesse qu’à la Perspective Nevski. Ici, vous admirerez des sourires exquis, des sourires uniques, véri-tables œuvres d’art, des sourires capables de vous ravir complètement ; vous en verrez qui vous courberont et vous feront baisser la tête jusqu’à terre ; d’autres, parfois, qui vous feront dresser le front plus haut que la flèche de l’Amirauté. Ici, vous croiserez des gens qui causent des concerts et du temps qu’il fait, sur un ton d’une noblesse extraordinaire et avec un grand sentiment de leur propre dignité. Ici, vous rencontrerez des types étonnants et des caractères très étranges. Seigneur ! que de personnages originaux on rencontre Perspective Nevski !
Il y a des gens qui ne manquent jamais, en vous croisant, d’examiner vos bottines ; puis, quand vous serez passé, ils se retourneront encore pour voir les pans de votre habit. Je ne parviens pas encore à comprendre le manège de ces gens : je m’imaginais d’abord que c’étaient des cordonniers ; mais pas du tout ! La plupart occupent un poste dans différentes administrations, et quelques-uns d’entre eux sont parfaitement capables de rédiger de très beaux rapports. Les autres passent leur temps à se promener et à parcourir les journaux chez les pâtissiers ; bref, ce sont des personnes très convenables.
À ce moment de la journée, entre deux et trois heures, lorsque la Perspective Nevski est le plus animée, on peut y admirer une véritable exposition des plus belles productions humaines.
L’un exhibe une élégante redingote à parements de castor ; l’autre, un beau nez grec ; le troisième, de larges favoris ; celle-ci, une paire d’yeux charmants et un chapeau merveilleux ; telle autre porte à son petit doigt fuselé une bague ornée d’un talisman ; celle-là fait admirer un petit pied dans un soulier délicieux ; ce jeune homme, une cravate étonnante ; cet officier, des moustaches stupéfiantes.
Mais trois heures sonnent. L’exposition est terminée ; la foule se disperse.
À trois heures, changement complet. On dirait une floraison printanière : la Perspective Nevski se trouve soudain envahie par une multitude de fonctionnaires en habit vert. Les conseillers titulaires, auliques et autres, très affamés, se précipitent de toute la vitesse de leurs jambes vers leur logis. Les jeunes enregistreurs de collège, les secrétaires provinciaux et de collège se hâtent de mettre à profit les quelques instants dont ils disposent et arpentent la Perspective Nevski d’une démarche nonchalante, comme s’ils n’étaient pas restés enfermés six heures de suite dans un bureau. Mais les vieux conseillers titulaires et auliques marchent rapidement, la tête basse : ils ont autre chose à faire que de dévisager les passants ; ils ne se sont pas encore débarrassés de leurs préoccupations : c’est le gâchis complet dans leur cerveau ; on dirait des archives remplies de dossiers en désordre. Et longtemps encore ils ne voient partout que des cartons remplis de paperasses, ou bien le visage rond du directeur de la chancellerie.
À partir de quatre heures, la Perspective Nevski se vide, et il est peu probable que vous puissiez y rencontrer ne fût-ce qu’un seul fonctionnaire. Quelque couturière traverse la chaussée, en courant d’un magasin à l’autre, une boîte de carton au bras ; ou bien c’est quelque pitoyable victime d’un légiste habile à dévaliser ses clients ; quelque Anglaise, longue et maigre, munie d’un réticule et d’un petit livre ; quelque garçon de recette à la maigre barbiche, en redingote de cotonnade pincée haut, personnage à l’existence instable et hasardeuse, et dont tout le corps paraît en mouvement, – le dos, les bras, les jambes, la tête, – lorsqu’il suit le trottoir dans une attitude pleine de prévenance. C’est aussi, parfois, un vulgaire artisan… Vous ne verrez personne d’autre à cette heure de la journée dans la Perspective Nevski.
Mais aussitôt que le crépuscule descend sur les rues et sur les maisons, aussitôt que le veilleur de nuit monte à son échelle pour allumer les réverbères et qu’aux fenêtres basses des magasins apparaissent les estampes qu’on n’ose exposer à la lumière du jour, la Perspective Nevski se ranime et s’emplit de nouveau de mouvement et de bruit.
C’est l’heure mystérieuse où les lampes versent sur toutes choses une lumière merveilleuse et attirante. Vous rencontrerez alors nombre de jeunes gens, célibataires pour la plupart, vêtus de redingotes et de manteaux bien chauds. On devine que ces promeneurs ont un but, ou plutôt qu’ils subissent une sorte d’impulsion vague. Leurs pas sont rapides mais incertains ; de minces ombres glissent le long des murs des maisons, sur la chaussée, et effleurent presque de leur tête le pont de la Police.
Les jeunes enregistreurs de collège, les jeunes secrétaires de collège et secrétaires provinciaux se promènent longuement ; mais les vieux fonctionnaires restent chez eux pour la plupart : ou bien parce que ce sont des hommes mariés, ou bien parce que leurs cuisinières allemandes leur font de la bonne cuisine. Vous rencontrerez pourtant à cette heure maints de ces respectables vieillards qui parcouraient à deux heures la Perspective Nevski d’un air si important, si noble ; vous les verrez maintenant courir, tout comme les jeunes gens, et essayer de glisser un regard sous le chapeau d’une dame entrevue de loin, et dont les lèvres charnues et les joues plâtrées de rouge et de blanc plaisent à tant de promeneurs, et tout particulièrement aux commis, aux garçons de recette, aux marchands qui circulent en bandes, en se donnant le bras.
Nicolas Gogol
la Perspective Nevski / 1836
A voir actuellement :
le Songe de l’oncle / d’après Dostoïevski
Par le Collectif Hic et Nunc
A la Cartoucherie, Théâtre de l’Epée de Bois du 23 septembre au 18 octobre 2009
dans le cadre du festival Un Automne à tisser
sous le parrainage de Jean-Claude Penchenat
Adaptation et mise en scène Stanislas Grassian
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Archive mensuelle de septembre 2009
Il dit qu’il est le Réel, non pas ce porc que tu dressas, non pas cette louve que j’acclimatai, rien de tout cela, mais autre chose, un coin de table promu empereur et quand tu passes trop près, paf, dans la hanche il te rentre et ça fait mal, pour l’éviter il faut négocier les angles et pour négocier les angles il faut des négociateurs, ce que visiblement nous n’étions pas. Pour nous, une table était un plan – on croyait, corniauds qu’on était, que ça, oui, suffisait. Eux – eux ! – savaient ce que le bois coûtait et combien de pieds il lui fallait pour que tous les coudes puissent se poser en même temps sur le plateau. Le plateau ! Bien sûr qu’on savait qu’une table était faite de bois et que le feu n’en aurait fait qu’une bouchée. Bien sûr. Mais les évidences nous coulaient entre les doigts comme un sable un peu débile, il faut bien le dire. Ni toi ni moi n’étions guère portés sur la manufacture des choses, c’est un fait. Pas une honte. Mais un fait. Bien ou mal, peu importe. Un fait ne fait pas le printemps : ton adage ou le mien, au choix. Je dis : le choix, mais : pas dupe, ni toi ni moi. Eux savaient. Notre langue même pas commune les jetait dans des baquets d’hilarité où ils s’entre-savonnaient au mieux offrant. Une habitude qu’ils avaient. Et dont nous aurions dû nous méfier, pas vrai ? Quand leur Gêolier est entré dans nos vies, accompagné de singes au crâne rasé – refusés par tous les labos, licenciés par moult zoos –, un malaise certain nous a jetés à terre. J’ai dit : Serre-moi. Tu as dit : Je défaille. (Riez de nos échanges, ils étaient le pain marié au beurre, qui peut en dire autant ?) Quelle tristesse. Ils nous ont tout pris. Jetés aux débris. Sur nous a rejailli tant d’opprobre. D’eaux usées. Bredouillant, nous avons décliné. Et, n’ayant plus d’autre espoir que celui de nous déprécier, nous nous sommes dépréciés. Je t’ai honni, fidèle à ma charte. Tu m’as nié, consciente de tes droits. Ce fut moche. Que dis-tu ? Qu’ai-je cassé qui ne l’était pas déjà ? Déjà pas ? Pas de quoi te mettre dans tous ces états où de toutes façons transiteraient tant de nos semblables, non ? Nous épurer ne signifiait pas nous purifier, notre fleur-de-peauïsme grammatical s’en est vite rendu compte. Ghetto, guignon, guignol : c’est tout un et la langue, hein, la langue est vraiment ce qu’on fait de moins cher en matière d’édifiante déculottée. Le temps, donc, des confidences est venu. Avoue-moi comme en cachette je t’ai, toute de honte bue, avouée. Soyons deux transparences vouées aux mêmes gémonies. Dis-moi que ce que je fus pour toi et ce que tu aurais voulu, à mes yeux d’ignare, être — que l’immensité masculine et l’empyrée féminin de nos doubles convictions installent ici leur sale et retors confessionnal : le moment, venu, nous convie. J’ai cru dire tout haut tout ce que tu as chuchoté tout bas. Combien nous pensions que la langue savait saillir, jaillir et toutes ces roides conneries qui auraient dû édifier plus d’un temple mou mais malléable, adaptable à nos caprices. Ce que nous devions, sou pour sou, pied à pied, aux ondes dû dire. Quel voile chacun tissait, en araignée pécore, dès qu’il s’agissait d’appréhender quoi que ce soit. La façon dont notre glotte ascendait et dévalait le puits de gorge. Pourquoi, malgré nos doléances forcément contradictoires, nous lavions nos chattes dans le même bénitier, et accomplissions tant et tant de génuflexions sur le chemin menant non à la croix mais à ce X où, enfin, se mêlent la merde de nos moi et le fluide de nos cons et glands, quand, pressés de juter un peu d’ineffable on savait s’éloigner soi-même et faire – enfin ! – parler ce qui d’ordinaire et même d’extraordinaire jamais ne parle : je veux parler, tu veux parler, nous voulons parler du Clou. Puisque telle, oui, était notre religion. Le Clou. Et c’est le Clou qu’a charcuté la bête dite Réel. Je dis : charcuter, comme si quelque boucher nous avait convaincus d’aimer le billot où nous, coupables, allonger.
Claro
la Hyène de soi / 2009
publié dans Chimères n°70
* On assiste aujourd’hui en plusieurs endroits à l’apparition de la culture d’une société dont le commerce constitue l’âme tout autant que la rivalité individuelle chez les anciens Grecs et que la guerre, la victoire et le droit chez les Romains. Celui qui pratique un commerce s’entend à tout taxer sans le fabriquer et, très précisément, à taxer d’après les besoins du consommateur, non d’après ses propres besoins les plus personnels : « »Quels gens et combien de gens consomment cela ? », voilà pour lui la question des questions. Ce type d’estimation, il l’applique dès lors instinctivement et constamment : à tout, et donc aussi aux productions des arts et des sciences des penseurs, savants, artistes et hommes d’Etat, des peuples et des partis, des époques tout entières : à propos de tout ce qui se crée, il s’informe de l’offre et de la demande, afin de fixer pour lui-même la valeur d’une chose. Cette attitude érigée en caractère déterminant de toute une culture, élaborée jusqu’à l’illimité comme jusqu’au plus subtil, imposant sa forme à tout vouloir et à tout pouvoir : voilà ce dont vous serez fiers, homme du siècle à venir : si les prophètes de la classe commerçante ont raison de vous en promettre la possession ! Mais j’ai peu de foi en ces prophètes…
* Danger effroyable : que la politique d’affaires américaine et la civilisation inconsistante des intellectuels viennent à s’unir.
* Toutes les situations politiques et économiques ne méritent pas que les esprits précisément les plus doués soient autorisés et contraints à s’en préoccuper : un tel gaspillage d’esprit est au fond pire qu’un état de misère extrême. Ce domaine d’activité est et demeure celui des esprits médiocres, et d’autres que les esprits médiocres ne devraient pas se mettre au service de ces ateliers : mieux vaudrait que la machine volât en éclats une fois de plus ! Mais telles que se présentent aujourd’hui les choses, alors que non seulement tous croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais qu’en outre chacun veut constamment intervenir activement et laisse du coup son propre travail en plan, c’est une folie énorme et ridicule. On paye la « sécurité générale » beaucoup trop cher à ce prix : et de ce qu’il y a de plus dément, c’est qu’en plus on engendre de la sorte le contraire de la sécurité générale, ainsi que notre cher siècle entreprend de le démontrer : comme si cela n’avait encore jamais été démontré ! Mettre la société à l’abri des voleurs et de l’incendie, la rendre infiniment commode pour les trafics et transports de toutes sortes et transformer l’Etat en une Providence, au bon et au mauvais sens – ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables, auxquels on ne devrait pas tendre avec les moyens et les outils les plus nobles qui soient au monde, – les moyens qu’il faudrait précisément mettre en réserve pour les fins les plus nobles et les plus exceptionnelles ! Notre époque, bien qu’elle parle sans cesse d’économie, est une gaspilleuse : elle gaspille la chose la plus précieuse : l’esprit.
* Vos affaires – c’est votre plus grand préjugé, elles vous lient à votre résidence, à votre société, à vos penchants. Travailleurs en affaires – mais paresseux spirituellement, satisfaits de votre indigence, le tablier du devoir drapé sur cette satisfaction : c’est ainsi que vous vivez, c’est ainsi que vous souhaitez vos enfants !
* Fi des repas que font aujourd’hui les hommes, au restaurant comme partout où vit la classe aisée de la société ! Même lorsque des savants réputés se rencontrent, un usage commun surcharge leur table autant que celle d’un banquier : selon la loi du « beaucoup trop » et du « toutes sortes de choses », – d’où il suit que les mets sont préparés en vue de l’effet et non du résultat, et que des boissons doivent contribuer à chasser la lourdeur de l’estomac et du cerveau. Pouah ! Quel désordre et quelle hypersensibilité doivent en résulter universellement ! Pouah ! Quels rêves ils doivent faire ! Pouah ! Quels arts et quels livres constitueront le dessert de pareils repas ! Et ils auront beau faire, leurs actes seront dominés par le poivre et la contradiction, ou par la lassitude du monde ! (La classe riche, en Angleterre, a besoin de son christianisme pour pouvoir endurer ses digestions difficiles et ses maux de tête.) En fin de compte, pour exprimer également le côté amusant de la chose et ne pas se borner à son côté dégoûtant, ces hommes ne sont aucunement des viveurs ; notre siècle et son genre d’activité a plus d’influence sur leurs membres que sur leur ventre : que signifient alors ces repas ? – Ils sont représentatifs ! Mais de quoi, juste ciel ? De la classe ? – non, de l’argent : on n’a plus de classe ! On est un « individu » ! Mais l’argent est puissance, gloire, dignité, préséance, influence ; l’argent entraîne maintenant chez un homme, selon ce qu’il possède, la grandeur ou la petitesse du préjugé moral ! Personne ne veut mettre son argent sous le boisseau, personne ne voudrait l’étaler sur la table ; par conséquent l’argent doit avoir un représentant que l’on puisse mettre sur la table : voyez nos repas !
* Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme divinité suprême…
* Ce qui se paie n’a guère de valeur ; voilà la croyance que je cracherai au visage des esprits mercantiles.
* Pauvre, joyeux et indépendant ! – ces qualités peuvent se trouver réunies chez une seule personne ; pauvre, joyeux et esclave ! – cela se trouve aussi, – et je ne saurais rien dire de mieux aux ouvriers esclaves des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse pas en général comme une honte d’être utilisés, ainsi que cela arrive, comme la vis d’une machine et en quelque sorte comme bouche-trou de l’esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans leur détresse, je veux dire leur asservissement impersonnel, pourrait être supprimé ! Fi de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage pourrait être transformée en vertu ! Fi d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne pour devenir un rouage ! Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? Votre tâche serait de leur présenter un autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour un but aussi extérieur ! Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? Si vous savez à peine vous posséder vous-mêmes ? Si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? Si vous prêtez l’oreille à la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés d’envie en voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l’argent et des opinions ? Si vous n’avez plus foi en la philosophie qui va en haillons, en la liberté d’esprit de l’homme sans besoins ? Si la pauvreté volontaire et idyllique, l’absence de profession et le célibat, tels qu’ils devraient convenir parfaitement aux plus intellectuels d’entre vous, sont devenus pour vous un objet de risée ? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs de rats vous résonne toujours à l’oreille, – ces attrapeurs de rats qui veulent vous enflammer d’espoirs absurdes ! Qui vous disent d’être prêts et rien de plus, prêts d’aujourd’hui à demain, en sorte que vous attendez quelque chose du dehors, que vous attendez sans cesse, vivant pour le reste comme d’habitude – jusqu’à ce que cette attente se change en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa splendeur, le jour de la bête triomphante ! …
* Derrière le principe de l’actuelle mode morale : « les actions morales sont les actions de sympathie pour les autres », je discerne la puissance de l’instinct social de poltronnerie qui revêt ce déguisement intellectuel : cet instinct réclame, comme le but suprême, majeur, immédiat, que l’on enlève à la vie tous les aspects dangereux qu’elle possédait autrefois, et que chacun travaille de toutes ses forces pour ce résultat : c’est pourquoi seules les actions qui visent à renforcer la sécurité collective et le sentiment de sécurité de la société peuvent recevoir le prédicat « bon » ! – Comme il faut que les hommes prennent aujourd’hui peu de plaisirs à eux-mêmes pour qu’une telle tyrannie de la poltronnerie leur prescrive la loi morale suprême, pour qu’ils se laissent ainsi enjoindre sans contestation de lever ou de détourner le regard de leur propre personne et d’avoir des yeux de lynx pour toute détresse, toute souffrance qui s’offre ailleurs ! Avec un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie, ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? En sable ! Un sable fin, doux, rond, infini ! Est-ce là votre idéal, ô héros des affections sympathiques ? – En attendant, il n’existe toujours pas de réponse à la question même de savoir si l’on est plus utile à autrui en venant toujours immédiatement à son secours et en l’aidant – ce qui ne peut pourtant se faire que très superficiellement, à moins de devenir volonté tyrannique d’empiètement et de modification – ou en se formant soi-même pour de venir quelque chose qu’autrui voit avec plaisir, par exemple un beau jardin tranquille et fermé sur lui-même, avec des hautes murailles contre les tempêtes et la poussière des grandes routes, mais avec aussi une porte accueillante.
* Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens dont aucun ne supporte l’ennui, pas plus qu’il ne se supporte soi-même, – je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir. La détresse est nécessaire ! De là, les criailleries des politiciens, de là les prétendues « crises sociales » de toutes les classes imaginables, aussi nombreuses que fausses, imaginaires, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce que réclame cette jeune génération, c’est que ce soit du dehors que lui vienne et se manifeste – non pas le bonheur – mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, afin d’avoir ensuite un monstre à combattre. Si ces êtres avides de détresse sentaient en eux la force de faire du bien, en eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une détresse propre et personnelle. Leurs sensations pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme une musique de qualité ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leurs cris de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu, de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes – c’est pourquoi ils crayonnent au mur le malheur des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours d’autres autres !
* Ne vous y trompez pas ! Les peuples les plus actifs sont actuellement les plus las ! Ils n’ont plus la force d’être paresseux !
Notre siècle est un siècle agité, c’est pourquoi ce n’est pas un siècle passionné ; il s’échauffe continuellement parce qu’il sent qu’il n’est pas chaud – au fond, il gèle. Je ne crois pas à la grandeur de tous « ces grands évènements » dont vous parlez.
* On se plaint de la dépravation de la masse ; à supposer qu’elle fût démontrée, la responsabilité en retomberait sur l’élite cultivée ; la masse n’est ni meilleure ni pire que l’élite. Elle est mauvaise et dépravée dans la mesure exacte où l’élite se montre dépravée ; comme que l’on vive, on lui sert de chef ; on l’élève ou on la déprave selon que l’on s’élève ou se déprave soi-même.
* Partout des symptômes que la culture de l’esprit est morte, complètement extirpée. La hâte, la baisse de la vie religieuse, les luttes nationales ; la science fragmentaire et dissolvante, le règne méprisable du plaisir et de l’argent dans les classes cultivées, leur absence de vie affective et de grandeur. Les intellectuels eux-mêmes participent à cette tendance et je m’en aperçois avec une clarté croissante. Ils s’appauvrissent de jour en jour en pensée et en tendresse. Tout est au service de la barbarie qui vient, l’art comme la science. Où porter les yeux ? Le grand raz de marée de barbarie est à nos portes.
Un siècle de barbarie commence et les sciences seront à son service.
* Plus le sentiment de l’unité avec nos contemporains augmente, plus les hommes s’uniformisent, plus aussi ils ressentent sévèrement la moindre différence comme immorale. C’est ainsi que se forme nécessairement le sable humain : tous très semblables, très petits, très arrondis, très accommodants, très ennuyeux. Le christianisme et la démocratie sont les deux forces qui ont mené l’humanité le plus loin dans cette voie. Un petit sentiment faible et obscur de bien-être médiocre uniformément répandu, une chinoiserie générale améliorée et poussée au bout – serait-ce là l’ultime image de l’humanité ? Inévitablement, si elle persévère dans les voies de la moralité antérieure. Il faut y réfléchir à fond : peut-être faudra-t-il que l’humanité tire un trait sous son passé, peut-être faudra-t-il appliquer à tout homme ce canon nouveau : soit différent de tous les autres et sois heureux que chacun diffère de son voisin.
* Je vois de monstrueux conglomérats destinés à remplacer le capitalisme individuel. Je vois la Bourse vouée aux malédictions sous lesquelles succombent actuellement les maisons de jeu.
* Aussi peu d’Etat que possible ! Je n’ai pas besoin de l’Etat ; sans la contrainte de la tradition, je me serais donné une éducation meilleure, adaptée à mon corps, et j’aurais économisé les forces que j’ai gaspillées à me libérer. Dussent les choses autour de nous devenir un peu plus incertaines : tant mieux ! Je souhaite que nous puissions vivre avec plus de circonspection, sur un pied de guerre. Ce sont les esprits mercantiles qui tâchent de nous rendre aussi engageant que possible cet Etat, confortable comme un bon fauteuil au coin du feu ; leur philosophie est celle qui actuellement domine le monde. L’Etat « industriel » de Spencer n’est pas l’Etat de mon choix. Je veux, pour ma part, jouer autant que possible le rôle de l’Etat. J’ai telles et telles dépenses, tel et tel revenu, tels et tels besoins, tant à donner. Pauvre avec cela et sans ambition pour les honneurs, sans admiration pour les lauriers guerriers. Je sais ce qui mènera les Etats modernes à leur perte, ce sera l’Etat non plus ultra des socialistes ; j’en suis l’ennemi et je le hais déjà sous la forme de l’Etat actuel. Je tâche, dans cette prison, de vivre encore avec sérénité et d’une façon digne d’un homme. Les grandes lamentations au sujet de la misère humaine ne me poussent point à y joindre mes propres lamentations, mais à dire : Ce qui vous manque, c’est de savoir vivre d’une vie personnelle et de savoir opposer aux privations votre richesse et votre goût de dominer. La statistique prouve que les hommes deviennent de plus en plus semblable entre eux, c’est-à-dire…
* Les ouvriers vivront un jour comme vivent aujourd’hui les bourgeois ; mais au-dessus d’eux, se distinguant par son absence de besoins, vivra la caste supérieure ; plus pauvre et plus simple, mais en possession de la puissance.
* Contre le goût de la « culture générale » : rechercher bien plutôt une culture vraie, rare et profonde, rétrécir et concentrer la culture, en réaction contre le journalisme.
* La division du travail, dans la science et les écoles techniques, tend à rendre la culture plus étroite. Jusqu’à présent, il est vrai, on n’a réussi qu’à la rendre plus médiocre. L’homme parfaitement cultivé est une anomalie. L’usine règne. L’homme n’est plus qu’un boulon.
* Vous qui ne relevez que de vous-mêmes, vous qui rayonnez par vous-mêmes : tous ceux dont la nature est subalterne, tous ces êtres innombrables et qu’on n’a jamais dénombrés ne travaillent que pour vous, bien qu’il puisse en sembler autrement au regard superficiel ! Ces princes, ces négociants, ces fonctionnaires, ces paysans, ces soldats qui peut-être se croient au-dessus de vous tous, sont des esclaves qui de nécessité éternelle ne travaillent pas pour eux-mêmes : jamais il n’y eut d’esclaves sans maîtres, et vous serez toujours ces maîtres pour lesquels on travaille ; un siècle ultérieur comprendra ce spectacle ! Laissez-leur leurs opinions et leurs croyances qui sont une miséricorde pour des esclaves ! Mais croyez fermement que ces peines infinies, cette sueur, cette poussière, cette rumeur laborieuse de la civilisation ne sont là que pour ceux qui savent les utiliser sans travailler eux-mêmes, qu’il faut qu’il y ait des hommes superflus, entretenus par le surplus du travail commun et que ces hommes superflus sont le sens et la justification de toute cette activité ! Soyez les meuniers qui laissent ces ruisseaux mouvoir leurs roues ! Ne vous inquiétez pas de leurs luttes et du bruyant vacarme de ces chutes d’eau ! Quelles que soient les formes politiques ou sociales qui en résultent, toutes seront éternellement des formes de l’esclavage, et quelles que soient ces formes vous resterez les maîtres parce que vous seuls n’appartenez qu’à vous-même et que ceux-là ne seront à jamais que des subalternes !
* S’adapter trop tôt aux tâches, aux sociétés, aux règles de vie et de travail dans lesquelles le hasard nous place, alors que nous n’avons encore conscience ni de notre force ni de notre but ; la sécurité morale trop précoce qui en résulte, la tranquillité, la communauté de vues, la résignation prématurée qui s’insinue en nous et nous délivre de toute inquiétude extérieure ou intérieure, nous endort et nous rabaisse de la plus dangereuse façon. Apprendre à porter les mêmes jugements que nos semblables, comme si nous n’avions pas en nous notre propre règle et le droit de fixer nos valeurs, s’efforcer de juger conformément à l’opinion courante, contre la voix intérieure de notre goût qui est aussi une conscience, c’est une chaîne subtile qui nous assujettit terriblement ; à moins qu’une explosion finale ne fasse éclater d’un seul coup tous les liens de l’affection et de la morale, un tel esprit se rabougrit, devient mesquin efféminé, matériel. Le contraire est certes regrettable, mais vaut tout de même mieux : souffrir de l’entourage, de sa louange comme de son blâme, en être blessé et meurtri sans le montrer ; se défendre involontairement par la méfiance contre l’affection de l’entourage, devenir taciturne, ou peut-être se dissimuler derrière ses paroles, se créer des retraites et des solitudes ignorées, de tous pour y respirer un moment, y pleurer, y goûter de sublimes consolations – jusqu’à ce qu’on soit assez fort pour dire : « Qu’ai-je affaire à vous ? » et pour aller son propre chemin.
* Un échange ne pourrait se faire d’une façon honnête et conforme au droit que si chacune des deux parties ne demandait que ce qui lui semble être la valeur de son objet, en estimant la peine de l’acquérir, la rareté, le temps employé, etc., sans oublier la valeur morale que l’on y attache. Dès qu’elle fixe le prix par rapport au besoin de l’autre, cela devient une façon plus subtile de brigandage et d’exaction. – Si l’objet de l’échange est de l’argent, il faut considérer qu’un thaler dans la main d’un riche héritier ou d’un manœuvre, d’un négociant ou d’un étudiant change complètement de valeur : chacun pourra en recevoir plus ou moins, selon qu’il aura fourni un travail plus ou moins grand pour l’acquérir, – c’est ainsi que ce serait équitable : mais, dans la réalité, on ne l’ignore pas, c’est absolument le contraire. Dans le monde de la haute finance, le thaler d’un riche paresseux rapporte plus que celui du pauvre et du laborieux.
* La machine enseigne sur elle-même l’enchaînement des foules humaines, dans les actions où chacun n’a qu’une seule chose à faire : elle donne le modèle d’une organisation des partis et de la tactique militaire en cas de guerre. Par contre elle n’enseigne pas la souveraineté individuelle : elle fait une seule machine du grand nombre et de chaque individu un instrument à utiliser en vue d’un seul but. Son effet le plus général, c’est d’enseigner l’utilité de la centralisation.
* La machine, produit elle-même de la plus haute capacité intellectuelle, ne met en mouvement, chez les personnes qui la desservent, que les forces inférieures et irréfléchies. Il est vrai que son action déchaîne une somme de forces énorme qui autrement demeurerait endormie ; mais elle n’incite pas à s’élever, à faire mieux, à devenir artiste. Elle rend actif et uniforme, mais ceci produit à la longue un effet contraire : un ennui désespéré s’empare de l’âme qui apprend à aspirer, par la machine, à une oisiveté mouvementée.
* La machine est impersonnelle, elle enlève au travail sa fierté, ses qualités et ses défauts individuels qui sont le propre de tout travail qui n’est pas fait à la machine, – donc une parcelle d’humanité. Autrefois tout achat chez des artisans était une distinction accordée à une personne, car on s’entourait des insignes de cette personne : de la sorte les objets usuels et les vêtements devenaient, une sorte de symbolique d’estime réciproque et d’homogénéité personnelle, tandis qu’aujourd’hui nous semblons vivre seulement au milieu d’un esclavage anonyme et impersonnel. – Il ne faut pas acheter trop cher la facilitation du travail.
* Ne se pourrait-il pas que toutes les quantités fussent les symptômes de qualités ? La puissance accrue correspond à une autre conscience, à d’autres sensations, à d’autres désirs, à une autre perspective ; la croissance elle-même est un désir d’être plus ; d’un quale naît le désir d’une augmentation du quantum ; dans un monde purement quantitatif tout serait mort, figé, immobile. Vouloir réduire toutes les qualités à des quantités est folie ; ce qui en résulte, c’est que les unes subsistent à côté des autres, c’est une analogie.
Friedrich Nietzsche
Aurore / le Gai savoir / la Volonté de puissance
voir Chimères
et la soutenance de thèse de Stéphane Nadaud sur le Silence qui parle :
vidéo 1 / vidéo 2 / vidéo 3
voir aussi Machines désirantes

Monty Python / Philosophic Football