Tu étais vieux, tu étais gros, tu étais petit et tu étais moche. Tu étais machiste, tu étais vulgaire, tu étais insensible et tu étais mesquin. Tu étais égoïste, tu étais brutal et tu n’avais aucune culture. Et j’ai été folle de toi. Non pas qu’il y ait un rapport de cause à effet entre tes défauts et les sentiments océaniques que j’ai éprouvés. C’est une curieuse coïncidence.
Même au temps où ma passion était si fastueuse que j’aurais échangé mon avenir contre une heure dans tes bras je n’ai jamais cessé de te voir tel que tu étais : un porc.
C’est ma compassion pour ces animaux si dénigrés qui a éveillé mon intérêt pour toi. Tu étais le grand persécuté, le bouc émissaire. Je me suis sentie obligée de prendre ta défense pour dire « Les porcs ont le droit d’être des porcs. Une société qui met ces créatures en prison aux seuls motifs qu’ils ont des goûts propres à leur espèce n’est pas une société libre et juste. »
La protection des porcs est chez moi une sorte de vocation. C’est la raison pour laquelle je me suis d’abord battue pour la liberté sexuelle, et puis je suis devenue végétarienne. C’est en lisant des comptes rendus de la mise à mort des cochons dans les abattoirs que j’ai décidé de ne plus manger aucune viande. Mais parfois j’aurais pu te mettre au four, te griller et te manger en savourant tes morceaux les plus succulents. Tu te comportais comme un méchant porc. Tu n’étais plus la victime de la société mais mon agresseur, mon bourreau.
Je me disais « A quoi bon continuer de le traîner de tribunal en tribunal, de viol en viol ? Il serait plus utile transformé en jambon. Il pourrait nourrir les contribuables au lieu de leur coûter tant d’argent. »
C’est parce que tu étais un porc que je suis tombée amoureuse de toi. Cela a été l’expérience la plus poétique, la plus dense, la plus cruelle, la plus belle, la plus puissante de ma vie. Le porc a un rapport au présent que les humains n’ont guère. il ne cesse de se réjouir de la chance inouïe qu’il a d’être vivant, de manger, de courir, de salir, de blesser, de ressentir.Cela explique que le cochon souffre tant du sort qui lui est réservé dans les abattoirs. mais pendant un temps, j’aurais aimé te saigner les pattes en l’air comme on fait avec tes congénères. J’aurais même fait l’apologie des coutumes carnivores et critiqué les musulmans et les juifs qui s’abstiennent de goûter au cochon.
Certes, tu n’étais pas un porc tout le temps. Tu étais aussi un homme. Il t’est même arrivé d’avoir des responsabilités nationales et internationales importantes. Et tu t’apprêtais à en avoir davantage. Tu avais une femme richissime et célèbre, plusieurs enfants, une vraie famille. Tu avais des fans, des amis politiques. Tu avais une vie qui n’avait rien à voir avec celle, terrible, fragile, dégoûtante et sublime des cochons. Et entre les deux vies il y avait un mur, un abîme.
Ta vie d’homme ne m’avait jamais intéressée. Quand je te voyais à la télévision je te trouvais antipathique et pédant, ce que tu es en vérité. Tu n’as suscité ma curiosité que quand la terre entière a compris que tu avais une vie secrète. Que, outre être un homme respectable et sans aucun intérêt, tu étais un vrai, un authentique cochon. J’avais trouvé émouvant que quelqu’un qui avait tant d’ambition, tant de choses à perdre, tant de désir de puissance se fasse rattraper par son autre vie.
Je me disais : « Il tient tant à respecter le cochon qu’il y a en lui qu’il est même prêt à sacrifier sa vie d’homme. Il est prêt à tout mettre en danger, à tout perdre, à être banni par ceux qui lui rendaient hommage. Et s’il avait eu vingt, trente, quarante ans on comprendrait mieux. Mais à son âge. A son âge les gens oublient leurs pulsions, les mettent un peu de côté, deviennent sages. »
La liste de tes maîtresses, de tes conquêtes d’un jour, de tes victimes, de tes putes successives et concomitantes dont la presse ne cessait de s’horrifier et de se régaler montrait un autre aspect émouvant de ta vie de cochon. Ces femmes étaient laides et vulgaires. Comme si en chercher des jolies était déjà une manière d’être plus homme que cochon. On sait que la plupart des humains n’aiment le sexe que dans certaines conditions. Qu’il cherchent que l’objet de leurs désirs aient des beautés qui rachètent un acte qui peut être dégoûtant autrement. Il n’y a que les bêtes qui ne font pas attention à cet aspect des choses. Alors que toi tu me faisais penser aux chiens que j’ai eus et dont j’avais remarqué avec un certain étonnement qu’ils aimaient toutes les chiennes en chaleur sans distinction.
Voilà un authentique et merveilleux trait du cochon, une sorte de forme de générosité que tu peux montrer envers toute femme pour autant qu’elle ait les organes adéquats pour t’accueillir.
Je pensais, ébahie : « Plus elles sont moches et vulgaires, plus elles doivent lui plaire. » Certains prétendaient que tu n’avais pas le physique pour trouver mieux. Mais je ne me suis jamais ralliée à cette hypothèse mesquine. J’étais sûre que si l’on te faisait choisir entre Angelina Jolie et un laideron tu aurais choisi le laideron. Ton désir de laideur était pour moi un signe de ton appartenance à cette race férocement antiaristocratique, tragiquement démocratique des cochons.
Je ne pouvais cesser de trouver ton acharnement admirable, moi qui vivais comme une nonne recluse dans mon appartement à écrire jour et nuit, à sublimer mes pulsions. Certes, ma Manière de voir n’était pas trop partagée. Les gens qui vivent et qui baisent sagement sont souvent agacés par ces excentricités, par ces monstruosités. Ceux qui s’abstiennent n’aiment pas que d’autres perdent leur contrôle. il y va presque de l’idée qu’ils se font de l’humanité. De la différence abyssale qui sépare les hommes des cochons. Surtout s’il s’agit de quelqu’un appelé à remplir d’énormes responsabilités. On imagine qu’on va lui faire des chantages, qu’il ne pourra même pas se contrôler aux grands sommets mondiaux. Qu’il sautera sur les reines comme sur leurs servantes, qu’il n’hésitera pas à coincer dans un couloir les épouses des présidents, des ambassadeurs et de leurs chauffeurs. On imagine qu’il infestera les palais gouvernementaux de son foutre festif et inutile.
Voilà ta véritable faute, ton unique faute impardonnable. Tu as prétendu que tu étais prêt à donner ton sang pour la patrie quand en vérité tu te serais servi de cette patrie pour verser ton sperme inépuisable. Tu aurais transformé l’Elysée en une géante boîte échangiste, tu te serais servi de tes assistants, de tes larbins, de tes collaborateurs et de tes employés comme de rabatteurs, d’organisateurs de partouzes, d’experts dans l’art de satisfaire tes pulsions les plus obscures. Tu aurais avalé des milliers de créatures consentantes, tu les aurais savourées sur des plateaux d’argent. Des créatures qui t’auraient supplié d’être dévorées par toi. D’avoir le plaisir, le privilège, l’honneur d’être tes proies.
Pour cette faute tu seras toujours honni, maudit, méprisé, mis au ban par la douce France qui avait mis tant d’espérances en toi. Rien ne sera en mesure de te relever, aucun non-lieu, aucun accord. La politique te sera à jamais fermée. Tu ne pourras que t’enrichir en vendant des conseils miraculeux.
Je me disais : « Tout cela n’est pas rationnel, c’est symbolique. Si cet homme avait fait une partouze à l’Elysée avec des putes et des ministres, pourquoi aurait-il été plus condamnable que s’il y avait fait un bébé, donné une soirée mondaine, une fête de charité ? Il n’aurait causé aucun dommage concret et réel au pays. Qui plus est, cela aurait pris moins de temps aux domestiques de nettoyer après. » Mais tu aurais offensé la République. Tout comme tu as offensé tant de femmes. Tout comme tu m’as offensée.
Je n’avais pas pris ta défense dans le débat public sur ces questions-là mais sur les accusations de violences sexuelles. Ce n’est pas la même chose, un crime ou une offense. Pas du tout la même chose. C’est le propre du cochon que d’offenser. Mais les cochons ne commettent pas de crimes sexuels. Autrement, je ne t’aurais jamais rangé dans cette race des cochons. J’aurais cru que tu étais un violeur, un pervers, un humain véritable, et jamais je ne me serais battue pour toi.
Le cochon profite des occasions mais ne force pas. Il peut se montrer insistant mais il va de son intérêt de cochon de trouver son bonheur d’une manière pacifique, ou tout au moins de le croire. Le cochon est innocent de ce point de vue-là. Il croit, il doit même être sûr que son partenaire consent. Plus encore. Que son partenaire tire aussi un certain plaisir même si, à vrai dire, cela ne l’inquiète pas outre mesure. La priorité du cochon est de jouir lui-même, autrement il ne serait pas un cochon. De jouir sans trop tenir compte de la psychologie, de la sensibilité, des blessures qu’il peut produire du fait de ne penser qu’à son plaisir.
Ce qui s’est passé dans cette chambre devenue légendaire ne peut se comprendre si l’on ne se met pas dans la tête d’un cochon authentique et véritable. D’un cochon qui prend une femme de ménage pour Catherine Deneuve dans Belle de Jour. Seul un cochon peut trouver normal qu’une misérable immigrée africaine lui taille une pipe sans aucune contrepartie, juste pour lui faire plaisir, juste pour rendre un humble hommage à sa puissance. Et la pauvre est revenue dans la chambre pour voir si tu lui avais laissé un quelconque pourboire mais il n’y avait rien. Même pas un mot, même pas une fleur. La femme de chambre a été horriblement offensée mais elle n’a pas été violée.
Voilà comment j’avais vu les choses depuis mon appartement où j’écris et je lis nuit et jour. Dans ce lieu perché au 14ème étage sans aucun vis-à-vis, je vois le ciel et les nuages mais pas le monde. Parfois je me dis que c’est seulement dans ces conditions que l’on peut le voir, ce pauvre monde. D’autres fois je crois, au contraire, que si haut perché on ne peut que le délirer et que, au fond, ce n’est pas grave. Que la notion de monde inclut aussi les délires sur le monde.
Marcela Iacub
Belle et Bête / 2013
sur le Silence qui parle :
Mais que fait « Polisse » ? / Le crime était presque sexuel
Alain Brossat : Maîtres et serviteurs – nouvelle donne ? 1 et 2
- Accueil
- > Iacub
Archive pour la Catégorie 'Iacub'
Nous devrions remercier Pierre Schöller pour son film l’Exercice de l’Etat car il nous redonne confiance dans les capacités de l’art pour poser de nouveaux problèmes politiques. Mais aussi pour avoir rendu moins dramatique la sortie, une semaine plus tôt, de Polisse de Maïwenn qui a fait néanmoins beaucoup plus d’entrées et que les critiques et le public semblent adorer.
Tandis que Pierre Schöller nous fait réfléchir, voire aimer, ce régime politique si peu sexy, si contraire à notre nature qu’est la démocratie, Maïwenn s’acharne à faire exactement le contraire. Et ceci avec tant de passion qu’en quittant la salle, on peut se sentir soit insulté, soit dans l’incapacité presque absolue d’abriter le moindre espoir dans le genre humain. Non pas parce que la jeune réalisatrice nous montre le nombre incalculable de pédophiles et autres monstres analogues qui sévissent à Paris et que la brigade de mineurs traque, interroge et capture. Si l’on sort de la salle accablé, c’est parce que ce film semble une commande du ministère de l’Intérieur – voire d’un obscur dictateur d’une République bananière – dont le but aurait été de composer une sorte d’hymne aux forces de l’ordre. La réalisatrice nous explique que pendant que nous dormons, travaillons, nous amusons dans la plus grande insouciance, la police veille sans relâche, sans retenue, sans faute, à ce que nos enfants ne tombent pas dans l’enfer. Ce sont eux, les policiers que nous ignorons, critiquons, méprisons, envoyons même au tribunal pour un oui ou pour un non, qui permettent que cette société tienne, se tisse, ne se rende pas complètement malade et qu’elle puisse envisager, dans le regard innocent d’un enfant sauvé, son propre avenir. Et en voyant le type de personnes qui s’y sacrifient, notre reconnaissance, voire notre honte, augmente.
Car dans Polisse, la police apparaît comme une bande de boy-scouts ou de Justes, dont l’addiction au Bien est comparable à celle que d’autres éprouvent pour le sexe ou pour la drogue. Entre eux et la société civile il n’y a ni barrières, ni règles de procédure, ni avocats car tout se résout comme dans une famille. Ces policiers agissent comme des parents, des instituteurs, des oncles et des tantes exemplaires, honnêtes, sans vices. Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Polisse se présente comme une rébellion, comme une transgression envers l’ordre établi. Maïwenn est une vraie révoltée qui veut briser les tabous, dire tout haut ce que personne ne veut entendre. Ainsi, elle nous montre sans complexes ni retenue le caractère ordinaire, quotidien, massif des pires violences contre les enfants, le vrai visage de cette société cachottière. Voici une femme quelconque, qui n’a pas une tête de pédophile, se promenant dans la rue avec un landau et deux enfants. Une policière la soupçonne car l’un de ses fils a mangé un sandwich au goûter plutôt qu’un gâteau. Une fois au poste, l’on découvre que sous ses dehors de normalité cette femme masturbe ses enfants pour les endormir… Ah ! bourgeois hypocrites que vous êtes : grâce à Polisse vous allez tout voir et tout savoir !
En revanche, les membres irréprochables de cette brigade sont aussi bons, aussi gentils, aussi moraux, aussi pourvus de bon sens que nous-mêmes, les spectateurs. Des gens absolument formidables, sans préjugés et incapables d’aucune violence injustifiée. Emotifs comme nous, ils ne connaissent ni froideur, ni amertume, ni cynisme et seraient incapables du moindre abus ou de la moindre erreur de jugement envers leurs concitoyens. C’est pourquoi leur confier tout le pouvoir sans sourciller, les yeux fermés et les mains liées est aussi sûr, aussi peu risqué que de l’exercer soi-même. Et lorsque l’un des policiers, accablé par l’effronterie d’un suspect, lui donne un coup de poing, nous nous disons qu’à sa place, nous aurions fait de même.
Certes, Maïwenn a le droit d’aimer les forces de l’ordre et même d’avoir réalisé ce film stupide. Ce qui est en revanche plus amer, c’est l’enthousiasme que Polisse a suscité dans l’opinion. Comme un signe de l’état de la conscience politique d’un pays qui a de plus en plus de mal à concevoir les droits et les libertés des citoyens autrement que comme des ruses de violeurs, de voleurs, d’escrocs pour mettre en échec le pouvoir du Bien et de la Justice. Mais, dira-t-on, que ne ferions-nous pas pour sauver des enfants ? Beaucoup de choses, certes. Maïwenn cependant nous invite moins à les sauver qu’à nous transformer en un peuple d’enfants politiques. Que nous devenions un troupeau d’enfants gouvernés par une délicieuse police au lieu de nous casser la tête avec des prétentions et des revendications absurdes. C’est pourquoi elle ne cesse de montrer les enfants comme gage et espérance d’un nouvel avenir.
Car les peuples qui, pour mieux détruire leurs ennemis, rêvent d’abdiquer de leur droit de critiquer, de soupçonner, de surveiller, de mettre en échec leur gouvernement et leur police, cherchent à devenir des enfants. Des enfants horriblement méchants.
Marcela Iacub
Mais que fait « Polisse » ?
Publié dans Libération le 19 novembre 2011
Dans le droit contemporain, le meurtre n’est plus le seul mal absolu, à son côté, il y a le crime sexuel. Depuis une quinzaine d’années les violeurs sont, en moyenne, presque aussi lourdement condamnés que les meurtriers ou les assassins. Le nombre de condamnations pour crimes sexuels représente près de la moitié (48,1%) de l’ensemble des condamnations pour crime. Cette population constitue ainsi un sérieux facteur d’inflation carcérale. Au 1er janvier 1999, elle représentait 20% des hommes et des femmes jugés et détenus en France métropolitaine, soit 30 460 détenus, tandis qu’elle ne représentait que 12% trois ans auparavant (1). Et non seulement les peines sont devenues de plus en plus sévères mais, de surcroît, elles prévoient des traitements particuliers, comme l’injonction à des soins psychiatriques sans que pour autant le criminel sexuel soit considéré comme un malade et donc comme un irresponsable (2). D’autres mesures contribuent à créer une véritable « exception sexuelle » comme l’existence d’un fichier informatisé destiné à recueillir les empreintes génétiques des personnes condamnées, mesures qui témoignent de la véritable guerre que notre société a déclarée au crime sexuel, seul à l’égard duquel la récidive soit devenue intolérable (3).
Or, c’est au nom de la libéralisation de moeurs que l’on explique la surenchère des infractions et des peines en matière sexuelle. En effet, selon l’interprétation libérale classique, le crime sexuel est aussi sévèrement puni parce qu’il porte atteinte à la liberté sexuelle, pensée comme liberté d’entretenir ou de ne pas entretenir des rapports sexuels. Dans ce sens, l’on range dans une rationalité politique commune la répression du crime sexuel, la contraception, l’avortement (4). Néanmoins, la contraception et l’avortement concernent plutôt des libertés procréatives car elles permettent de séparer la sexualité de la procréation. Leur interdiction ou leur autorisation ne porte pas atteint à la licité ou l’illicéité des rapports sexuels en tant que tels mais à leurs conséquences factuelles ou juridiques. Dans ce sens, la contraception et l’avortement seraient le versant négatif non pas d’une liberté sexuelle mais procréative. Ainsi, de même que personne ne saurait vous empêcher de procréer par les voies naturelles, personne ne saurait vous imposer de le faire, tout au moins si vous êtes une femme. En revanche, si ce que l’on protégeait par le crime sexuel était la liberté sexuelle, l’équivalent en termes positifs devrait être l’existence d’une infraction punissant le fait d’empêcher quelqu’un d’avoir des rapports sexuels. En clair, s’il vous vient un jour à l’esprit d’empêcher quelqu’un d’entretenir des relations sexuelles avec un tiers et que, pour ce faire, vous rentrez dans son domicile et vous employez des voies de fait pour les séparer, vous serez accusé d’avoir violé son domicile, peut-être de coups et blessures, selon la façon par laquelle vous vous y êtes pris mais personne ne qualifiera votre comportement de crime sexuel, ce qui vous épargnera d’être envoyé 15 ans en prison.
Qui plus est, si cette interprétation libérale était vraie, si elle pouvait être compatible avec quelque chose comme l’épanouissement de la sexualité, en plus du droit de dire « non », l’Etat social aurait pu mettre en place des moyens pour faciliter l’accès à ces activités, notamment à l’égard de ceux qui sont démunis sur le marché de la séduction (5). Il en a été ainsi avec la liberté de procréer par exemple, dont les substituts orthopédiques sont l’adoption ou la procréation artificielle. Mais une telle idée appliquée à la sexualité nous semble carrément impensable, parce que ces comportements sont surtout protégés du point de vue négatif (6). Et ce droit à ne pas entretenir des rapports sexuels est quasiment aussi protégé que le droit à la vie et beaucoup plus que le droit de la donner (l’avortement forcé n’est puni que de 5 ans de prison, art. 223-10 du code pénal).
Ces quelques remarques nous permettent de penser que le droit de na pas entretenir des rapports sexuels doit être considéré non comme l’un des aspects de la liberté sexuelle, mais de la protection d’une autre valeur, que la loi dénomme « ses » depuis 1980 et qui est juridiquement instituée comme un droit à l’ « intégrité sexuelle ». Au carrefour du corps et du psychisme, si l’on se tient aux mots mêmes du code pénal, cette intégrité ne saurait être atteinte qu’avec le consentement des personnes qui y participent. Et certains juristes comparent cela à la pratique des sports violents ou même aux interventions chirurgicales (7). Ceci veut dire, en substance, que toute activité sexuelle est susceptible de porter atteint à cette intégrité et c’est pour cette raison que le consentement des participants doit être « éclairé ». Et c’est cette forme d’instituer le sexe, comme négativité, comme intégrité, qui a été « libéré » de l’ancien carcan des moeurs.
Je voudrais montrer ici comment le crime sexuel moderne, dénormalisé et dématrimonialisé – dans sa facture légale elle-même et en dehors de toute autre considération sociologique – est ce qui peut paradoxalement expliquer la surenchère spectaculaire des incriminations et des peines dont il est l’objet. Pour ceci, je vais essayer de faire l’histoire du viol avant et après la loi de 1980, date à laquelle on passe du régime des moeurs au régime du sexe. Ce passage se caractérise par deux procédés différents. Le premier consiste à inclure dans la notion de sexualité potentiellement criminelle non seulement les rapports hors mariage mais tous les rapports sexuels, c’est-à-dire, même les rapports sexuels entre époux. Le deuxième est la définition métaphorique et extensible à l’infini de ce « sexuel » que l’on pénalise, qui mène à la jurisprudence, à des décisions arbitraires, fondées dans des raisonnements analogiques, contraires aux principes constitutionnels.
Danger du sexe, décidément, mais pas forcément où on le croit…
(…)
Il faudrait sans doute tenter d’expliquer l’économie politique du crime sexuel à l’intérieur d’un ordre juridique qui semble s’être écarté du puritanisme ancien, qui a volontairement terminé avec la notion de « moeurs » (46); qui a voulu accompagner et encadrer la libération des désirs et des plaisirs. Car, au moment où le crime sexuel moderne a été créé, il y a une vingtaine d’années, la sexualité aurait pu simplement disparaître comme problème juridique spécifique, comme le prônaient certains auteurs comme Foucault (47) qui s’est opposé à la constitution du viol comme crime à part. Disparaître, ou du moins devenir quelque chose de mineur, du point de vue de la peine, comme le voulaient certains juristes minoritaires à la fin des années 1970 (48). Il est certain que ce destin minimaliste de la sexualité n’était pas dans l’air du temps ni chez ceux qui croyaient à la libéralisation de la sexualité et qui pensaient le viol comme épiphénomène de la misère sexuelle, ni chez les féministes qui y voyaient un combat décisif contre l’oppression des femmes et qui voulaient calmer les élans des libérateurs du sexe. Il ne l’était pas non plus pour les conservateurs, alliés circonstanciels des féministes, qui voulaient à travers la répression du viol mettre de l’ordre dans ce qu’ils pensaient être devenu une anarchie des moeurs. Ainsi, paradoxalement, on peut penser que la réforme des années 1980 dont nous héritons, a été peut-être la façon la plus efficace de reconduire, en la transformant du fond en comble, la politique des anciens crimes contre les moeurs.
Marcela Iacub
le Crime était presque sexuel / 2001
Extraits du texte paru dans l’Unebévue n° 18 « Il n’y a pas de rapport sexuel »
Actes du colloque des 5-6 mai 2001, Cité des Sciences, Paris
lire également sur le Silence qui parle : A satiété / Sylvère Lotringer
1 X. Lameyre, la Criminalité sexuelle, Paris, Flammarion, 2000.
2 Voir à cet égard J. Castaignède, le Suivi socio-judiciaire applicable aux délinquants sexuels ou la dialectique, sanction-traitement, Dalloz, 1999, chronique, pp.23-30; Ph. Salvage, « les Soins obligatoires en matière pénale » in JCP, I, n°4062; B. Lavielle, « Délinquance sexuelle et application des peines », in Gazette du Palais, 1997, II, Doctrine, pp.1034-1038.
3 L. Folléa, « les Mystères de la perversion », in le Monde, 20 juin 1995, p.12 citant le Pr C. Mormont, « la Récidive est dans la nature même de la sexualité », in Projet de loi n° 202, Ass. Nat., 3 septembre 1997, Exposé de motifs.
4 Voir par exemple, Mossuz-Lavau, les Lois de l’amour, les politiques de la sexualité en France (1950-1990), Paris, Payot, 1991.
5 Bien au contraire, on connaît le statut juridique problématique des activités comme la prostitution ou la pornographie. Voir à cet égard D. Lochak, « le Droit à l’épreuve des bonnes moeurs, puissance et impuissance de la norme juridique », in les Bonnes moeurs, Paris, PUF, 1994, pp.15-53.
6 Il n’existe aucun texte de droit interne ou de droit international consacrant en tant que telle la liberté sexuelle. La doctrine considère néanmoins que celle-ci est l’objet des reconnaissances indirectes par l’entremise de plusieurs types de dispositions comme le droit à l’intimité et le droit au mariage. Voir à cet égard, S. Regourd, « Sexualité et libertés publiques », in J. Poumarède et J-P. Royer (dir), Droit, Histoire et Sexualité, Lille, Publications de l’Espace Juridique, 1987, pp.309-334.
7 Voir dans ce sens les commentaires de L-M. Nivôse, « les Eléments constitutifs du viol. Rapport sur l’arrêt de la chambre criminelle du 9 décembre 1993″, in Droit Pénal, avril 1994, pp.1-3.
46 Voir à cet égard, D. Mayer, « le Droit promoteur de la liberté des moeurs ? », in les Bonnes moeurs, op, cit. pp.55-60.
47 M. Foucault, Dits et écrits, tome 4, Paris, NRF Gallimard, 1994.
48 Pour voir le développement des débats à la fin des années 1970 voir F. Picq, Libération des femmes, les années mouvement, Paris, Seuil, 1993 pp.234 et s. ; et J. Mossuz-Lavau, les Lois de l’amour, op. cit, pp. 189 et s.