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La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments / l’Anti-Œdipe en question

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.
De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Épisodes précédents :

Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.

Cette fois, nous allons insister sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ.

fragment :

Résistance et pulsion de pouvoir : la psychanalyse s’est construite à partir d’un héritage inanalysé et enkysté qu’il faut déconstruire

Derrida pose une question radicale sur l’existence de la psychanalyse elle-même.

- dans « Résistances de la psychanalyse » p47, Derrida écrit : « la lecture que j’ai proposé de Au-delà du principe de plaisir, livre qui commence, comme la conférence de Miguel Giusti, par l’apparition de Méphistophélès et donne la parole, si on peut dire, à l’advocatus diaboli de la pulsion de mort. Or cette lecture tend à reconnaître, dans les paradoxes de la « Bindung » (liaison, enchaînement) et de la « solution » ou de l’« extinction » (Erlöschung), cela même qui relance interminablement l’analyse et la thèse, au-delà de toute Außebung, de toute Setzung et de toute position analytique. Il n’y a pas de position analytique dès lors que la résistance n’est pas identifiable. La position analytique ne peut être, elle, qu’une résistance à cette loi. »

- Cet extrait résonne avec « La carte postale » (p547), lors son échange avec René Major dans « Du tout », lorsque Derrida dit à propos de Freud qu’il aurait eu besoin d’une tranche supplémentaire, et des conséquences de ce reste d’inanalysé : »Alors ce reste d’inanalysé qui le rapporte en dernière instance au dehors absolu du milieu analytique ne jouera pas le rôle d’une frontière, il n’aura pas la forme d’une limite autour du psychanalytique, ce à quoi le psychanalytique comme théorie et comme pratique n’aurait hélas pas eu accès, comme s’il lui restait du terrain à gagner. Pas du tout. Ce sera, cet analysé, cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture. »

La psychanalyse se serait construite comme une résistance au fait que la résistance ne serait pas identifiable et qu’elle se déplacerait toujours. Et cette résistance (à « la pulsion de pouvoir ? ») a fait de la psychanalyse elle-même un bastion de pouvoir à partir de ce « reste d’inanalysé ». Et de cette façon, n’aurait-elle pas contribué également à créer la résistance contre elle-même, ainsi que l’état de délabrement dans lequel elle se trouverait aujourd’hui ?

Aussi mauvais que soient « le livre noir de la psychanalyse » ou la critique d’Onfray, ils ne seraient peut-être qu’un symptôme d’une résistance qui s’en prendrait à la psychanalyse en tant que ce reste d’inanalysé qui prétend au « meilleur soin » du sujet par la levée de ses résistances. Or ce reste (en lien avec la pulsion de pouvoir et le fait que la résistance ne serait pas identifiable, et que la cure ne peut être qu’une analyse sans fin), s’il avait été perçu, lui aurait permis de démonter sa propre pulsion de pouvoir (sa vocation à croire pouvoir lever la résistance et libérer le « sujet » sans tenir compte du reste qui rend la notion de résistance problématique), ce qu’elle n’aurait pas su faire, et lui aurait évité de la conduire à se constituer en groupe(s) d’intérêt et de pouvoir au fonctionnement classique.

Dans le séminaire « La bête et le souverain », Derrida propose de nouveau comme alternative à la notion de souveraineté la traduction de la psychanalyse dans le domaine du politique (en utilisant les notions de pulsion de pouvoir, transfert, traduction, partage – voir p 388 Tome 1). On pourrait penser que la psychanalyse elle-même contribuerait à empêcher ce passage au politique du fait qu’elle s’est réservée comme chasse gardée ou fond de commerce toute cette conceptualité qu’elle emploie toujours en terme pathologique et de soin, par une pratique de caste, alors qu’il s’agirait pour Derrida (et Deleuze Guattari) de diffuser autrement la psychanalyse à travers le politique. Et ce petit territoire de la psychanalyse se réduirait de plus en plus à peau de chagrin.

A la fin de l’échange entre Major et Derrida (p 548 La carte postale), ce dernier conclut sur la tranche qu’il « manquerait » à Freud (un mort peut faire une tranche dans une logique spectrale) et qu’il s’est employé à entamer. « Alors qui paie ? » « Qui paiera à qui la tranche de Freud ? » et Derrida ajoute qu’il fait une offre…

fragment :

La critique de la psychanalyse par Derrida comparée à celle de Deleuze-Guattari

Cette critique de Derrida pourrait se cumuler à celle de l’Anti-Œdipe, si ce n’est qu’elle propose de prendre en compte la pulsion de pouvoir pour que la psychanalyse déborde de son cadre, tandis que l’Anti-Œdipe réduirait la psychanalyse à « un dispositif de pouvoir ».

Nous avons donc :

-  Des psychanalystes qui résistent à la critique de Deleuze et Guattari qui leur font le procès d’opérer un rabattement sur Œdipe et à la critique de Derrida quant à leur pulsion de pouvoir inanalysée (Derrida est d’accord sur ce point avec Deleuze et Guattari)

-  De l’autre, la critique deleuzo–guattarienne qui  passerait à côté de la pulsion de pouvoir (pour la déplacer en la déniant) en laissant entendre que la psychanalyse oedipienne forme une sorte de  « dispositif de pouvoir » qui ferait le jeu du capitalisme qui déterritorialise tous les codes pour rabattre les sujets sur Œdipe.

- Enfin, une critique de Derrida de cette critique (vu  dans un article précédemment) au nom d’une pulsion de pouvoir contre laquelle on ne pourrait pas lutter par une stratégie d’opposition, pulsion de pouvoir qui serait déniée par Deleuze et Guattari du fait qu’ils la traitent comme « un dispositif de pouvoir », alors qu’il aurait fallu la prendre en compte autrement d’un point de vue libidinal.

À lire sur le Silence qui parle :
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/08/05/confrontation-deleuze-derrida-lanti-oedipe-en-question-desir-et-plaisir-deleuze-foucault/

Maurizio-Cattelan

Mille Plateaux / Plateau 10 : devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible / Gilles Deleuze et Félix Guattari

Si le mouve­ment est imperceptible par nature, c’est toujours par rapport à un seuil quelconque de perception, auquel il appartient d’être relatif, de jouer ainsi le rôle d’une médiation, sur un plan qui opère la distribution des seuils et du perçu, qui donne des formes à percevoir à des sujets percevants : or c’est ce plan d’organisation et de développement, plan de transcendance qui donne à percevoir sans être lui-même perçu, sans pouvoir être perçu. Mais, sur l’autre plan, d’immanence ou de consistance, c’est le principe de composition lui-même qui doit être perçu, qui ne peut être que perçu, en même temps que ce qu’il com­pose ou donne. Ici, le mouvement cesse d’être rapporté à la médiation d’un seuil relatif auquel il échappe par nature à l’in­fini ; il a atteint, quelle que soit sa vitesse ou sa lenteur, un seuil absolu, bien que différencié, qui ne fait qu’un avec la cons­truction de telle ou telle région du plan continué. On dirait aussi bien que le mouvement cesse d’être le procédé d’une déterritoria­lisation toujours relative, pour devenir le processus de la déter­ritorialisation absolue. C’est la différence des deux plans qui fait que ce qui ne peut pas être perçu sur l’un ne peut être que perçu sur l’autre. C’est là que l’imperceptible devient le nécessairement­ perçu, sautant d’un plan à l’autre, ou des seuils relatifs au seuil absolu qui leur coexiste. Kierkegaard montre que le plan de l’infini, ce qu’il appelle le plan de la foi, doit devenir pur plan d’immanence qui ne cesse de donner immédiatement, de redon­ner, de recueillir le fini : contrairement à l’homme de la résigna­tion infinie, le chevalier de la foi, c’est-à-dire l’homme du devenir, aura la jeune fille, il aura tout le fini, et percevra l’imperceptible, en tant que « héritier direct du monde fini ». C’est que la per­ception ne sera plus dans le rapport d’un sujet et d’un objet, mais dans le mouvement qui sert de limite à ce rapport, dans la période qui leur est associée. La perception se trouvera confrontée à sa propre limite ; elle sera parmi les choses, dans l’ensemble de son propre voisinage, comme la présence d’une heccéité dans une autre, la préhension de l’une par l’autre ou le passage de l’une à l’autre : ne regarder qu’aux mouvements.
C’est curieux que le mot « foi » serve à désigner un plan qui tourne à l’immanence. Mais, si le chevalier est l’homme du deve­nir, il y a des chevaliers de toutes sortes. N’y a-t-il pas même des chevaliers de la drogue, au sens où la foi est une drogue, très différent du sens où la religion est un opium ? Ces chevaliers prétendent que la drogue, dans les conditions de prudence et d’expérimentation nécessaires, est inséparable du déploiement d’un plan. Et sur ce plan, non seulement se conjuguent des devenirs-femme, des devenirs-animaux, des devenirs-moléculai­res, des devenirs-imperceptible, mais l’imperceptible lui-même devient un nécessairement perçu, en même temps que la percep­tion devient nécessairement moléculaire : arriver à des trous, des micro-intervalles entre les matières, les couleurs et les sons, où s’engouffrent les lignes de fuite, les lignes du monde, lignes de transparence et de section (1). Changer la perception ; le pro­blème est posé en termes corrects, parce qu’il donne un ensemble prégnant de «la» drogue, indépendamment des distinctions secondaires (hallucinatoires ou non, lourdes ou légères, etc.). Toutes les drogues concernent d’abord les vitesses, et les modifi­cations de vitesse. Ce qui permet de décrire un agencement Drogue, quelles que soient les différences, c’est une ligne de causalité perceptive qui fait que 1) l’imperceptible est perçu, 2) la perception est moléculaire, 3) le désir investit directement la perception et le perçu. Les Américains de la Beat generation s’étaient déjà engagés dans cette voie, et parlaient d’une révo­lution moléculaire propre à la drogue. Puis, l’espèce de grande synthèse de Castaneda. Fiedler a marqué les pôles du Rêve amé­ricain : coincés entre deux cauchemars, du génocide indien et de l’esclavagisme nègre, les Américains faisaient du nègre une image refoulée de la force d’affect, d’une multiplication d’affects, mais de l’Indien l’image réprimée d’une finesse de perception, d’une perception de plus en plus fine, divisée, infiniment ralentie ou accélérée (2). En Europe, Henri Michaux tendait à se débarrasser plus volontiers des rites et des civilisations, pour dresser des protocoles d’expérience admirables et minutieux, épurer la ques­tion d’une causalité de la drogue, la cerner au maximum, la sépa­rer des délires et des hallucinations. Mais précisément, à ce point, tout se rejoint : encore une fois, le problème est bien posé quand on dit que la drogue fait perdre les formes et les personnes, fait jouer les folles vitesses de drogue et les prodi­gieuses lenteurs d’après-drogue, accouple les unes aux autres comme des lutteurs, donne à la perception la puissance molécu­laire de saisir des micro-phénomènes, des micro-opérations, et au perçu, la force d’émettre des particules accélérées ou ralen­ties, suivant un temps flottant qui n’est plus le nôtre, et des heccéités qui ne sont plus de ce monde : déterritorialisation, « j’étais désorienté… » (perception de choses, de pensées, de désirs, où le désir, la pensée, la chose ont envahi toute la per­ception, l’imperceptible enfin perçu). Plus rien que le monde des vitesses et des lenteurs sans forme, sans sujet, sans visage. Plus rien que le zig-zag d’une ligne, comme « la lanière du fouet d’un charretier en fureur », qui déchire visages et paysages (3). Tout un travail rhizomatique de la perception, le moment où désir et perception se confondent.
Ce problème d’une causalité spécifique est important. Tant qu’on invoque des causalités trop générales ou extrinsèques, psychologiques, sociologiques, pour rendre compte d’un agence­ment, c’est comme si l’on ne disait rien. Aujourd’hui s’est mis en place un discours sur la drogue qui ne fait qu’agiter des généra­lités sur le plaisir et le malheur, sur les difficultés de commu­nication, sur des causes qui viennent toujours d’ailleurs. On feint d’autant plus de compréhension pour un phénomène qu’on est incapable d’en saisir une causalité propre en extension. Sans doute un agencement ne comporte jamais une infra-structure causale. Il comporte pourtant, et au plus haut point, une ligue abstraite de causalité spécifique ou créatrice, sa ligne de fuite, de déterritorialisation, qui ne peut s’effectuer qu’en rapport avec des causalités générales ou d’une autre nature, mais qui ne s’ex­plique pas du tout par elles. Nous disons que les problèmes de drogue ne peuvent être saisis qu’au niveau où le désir investit directement la perception, et où la perception devient molécu­laire, en même temps que l’imperceptible devient perçu. La drogue apparaît alors comme l’agent de ce devenir. C’est là qu’il y aurait une pharmaco-analyse, qu’il faudrait à la fois comparer et oppo­ser à la psychanalyse. Car, de la psychanalyse, il y a lieu de faire à la fois un modèle, un opposé, et une trahison. La psychanalyse, en effet, peut être considérée comme un modèle de référence parce que, par rapport à des phénomènes essentiellement affectifs, elle a su construire le schème d’une causalité propre, distinct des généralités psychologiques ou sociales ordinaires. Mais ce schème causal reste tributaire d’un plan d’organisation qui ne peut jamais être saisi pour lui-même, toujours conclu d’autre chose, inféré, soustrait au système de la perception, et qui reçoit précisément le nom d’Inconscient. Le plan de l’Inconscient reste donc un plan de transcendance, qui doit cautionner, justifier, l’existence du psychanalyste et la nécessité de ses interprétations. Ce plan de l’Inconscient s’oppose molairement au système perception-cons­cience, et, comme le désir doit être traduit sur ce plan, il est lui­ même enchaîné à de grosses molarités comme à la face cachée de l’iceberg (structure d’Œdipe ou roc de la castration). L’impercep­tible reste alors d’autant plus imperceptible qu’il s’oppose au perçu dans une machine duelle. Tout change sur un plan de consistance ou d’immanence, qui se trouve nécessairement perçu pour son compte en même temps qu’il est construit : l’expérimen­tation se substitue à l’interprétation ; l’inconscient devenu molé­culaire, non figuratif et non symbolique, est donné comme tel aux micro-perceptions ; le désir investit directement le champ percep­tif où l’imperceptible apparaît comme l’objet perçu du désir lui­ même, « le non-figuratif du désir ». L’inconscient ne désigne plus le principe caché du plan d’organisation transcendant, mais le processus du plan de consistance immanent, en tant qu’il apparaît sur lui-même au fur et à mesure de sa construction. Car l’inconscient est à faire, non pas à retrouver. Il n’y a plus une machine duelle conscience-inconscient, parce que l’inconscient est, ou plutôt est produit, là où va la conscience emportée par le plan. La drogue donne à l’inconscient l’immanence et le plan que la psychanalyse n’a cessé de rater (il se peut à cet égard que l’épisode célèbre de la cocaïne ait marqué un tournant forçant Freud à renoncer à une approche directe de l’inconscient).
Mais, s’il est vrai que la drogue renvoie à cette causalité per­ceptive moléculaire, immanente, la question reste entière de savoir si elle arrive effectivement à tracer le plan qui en conditionne l’exercice. Or la ligne causale, ou de fuite, de la drogue ne cesse d’être segmentarisée sous la forme la plus dure de la dépendance, de la prise et de la dose, et du dealer. Et même sous sa forme souple, elle peut mobiliser des gradients et des seuils de percep­tion, de manière à déterminer des devenirs-animaux, des devenirs­ moléculaires, tout se fait encore dans une relativité des seuils qui se contente d’imiter un plan de consistance plutôt que de le tracer sur un seuil absolu. À quoi sert de percevoir aussi vite qu’un oiseau rapide, si la vitesse et le mouvement continuent de fuir ailleurs ? Les déterritorialisations restent relatives, compen­sées par les re-territorialisations les plus abjectes, si bien que l’imperceptible et la perception ne cessent pas de se poursuivre ou de courir l’un derrière l’autre sans jamais s’accoupler vraiment. Au lieu que des trous dans le monde permettent aux lignes du monde de fuir elles-mêmes, les lignes de fuite s’enroulent et se mettent à tournoyer dans des trous noirs, chaque drogué dans son trou, groupe ou individu, comme un bigorneau. Enfoncé plutôt que défoncé. Les micro-perceptions moléculaires sont recou­vertes d’avance, suivant la drogue considérée, par des hallu­cinations, des délires, de fausses perceptions, des fantasmes, des bouffées paranoïaques, restaurant à chaque instant des formes et des sujets, comme autant de fantômes ou de doubles qui ne cesseraient de barrer la construction du plan. Bien plus, c’est comme nous l’avons vu précédemment dans l’énumération des dangers : le plan de consistance ne risque pas seulement d’être trahi ou détourné sous l’influence d’autres causalités qui inter­viennent dans un tel agencement, mais le plan lui-même engendre ses propres dangers d’après lesquels il se défait au fur et à mesure de sa construction. Nous ne sommes plus, il n’est plus lui-même maître des vitesses. Au lieu de faire un corps sans organes suffi­samment riche ou plein pour que les intensités passent, les drogues érigent un corps vidé ou vitrifié, ou un corps cancéreux : la ligne causale, la ligne créatrice ou de fuite, tourne immédiatement en ligne de mort et d’abolition. L’abominable vitrification des veines, ou la purulence du nez, le corps vitreux du drogué. Trous noirs et lignes de mort, les avertissements d’Artaud et de Michaux se rejoignent (plus techniques, plus consistants que le discours socio-psychologique, ou psychanalytique, ou informationnel, des centres d’accueil et de traitement). Artaud disant : vous n’évite­rez pas les hallucinations, les perceptions erronées, les fantasmes éhontés ou les sentiments mauvais, comme autant de trous noirs sur ce plan de consistance, car votre conscience ira aussi dans cette direction piégée (4). Michaux disant : vous ne serez plus maître de vos vitesses, vous entrerez dans une folle course de l’imperceptible et de la perception, qui tourne d’autant plus en rond que tout y est relatif (5). Vous vous gonflerez de vous­ même, vous perdrez vos contrôles, vous serez sur un plan de consistance, dans un corps sans organes, mais à l’endroit même où vous ne cesserez de les rater, de les vider, et de défaire ce que vous faites, loques immobiles. Quels mots plus simples que « perceptions erronées » (Artaud), « sentiments mauvais » (Michaux), pour dire cependant la chose la plus technique : comment la causalité immanente du désir, moléculaire et perceptive, échoue dans l’agencement-drogue. Les drogués ne ces­sent de retomber dans ce qu’ils voulaient fuir : une segmentarité plus dure à force d’être marginale, une territorialisation d’autant plus artificielle qu’elle se fait sur des substances chimiques, des formes hallucinatoires et des subjectivations fantasmatiques. Les drogués peuvent être considérés comme des précurseurs ou des expérimentateurs qui retracent inlassablement un nouveau che­min de vie ; mais même leur prudence n’a pas les conditions de la prudence. Alors, ou bien ils retombent dans la cohorte des faux héros qui suivent le chemin conformiste d’une petite mort et d’une longue fatigue. Ou bien, c’est le pire, ils n’auront servi qu’à lancer une tentative qui ne peut être reprise et qui ne peut profiter qu’à ceux qui ne se droguent pas, ou qui ne se droguent plus, qui rectifient secondairement le plan toujours avorté de la drogue, et découvrent par la drogue ce qui manque à la drogue pour construire un plan de consistance. Le tort des drogués serait-il chaque fois de repartir à zéro, soit pour prendre de la drogue, soit pour l’abandonner, alors qu’il faudrait prendre un relais, partir « au milieu », bifurquer au milieu ? Arriver à se saoûler, mais à l’eau pure (Henry Miller). Arriver à se droguer, mais par abstention, « prendre et s’abstenir, surtout s’abstenir », je suis un buveur d’eau (Michaux). Arriver au point où la question n’est plus « se droguer ou non », mais que la drogue ait suffi­samment changé les conditions générales de la perception de l’espace et du temps pour que les non-drogués réussissent à passer par les trous du monde et sur les lignes de fuite, à l’endroit même où il faut d’autres moyens que la drogue. Ce n’est pas la drogue qui assure l’immanence, c’est l’immanence de la drogue qui permet de s’en passer. Lâcheté, profitage, attendre que les autres aient risqué ? Plutôt reprendre toujours une entreprise au milieu, en changer les moyens. Nécessité de choisir, de sélec­tionner la bonne molécule, la molécule d’eau, la molécule d’hy­drogène ou d’hélium. Ce n’est pas affaire de modèle, tous les modèles sont molaires : il faut déterminer les molécules et les par­ticules par rapport auxquelles les « voisinages » (indiscernabilités, devenirs) s’engendrent et se définissent. L’agencement vital, l’agencement-vie, est théoriquement ou logiquement possible avec toutes sortes de molécules, par exemple le silicium. Mais il se trouve que cet agencement n’est pas machiniquement possible avec le silicium : la machine abstraite ne le laisse pas passer, parce qu’il ne distribue pas les zones de voisinage qui construisent le plan de consistance (6). Nous verrons que les raisons machi­niques sont tout autres que des raisons ou possibilités logiques. On ne se conforme pas à un modèle, mais on enfourche un cheval. Les drogués n’ont pas choisi la bonne molécule ou le bon cheval. Trop gros pour saisir l’imperceptible, et pour devenir impercep­tibles, ils ont cru que la drogue leur donnerait le plan, tandis que c’est le plan qui doit distiller ses propres drogues, rester maître des vitesses et voisinages.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille Plateaux / 1980

Extrait du Plateau 10, devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible

Yayoi Kusama: Look Now, See Forever Gallery of Modern Art installation view

1 Carlos Castaneda, passim, et surtout Voyage à Ixtlan, pp. 233 sq.
2 Leslie Fiedler, Le retour du Peau-rouge, Ed. du Seuil. Fiedler explique l’alliance secrète de l’Américain blanc avec le Noir ou l’Indien par un désir de fuir la forme et l’emprise molaire de la femme américaine.
3 Michaux, Misérable miracle, Gallimard, p. 126 : « L’horreur était surtout en ce que je n’étais qu’une ligne. Dans la vie normale, on est une sphère, une sphère qui découvre des panoramas. (…) Ici seulement une ligne. (…) L’accéléré linéaire que j’étais devenu… » Cf. les dessins linéaires de Michaux. Mais c’est dans Les grandes épreuves de l’esprit, dans les quatre-vingts premières pages de ce livre, que Michaux va le plus loin dans l’analyse des vitesses, des perceptions moléculaires et des « micro­ phénomènes » ou « micro-opérations ».
4 Artaud, Les Tarahumaras, Œuvres complètes, t. IX, pp. 34-36. 57.
5 Michaux, Misérable miracle, p. 164 (« Rester maître de sa vitesse »).
6 Sur les possibilités du Silicium, et son rapport avec le Carbone du point de vue de la chimie organique, cf. l’article « Silicium » in Encyclo­pedia Universalis.

Qu’ils sont bêtes ! / Manola Antonioli et Elias Jabre / Edito Chimères n°81 : Bêt(is)es

« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lodu Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

1 cosmopolis

Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme des bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. » (1)

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Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 (2) a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

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Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

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Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.*
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein (3) apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. » (4)
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

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Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
Qu’ils sont bêtes ! / 2014
Édito de Chimères n°81 : Bêt(is)es

* Photos : Cosmopolis de David Cronenberg d’après Tom DeLillo

Chimères 81 - 1

1 Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
2 http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
3 Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
4 J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

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