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La répétition des symboles / Brian Evenson / à propos de Thomas Pynchon et de Vente à la criée du lot 49 / Vision de Pynchon / Don DeLillo

Puisque je suis naturellement sujet à la paranoïa, il ne devrait surprendre personne surprendre personne que mon roman préféré de Pynchon soit Vente à la criée du lot 49. Comme dans La Passion de Martin Fissel-Brandt de Christian Gailly, la nouvelle s’amuse à un jeu de dupes avec la vraisemblance, accumulant coïncidence sur coïncidence jusqu’à un point de non retour. Contrairement à Gailly, cependant, Pynchon ne cherche pas à nous laisser croire que ses apparentes coïncidences sont de simples et entières coïncidences : il y a toujours « une sorte de frisson glacé [qui] souffle tout à coup à travers ces vers » (1). Il y a toujours une possibilité pour que ce qu’Œdipa Maas expérimente ait étonnamment été construit pour elle, ne soit pas une coïncidence après tout, et soit même la preuve de l’existence d’un monde secret. Au lieu d’amener vers une résolution ou une solution, chaque pas qu’Œdipa fait dans son enquête sur Tristero ne fait que confirmer son incapacité à comprendre ce qui lui arrive et pourquoi. Elle ne peut jamais être sûre (du moins dans les limites du livre, qui finit sur une révélation potentielle qui, c’est difficile à croire, ne révèle rien du tout) de ce qui forme exactement la nature du monde autour d’elle. Vente à la criée du lot 49 est un livre qui cherche moins à dépeindre la naissance d’une « paranoïa relative » (2) ou un soi-disant complot qu’à incarner ces deux possibilités en une forme concentrée, à la fois pour Œdipa Maas et pour le lecteur. Il semble que ce roman de Pynchon soit considéré comme le plus lisible en partie parce que l’auteur accomplit un bon pourcentage de son travail pour le lecteur à un niveau infratextuel, en construisant patiemment ses effets narratifs afin que l’ambiance du livre vous possède avant que vous sachiez vraiment de quoi il s’agit.
Tout commence avec le choix de Pynchon d’une voix narrative : un troisième personnage au caractère bien trempé qui n’est jamais identifié mais qui s’adresse au moins une fois directement au lecteur dans un vocabulaire typiquement XIXème. (« Le gynécologue ordinaire aurait été bien incapable de diagnostiquer ce qu’elle couvait ») (3) Il se lance aussi dans des passages d’anticipation, affirmant une supériorité sur le point de vue du lecteur en faisant allusion à d’éventuelles fins et suggérant qu’il en sait plus que nous : « Ce nom semble suspendu [...] les lumières s’éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu’il n’allait pas tarder à avoir sur elle. » (4) Il, si l’on peut considérer que c’est un homme, agit par-dessus l’épaule d’Œdipa, ne la délaissant jamais, sauf de manière abstraite pour l’abandonner dans des spéculations qui pourraient être celles de son personnage comme elles pourraient être les siennes ou quelque combinaisons des deux (on pourrait aussi penser que la présence du narrateur est la mnifestation d’une rupture dans l’esprit d’Œdipa et que le livre est un coup de tonnerre à la Deleuze et Guattari, entre la schizophrénie et la psychose). Quand on en arrive ici, il n’y a (comme Nabokov l’a déjà démontré) rien de comparable à un troisième narrateur : il reste toujours un « je » qui signifie « elle », « il » ou « eux ». Dans Vente à la criée du lot 49, Pycnhon fait le choix d’être une sorte d’ombre planant sur le roman, une apparition disparaissante, ce que l’on peut sentir dans la texture même de la langue, dans ses signes, sans jamais le saisir de manière tangible.
Brian Evenson
La répétition des symboles /2008
Extrait du texte publié dans Face à Pynchon / Collectif
à lire sur le Silence qui parle : extrait de Vente à la criée du lot 49
à voir : Lipodrame / Mécanoscope

« C’était comme si, un jour, selon une étrange  loi de la nature, Hemingway mourait et, le lendemain, naissait Pynchon. Une mutation de la littérature trouvait son origine dans une autre. Pynchon a rendu la littérature américaine plus ouverte, plus intense. Il a discerné des murmures et des apparitions à la lisière de la conscience moderne sans amoindrir la dimension physique de la prose américaine ; la vigueur d’un fusil à pompe, l’humour de la rue, les fluides du corps, la présence.
J’étais en train d’écrire des textes publicitaires pour des pneus de camion quand un ami m’a donné un exemplaire de poche de V. Je l’ai lu et j’ai pensé, d’où est-ce que ça peut bien venir ?
L’envergure de ce travail, géographiquement vaste et n’ayant pas peur des sujtes majeurs, nous aide à placer notre fiction non pas dans un petit recoin anonyme, humain et dérisoire, mais en dehors, dans l’étendue de l’imagination élevée et des rêves collectifs. »
Don Lellilo
Vision de Pynchon #2 in Face à Pynchon / Collectif

à lire sur le Silence qui parle : Point Omega

Photo : Juno Temple in Kaboom / Gregg Araki

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1 Vente à la criée du lot 49, Points Seuil, 2000, p.80.
2 Ibid, p.157.
3 Ibid, p.202.
4 Ibid, p.84.

Qu’ils sont bêtes ! / Manola Antonioli et Elias Jabre / Edito Chimères n°81 : Bêt(is)es

« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lodu Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

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Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme des bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. » (1)

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Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 (2) a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

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Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

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Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.*
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein (3) apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. » (4)
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

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Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
Qu’ils sont bêtes ! / 2014
Édito de Chimères n°81 : Bêt(is)es

* Photos : Cosmopolis de David Cronenberg d’après Tom DeLillo

Chimères 81 - 1

1 Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
2 http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
3 Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
4 J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

Point Omega / Don DeLillo

Anonymat - 3 septembre

Il y avait un homme debout contre le mur nord, à peine visible. Les gens entraient par deux ou trois, s’immobilisaient dans l’obscurité pour regarder l’écran, et puis s’en allaient. Parfois c’est à peine s’ils franchissaient le seuil, des groupes plus nombreux entrés au hasard, des touristes déconcertés. Ils regardaient en se dandinant d’un pied sur l’autre, et puis ils s’en allaient.
Il n’y avait pas de sièges dans la salle. L’écran était dressé au milieu, à hauteur d’homme. C’était un écran translucide, de trois mètres sur cinq, et quelques visiteurs, peu nombreux, prenaient le temps de passer de l’autre côté. Il s’attardaient encore un moment et puis ils s’en allaient.
La salle était froide, et seule la lueur grise de l’écran l’éclairait. Près du mur nord, l’obscurité était presque complète, et l’homme leva une main vers son visage, répétant, avec une extrême lenteur, le geste d’un personnage sur l’écran. Quand la porte coulissait pour laisser passer des gens, entrait un furtif éclat de lumière, provenant de l’autre salle, où, un peu plus loin, d’autres groupes se penchaient sur les livres d’art et les cartes postales.
Le film passait sans dialogue ni musique, sans aucune bande-son. Le gardien de musée se tenait tout près de la porte, et il arrivait qu’en sortant les gens le regardent, cherchant à croiser son regard, comme en quête d’un contact visuel qui validerait leur effarement. Il y avait d’autre salles, des étages entiers, nul besoin de s’éterniser dans une pièce hermétique où ce qui se passait prenait, à se passer un temps infini.
L’homme près du mur regardait l’écran, et puis il commença à longer le mur adjacent jusqu’à se trouver de l’autre côté de l’écran, de manière à voir la même action en image inversée. Il regarda la main d’Anthony Perkins se tendre vers la portière d’une voiture, la main droite. Il savait qu’Anthony Perkins utiliserait sa main droite de ce côté-ci et sa main gauche de l’autre côté. Il le savait mais il avait besoin de le voir, et il longea le mur dans la pénombre puis s’en écarta de quelques mètres pour regarder Anthony Perkins de ce côté-là de l’écran, au verso, Anthony Perkins qui utilisait sa main gauche, la mauvaise main, pour ouvrir la portière de la voiture.
Mais pourrait-il qualifier de mauvaise la main gauche ? Car en quoi ce côté-ci de l’écran eût-il été moins véridique que l’autre côté ?
Le gardien fut rejoint par un autre gardien et ils parlèrent à voix basse, tandis que la porte automatique coulissait et que des gens entraient, avec ou sans enfants, et l’homme retourna à sa place près du mur, où il se tint désormais immobile, les yeux fixés sur Anthony Perkins qui tournait la tête.
Le moindre mouvement de caméra provoquait un basculement profond de l’espace et du temps mais la caméra ne bougeait pas à cet instant-là. Anthony Perkins tourne la tête. C’était comme les nombres entiers. L’homme pouvait compter les gradations du mouvement de la tête d’Anthony Perkins. Anthony Perkins tourne la tête en cinq phases croissantes plutôt que dans un mouvement continu. C’était comme les briques d’un mur, qu’on peut dénombrer distinctement, pas comme le vol d’une flèche ou d’un oiseau. Là encore, ce n’était ni semblable à autre chose ni différent. La tête d’Anthony Perkins pivotant, interminablement, sur son long cou maigre.

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Seule une observation intense ouvrait à une telle perception. Il profita de quelques minutes où il  n’était plus distrait par les allées et venues du public pour regarder le film avec le degré d’intensité requis. La nature du film permettait une concentration totale mais elle en dépendait aussi. Le rythme impitoyable du film n’avait aucun sens s’il était privé de l’attention correspondante, de l’absolue vigilance de l’individu, si l’exigence était trahie. Il se tenait là et regardait. Pendant tout le temps qu’il fallut à Anthony Perkins pour tourner la tête, on eût dit que se déployait tout un éventail d’idées de l’ordre des sciences et de la philosophie et de bien d’autres choses sans définition précise, à moins qu’il n’en vît trop. Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement.
Tout le monde se rappelle du nom du tueur, Norman Bates, mais personne ne se souvient du nom de la victime. Anthony Perkins est Norman Bates, Janet Leigh est Janet Leigh. La victime est tenue de partager le nom de l’actrice qui l’incarne. C’est Janet Leigh qui entre dans le motel isolé dont Norman Bates est le propriétaire.
Plus de trois heures qu’il était là, debout, à regarder. C’était le cinquième jour d’affilée qu’il venait et l’avant-dernier jour avant que l’installation ne ferme pour aller dans une autre ville ou être entreposée en quelque lieu obscur.
Nul ne semblait savoir à quoi s’attendre en entrant ici, et nul, assurément, ne s’attendait à cela.
Le film original avait été ralenti de manière à étirer sa projection sur vingt-quatre heures. Ce qu’il regardait c’était comme du film pur, du temps pur. L’horreur du vieux film d’épouvante était absorbée dans le temps. Combien de temps allait-il devoir rester là, combien de semaines ou de mois, avant que le temps du film n’absorbe le sien, ou bien était-ce déjà en train de se produire ?
Il s’approcha de l’écran et se posta à une trentaine de centimètres : bribes et fragments parasités, ébauches de lumière tremblante. Il fit plusieurs fois le tour de l’écran. La salle était vide à présent, et il pouvait se placer sous des angles et à des points de rupture divers. Il recula, sans quitter un instant l’écran des yeux. Il comprenait totalement pourquoi le film était projeté sans le son. Il fallait le silence. Il fallait engager l’individu à une profondeur bien au-delà des suppositions habituelles, des choses qu’il présume et considère comme acquises.
Il revint au mur nord, en passant devant le gardien posté à la porte. Le gardien était là mais il ne comptait pas en tant que présence dans la salle. Le gardien était là pour ne pas être vu. C’était son travail. Le gardien faisait face au bord de l’écran mais ne regardait nulle part, il regardait ce que regardent les gardiens de musée quand une salle est vide. L’homme près du mur était là mais le gardien ne le comptait peut-être pas plus pour une présence que l’homme ne comptait le gardien. L’homme venait là depuis plusieurs jours et restait chaque jour pendant de longues heures, et, de toute façon, il était retourné près du mur, dans le noir, immobile.
Il regardait le mouvement ralenti des yeux de l’acteur dans leurs orbites osseuses. S’imaginait-il lui-même en train de voir avec les yeux de l’acteur ? Ou alors avait-il l’impression que les yeux de l’acteur le traquaient ?
Il savait qu’il allait rester jusqu’à la fermeture du musée, dans deux heures et demie, et qu’il reviendrait le lendemain matin. Il regarda entrer deux hommes, le plus âgé s’aidant d’une canne et vêtu d’un costume dans lequel il semblait avoir voyagé, ses longs cheveux blancs nattés sur la nuque, quelque professeur émérite peut-être, quelque expert en cinématographie, et le plus jeune en jean et chemise décontractée, tennis aux pieds, le chargé de cours, mince, un peu nerveux. S’éloignant de la porte, ils s’enfonçaient dans la pénombre, le long du mur adjacent. Il les regarda encore un moment, les universitaires, les cinéphiles, les praticiens de la théorie filmique, cependant que Janet Leigh commençait à se déshabiller en prévision de la douche de sang à venir.
Qu’un acteur remue un muscle, que des yeux cillent, et c’était une révélation. Chaque geste était divisé en composantes si distinctes  du tout que le spectateur se trouvait coupé de tout recours à l’anticipation.
Tout le monde regardait quelque chose. Lui regardait les deux hommes, eux regardaient l’écran, Anthony Perkins regardait par le judas Janet Leigh se déshabiller.
Personne ne le regardait. C’était là le monde idéal tel qu’il aurait pu le concevoir en esprit. Il n’avait aucune idée de l’aspect qu’il avait aux yeux des autres. Il n’était pas sûr de l’aspect qu’il avait à ses propres yeux. il avait l’aspect de ce que voyait sa mère lorsqu’elle le regardait. Mais sa mère était morte. Voilà qui posait un problème pour étudiants déjà avancés. Que restait-il de lui à voir, pour les autres ?
Pour la première fois, il n’était pas contrarié de ne pas être seul ici. Ces deux hommes avaient de sérieuses raisons de se trouver là et il se demandait s’ils voyaient ce que lui-même voyait. Même si c’était le cas, ils en tireraient des conclusions différentes, ils dénicheraient des références dans un vaste éventail de filmographies et de disciplines. Filmographie. Un mot qui lui inspirait naguère un mouvement de recul, comme destiné à mettre entre lui et le mot une distance antiseptique.

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Il songea qu’il aurait voulu chronométrer la scène de la douche. Puis que c’était bien la dernière chose qu’il voulait faire. Il savait que la scène était très brève dans le film original, moins d’une minute, c’était bien connu, et il avait regardé ici même la scène étirée quelques jours plus tôt, toute en mouvement morcelé, sans suspense, sans effroi, sans la chouette. Des anneaux de rideau, voilà ce qu’il se rappelait le plus clairement, les anneaux du rideau de douche qui tournent sur la tringle quand le rideau est arraché, moment perdu à vitesse normale, quatre anneaux qui tournent lentement au-dessus du corps affaissé de Janet Leigh, étrange poème au-dessus de la mort infernale, et puis le tourbillon de l’eau ensanglantée qui submerge la bonde, minute par minute, pour finalement s’y engouffrer.
Il mourait d’envie de revoir la scène. Il voulait compter les anneaux du rideau de douche, peut-être quatre, mais peut-être cinq, pu plus, ou moins. Il savait que les deux hommes près du mur adjacent regarderaient eux aussi, intensément. C’était le type de cmaraderie rare qu’engendrent des événements singuliers, même si les autres ne savaient pas qu’il était là.
Presque personne n’entrait dans la salle. Ils venaient en équipes, en escouades, ils entraient, s’attardaient un peu près de la porte et puis s’en allaient. Un ou deux faisaient demi-tour et sortaient, puis les autres, oubliant ce qu’ils avaient vu dans les secondes qu’il leur fallait pour faire demi-tour et se diriger vers la porte. Il les considérait comme les membres d’une troupe de théâtre. Le film, songeait-il, est solitaire.
Janet Leigh dans le long intervalle de son innocence. Il la regarda commencer laisser glisser son peignoir. Pour la première fois, il comprit que le noir et blanc était le seul médium véritable pour le film en tant qu’idée, le film dans l’esprit. Il savait presque pourquoi mais pas tout à fait. Les deux hommes qui se tenaient à proximité le savaient sûrement. Pour ce film, dans cet espace froid et sombre, c’était absolument nécessaire, le noir et blanc, un élément neutralisateur de plus, un moyen de rapprocher l’action de la vie primitive, une masse en repli dans ses recoins drogués. Janet Leigh, dans le processus détaillé de son ignorance de ce qui va lui arriver.
Et puis ils s’en allèrent, juste comme ça, se dirigeant vers la porte. Il ne sut pas comment prendre la chose. Il la prit pour lui. La haute porte coulissa pour laisser passer l’homme à la canne, puis l’assistant. Ils sortirent. Quoi, l’ennui ? Ils passèrent devant le gardien et ils étaient partis. Ils avaient besoin de penser en mots. C’était leur problème. L’action se déroulait trop lentement pour s’accommoder de leur vocabulaire filmique. Il ne savait pas si cela avait le moindre sens. Ils ne pouvaient pas percevoir la pulsation des images projetées à cette vitesse. Leur vocabulaire filmique, songea-t-il, ne pouvait pas s’adapter à des tringles à rideaux, à des anneaux de rideaux et à des œillets. Quoi, un avion à prendre ? ils se prenaient pour des gens sérieux mais n’en étaient pas. Et pas de place pour qui n’est pas sérieux.
Puis il songea : Sérieux, à quel propos ?
Quelqu’un s’avançait jusqu’à un certain point de la salle et projetait une ombre sur l’écran.
Il y avait dans cette expérience un élément d’oubli. Il voulait oublier le film original ou, tout au moins, en limite le souvenir à une référence lointaine, qui ne l’encombre pas. il y avait aussi le souvenir de la version présente, visionnée et revisionnée durant toute la semaine. Anthony Perkins en Norman Bates. Le cou d’échassier, le profil d’oiseau.
Le film lui conférait le sentiment d’être quelqu’un qui regarde un film. La signification de tout cela lui échappait. Il ressentait constamment des choses dont le souvenir lui échappait. Mais ce n’était pas vraiment un film, n’est-ce pas, au sens strict. C’était un enregistrement. Mais c’était aussi un film. Au sens large il regardait un film, une image animée, une pellicule plus ou moins en mouvement.
Son peignoir qui tombait finalement sur le couvercle fermé de la cuvette des toilettes.
Le plus jeune voulait rester, songea-t-il, en tennis usagées. Mais il devait suivre le théoricien traditionnel aux cheveux nattés sous peine de voir son avenir universitaire compromis.
Ou alors la chute dans l’escalier, dans longtemps encore, des heures peut-être, avant que le détective privé, Arbogast, ne descende l’escalier à reculons le visage tailladé, les yeux exorbités, en agitant les bras, une scène qu’il se rappelait d’un autre jour de la semaine, ou peut-être seulement d’hier, impossible de distinguer les jours et les visionnages. Arbogast. Le nom profondément enraciné dans un obscur recoin du cerveau gauche. Norman Bates et le détective Arbogast. C’étaient les noms dont le souvenir lui était resté, depuis tant d’années qu’il n’avait pas revu le film original. Arbogast dans l’escalier, tombant indéfiniment.
Vingt-quatre heures. Le musée fermait à cinq heures et demie presque tous les jours. Ce qu’il aurait voulu, c’était un contexte où le musée aurait fermé mais pas cette salle. Il voulait voir le fil projeté du début à la fin pendant vingt-quatre heures consécutives. Avec interdiction à quiconque d’entrer une fois la projection commencée.
C’était de l’histoire qu’il regardait, en un sens, un film connu de tous et de partout. Il jouait avec l’idée que la salle était une sorte de site préservé, la maison ou la tombe isolée de quelque poète défunt, une chapelle médiévale. C’est là, le motel Bates. Mais ce n’est pas ce que voient les gens. Ce qu’ils voient, c’est le mouvement fragmenté, des arrêts sur image en lisière d’une vie engourdie. Il comprend ce qu’ils voient. Ils voient une salle en état de mort cérébrale dans un bâtiment de six étages resplendissant d’art accumulé. Le film original est ce qui compte à leurs yeux, une expérience ordinaire qu’on peut revivre sur un écran de télé, chez soi, avec la vaisselle dans l’évier.

norman bates

La fatigue qu’il ressentait se concentrait dans ses jambes, des heures et des journées passées debout, le poids du corps debout. Vingt-quatre heures. Qui pourrait y survivre, ne fût-ce que physiquement ? Serait-il capable de sortir et de marcher dans la rue après une journée ininterrompue de vie dans ce segment de temps radicalement modifié ? Debout dans le noir, à regarder un écran. À regarder maintenant la façon dont l’eau dans devant son visage tandis qu’elle glisse le long du mur carrelé, la main tendue vers le rideau de douche pour se retenir et arrêter le mouvement de son corps vers son dernier soupir.
Une sorte de miroitement dans la façon dont l’eau tombe de la pomme de douche, une illusion d’eau ou de vacillement.
Sortirait-il dans la rue en ayant oublié qui il était et où il habitait, après vingt-quatre heures d’affilée ? Même en fonction des horaires en vigueur, si l’exposition était prolongée et qu’il continuait à venir, cinq, six, sept heures par jour, une semaine après l’autre, lui serait-il encore possible de vivre dans le monde ? Le voulait-il ? Où était-il, le monde ?
Il compta six anneaux. Les anneaux qui tournent sur la tringle quand elle tire le rideau et qu’il s’écroule avec elle. Le couteau, le silence, les anneaux qui tournent.
Une extrême attention est requise pour voir ce qui se passe devant soi. Du travail, de pieux efforts sont nécessaires pour voir ce qu’on regarde. Cela le fascinait, les profondeurs qui devenaient possibles dans le ralenti du mouvement, les choses à voir, les profondeurs de choses si faciles à manquer dans l’habitude superficielle de voir.
Des gens, de temps en temps, qui projetaient une ombre sur l’écran.
Il commençait à penser la relation d’une chose avec une autre. Ce film avait la même relation avec le film original que le film original avec l’expérience vécue réelle.
Absurde, songea-t-il, mais peut-être pas.
La journée s’avançait, il entrait moins de gens, puis presque plus personne. Il n’avait envie d’être nulle part ailleurs, juste une ombre contre ce mur.
La façon dont une pièce semble glisser sur un rail derrière un personnage. C’est le personnage qui bouge mais c’est la pièce qui semble bouger. Il prenait un intérêt plus profond à une scène où il n’y avait qu’un seul personnage à regarder, ou, mieux peut-être, aucun.
L’escalier vide vu d’en haut. Le suspense essaie de se construire mais le silence et l’immobilité prennent le dessus.
Il commençait à comprendre, après tout ce temps, qu’il était resté debout là, à attendre quelque chose. Qu’était-ce ? C’était, jusqu’à présent, quelque chose d’extérieur à sa perception consciente. Il avait attendu qu’entre une femme, une femme seule, quelqu’un à qui il pourrait parler, ici, près du mur, en chuchotant, quelques mots seulement, bien sûr, ou plus tard, ailleurs, au fil d’un échange d’idées et d’impressions, sur ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils avaient ressenti. N’était-ce pas cela ? Il pensait qu’une femme allait entrer, qui resterait un moment à regarder, trouvant son chemin jusqu’à un endroit près du mur, une heure, une demi-heure, c’était assez, une demi-heure, c’était suffisant, une personne sérieuse, à la voix douce, en pâle robe d’été.
Connard.
Tout donnait l’impression d’être réel, le rythme était réel, paradoxalement, des corps qui se mouvaient musicalement, des corps qui bougeaient à peine, cause et effet si radicalement séparés que tout lui paraissait réel, à la façon dont sont dites réelles toutes les choses du monde physique que nous ne comprenons pas.
La porte s’entrouvrit et un lointain bruit d’activité à l’autre bout de l’étage se fit entendre, des gens qui prenaient l’escalator, un caissier qui passait une carte de crédit, un employé qui enfouissait des achats dans d’élégants sacs de musée. Lumière et son, tonalité sans paroles, la suggestion d’une vie au-delà du film, l’étrange réalité criante qui respire et mange là-bas, cette chose qui n’est pas du cinéma.
Don DeLillo
Point Omega / 2010
Extrait de 24h Psycho de Douglas Gordon ICI
(à regarder sans le son de préférence – malgré Phil Glass)

24h psycho douglas gordon




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