Les codes, le capitalisme, les flux, décodage des flux, capitalisme et schizophrénie, la psychanalyse, Spinoza
Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte; ou bien une interception de plusieurs flux.
Si une personne a des cheveux, ces cheveux peuvent traverser plusieurs étapes : la coiffure de la jeune fille n’est pas la même que celle de la femme mariée, n’est pas la même que celle de la veuve : il y a tout un code de la coiffure. La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interceptrice par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas et ces flux de cheveux sont eux-mêmes codes suivant des codes très différents : code de la veuve, code de la jeune fille, code de la femme mariée, etc. C’est finalement ça le problème essentiel du codage et de la territorialisation qui est de toujours coder les flux avec, comme moyen fondamental : marquer les personnes, (parce que les personnes sont à l’interception et à la coupure des flux, elles existent aux points de coupure des flux).
Mais donc, plus que marquer les personnes – marquer les personnes, c’est le moyen apparent -, pour la fonction la plus profonde, à savoir : une société n’a peur que d’une chose : le déluge ; elle n’a pas peur du vide, elle n’a pas peur de la pénurie, de la rareté. Sur elle, sur son corps social, quelque chose coule et on ne sait pas ce que c’est, quelque chose coule qui ne soit pas code, et même qui, par rapport à cette société, apparaît comme non codable. Quelque chose qui coulerait et qui entraînerait cette société a une espèce de deterritorialisation, qui ferait fondre la terre sur laquelle elle s’installe : alors ça, c’est le drame. On rencontre quelque chose qui s’écroule et on ne sait pas ce que c’est, ça ne répond à aucun code, ça fout le camp sous ces codes; et c’est même vrai, à cet égard, pour le capitalisme depuis longtemps qui croit toujours avoir assuré des simili-codes, là, c’est ce que l’on appelle la fameuse puissance de récupération dans le capitalisme – quand on dit récupère : chaque fois que quelque chose semble lui échapper, semble passer en dessous de ces simili-codes; il retamponne tout ça, il ajoute un axiome en plus et la machine repart; pensez au capitalisme au 19eme siècle : il voit couler un pôle de flux qui est, à la lettre, le flux, le flux de travailleurs, le flux prolétariat : eh bien, qu’est-ce que c’est que ça qui coule, qui coule méchant et qui entraîne notre terre, où va-t-on ? Les penseurs du 19eme siècle ont une réaction très bizarre, notamment l’école historique française : c’est la première à avoir pensé au 19eme siècle en termes de classes, ce sont eux qui inventent la notion théorique de classes et qui l’inventent précisément comme une pièce essentielle du code capitaliste, à savoir : la légitimité du capitalisme vient de ceci : la victoire de la bourgeoisie comme classe contre l’aristocratie.
Le système qui apparaît chez Saint Simon, A. Thierry, E. Quinet, c’est la prise conscience radicale de la bourgeoisie comme classe et toute l’histoire, ils l’interprètent comme une lutte des classes. Ce n’est pas Marx qui invente la compréhension de l’histoire comme lutte des classes, c’est l’école historique bourgeoise du 19eme siècle : 1789, oui, c’est la lutte des classes, ils se trouvent frappés de cécité lorsqu’ils voient couler à la surface actuelle du corps social, ce drôle de flux qu’ils ne connaissent pas : le flux prolétariat. L’idée que ce soit une classe, ce n’est pas possible, ce n’en est pas une à ce moment là : le jour où le capitalisme ne peut plus nier que le prolétariat soit une classe, ça coïncide avec le moment où, dans sa tête, il a trouvé le moment pour recoder tout ça. Ce que l’on appelle la puissance de récupération du capitalisme, c’est quoi ça ?
C’est qu’il dispose d’une espèce d’axiomatique, et lorsqu’il dispose de quelque chose de nouveau qu’il ne connaît pas, c’est comme pour toute axiomatique, c’est une axiomatique à la limite pas saturable : il est toujours prêt à ajouter une axiome de plus pour refaire que ça marche.
Quand le capitalisme ne pourra plus nier que le prolétariat soit une classe, lorsqu’il arrivera à reconnaître une espèce de bipolarité de classe, sous l’influence des luttes ouvrières au 19eme siècle, et sous l’influence de la révolution, ce moment est extraordinairement ambigu, car c’est un moment important dans la lutte révolutionnaire, mais c’est aussi un moment essentiel dans la récupération capitaliste : je te fous un axiome en plus, je te fais des axiomes pour la classe ouvrière et pour la puissance syndicale qui la représentent, et la machine capitaliste repart en grinçant, elle a colmate la brèche. En d’autres termes, tous les corps d’une société sont l’essentiel : empêcher que coulent sur elle, sur son dos, sur son corps, des flux qu’elle ne pourrait pas coder et auxquels elle ne pourrait pas assigner une territorialité.
Le manque, la pénurie, la famine, une société elle peut le coder, ce qu’elle ne peut pas coder, c’est lorsque cette chose apparaît, ou elle se dit : qu’est-ce que c’est que ces mecs la! Alors, dans un premier temps, l’appareil répressif se met en branle, si on ne peut pas coder ça, on va essayer de l’anéantir. Dans un deuxième temps, on essaie de trouver de nouveaux axiomes qui permettraient de recoder tant bien que mal.
Un corps social, ça se définit bien comme ça : perpétuellement des trucs, des flux coulent dessus, des flux coulent d’un pole à un autre, et c’est perpétuellement code, et il y a des flux qui échappent aux codes, et puis il y a l’effort social pour récupérer tout cela, pour axiomatiser tout ça, pour remanier un peu le code, afin de faire de la place à des flux aussi dangereux : tout d’un coup, il y a des jeunes gens qui ne répondent pas au code : ils se mettent à avoir un flux de cheveux qui n’était pas prévu, qu’est-ce qu’on va faire ? On essaie de recoder ça, on va ajouter un axiome, on va essayer de récupérer ou bien alors il y a quelque chose la-dedans, qui continue à ne pas se laisser coder, alors là ?
En d’autres termes, c’est l’acte fondamental de la société : coder les flux et traiter comme ennemi ce qui, par rapport à elle, se présente comme un flux non codable, parce qu’encore une fois, ça met en question toute la terre, tout le corps de cette société.
Je dirai ça de toute société, sauf peut-être de la notre, à savoir le capitalisme, bien que tout à l’heure j’ai parlé du capitalisme comme si, à la manière de toutes les autres sociétés, il codait les flux et n’avait pas d’autres problèmes, mais j’allais peut-être trop vite.
Il y a un paradoxe fondamental du capitalisme comme formation sociale : s’il est vrai que la terreur de toutes les autres formations sociales, ça a été les flux décodés, le capitalisme, lui, s’est constitue historiquement sur une chose incroyable, à savoir : ce qui faisait toute la terreur des autres sociétés : l’existence et la réalité de flux décodés et qu’il en a fait son affaire à lui.
Si c’était vrai, cela expliquerait que le capitalisme est l’universel de toute société en un sens très précis : en un sens négatif, il serait ce que toutes les sociétés ont redouté par dessus tout, et on a bien l’impression que, historiquement, le capitalisme … d’une certaine manière est ce que toute formation sociale n’a cesse d’essayer de conjurer, n’a cesse d’essayer d’éviter, pourquoi ? Parce que c’était la ruine de toutes les autres formations sociales. Et le paradoxe du capitalisme, c’est qu’une formation sociale s’est constituée sur la base de ce qui était le négatif de toutes les autres. Ca veut dire que le capitalisme n’a pu se constituer que par une conjonction, une rencontre entre flux décodés de toutes natures. Ce qui était la chose la plus redoutée de toutes formations sociales, était la base d’une formation sociale qui devait engloutir toutes les autres : ce qui était le négatif de toutes formations soit devenu la positivité même de notre formation, ça fait frémir ça.
Et en quel sens le capitalisme s’est-il constitué sur la conjonction des flux décodés : il a fallu d’extraordinaires rencontres à l’issue de processus de décodage de toutes natures, qui se sont formées au déclin de la féodalité. Ces décodages de toutes natures ont consisté en décodage de flux fonciers, sous forme de constitution de grandes propriétés privées, décodage de flux monétaires, sous forme de développement de la fortune marchande, décodage d’un flux de travailleurs sous forme de l’expropriation, de la déterritorialisation des serfs et des petits paysans. Et ça ne suffit pas, car si on prend l’exemple de Rome, le décodage dans la Rome décadente, il apparaît en plein : décodage des flux de propriétés sous forme de grandes propriétés privées, décodage des flux monétaires sous formes de grandes fortunes privées, décodage des travailleurs avec formation d’un sous-prolétariat urbain : tout s’y trouve, presque tout. Les éléments du capitalisme s’y trouvent réunis, seulement, il n’y a pas la rencontre.
Qu’est-ce qu’il a fallu pour que se fasse la rencontre entre les flux décodés du capital ou de l’argent et les flux décodés des travailleurs, pour que se fasse la rencontre entre le flux de capital naissant et le flux de main d’œuvre déterritorialisée, à la lettre, le flux d’argent décodé et le flux de travailleurs déterritorialisés. En effet, la manière dont l’argent se décode pour devenir capital argent et la manière dont le travailleur est arraché a la terre pour devenir propriétaire de sa seule force de travail : ce sont deux processus totalement indépendants l’un de l’autre, il faut qu’il y ait rencontre entre les deux.
En effet, le processus de décodage de l’argent pour former un capital qui se fait à travers les formes embryonnaires du capital commercial et du capital bancaire, le flux de travail, leur libre possesseur de sa seule force de travail, se fait à travers une toute autre ligne qui est la déterritorialisation du travailleur à la fin de la féodalité, et cela aurait très bien pu ne pas se rencontrer. Une conjonction de flux décodés et déterritorialisés, c’est ça qui est à la base du capitalisme.
Le capitalisme s’est constitué sur la faillite de tous les codes et territorialités sociales préexistantes.
Si on admet ça, qu’est-ce que ça représente : la machine capitaliste, c’est proprement dément. Une machine sociale qui fonctionne à base de flux décodés, déterritorialisés, encore une fois, ce n’est pas que les sociétés n’en aient pas eu l’idée; elles en ont eu l’idée sous forme de panique, il s’agissait d’empêcher ça – c’était le renversement de tous les codes sociaux connus jusque là -, alors une société qui se constitue sur le négatif de toutes les sociétés préexistantes, comment est-ce que cela peut fonctionner ? Une société dont le propre est de décoder et déterritorialiser tous les flux : flux de production, flux de consommation, comment ça peut fonctionner, sous quelle forme : peut-être que le capitalisme a d’autres procédés que le codage pour faire marcher, peut-être est-ce complètement différent. Ce que je recherchais jusqu’a maintenant, c’était de refonder, à un certain niveau, le problème du rapport CAPITALISME-SCHIZOPHRENIE – et le fondement d’un rapport se trouve en quelque chose de commun entre le capitalisme et la schizophrénie : ce qu’ils ont complètement de commun, et c’est peut-être une communauté qui ne se réalise jamais, qui ne prend pas une figure concrète, c’est la communauté d’un principe encore abstrait, a savoir, l’un comme l’autre ne cessent pas de faire passer, d’émettre, d’intercepter, de concentrer des flux décodés et déterritorialisés.
C’est ça leur identité profonde et ce n’est pas au niveau du mode de vie que le capitalisme nous rend schizo, c’est au niveau du processus économique : tout ça ne marche que par un système de conjonction, alors disons le mot, à condition d’accepter que ce mot implique une véritable différence de nature avec les codes. C’est le capitalisme qui fonctionne comme une axiomatique, une axiomatique des flux décodés. Toutes les autres formations sociales ont fonctionné sur la base d’un codage et d’une territorialisation des flux et entre la machine capitaliste qui fait une axiomatique de flux décodés en tant que tels ou déterritorialisés, en tant que tels, et les autres formations sociales, il y a vraiment une différence de nature qui fait que le capitalisme est le négatif des autres sociétés. Or, le schizo, à sa manière, avec sa marche trébuchante à lui, il fait la même chose. En un sens, il est plus capitaliste que le capitaliste, plus prolo que le prolo : il décode, il déterritorialise les flux et là, se noue l’espèce d’identité de nature du capitalisme et du schizo.
La schizophrénie c’est le négatif de la formation capitaliste. En un sens, il va plus loin, le capitalisme fonctionnait sur une conjonction de flux décodés, à une condition, c’était que, en même temps qu’il décodait perpétuellement les flux d’argent, flux de travail, etc., il les introduisait, il construisait un nouveau type de machine, en même temps, pas après, qui n’était pas une machine de codage, une machine axiomatique.
C’est comme ça qu’il arrivait à faire un système cohérent, à charge pour nous de dire en quoi se distingue profondément une axiomatique des flux décodés et un codage des flux.
Tandis que le schizo, il en donne plus, il ne se laisse pas axiomatiser non plus, il va toujours plus loin avec des flux décodés, au besoin avec pas de flux du tout, plutôt que de se laisser coder, plus de terre du tout, plutôt que de se laisser territorialiser.
Dans quel rapport ils sont l’un avec l’autre ? C’est à partir de la que le problème se pose. Il faut étudier de plus près le rapport capitalisme / schizophrénie, en accordant la plus grande importance à ceci : est-il vrai et en quel sens, peut-on définir le capitalisme comme une machine qui fonctionne à base de flux décodés, à base de flux déterritorialisés ? En quel sens il est le négatif de toutes les formations sociales et par là-même, en quel sens la schizophrénie c’est le négatif du capitalisme, qu’il va encore plus loin dans le décodage et dans la déterritorialisation, et jusqu’ou ça va, et ou cela mène-t-il ? Vers une nouvelle terre, vers pas de terre du tout, vers le déluge ?
Si j’essaie de relier avec les problèmes de psychanalyse, en quel sens, de quelle manière – c’est uniquement un départ -, je suppose qu’il y a quelque chose de commun entre le capitalisme, comme structure sociale, et la schizophrénie comme processus. Quelque chose de commun qui fait que le schizo est produit comme le négatif du capitalisme (lui-même négatif de tout le reste), et que ce rapport, nous pouvons maintenant le comprendre en considérant les termes : codage de flux, flux décodé et déterritorialisé, axiomatique de flux décodé, etc.
Reste à voir en quoi le problème psychanalytique et psychiatrique continue a nous préoccuper.
Il faut relire trois textes de Marx : dans le livre I : la production de la plus-value, le chapitre sur la baisse tendancielle dans le dernier livre, et enfin, dans les Grundisse, le chapitre sur l’automation.
Gilles Deleuze
Anti-Oedipe et Mille Plateaux / Cours du 16 novembre 1971
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Archive mensuelle de décembre 2009
J’aborderais le premier chapitre de Matière et Mémoire. Ce premier chapitre est extraordinaire en soi, et par rapport à l’oeuvre de Bergson. Même dans le bergsonisme, il a une situation unique. C’est un texte très curieux.
Supposons que la psychologie, à la fin du 19ème siècle, se soit trouvée dans une crise. Cette crise c’était qu’ils ne pouvaient plus se tenir dans la situation suivante, c’est à dire une distribution des choses telle qu’il y eut des images dans la conscience et des mouvements dans le corps. Cet espèce de monde fracturé en images dans la conscience et en mouvements dans le corps soulevait tellement de difficultés. Mais pourquoi est-ce que ça soulevait des difficultés à la fin du 19ème siècle et pas avant ? Est-ce que, par hasard, ça coïncide avec les débuts du cinéma ? Est-ce que le cinéma n’aurait pas été une espèce de trouble rendant de plus en plus impossible une séparation de l’image en tant qu’elle renverrait à une conscience et d’un mouvement en tant qu’il renverrait à des corps ?
Au début du vingtième siècle, les deux grandes réactions contre cette psychologie classique qui s’était enlisée dans la dualité de l’image dans la conscience et du mouvement dans le corps, les deux réactions de dessinent. L’une qui donnera le courant phénoménologique, l’autre qui donnera le bergsonisme. La phénoménologie a traité si durement Bergson, ne serait-ce que pour se démarquer de lui. Ce qu’il y a de commun entre la phénoménologie et Bergson, c’est cet espèce de dépassement de la dualité image-mouvement. Ils veulent sortir la psychologie d’une ornière. Mais si ce but leur est commun, ils le réalisent, ils l’effectuent de manière complètement différente. Et je disais que si l’on accepte que le secret de la phénoménologie est contenu dans la formule stéréotypée bien connu « toute conscience est conscience de quelque chose », par quoi ils pensaient justement surmonter la dualité de la conscience et du corps, de la conscience et des choses. Le procédé bergsonien est complètement différent et sa formule stéréotypée, si on l’inventait, ce serait : « toute conscience est quelque chose ». Il faut voir la différence entre ces deux formules, et là aussi j’avais une hypothèse, comme marginale, concernant le cinéma, à savoir est-ce que d’une certaine manière ce n’est pas Bergson qui est très en avance sur la phénoménologie.
Dans toute sa théorie de la perception, la phénoménologie, malgré tout, conserve des positions pré-cinématographiques, tandis que Bergson qui, dans l’Evolution Créatrice, opère une condamnation si globale et si rapide au cinéma, développe peut-être dans Matière et Mémoire un étrange univers qu’on pourrait appeler cinématographique et qui est beaucoup plus proche d’une conception cinématographique du mouvement que la conception phénoménologique du mouvement. Je vous raconte ce premier chapitre avec ce qu’il a de très bizarre. C’est un texte très difficile. Ce texte nous lance de plein fouet, immédiatement, que bien entendu, il n’y a pas de dualité entre l’image et le mouvement, somme si l’image était dans la conscience et le mouvement dans les choses. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a uniquement des Images-mouvement. C’est en elle-même que l’image est mouvement et c’est en lui-même que le mouvement est image. La véritable unité de l’expérience c’est l’image-mouvement. A ce niveau il n’y a que des images-mouvement. Un univers d’images-mouvement. Les images-mouvement c’est l’univers. L’ensemble des images-mouvement, cet ensemble illimité, c’est l’univers. Dans quelles atmosphère est-on ? Bergson se demandera de quel point de vue parle-t-il ? C’est un chapitre très inspiré.
Un univers illimité d’images-mouvement, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que, fondamentalement, l’image agit et réagit. L’image c’est ce qui agit et réagit. L’image c’est ce qui agit sur d’autres images et ce qui réagit à l’action d’autres images. L’image subit des actions d’autres images et elle réagit. Pourquoi ce mot « image » ? C’est très simple, et toute compréhension est un peu affective. L’image c’est ce qui apparaît. On appelle image ce qui apparaît. La philosophie a toujours dit « ce qui apparaît c’est le phénomène ». Le phénomène, l’image, c’est ce qui apparaît en tant que ça apparaît. Bergson nous dit donc que ce qui apparaît est en mouvement et, en un sens, c’est très classique. Ce qui ne va pas être classique, c’est ce qu’il en tire. Il va prendre au sérieux cette idée. Si ce qui apparaît c’est en mouvement, il n’y a que des images-mouvement. Ca veut dire, non seulement que l’image agit et réagit, elle agit sur d’autres images et les autres images réagissent sur elle, mais elle agit et réagit dans toutes ses parties élémentaires. Ces parties élémentaires qui sont elles-mêmes des images, ou des mouvements, à votre choix. Elle réagit dans toutes ses parties élémentaires ou, comme dit Bergson, sous toutes ses faces : chaque image agit et réagit dans toutes ses parties et sous toutes ses faces qui sont elles-mêmes des images. Ca veut dire quoi ? Il essaie de nous dire : ne considérez pas que l’image est un support d’action et de réaction, mais que l’image est en elle-même, dans toutes ses parties, et sous toutes ses faces, action et réaction », ou si vous préférez : action et réaction c’est des images. En d’autres termes, l’image c’est l’ébranlement, c’est la vibration.
Dès lors, c’est évident que l’image c’est le mouvement. L’expression qui n’est pas dans le texte de Bergson mais qui est tout le temps suggérée par le texte, l’expression image-mouvement est dès lors fondée de ce point de vue.
Bergson veut nous dire qu’il n’y a ni chose ni conscience, qu’il y a des images-mouvement et que c’est ça l’univers. En d’autres termes, il y a un en-soi de l’image. Une image n’a aucun besoin d’être aperçue. Il y a des images qui sont aperçues, mais il y en a d’autres qui ne sont pas aperçues. Un mouvement peut très bien ne pas être vu par quelqu’un, c’est une image-mouvement. C’est un ébranlement, une vibration qui répond à la définition même de l’image-mouvement, à savoir une Image-mouvement c’est ce qui est composé dans toutes ses parties et sous toutes ses faces par des actions et des réactions. Il n’y a que du mouvement, c’est à dire il n’y a que des images.
Donc, à la lettre, il n’y a ni chose ni conscience. La phénoménologie gardera encore les catégories de choses et de conscience, en en bouleversant le rapport ? Pour Bergson, à ce niveau, au premier chapitre, il n’y a plus ni chose ni conscience. Il n’y a que des images-mouvement en perpétuelle variation les unes par rapport aux autres. Pourquoi ? Parce que c’est le monde des images-mouvement puisque toute image en tant qu’image exerce des actions et subit des actions, puisque ses parties en tant qu’images sont elles-mêmes des actions et des réactions. La chose c’est des images, les choses c’est des images, des ébranlements, des vibrations. La table c’est un système d’ébranlements, de vibrations.
J’introduis tout de suite quelque chose qui peut éclairer certains textes de Bergson. Une molécule, c’est une image dirait Bergson, et justement c’est une image parce qu’elle est strictement identique à ses mouvements. Quand les physiciens nous parlent de trois états de la matière, état gazeux, état solide, état liquide. Ils se définissent avant tout par des mouvements moléculaires de types différents, les molécules n’ont pas le même mouvement dans les trois états. Mais c’est toujours de l’image-mouvement, c’est à dire des vibrations, des ébranlements, soumis à des lois sans doute. La loi c’est le rapport d’une action et d’une réaction. Ces lois peuvent être extraordinairement complexes. Et, pas plus qu’il n’y a de choses, il n’y a pas de conscience. Pourquoi ? Par exemple, la chose solide c’est une image-mouvement d’un certain type. C’est lorsque le mouvement des molécules est confiné par l’action des autres molécules dans un espace restreint de telle manière que la vibration oscille autour d’une position moyenne. Au contraire, dans un état gazeux, il y a un libre parcours des molécules les unes par rapport aux autres. Mais tout ça c’est des types d’ébranlements différents. Et pas plus qu’il n’y a de choses, il n’y a de conscience. Ma conscience c’est quoi ? C’est une image, c’est une image-mouvement, une image parmi les autres. Mon corps, mon cerveau, ce sont des images-mouvement parmi les autres. Aucun privilège. Tout est image-mouvement et se distingue par les types de mouvements et par les lois qui réglementent le rapport des actions et des réactions dans cet univers.
Je viens juste de suggérer cette identité image=mouvement. Bergson y ajoute quelque chose de très important dans ce premier chapitre : non seulement image=mouvement, mais image=mouvement=matière. D’une certaine manière, ça va de soi, mais c’est aussi très difficile. Pour comprendre la triple identité, il faut procéder en cascade. Il faut d’abord montrer l’identité première image=mouvement, et l’identité de la matière découle de l’identité image=mouvement. C’est parce que l’image est égale au mouvement que la matière est égale à l’image-mouvement. La matière c’est cet univers des images-mouvement en tant qu’elles sont en actions et réactions les unes par rapport aux autres. Et pourquoi est-ce que la matière et l’image se concilient si bien ? C’est parce que la matière c’est ce qui n’a pas de virtualité, par définition. Bergson dit que dans la matière il n’y a jamais rien de caché. Il y a mille choses que nous ne voyons pas, mais il y a une chose que je sais, comme a priori, comme indépendamment de l’expérience, selon Bergson en tous cas, c’est que si dans la matière il peut y avoir beaucoup plus que ce que je vois, c’est en ce sens qu’elle n’a pas de virtualité. Dans la matière il n’y a et ne peut avoir que du mouvement. Alors, bien sûr, il y a des mouvements que je ne vois pas. C’est une reprise du thème précédent, il y a des images que je ne perçois pas, ce n’en est pas moins des images telles qu’il a défini l’image. L’image n’est nullement en référence à la conscience, pour une simple raison : c’est que la conscience est une image parmi les autres.
Dans une espèce d’ordre des raisons, il faudrait dire : je commence par montrer l’égalité de l’image et du mouvement, et c’est de cette égalité de l’image et du mouvement que je suis en droit de conclure l’égalité de la matière avec l’image-mouvement. Nous voilà donc avec notre triple identité.
Cette triple identité, image=mouvement=matière, c’est donc comme l’univers infini d’une universelle variation, perpétuellement des actions et réactions. Ce n’est pas l’image qui agit sur d’autres images et ce n’est pas l’image qui réagit à d’autres images, mais c’est l’image dans toutes ses parties et sous toutes ses faces qui est en elle-même action et réaction, c’est à dire vibration et ébranlement.
De quel point de vue est-ce que Bergson peut découvrir cet univers de l’image-mouvement ? Bergson se le demande et il répond que c’est le point de vue du sens commun. En effet, le sens commun ne croit pas à une dualité de la conscience et des choses. Le sens commun sait bien que nous saisissons plus que des représentations et moins que des choses. Le sens commun s’installe dans un monde intermédiaire, à des choses qui nous seraient opaques et à des représentations qui nous seraient intérieures. Bergson dit que cet univers des images-mouvement, finalement, c’est le point de vue du sens commun. Ne serait-ce pas plutôt le point de vue de la caméra ?
Univers infini d’universelles variations, c’est ça l’ensemble des images-mouvement. Est-ce que je pourrais définir cet univers comme une espèce de mécanisme ? Action et réaction. Il est bien vrai qu’il possède avec le mécanisme un rapport étroit, à savoir qu’il n’y a pas de finalité dans cet univers. Cet univers est comme il est, tel qu’il se produit et tel qu’il apparaît, il n’a ni raison ni but.
Bien plus, pour Bergson cette question n’a pas de sens. Donc cet univers semble bien mécanique. Mais en fait, pas du tout. Pourquoi est-ce que cet univers des images-mouvement ne peut pas être un univers mécanique ? Si on prend au sérieux le concept de mécanisme, je crois qu’il répond à trois critères dont Bergson a très bien parlé : premier critère c’est l’instauration d’un système clos, de systèmes artificiellement fermés. Une relation mécanique implique un système clos auquel elle se réfère et dans lequel il se déroule. Le deuxième critère c’est qu’il implique des coupes immobiles dans le mouvement. Opérer des coupes immobiles dans le mouvement, à savoir l’état du système à l’instant t. Le troisième critère c’est qu’il implique des actions de contact qui dirigent le processus tel qu’il se passe dans le système clos. On a vu précédemment que chez Bergson l’univers des images-mouvement n’est pas un système clos. C’est là une première différence avec un système mécanique. L’univers des images-mouvement est un univers ouvert et pourtant il ne faut pas le confondre avec ce que Bergson appelait, dans l’Evolution Créatrice, le Tout ouvert au sens de la Durée. Voilà que maintenant nous avons trois notions à distinguer :
- le système artificiellement clos ou ensembles
- le Tout, ou chaque tout, qui est fondamentalement de l’ordre de la durée
- l’univers qui désignerait l’ensemble des images-mouvement en tant qu’elles agissent les unes sur les autres et qu’elles réagissent les unes aux autres.
Donc cet univers des images-mouvement n’est pas de type mécanique puisqu’il ne s’inscrit pas dans des systèmes clos. Cet univers ne procède pas par coupes immobiles du mouvement puisque, en effet, il procède par mouvement. Et si, comme nous l’avons vu précédemment aussi, le mouvement est la coupe de quelque chose, on ne doit pas confondre la coupe immobile du mouvement avec le mouvement lui-même comme coupe de la durée. Or dans l’univers des images-mouvement, les seules coupes sont les mouvements eux-mêmes, à savoir les faces de l’image. C’est donc une deuxièmes différence avec un système mécaniste. Troisième différence : l’univers des images-mouvement exclut de loin les actions de contact, en quoi ? Les actions subies après une image s’étendent aussi loin et à distance qu’on voudra, d’après quoi ? D’après les vibrations correspondantes.
Bergson qui a tellement critiqué les coupes qu’on opère sur le mouvement, on s’attendrait à ce que, très souvent, il prenne comme exemple de ces coupes immobiles opérées sur le mouvement, qu’il prenne comme exemple l’atome. L’atome c’est typiquement une coupe immobile opérée sur le mouvement. Or jamais il n’invoque l’atome quand il parle des coupes immobiles. Il se fait une idée très riche de l’atome ; l’atome est toujours inséparable d’un flux, d’une onde d’action qu’il reçoit et d’une onde de réaction qu’il émet. Jamais Bergson n’a conçu l’atome comme une coupe immobile. Il conçoit l’atome comme il faut le concevoir, à savoir comme corpuscule en relation fondamentale avec des ondes, en relation inséparable avec des ondes, ou comme un centre inséparable des lignes de forces. En ce sens l’atome, pour lui, n’est fondamentalement pas du tout une coupe opérée sur le mouvement, mais bien une image-mouvement. Pour ces trois raisons je dis que l’univers des images-mouvement mérite le nom d’univers parce qu’il ne se réduit pas à un système mécanique, et pourtant il exclut toute finalité, tout but, bien plus il exclut toute raison. D’où la nécessité de trouver un terme qui distinguerait bien la spécificité de cet univers des images-mouvement. Le mot machinique me paraît nécessaire. Ce n’est pas un univers mécaniste ni mécanique, c’est un univers machinique. C’est l’univers machinique des images-mouvement. Quel est ici l’intérêt de machinique ? C’est que c’est par lui que nous pouvons englober la triple identité image=mouvement=matière. C’est l’agencement machinique des images-mouvement. Est-ce que ce n’est pas cela le cinéma, tout au moins dans une définition partielle ?
Ce qui me paraît très étonnant dans ce premier thème c’est que jamais, à ma connaissance, on n’avait montré que l’image était à la fois matérielle et dynamique. Lorsqu’il s’occupera de l’imagination, Bachelard, par d’autres moyens, le retrouvera à sa manière, à savoir l’idée que l’imagination est dans son essence matérielle et dynamique. C’est affirmé avec une force extraordinaire dans le premier chapitre : l’image c’est la réalité matérielle et dynamique. Dans tous les textes de Bergson avant Matière et Mémoire, et dans tous ceux après Matière et Mémoire, vous vous retrouvez dans un terrain bien connu qui est le bergsonisme, et si j’essaie de le définir, d’un côté vous avez l’espace, de l’autre côté, vous avez le vrai mouvement et la durée. Le premier chapitre de Matière et Mémoire fait une avancée fantastique parce qu’il semble bien nous dire tout à fait autre chose, il nous dit que le vrai mouvement c’est la matière, et la matière-mouvement c’est l’image. Il n’est plus question de durée. Il nous introduit dans cet univers très spécial que j’appelle par commodité l’univers machinique des images-mouvement. La question est comment est-ce qu’une pointe aussi avancée va pouvoir se concilier avec les livres précédents et avec les livres qui vont suivre ? A partir du premier chapitre de Matière et Mémoire on assiste à la découverte d’un univers matériel des images-mouvement, au point que le problème de l’étendue ne se pose même plus. Pourquoi ? Parce que c’est l’étendue qui est dans la matière et non pas la matière dans l’étendue. Ce qui compte c’est la triple identité image=mouvement=matière. Cette triple identité définit ce qu’on appellera désormais l’univers matériel ou l’agencement machinique des images-mouvement.
Le cinéma c’est l’agencement des images-mouvement.
C’est le premier point et c’est beau comme un roman, c’est plus beau que des romans car dans cet univers machinique des images-mouvement, qui agissent et réagissent les unes sur les autres, en perpétuelle vibration, c’est ça l’image. Voilà que quelque chose va se passer. Dans ce monde va surgir quelque chose d’extraordinaire. Qu’est-ce qui peut se passer dans cet univers sinon des images qui, perpétuellement, clapotent. Quelque chose arrive dans cet univers. Cet univers d’images-mouvement n’a rien à voir pour le moment avec une perception quelconque. Comment va naître une perception ? Pour le moment je n’ai pas introduit la catégorie de perception. Il faut penser l’immobilité en termes de mouvement… (…)… Comprenez les règles du concept que Bergson s’est imposé : il nous a dit que la matière ne contient rien de plus que ce qu’elle nous donne. Il n’y a rien de caché dans la matière : qu’est-ce qui peut se passer dans cet univers ? Il est complètement exclu de faire appel à quelque chose qui ne serait pas du mouvement. C’est le suspens quoi. Il va se passer ceci : certaines images présentent un phénomène de retard. Bergson n’introduit rien de plus que le retard. Retard ça veut dire que, au niveau de certaines images, l’action subie ne se prolonge pas immédiatement en réaction exécutée. Entre l’action subie et l’action exécutée, il y a un intervalle. C’est prodigieux ça : la seule chose qu’il se donne c’est un intervalle de mouvement. A la lettre, c’est des riens. Il y a des images constituées de telle sorte qu’entre l’action qu’elles subissent et la réaction qu’elles exécutent, il y a un laps de temps; un intervalle. Bergson nous dit que la supériorité de certaines images ce n’est pas d’avoir une âme, ce n’est pas d’avoir une conscience – elles restent complètement dans le domaine des images-mouvement -, simplement c’est comme si l’action subie et la réaction exécutée étaient distendues. Qu’est-ce qu’il y a entre les deux ? Pour le moment rien. Un intervalle. Est-ce qu’il y aura des images qui se définiront uniquement au niveau du mouvement : retard du mouvement ?
On ne demande rien d’autre qu’un petit écart. Un petit intervalle entre deux mouvements. Il y aurait donc deux sortes d’images :
I/ Des images qui subissent des actions et qui réagissent dans toutes leurs parties et sous toutes leurs faces, immédiatement.
2/ Un autre type d’images qui simplement présentent un écart entre l’action et la réaction. On réservera le mot action à proprement parler à des réactions qui ne surviennent qu’après l’écart. De telles images sont dites agir à proprement parler. En d’autres termes, il y a action lorsque la réaction ne s’enchaîne pas immédiatement avec l’action subie. C’est une définition temporelle. Et les définitions de Bergson c’est toujours des définitions temporelles : c’est toujours dans le temps qu’il définit les choses ou les êtres.
Prenons un exemple : mon cerveau. Mon cerveau c’est une image-mouvement, mais c’est une drôle d’image. Différence entre l’image-cerveau et la moëlle épinière : dans l’arc réflexe un ébranlement reçu, une action subie, se prolonge immédiatement. Il y a donc un enchaînement immédiat, sans intervalle, entre les cellules sensitives qui reçoivent l’excitation (en très gros), et les cellules motrices de la moelle qui déclenchent la réaction. Mon cerveau reçoit une excitation et bizarrement un détour se fait : l’excitation remonte, elle remonte aux cellules de l’encéphale, aux cellules corticales. De là elle redescend aux cellules motrices de la moelle. Donc différence entre une action réflexe et une action cérébrale. Tout ça c’est du pur mouvement. C’est ça le retard. L’intervalle entre les deux mouvements a été pris par le détour ud mouvement. Le philosophe n’a besoin que d’une définition temporelle du cerveau, et la première définition temporelle ce sera un écart. Le cerveau est lui-même un écart, un écart entre un mouvement perçu et un mouvement rendu, écart à la faveur duquel se produit un détour du mouvement.
Qu’est-ce qu’implique cet écart ? Bergson va nous donner trois choses :
L’image spéciale (l’écart) qui est ainsi douée de cette propriété de détour ; on ne peut plus dire qu’elle subit des actions, on ne peut plus dire qu’elle reçoit des excitations dans toutes ses parties et sur toutes ses faces. C’était le cas de l’image-mouvement ordinaire. Quand il y a écart entre le mouvement reçu et le mouvement exécuté, la condition même pour qu’il y ait écart c’est que le mouvement reçu soit localisé, que l’excitation reçue soit localisée. l’image spéciale sera une image qui ne reçoit les excitations qui s’exercent sur elle que dans certaines de ses parties et sur certaines de ses faces. Ca veut dire que lorsque une autre image agit sur elle, elle ne retient qu’une partie de l’action de l’autre image. Il y a des choses qui traversent l’image spéciale et à quoi elle reste indifférente. En d’autres termes, elle ne retient que ce qui l’intéresse. En effet, elle ne retient que ce qu’elle est capable de saisir dans certaines de ses parties et sur certaines de ses faces. Elle retient ce qui l’intéresse. Exemple : dans la lumière, le vivant ne retient que certaines longueurs d’ondes et que certaines fréquences. Le reste le traverse et il est indifférent au reste. L’opposition devient très rigoureuse : l’image spéciale qui présente le phénomène d’écart, de ce fait même, elle ne reçoit l’action qu’elle subit que sur certaines faces ou dans certaines parties, et dès lors, elle laisse échapper de l’image – ou de la chose, ça revient au même -, qui agit sur elle, elle laisse échapper beaucoup.
Le premier caractère de l’écart ou de l’image spéciale ça va être : sélectionner. Sélectionner dans l’excitation reçue. Ou éliminer, soustraire. Il y aura des choses que l’image spéciale laissera passer, au contraire une image ordinaire ne laisse rien passer puisque, encore une fois, elle reçoit sur toutes ses parties et sur toutes ses faces. L’image spéciale ne reçoit que sur certaines faces et des parties privilégiées. Donc elle laisse passer énormément de choses. Je ne verrai pas au-delà et en-deçà de certaines longueurs d’ondes, de telles ou telles fréquences. Un animal verra ou entendra des choses que moi je ne sens pas. C’est ce premier aspect de la sélection ou de l’élimination qui va définir le phénomène de l’écart, ou ce type d’image spéciale.
Deuxièmement : considérons l’action subie, dans ce qui en reste, puisque en tant qu’image spéciale, j’ai sélectionné les actions que je subissais. Considérons maintenant ce que je subis comme action : je subis un ébranlement, je reçois des vibrations. Je ne parle plus de celles que j’élimine, je parle de ce que je laisse passer. Je parle de celles que je reçois sur une de mes faces privilégiées et sur certaines de mes parties. Qu’est-ce qui se passe pour cette action subie, et ce sera le deuxième caractère. Dans le circuit réflexe pas de problème, elle se prolongeait en réaction exécutée par l’intermédiaire des centres moteurs. Mais on a vu que là, il y a un détour par l’encéphale. Que veut dire ce détour ?
Tout se passe comme si l’action subie quand elle arrive dans l’encéphale – appareil prodigieusement compliqué -, se divise en une infinité de chemins naissants. Tout se passe comme si l’excitation reçue se divisait à l’infini comme en une sorte de multiplicité de chemins esquissés. L’excitation se retrouve devant une espèce de division de soi en mille chemins corticaux, et toujours remaniés. C’est une multidivision. Multidivision de l’excitation reçue. Voila dans la description bergsonienne ce que fait le cerveau. Bergson est en train de nous dire que, évidemment, le cerveau n’introduit pas des images, les images étaient là avant. Non. Le cerveau divise un mouvement d’excitations reçues en une infinité de chemins, ça c’est le deuxième aspect : ce n’est plus une sélection-soustraction, c’est une division. Deuxième aspect de l’écart : la division de l’ébranlement ou de l’excitation reçue. L’action subie ne se prolonge plus dans une réaction immédiate, il se divise en une infinité de réactions naissantes. Cette division est comme une espèce d’hésitation. Bergson n’emploie pas ce mot là, mais j’en aurai besoin. C’est une hésitation, comme si l’excitation reçue hésitait, engageait un pied dans tel chemin cortical, un tel autre pied dans tel autre chemin, etc. C’est comme un delta en géographie.
Troisièmement grâce à cette division et ces subdivisions de l’excitation reçue par le cortex, qu’est-ce qui va se passer ? Quand il y aura une redescente au centre moteur de la moelle, il faudra que ce ne soit plus le prolongement de l’excitation reçue, mais que ce soit comme une espèce d’intégration de toutes les petites réactions cérébrales naissantes. Apparaîtra quelque chose de radicalement nouveau par rapport à l’excitation reçue. C’est ce qu’on appellera une action à proprement parler.
Ce troisième niveau, on dira qu’il consiste en ceci que ce sont des images spéciales parce que, au lieu d’enchaîner leurs réactions avec l’excitation, elles choisissent la réaction qu’elles vont avoir en fonction de l’excitation.
Voilà donc trois termes entièrement cinétiques, c’est à dire en termes de mouvement. On a rien introduit qui ressemble à un esprit. Ces trois termes cinétiques permettent de définir l’image spéciale, c’est :
I/ soustraire-sélectionner,
2/ diviser,
3/ choisir.
Et choisir n’implique pas du tout à ce niveau la conscience.
La définition temporelle à partir des textes de Bergson :
Choisir c’est intégrer la multiplicité des réactions naissantes telle qu’elle s’opérait ou se traçait dans le cortex. Une telle image qui est capable de sélectionner quelque chose dans les actions qu’elle subie, de diviser l’excitation qu’elle reçoit, et de choisir l’action qu’elle va exécuter en fonction de l’excitation reçue, une telle image appelons-la image subjective. Remarquez qu’elle fait absolument partie des images-mouvement. Elle est tout entière définie en mouvement. « Sujet » n’est ici qu’un mot pour désigner l’écart entre l’excitation et l’action. Je dirais que l’image subjective c’est un écart et cet écart définit uniquement un centre qu’il faudra bien appeler un centre d’indétermination.
Quand il y a écart entre l’excitation subie et la réaction exécutée, il y a centre d’indétermination. Ca veut dire que, en fonction de l’excitation subie, je ne peux pas prévoir quelle sera la réaction exécutée. Le sujet c’est un centre d’indétermination. Voilà que la définition spatiale correspond à la réalité temporelle du sujet : par sujet, on entend quelque chose qui se produit dans le monde, c’est à dire dans l’univers des images-mouvement, c’est un centre d’indétermination qui est défini temporellement par l’écart entre le mouvement reçu et le mouvement exécuté. Cet écart ayant les trois aspects (voir supra). Voilà la seconde idée du premier chapitre qui nous introduit tout droit à une troisième idée : quel est le lien entre ces caractères ? Le centre d’indétermination est donc défini par soustraction, division et choix. Quel est le lien de ces trois caractères ? C’est mon troisième problème concernant le premier chapitre de Matière et Mémoire.
Ces images spéciales ne reçoivent pas le tout de l’action. Elle élimine un très grand nombre de parties de l’image qui agit sur elle, c’est à dire de l’objet qui agit sur elle. On perçoit très très peu de choses. Bergson dit que c’est notre grandeur de ne pas percevoir assez. Percevoir c’est par définition percevoir pas assez. Si je percevais tout, je ne percevrais pas. Percevoir c’est saisir la chose. Mon problème devient celui-ci : pourquoi est-ce que les images spéciales sont douées de perception ? C’est forcé puisqu’elles opèrent la soustraction-sélection, elles perçoivent la chose dans certaines parties d’elle-même, privilégiées, sur certaines de leurs faces. Elles perçoivent la chose, oui, mais moins beaucoup de choses. La perception d’une chose c’est la chose moins quelque chose qui ne m’intéresse pas. Vous vous rappelez que toutes les images-mouvement, sur toutes leurs faces et dans toutes leurs parties, sont en communication les unes avec les autres, c’est à dire qu’elles échangent du mouvement. Ce n’est pas de bonnes conditions pour percevoir. La table ne perçoit pas. Il n’y a pas d’écart entre les actions et les réactions, il n’y a pas de sélection. Pour percevoir il faut que je coupe la chose sur ses bords ; il faut que je l’empêche de communiquer avec les autres choses dans lesquelles elle dissoudrait ses mouvements. Comme dit Bergson, il faut bien que je l’isole. Et ce n’est pas seulement sur les bords que je dois soustraire ; pour avoir une perception, c’est dans la chose même : je compose mon système de couleurs avec les longueurs d’ondes et les fréquences qui me concernent. La perception naît uniquement que d’une limitation de la chose.
Quelle différence y a-t-il entre la chose et la perception de la chose ? Là on est en plein coeur de ce qui faisait les difficultés de la psychologie classique. D’une certaine manière, il n’y a pas de différence : la perception est la chose même. Encore une fois, dire que les choses sont des perceptions, oui, beaucoup de philosophes l’avaient dit dans le passé, par exemple Berkeley. Mais ce que veut dire Bergson n’a absolument rien de commun avec ça, car quand les autres philosophes disaient ça, ça voulait dire : les choses finalement se confondent avec les perceptions que j’en ai.
Bergson ne veut pas du tout dire ça. Il veut dire que les choses sont des perceptions en soi…
Gilles Deleuze
Image-Mouvement, Image-Temps / Cours du 5 janvier 1981
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L’air ambiant est curieux. Peut-être irrespirable.
De la première à la dernière page.
Du premier au dernier jour.
La femme Oula plus ou moins mêlée d’Africain.
Jambes de gazelle.
Robe courte. Frange. Les « ça accroche » collés sur les joues.
L’âge ? Sans âge.
Ce genre de femme, cinquante pour cent des femmes, reste sans âge de vingt-trois à quarante ans.
A part ça. Assez gourde. Quelconque. Des crises d’hystérie. Frénétique.
Ce qui plaît. A Monsieur.
Nata. Natanaël diminué.
Très diminué.
Le papier. Bible. Est effacé dans le passé.
Maintenant, on en fait des cigarettes.
- La lettre ? dit la femme, quelle lettre ? on ne l’a pas reçue.
Dis, la lettre, tu l’as reçue ? où est-ce que tu l’as mise ?
Le téléphone ? coupé. C’était pas nous.
Ça n’a jamais sonné.
Dis, c’est toi qu’as répondu ? Au téléphone ?
C’était quand ?
Donc l’hystérie plaît. A Monsieur.
A Monsieur Nata. (laisser tomber « naël »)
Chaque minute de la vie s’écoule
s’écroule
A la recherche (Entreprise des Recherches)
des grandes Recherches.
D’un Monde à l’autre.
Recherche les sensations plus. Défendues.
Interdites. Etrangères.
Inconnues.
Un peu de neuf dans la sensation.
S’il vous plaît.
Réprouvées. Répréhensible. Sanctionnées.
Inavouables. Scandaleuses.
Avant tout le scandale.
Il va y avoir un scandale. Un beau petit scandale.
- Je suis habitué au scandale. Répond-il.
Répond Nata.
Répond Toto.
Chef de bande.
Celui qui domine. Qui en a un peu plus que les autres. Qui sait ce qu’il fait.
Voilà le problème modifié.
Personnage conscient.
Fou conscient.
Groupe clos. Bien enfermé. Avec chef.
Responsable.
Attention…
faites attention de qui vous parlez.
Monsieur Natanaël.
Portarait. Style Empire. Cadre désuet. Ovale.
Doré. Fané.
(ne pas laisser tomber Naël)
Mes Hommages respectueux.
il s’agit de quelqu’un d’honorablement connu.
Au patronyme archaïsant.
Monsieur Natanaël.
- Je suis habitué au scandale. Dit-il doucement.
Tendrement.
Enfin… le scandale.
Il met tout en oeuvre. Pour le scandale.
Jubilation profonde.
Moment délectable.
Monsieur non traumatisé par la crise d’hystérie.
- Quel spectacle. Dit le Personnel. Sévère et réprobateur.
- Enfin tout de même. Comme ça. Devant tout le monde.
A l’heure du déjeuner.
- Ce que c’est déplaisant.
Crises.
C’est une femme comme ça. Une femme à crises.
- Pas contente. Murmure Monsieur. Pas contente du tout.
Ronronne Nata de Natanaël. Amoureux soudain.
Malgré la rupture proche.
- Je divorce.
Voix décuplée. Rauque. Fulminante. A cause de la crise.
- Si tu veux. Répond-il froidement.
Froidement. D’une voix sèche et lointaine.
Car lui n’est pas en crise.
Lui. Bien entendu. Ignore les crises.
Il n’en a pas.
Donc le scandale est proche.
Le scandale de la rupture.
Consternation générale.
Les invités. Les domestiques. La famille.
Ainsi ils vont rompre.Ça ne plaît pas.
Ça ne plaît à personne.
On n’admet pas la rupture. La séparation des destinées. Les noeuds dénoués.
La liberté des vies.
Puis tout le monde parle à voix basse.
Les invités mêlés aux domestiques.
(c’est la République)
Mécontents. ils le font savoir.
- Oh…. bin…. il la trompe
- oh… bin… elle a un ami.
Scandale. Plusieurs. Un par jour. Par heure.
Monsieur, pourtant encore amoureux.
Amoureux de Madame. Malgré le drame latent.
Très excitante. Sa femme en crise.
Et : « Ils aiment ça ».
- Pas contente. Pas contente du tout.
Dit-il. Très froid. Voix lente et atténuée. Avec cette froideur qui accompagne le plaisir inavoué, dissimulé, caché.
Très froid.
Excitante madame.
Tandis que la que la jupe exiguë virevolte. Autour du sexe. Auréolé de vert.
Car elle tape du pied. Claque les portes. Crie.
Hurle.
Tout est à la mode. Le vert. Le sexe. Et son alliance de tissu rhowyl
Les disputes. Les hurlements.
et
les plaisirs cachés.
La mode
Ce matin
Dans Octobre roussi. Lumineux.
Monsieur. tant soit peu. Lave les vitres de son château.
On ne sait pourquoi. Tout le monde se le demande.
Les domestiques d’abord.
« Il ne fout jamais rien ».
La raison reste obscure.
Ce cette intempestive activité. Furie bénévole.
Pour le soleil éclatant dans l’eau des verroteries biseautées.
Ou bien il attend l’actrice.
Et l’attend de loin. Et de haut. Du haut du simili château. Du simili amour. De la simili femme.
On ne sait où on est.
Disons qu’il fait beau. Que la lumière d’un ciel fixe et limpide baigne le paysage. Les décors intérieurs. Les personnages.
Qu’un clocher scintille entre les feuillages éclaircis.
Que le Pasteur, cet homme au col dur et blanc, passe.
Salue bruyamment. Joyeusement.
En vue du Grand Mariage.
Prochain.
Car s’il y a rupture. Il y aura mariage.
On rit gaiement.
C’est l’histoire heureuse. Des gens heureux.
- ce qu’on va être heureux, dit Nata
et
- C’est le grand amour
et
- C’est une fille de famille
et
- On mettra un régisseur. On partira en Italie.
et
- Ce sera le voyage de Noces.
- Je terminerai ma vie avec une voix douce chantante
(après l’avoir si mal commencée)
Monsieur parle seul. On le sait. On avait prévenu d’avance. Ou se parle à lui-même. Serait-il double ?
Ou bien s’adresserait-il à l’homme d’Eglise ?
Voici l’actrice.
Les journalistes ont averti.
« Elle n’a pas d’argent » ‘Elle fait les hôtels » « Elle bat la semelle » « Elle est affolante dans un lit » « Elle a des maladies » Tu vas avoir un scandale »
Mais justement. Monsieur craint le contraire : ne pas avoir de scandale.
Aussi juge-t-il d’un bref coup d’oeil que Chérie est tout juste la personne qu’il lui faut.
Monsieur en toute circonstance garde son calme. Il connaît les journalistes depuis belle lurette, pour les avoir rencontrés depuis toujours sur les bancs de l’Eglise. (phrase classique)
Il ne répond pas « j’m'en fous »
Du moins aujourd’hui. Il a ses heures de vocabulaire épais. Et ce n’est pas l’heure. A cet instant c’est un raffiné du langage. Il n’émet que des sons venus de l’Antiquité grecque ou du Moyen Age.
Pour affirmer :
- Je suis habitué au scandale.
Puis il astique dans le soleil les verrières de sa Thébaïde
De sa Cythère
De cette chose antique et non classée
Patronnée par lui. Nata. Descendant des Natanaëls.
Depuis l’Empire. Sauf erreur.
L’ambiance décrite. Et quelles que soient les circonstances. N’entame en rien et n’ébranle en rien, le flegme tout britannique du nouveau
Personnage : l’actrice chérie.
L’indifférence la plus plate. La plus rectiligne. La plus muette.
La plus lourde qui soit. Une indifférence pesante.
Qui tranche – dans ces lieux passionnés.
La comédie jouée à son intention.
Les pantins masqués que sont des voisins de table.
Partie de colin-maillard improvisée.
(Les gens ne sont-ils pas déjà si mauvais. Pourquoi encore les transformer. Les mettre au pire. Avec ces masques. Ces masques de fous.
N’étaient-ils pas assez fous par leur nature ?
Non non non. Pas davantage. Je vous en prie.
Ne rendez pas plus horrible
Ce qui est déjà plein d’horreur)
Oui ou non avaient-ils des masques ?
Si fins. Si ténus.
Est-une erreur ? Ils n’avaient pas de masque.
Ils étaient dans leur expression vraie. sans feinte.
Sans fraude.
Faut-il dire « naturel » ? Est-il possible d’être « naturel » ?
Fut-ce un fugitif instant. Serait-ce bon ?
Etaient-ils réellement
masqués ?
Cette limite entre le vrai et le non-vrai. Si peu visible. Pas franche. Le vrai et le non-vrai. Si roche l’un de l’autre. Beaucoup plus que le vrai et le faux.
Il s’agit donc d’errer sur cette ligne périlleuse.
Divaguer du vrai vers le non-vrai vers le faux.
Aller-retour.
Que de moments divers entre les deux points extrêmes. Que d’éclairages différents. Que de lumières inattendues. Mêlées. Diffuses. ou confuses.
Tellement imperceptible la comédie.
Le comique.
Le rire.
Le rire incertain. Près des larmes.
Que fallait-il faire ?
Rire ou pleurer ?
Ils étaient donc masqués.
Cette comédie ouatée. Dans la brume. Avec acteurs fantomatiques et déformés
Est réelle,
Ces monstres (effrayants d’épouvante)
Sont réels
Si mal placés qu’on soit. Le jeu lugubre reste perceptible.
Dans la buée. Lambeaux informes.
Le songe dont on ne parvient pas à se souvenir.
Pourtant il y avait un songe.