La réédition de l’œuvre de Frantz Fanon (1925-1961) par La Découverte, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, et la publication, chez ce même éditeur, de la traduction en langue française de la biographie que lui a consacrée David Macey, Frantz Fanon, une vie (en librairie le 20 octobre), fournissent une bonne opportunité de relire cet auteur, en ces temps de « Printemps arabe » et « d’indignation ».
Fanon a été un homme de son temps. C’est en tant que tel que le sociologue du politique doit d’abord le reconsidérer. En tant que psychiatre novateur, dans le double contexte de l’après-guerre, en France, et de la guerre, en Algérie. En tant que révolutionnaire et militant, un « type d’homme » (Menschentum), comme dirait Max Weber, auquel le Printemps arabe redonne toute son actualité, singulièrement en Tunisie, où cette figure a resurgi de la « longue nuit » de la dictature à la faveur des événements du 14 janvier 2011. Rappelons-le, ces derniers sont issus non pas, ou pas seulement, de la bouteille magique de Facebook, comme veut nous le faire croire Plus jamais peur, le film très décevant de Mourad Ben Cheikh, mais de longues années de travail politique de la part de syndicalistes, d’avocats, d’ouvriers, d’intellectuels et même de paysans, notamment dans ce que Fanon nommait « l’intérieur, l’arrière-pays », dans les Damnés de la terre, et dont il comprenait toute l’importance, bien que sa vision anthropomorphique de la « révolution », du « peuple », des « masses » soit évidemment très datée. Ce qui frappe alors, à la relecture de ses textes, c’est son humanisme révolutionnaire et internationaliste : Fanon adhère à la définition sartrienne et constructiviste de l’identité ; il est étranger à l’antisémitisme et à la stigmatisation générale du colon, derrière lequel il faut « découvrir l’homme (…) cet homme à la fois ordonnateur et victime d’un système qui l’avait étouffé et réduit au silence » ; il est hostile à toute élaboration racialiste ou ethnoconfessionnelle de la culture, fût-elle africaine ou arabe.
En tant qu’auteur des années 1950, Fanon relève de ce que l’on nomme en Grande-Bretagne les Cultural Studies. Mais il a par la suite fait l’objet d’une appropriation, voire d’une captation, par les Postcolonial Studies, alors qu’il s’en distingue à bien des égards. D’abord, parce que son œuvre est indissociable d’une praxis, à la fois psychiatrique et révolutionnaire, ce en quoi il se rapproche bien des hérauts des Cultural Studies (à commencer par Richard Hoggart), mais diffère des théoriciens des Postcolonial Studies, plus préoccupés par leur carrière universitaire que par leur engagement concret aux côtés des « subalternes » (sauf à considérer que le théâtral jet de pierre d’Edward Saïd sur des soldats palestiniens vaut une intifada effective). Fanon s’est mis au service d’un mouvement de libération qui combattait son pays d’origine, d’autres en portaient les valises. Que l’on sache, les adeptes des Postcolonial Studies ne se préoccupent pas de celles du Hamas, de Al Qaida ou des Talibans et se contentent de signer des pétitions. Ensuite, parce que Fanon privilégie l’analyse des pratiques sociales plutôt que les discours et les représentations, et parce qu’il réfute tout déterminisme en matière de legs colonial et qu’il est un penseur de la rupture plutôt que de la continuité : « Il y a une nouvelle nature de l’homme algérien, une nouvelle dimension à son existence », « La mort du colonialisme est à la fois mort du colonisé et mort du colonisateur », « (…) la décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes », « Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue », « Cette sorte de table rase qui définit au départ toute décolonisation », écrit-il par exemple dans l’An V de la révolution algérienne et dans les Damnés de la terre.
Fanon a aussi été une figure impériale, fût-ce sur le mode anticolonial. Il ne s’agit naturellement pas d’oblitérer la radicalité de son engagement de nationaliste algérien, mais d’identifier en lui l’enfant, martiniquais en l’occurrence, d’un empire colonial dont il a assumé le périmètre tout en en rejetant la domination, selon une orientation révolutionnaire, exaltant le panafricanisme et la solidarité anti-impérialiste et rejetant les différentes formes de « chauvinisme » qu’il voyait, avec beaucoup de lucidité, s’imposer dans les nouveaux Etats africains. A ce titre, Fanon, dans ses contradictions, signale le passage progressif, après la Première, puis la Seconde Guerre mondiale, d’un monde d’empires à un monde d’Etats-nations, basculement sur lequel insiste à juste titre l’historien Frederick Cooper. En outre, il est sur ce plan assez proche, sociologiquement, des auteurs des Postcolonial Studies, pour la plupart originaires des Dominions ou du Raj de l’Empire britannique – les Antilles, grandes pourvoyeuses de fonctionnaires coloniaux et d’intellectuels critiques du colonialisme, étant l’équivalent fonctionnel au petit pied de ce type de possessions (et de « sous-impérialismes ») dans le contexte de l’Empire français, de pair avec l’Algérie, le Sénégal et le Dahomey.
Enfin, Fanon a été un critique précoce de l’Etat postcolonial et de sa classe dominante, exploiteuse de la paysannerie : ses pages féroces sur la « bourgeoisie nationale » dans les Damnés de la terre annoncent d’une certaine manière l’Afrique noire est mal partie de René Dumont, qui sera publié un an plus tard, en 1962, aux Editions du Seuil, même si l’inspiration politique ou philosophique des deux ouvrages est dissemblable.
Sous tous ces angles, le personnage de Fanon donne beaucoup à penser à la sociologie historique du politique. Mais que peut-elle garder de ses analyses ou de ses interprétations ? Celles-ci sont souvent fulgurantes et conservent parfois une grande validité. Fanon récuse le culturalisme et préfigure la critique saïdienne de l’orientalisme en plaidant en faveur de « l’historicisation des hommes » et en dénonçant la « substantification des attitudes ». Il comprend le rôle de la guerre dans le changement social, par exemple en analysant l’usage de la radio ou les transformations de la condition féminine en Algérie. Il est sensible à l’importance de la culture matérielle et des techniques du corps inhérentes à ces changements sociaux. Il identifie bien le compromis entre « élites colonisées » et « bourgeoisie métropolitaine », sous-jacent à la décolonisation en Afrique subsaharienne, et la plupart des phénomènes – parti unique, nationalisme et intermédiation économiques, problématiques politiques de l’autochtonie, réification orientaliste de la culture – liés à la préemption de l’indépendance par une classe dominante issue de la situation coloniale, même si la caractérisation de celle-ci en « bourgeoisie nationale » prête à discussion.
En revanche, la pensée de Fanon est décevante, toujours du point de vue de la sociologie historique du politique, sur un double plan. En premier lieu, celui-ci est prisonnier d’une appréhension essentialiste et anhistorique de la situation coloniale, dont il ne comprend pas l’hétérogénéité, ni même de « là où il parle », comme l’on disait à l’époque en France, i.e. d’une colonie anciennement esclavagiste devenue département de la République française (la Martinique) et d’une colonie de peuplement en guerre de libération nationale (l’Algérie) : deux cas de figure dotés d’une forte spécificité par rapport à d’autres situations coloniales, notamment subsahariennes (auxquelles les trajectoires du Kenya et du Cameroun, souvent citées, ne font pas entièrement exception malgré les luttes armées qu’elles ont connues). Par ailleurs, Fanon réduit la situation coloniale à un antagonisme binaire, conformément à la pensée anti-coloniale dichotomique qui prévalait à l’époque, par exemple sous la plume d’Albert Memmi : « Le monde colonisé est un monde coupé en deux », « Le contexte colonial (…) se caractérise par la dichotomie qu’il inflige au monde », affirme-t-il par exemple. Ce faisant, et bien qu’il admette la part de l’ambivalence du colonisé, il s’empêche de saisir que la situation coloniale n’a pas été seulement une expérience d’occupation, de coercition, d’exploitation, de dépossession et d’aliénation, mais aussi d’appropriation, au sens marxien du terme, en particulier sous la forme de transactions hégémoniques qui ont dépassé le seul cercle des « élites ». De même, il réduit l’action des colonisés, y compris leur mobilisation anti-coloniale, à des pratiques « réactionnelles », à ce que l’historien Edward P. Thompson qualifie « d’agency », et il ne prend pas en compte leur autonomie par rapport à l’Etat colonial, y compris dans leur relation à celui-ci. Au fond, Fanon demeure tributaire de Sartre, quitte à ne pas entièrement se reconnaître dans la préface que celui-ci écrira pour Les Damnés de la terre, si l’on en croit le témoignage de Alice Cherki. Et l’on se prend à rêver d’un Fanon qui aurait lu les textes alors disponibles de Deleuze ou de Foucault… Faute de cela, son œuvre reste très en deçà du débat qui agitera plus tard les subaltern studies indianistes, au sujet de l’hégémonie, ou de l’absence d’hégémonie, en situation coloniale (1).
En second lieu, Fanon, englué dans sa représentation anthropomorphique de la révolution, du peuple, de la paysannerie, des masses, ne parvient pas à analyser en profondeur la subalternité sociale, sinon celle du colonisé conceptualisé de manière générique, en dépit de l’intérêt de ses études de cas cliniques. Son acception de la sexualité semble très hétéronormée. La question de l’esclavage en Afrique occidentale, qui a été le grand refoulé des mouvements nationalistes, est occultée, alors que son euphémisation a été l’un des rouages de la domination de la « bourgeoisie nationale ». La question berbère en Afrique du Nord est également à peu près passée sous silence. Et le très beau chapitre « L’Algérie se dévoile », dans L’An V de la révolution algérienne, est incapable de percevoir l’autonomie de l’engagement des femmes dans la lutte nationaliste et se montre en définitive d’un machisme révolutionnaire assez convenu, pour ne pas dire effrayant quand on lit ces pages en ce début de nouveau millénaire.
Il en résulte un curieux mélange d’extraordinaire lucidité, quasi prophétique dans certaines pages de son œuvre, et de conformisme révolutionnaire de l’époque dont il accepte le kit militant, par exemple quand il cite sans sourciller Sékou Touré ; une contradiction aussi entre sa présentation de la décolonisation en termes de discontinuité radicale et de « table rase », et son insistance sur la reproduction des « élites colonisées » en « bourgeoisie nationale », du fait du mélange des genres entre le répertoire du théoricien presque messianique, en tout cas utopique, de la révolution et le répertoire du sociologue de cette dernière ; une disjonction, de nouveau, entre son internationalisme ou son cosmopolitisme révolutionnaire et son acceptation militante de l’orientation ethnoconfessionnelle du nationalisme du FLN.
Fanon a vécu dans sa chair ces tensions. Sa radicalité politique continue de nous parler, quel que soit le malaise que peut susciter en nous la sympathie ou l’attirance qu’il éprouva à la fin de sa vie pour la ligne Boumediene au sein du mouvement nationaliste algérien. Son souci d’articuler son propos à une praxis est roboratif en ces temps de consensus. Son anti-culturalisme constitue un antidote de l’ethnopsychiatrie. Sociologiquement, force est néanmoins de reconnaître que son œuvre a vieilli à l’aune des avancées des sciences sociales depuis cinquante ans, ce qui ne doit absolument pas nous dissuader de la relire car ainsi va la vraie pensée.
Jean-François Bayart
Relire Fanon / 18 octobre 2011
Publié sur Mediapart
A lire également : http://1libertaire.free.fr/FFanon11.html
les Damnés de la terre / préface de Jean-Paul Sartre
1 Par une autre voie, Achille Mbembe parvient à une appréciation similaire : à ses yeux, Fanon « fait peu cas » du « petit secret » de la colonie, à savoir « l’assujettissement de l’indigène par son désir », et « c’est peut-être ce qui explique son incapacité à anticiper la postcolonie » (« De la scène coloniale chez Frantz Fanon », Rue Descartes n°4 (58), 2004, p. 54).