Archive pour la Catégorie 'Naze'

Philo Plébéienne – Voyons où la philo mène / 13 et 14 mars, ferme Courbet de Flagey / Extraits du colloque d’octobre 2014 / Alain Naze / la Philosophie plébéienne est dans l’escalier

Centre de Documentation et de Réflexion sur les Philosophies Plébéiennes

Association « Voyons où la philo mène »

Ouvert à tous et interventions gratuites

Vendredi 13 mars Librairie Les sandales d’Empédocle à Besançon

19h Christiane Vollaire présentera le livre Le Milieu de nulle part issu du travail commun avec Philippe Bazin (photographies) dans dix-huit centres d’hébergement ou de rétention de réfugiés essentiellement tchétchènes en Pologne.

Samedi 14 mars Ferme Courbet à Flagey

13h30 -15h30 « Le plébéien est-il à gauche ? » Jérôme Ferrand

Cet atelier propose de vivre une expérience éphémère d’élaboration inter-active d’une cartographie de la gauche et de la droite.

Le matière première sera faite de mots, que nous ferons danser, jetterons à la forge de la discussion, et fixerons dans un espace pré-figuré. Cet espace sera édifié, de manière préliminaire et arbitraire, par une carte affichant deux régions signifiées par deux mots : gauche et droite.

À la fin de l’expérience, peut-être serons-nous en mesure de répondre à la question posée : le plébéien est-il à gauche ?

16h-18h « Photographie documentaire et philosophie de terrain » Christiane Vollaire et Philippe Bazin

L’étroite interaction qui articule politique et esthétique mérite d’être explorée dans la multiplicité de ses champs. L’expérience d’un travail de terrain philosophique est ici associée à celle d’une pratique documentaire de la photographie, pour faire surgir, à partir d’une parole politique des migrants radicalement dissociée du témoignage et du discours victimaire, les images des lieux de leur hébergement et de leur rétention.

Le projet se poursuit sur d’autres terrains, continuant d’établir un rapport dialectique et reconstruit de l’image à la parole, destiné à susciter une position revendicatrice.

18h30 Nous vous proposons de continuer les échanges autour d’un verre et d’un repas au gîte « Le Closet » de Fertans ( tarif : 10 €, prestation sous réserve d’un nombre suffisant de participants, inscription obligatoire si possible avant le 7/03. Possibilité d’hébergement au gîte vendredi soir et/ou samedi soir, tarif 15 € la nuitée)

Ferme Courbet de Flagey

28 grande rue 25 330 FLAGEY

Depuis Besançon, suivre Ornans puis Chantrans

Possibilités de transport depuis les gares de Besançon

Inscription et renseignements :

crdpp25@gmail.com ou Philippe Roy 06 51 38 43 45

 http://centre.philoplebe.lautre.net/

Ces ateliers se déroulent dans le cadre de l’ethnopôle Pays de Courbet, pays d’artiste

Télécharger le programme : fichier pdf Flyer atelier 14 03 15

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Extraits audios du colloque du 25 octobre 2014

Pourquoi une philosophie plébéienne ?

Philippe Roy / Postures et impostures d’une philosophie plébéienne

Alain Naze / La philosophie plébéienne est dans l’escalier

Joachim Dupuis / À quoi reconnait-on une philosophie plébéienne ? Elle est baroudeuse, hétérotope, mort-vivante

« Il serait sans doute assez ridicule, mais aussi contradictoire d’envisager la philosophie plébéienne comme adossée à un projet de forme cartésienne, consistant en l’occurrence à faire table rase de la philosophie patricienne, c’est-à-dire de la philosophie officielle – par exemple telle qu’elle s’illustre dans les manuels scolaires. Ce serait ridicule parce que cela reviendrait précisément à former le projet d’une nouvelle orthodoxie (selon laquelle rien ne pourrait inspirer une philosophie plébéienne de ce qui serait dégagé du corpus de la philosophie patricienne), et parce qu’on conférerait ainsi au projet plébéien un aspect monumental emportant avec lui la désignation d’un propre (parce qu’un tel dessein serait alors visé en dehors de toute démarche du type « marronnage »). Contre ce risque, il s’agirait donc de recommencer autrement que ne le font ordinairement les Français, selon Deleuze, et bien davantage à la manière des Anglais et des Américains, c’est-à-dire, « par le milieu » : « Le recommencement français, c’est la table rase, la recherche d’une première certitude comme d’un point d’origine, toujours le point ferme. L’autre manière de recommencer, au contraire, c’est reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessus le vide, là où elle s’était arrêtée. Ce n’est jamais le début ni la fin qui sont intéressants, le début et la fin sont des points. L’intéressant, c’est le milieu ». Si la philosophie plébéienne présente bien une consistance, ce n’est pas en tout cas celle que pourrait présenter un bloc, dans son aspect massif et localisable, et il y a donc bien lieu de se démarquer de l’entreprise cartésienne visant à procurer un fondement assuré à l’édifice de la mathesis universalis, dont la philosophie aurait constitué le sommet. Loin de ce modèle d’une philosophie couronnée, c’est bien plutôt en tant que flux discontinu que la philosophie plébéienne peut consister, coulant souterrainement, ou jaillissant en plein jour à certaines occasions. Autant dire que cette dimension plébéienne travaille souterrainement les formes plus aristocratiques de la philosophie, non pas à l’image d’une marge, qui pourrait coexister pacifiquement avec une philosophie ainsi réassurée dans sa centralité même, mais plutôt à l’instar d’un explosif, qui fissure, ici ou là, l’édifice imaginaire de la philosophia perennis. »
Alain Naze / La philosophie plébéienne est dans l’escalier (extrait) /

texte intégral ici

ou télécharger le texte : fichier pdf Alain-Naze.-La-philosophie-plébéienne-est-dans-lescalier

Diagramme : Stéphane Libert à partir de la communication de Philippe Roy

« Postures et impostures d’une philosophie plébéienne »

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Catastrophe, progrès et technique chez Walter Benjamin / Alain Naze

Réfléchir à ce que recouvre la notion de catastrophe, en l’occurrence à l’occasion de la rencontre entre le vingtième anniversaire de l’accident nucléaire de Tchernobyl et l’actualité des accidents en chaîne de Fukushima au Japon, cela justifie sans peine un détour possible par la pensée benjaminienne de la catastrophe. En effet, la question de la catastrophe, chez Benjamin, apparaît liée de façon inextricable à celle de progrès, comme à celle de technique, autant de notions délimitant un cadre de réflexion effectivement en prise avec ces catastrophes nucléaires récentes. Et comme si souvent chez Benjamin, les choses sont loin d’être simples – elles sont au moins doubles -, et la chaîne de signifiants indiquée ne doit aucunement nous amener à établir un enchaînement, qui nous conduirait directement du progrès technique à la catastrophe, tant il est vrai que Benjamin se situe aux antipodes d’un discours technophobe. C’est au fond la notion même de catastrophe qui demande à être interrogée chez lui, puisque s’il lui attribue bien le sens de désastre, de malheur, selon le sens grec de katà (vers le bas), en revanche, si la « tournure », « l’issue », désignée par le vocable grec strophé, renvoie bien à la destruction, à la ruine, elle contient cependant aussi l’idée d’un événement dont la soudaineté bouleverse le cours des choses. Par conséquent, si la catastrophe est bien désastre, elle contient pourtant en elle une dimension qui pourrait bien conduire au sauvetage, à condition de bouleverser le cours ordinaire des choses. Autrement dit, chez Benjamin, la catastrophe serait dans le fait que les choses continuent comme à l’ordinaire, ce qu’il indique très nettement : « Que “les choses continuent comme avant” : voilà la catastrophe » . Dans ces conditions, la catastrophe cesserait d’être cette éventualité menaçante que l’avenir nous réserverait possiblement, pour devenir ce qui constitue notre situation actuelle – ce que Benjamin soutient en citant Strinberg : « l’enfer n’est pas quelque chose qui nous attend, mais la vie que nous menons ici » . C’est dans cette optique qu’il faudra reprendre la question de la technique, en ceci que si elle peut coïncider avec la catastrophe, ce ne serait peut-être pas sous la forme de désastres à venir, dont elle serait grosse, mais d’un désastre déjà advenu, à l’encontre duquel il s’agirait de produire un bouleversement, susceptible de délier technique et catastrophe, au point d’opérer un nouage entre technique et bonheur. C’est donc la technique elle-même qui s’avèrerait être double dans ces conditions, à la fois « poison » et « remède », tel le pharmakon grec.
Commençons donc par clarifier le lien qu’effectuait Benjamin entre progrès et catastrophe, pour mieux saisir en quoi la façon de rompre avec le progrès à laquelle il travaille emprunte quelque chose à la structure temporelle de la catastrophe, telle qu’on l’entend d’ordinaire. On se souvient de la neuvième thèse sur l’histoire, évoquant le tableau de Klee « Angelus Novus », avec cette image de l’ange au regard tourné vers le passé : « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds » ; cet ange aimerait s’attarder et réveiller les morts, mais une tempête souffle, du paradis, et le pousse irrésistiblement vers l’avenir – « [c]ette tempête est ce que nous appelons le progrès » . Benjamin affirme bien ici que le progrès est en lui-même catastrophe, ce qu’il faut comprendre à travers l’idée qu’il ne constitue pas seulement une vision erronée de l’histoire, mais aussi, indéfectiblement, une force qui, repoussant l’ange vers l’avenir, le condamne à l’impuissance : le progrès, par conséquent, loin d’être ce en quoi les exploités auraient à placer leur espoir, est bien plutôt ce qui confirme sans cesse le triomphe des maîtres, leur mépris pour le passé en souffrance. C’est le schéma même de « l’histoire des vainqueurs » qu’il dessine ainsi, la marche inéluctable du progrès piétinant sans fin l’ensemble des possibles non actualisés – et cette histoire, cette manière de transmettre les phénomènes serait elle-même catastrophe pour Benjamin, en ce qu’en les célébrant comme « patrimoine », elle empêche leur sauvetage, qui nécessiterait de mettre en évidence leur « fêlure » . Autrement dit, cette monumentalisation des événements du passé empêche que puisse apparaître quelque chose comme une faille, en laquelle des possibles non actualisés pourraient se donner à entendre, et par conséquent, c’est la dimension inaccomplie de tout événement qui disparaît ainsi inévitablement. C’est donc pour rendre justice au passé en souffrance que Benjamin en appelle à prendre en compte cette « prétention » que le passé fait valoir auprès de nous . Pour ce faire, il s’agirait d’interrompre le cours de l’histoire, c’est-à-dire d’interrompre la catastrophe elle-même, et cette action, Benjamin la désigne comme une interruption de « l’état d’exception » : « [l]a tradition des opprimés nous enseigne que “l’état d’exception” dans lequel nous vivons est la règle » . Si « l’état d’exception » apparaît à Benjamin comme l’ordinaire de l’histoire, c’est parce que c’est la catastrophe elle-même qui lui semble rien moins qu’exceptionnelle. Par conséquent, la tâche de l’historien matérialiste, qui est aussi celle des opprimés, consisterait à « instaurer le véritable état d’exception » , c’est-à-dire à interrompre la continuité historique (là est l’instauration de l’exception), quand sa poursuite est perpétuation de « l’état d’exception » propre au pouvoir, sous le joug duquel souffrent les opprimés. C’est donc le temps vide et homogène dans lequel se perpétue la catastrophe qu’il s’agirait d’interrompre, en provoquant un véritable état d’exception – l’exception étant devenue la règle, la catastrophe, l’ordinaire, l’interruption à laquelle en appelle Benjamin réintroduit bien quelque chose de la temporalité propre à la catastrophe, classiquement entendue. Le bouleversement du cours des choses auquel il est ici fait appel permet bien qu’on nomme cette interruption « la véritable catastrophe ». Là est la dualité benjaminienne quant à la notion de catastrophe, qu’il fallait établir avant de pouvoir aller plus loin, et d’envisager le rapport entre catastrophe et technique. Dans le cadre des thèses sur l’histoire, Benjamin insiste bien sur le fait que la notion de progrès constitue un allié du fascisme triomphant des années trente, à la fois parce que la conception de l’histoire selon ce prisme incite à ne voir dans le fascisme qu’une forme historique aberrante (et donc à ne pas prendre au sérieux le fascisme, donc à mal le combattre), mais aussi parce que la conception fasciste de la technique ne peut pas être valablement combattue par la social-démocratie, tout simplement parce qu’elle partage largement les prémisses de cette pensée fasciste de la technique. Ce point est essentiel, parce qu’il permet d’envisager un véritable progrès technique (selon Benjamin) et un progrès technique seulement apparent, qui constituerait en fait une forme de régression.
C’est en effet dans le cadre d’une critique de la conception social-démocrate du travail que Benjamin nous livre ce qu’il considère constituer le fond de la conception social-démocrate de la technique – et l’absence d’écart entre cette conception et celle qu’en forme le fascisme permet de saisir quelque chose de la continuité ininterrompue de la catastrophe, dont on parlait. Sous ce rapport, le fascisme ne ferait pas exception, mais s’inscrirait dans le cadre de la conception ordinaire de la technique, et c’est donc Benjamin qui en appellerait à un état d’exception, consistant, en l’espèce, à modifier radicalement le rapport entre la technique et la nature. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre en quoi Benjamin s’oppose farouchement au progrès, tout en croyant au progrès technique – c’est que ce qu’il considère comme un véritable progrès technique s’enracine dans une pensée du véritable état d’exception, c’est-à-dire dans une pensée à l’abri de la croyance en une histoire comme marche progressive inéluctable à l’intérieur d’un temps vide et homogène. Voyons cela de plus près. C’est dans le cadre de la onzième thèse sur l’histoire que Benjamin évoque le « conformisme » propre au mouvement social-démocrate, et qui consiste essentiellement à « nager dans le sens du courant », dont la « pente » serait fournie par « le développement de la technique » – la conception social-démocrate du travail en découlerait, qui fait du « travail industriel » en tant que tel « un acte politique », sous le seul prétexte qu’il s’inscrirait « dans le cours du progrès technique » . Exacerbée chez un Josef Dietzgen, cette tendance en vient à faire du travail « le Messie des temps modernes » . La critique benjaminienne de cette conception est capitale pour le lien qu’elle établit entre conceptions social-démocrate et fasciste de la technique : « Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise sur la nature, non les régressions de la société. Elle présente déjà les traits technocratiques qu’on rencontrera plus tard dans le fascisme. Notamment une approche de la nature qui rompt sinistrement avec les utopies socialistes d’avant 1848 » . Ainsi, la conception social-démocrate de la technique est apparentée aux conceptions fascistes par ce trait commun, qui consiste à n’envisager de progrès techniques que sous l’angle d’une maîtrise croissante de la nature – pour les sociaux-démocrates, l’exploitation de la nature par les hommes est opposée à l’exploitation des travailleurs, comme si les deux ne pouvaient aller de pair. On sait que Benjamin distinguait entre une « première technique » (visant à une maîtrise des forces naturelles) et une « seconde technique » (« exige[ant] que les forces sociales élémentaires soient subjuguées pour que puisse s’établir un jeu harmonien entre les forces naturelles et l’homme » ), mais soit qu’il envisage que cette technique, par son aspect imitatif, notamment dans l’art, parachève la nature , soit qu’il considère, dans le cas de la seconde technique, que celle-ci doit se placer, en en passant aussi par l’art, au service d’une « innervation humaine » , dans les deux cas, la technique se révèle capable d’un rapport à la nature qui ne soit pas de simple maîtrise et d’exploitation. Dans un texte plus ancien, de 1930, consacré aux « Théories du fascisme allemand », Benjamin va même jusqu’à écrire que « [la technique] était […] la force qui aurait pu faire accéder la nature au langage », quand au lieu de cela, « elle modela […] le visage apocalyptique de la nature, la réduisit au silence » . Par conséquent, la technique présenterait elle-même un double visage, celui d’une puissance de destruction de la nature et des hommes, comme celui d’une puissance d’accouchement de la nature, ou du moins d’une puissance capable de participer à l’avènement d’un rapport « harmonien » entre les hommes et la nature. Le texte de Benjamin de 1916, sur le langage, insistait bien sur le fait que si les choses avaient leur langage, la nature, elle, était réduite au silence depuis la chute hors de la langue babélienne, ou plus exactement qu’une oreille attentive ne pourrait rien entendre de plus que la plainte de la nature – « C’est parce qu’elle est muette que la nature est en deuil » . Sous ce rapport, la technique est investie d’une immense puissance rédemptrice, susceptible d’arracher la nature à sa tristesse, liée cependant à un danger extrême consistant à blesser mortellement cette nature – c’est là qu’apparaît la double face de la technique chez Benjamin, sa dimension de pharmakon, susceptible à la fois de sauver comme de tuer. Et Benjamin va même jusqu’à considérer qu’il y aurait une proximité entre la chance de salut et le risque de destruction ultime, comme Heidegger pourra reprendre la formule hôlderlinienne rapprochant le « péril » et « ce qui sauve », puisque dans ce texte de 1930 déjà cité, sur le fascisme allemand, Benjamin écrit : « La guerre […] n’est en réalité rien d’autre que ceci : l’unique, l’effrayante et dernière chance que nous ayons de corriger l’incapacité des peuples à ordonner leurs rapports mutuels conformément à la relation qu’ils instaurent, par la technique, avec la nature » . On retrouve ici, à travers cette notion de correction à apporter, l’idée d’une modification utile du cours des choses, pour sortir de la catastrophe : l’exception, ce n’est donc pas la catastrophe, puisqu’elle est continue (ici sous les formes variables des fonctions qu’on attribue à la technique, des sociaux-démocrates aux fascistes), mais l’interruption de cette catastrophe (consistant en l’occurrence à renverser le rapport entre la technique et la nature, au point de faire de la première un allié de la seconde). Il nous reste à présent à approcher de plus près la catastrophe lorsqu’elle porte le nom de fascisme, et qu’elle s’enracine dans une conception mythifiée de la technique, de façon à pouvoir juger de ce que notre époque partage encore, fondamentalement, avec de telles représentations, même si l’on n’en passe plus aujourd’hui par un éloge de la guerre pour la guerre comme topos valant comme fétichisation de la technique.
Le fait que Benjamin considère que le rédemption de la nature en passe par un certain usage de la technique montre bien qu’il n’entretient aucune idée de restauration d’un ordre pré-technique, d’une situation anté-babélienne, puisque le langage que la technique pourrait lui procurer est nécessairement un langage appareillé, et non pas celui d’une nature vierge. Ce n’est donc pas la technique en tant que telle qui fait violence à la nature, mais un certain rapport à la nature, médiatisé par la technique, et qui vise à une maîtrise pure et simple de cette nature. Pour Benjamin, donc, ce n’est pas au moyen d’un pas en arrière qu’on pourra conduire la technique à servir les fins émancipatrices de l’humanité, mais en l’orientant de façon différente, c’est-à-dire de façon qu’elle n’entre plus en conflit avec la nature elle-même ; ce qu’il explique notamment en référence au cinéma : « les appareils sur le plateau de tournage, ont pénétré si profondément la réalité elle-même que, pour la dépouiller de ce corps étranger que constituent en elle les appareils, il faut recourir à un ensemble de procédés techniques particuliers […] » . La sortie de la catastrophe, donc, en son versant technique, ne sera pas obtenue en dehors d’un recours à la technique elle-même – selon l’orientation qu’on lui confère, donc, la technique peut bien être poison ou remède. Ce n’est donc pas le fait que le fascisme en appelle à un usage de la technique qui est ici en cause, mais sa fétichisation, au point de viser à une esthétisation de la guerre, devenant alors spectacle propre à une conception de l’art pour l’art, dans le sens où « le fascisme […], de l’aveu même de Marinetti, attend de la guerre la satisfaction artistique d’une perception sensible modifiée par la technique » . Le texte de Benjamin, de 1930, insiste bien, en effet, sur le fait que Jünger et ses semblables n’ont de cesse de constituer la technique en opposition à la nature, dans la logique de la « mobilisation totale » . En fait, l’illusion fasciste, selon Benjamin, dériverait d’un rapport non dialectique à la technique : les fascistes attendraient de la technique qu’elle leur fournisse « la clé mystique permettant de résoudre immédiatement le mystère d’une nature comprise sur le mode idéaliste », quand il s’agirait « d’utiliser et d’éclaircir ce mystère par le détour d’une organisation humaine » . Or, ce détour est celui par lequel Benjamin propose de métamorphoser la guerre en une guerre civile, refusant ainsi de « voir dans la prochaine guerre un surgissement magique » et y découvrant bien plutôt « l’image de la réalité quotidienne » (donc, la réalité quotidienne comme catastrophe), réclamant la métamorphose de cette guerre en guerre civile . De cette façon, on comprend pourquoi une « société bourgeoise » se doit, selon Benjamin, d’éloigner la technique de « la sphère dite spirituelle », afin d’ « empêcher aussi résolument que possible la pensée technique de participer à l’organisation sociale » . C’est d’ailleurs en ne mêlant pas une pensée technique aux questions d’organisation sociale que Jünger se situe bel et bien du côté d’une « mystique de la guerre » , considérant en effet que le siècle en lequel on se situe, les armes avec lesquelles on combat, tout cela, donc, n’est que secondaire. En cela, Benjamin considère que les positions fascistes sont tout simplement périmées, puisqu’elles aboutissent à établir en emblèmes suprêmes de l’héroïsme, et en formes de « la plus haute révélation de l’existence » cela même qui rend presque impossible l’héroïsme, en le conduisant à se diluer dans la figure (sportive) du record, propre à une « guerre de matériel » . On aboutit ainsi à une « glorification de la guerre » qui, à travers son esthétisation, tend à se constituer en « une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au domaine de la guerre » . Au fond, en ne s’interrogeant pas sur les conditions matérielles et historiques conditionnant un conflit, les théories fascistes de la guerre en viennent à ne pas penser les rapports entre une « guerre cultuelle » (rebaptisée « guerre éternelle ») et une « guerre technique » (la « dernière guerre ») , au point que ce qui devient impossible, c’est cette métamorphose de la technique, à travers sa réappropriation humaine, laquelle suppose qu’on rompe avec toute la magie encore susceptible de s’attacher à la technique. Sans cette réappropriation humaine de la technique, il devenait inévitable que les déchaînements de cette technique en viennent à réduire la nature au silence, puisqu’au fond, à travers sa mise en œuvre à outrance dans le cadre de la guerre, la technique avait cherché à « reproduire les traits héroïques de l’idéalisme allemand », quand en fait elle n’en avait reproduit que les traits « hippocratiques », ceux de la mort . En cela, l’usage de la technique (ou plutôt le recours aveugle à la technique) se serait révélé contre-nature : la technique aurait réduit la nature au silence, quand elle avait la puissance de faire accéder la nature au langage ; elle aurait abouti à une pure et simple exploitation de la nature, quand elle avait la puissance de « l’accoucher des créations virtuelles qui sommeillent en son sein » . La guerre qui se profile, nous dit Benjamin, serait notre dernière chance pour que les peuples organisent leurs rapports mutuels conformément aux rapports instaurés vis-à-vis de la nature, c’est-à-dire, dans son idée, conformément à ce qu’un usage émancipateur de la technique réclame, et qui n’est précisément pas de pure et simple exploitation. De cette façon, Benjamin nous engage à voir dans la technique, au lieu d’un « fétiche du déclin » une « clé du bonheur » .
Pour conclure, on peut donc bien dire qu’il y a possibilité d’un progrès technique, pour Benjamin, mais que celui-ci ne peut absolument pas être réduit à un constat objectif, par lequel on enregistrerait simplement la façon dont les améliorations techniques se succèderaient les unes les autres, de façon cumulative. On ne peut parler de véritable progrès technique, pour Benjamin, que là où l’on effectue une réappropriation humaine des puissances de la technique, de façon à servir l’émancipation de l’humanité – il n’y a donc de progrès technique possible, dans ces conditions, que là il y a progrès dans les relations entre les hommes, progrès de la justice elle-même. C’est en cela que technique et bonheur peuvent finir par se rejoindre pour Benjamin, et non pas dans une optique prométhéenne de maîtrise sans cesse croissante de la nature. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Benjamin refuse d’opposer exploitation à outrance de la nature et exploitation du prolétariat dans le cadre de l’organisation capitaliste de la production. Mais il s’agit de bien voir que si quelque chose comme un progrès technique est pensable chez Benjamin, celui-ci ne peut naître que sur les cendres du concept classique de progrès – c’est le progrès technique en son sens classique qui signifie le plus souvent régression sociale. Par conséquent, le progrès technique entendu dans son sens classique a bien partie liée avec la catastrophe, et ce n’est qu’à la condition de bouleverser le rapport entre technique et nature qu’un véritable progrès technique deviendrait possible, susceptible d’interrompre la catastrophe. Au fond, on peut dire que Justice (dans les rapports entre les hommes) et Harmonie (dans nos rapports avec la nature) constitueraient les maîtres-mots d’une technique qui aurait cessé de s’identifier, de fait, à la catastrophe ; tout comme c’est un rapport empreint de justice, envers les générations opprimées, qui rendra possible une tradition cessant de s’identifier, à travers son mode de transmission, à la catastrophe elle-même. Pour en revenir explicitement aux catastrophes nucléaires, climatiques, mais aussi sanitaires, ou de malnutrition qui caractérisent notre époque, on peut dire que Benjamin nous incite à y voir une occasion de repenser fondamentalement notre rapport au monde, c’est-à-dire à la nature, à la technique, aux autres. De cette façon, il ne s’agirait plus seulement de chercher les moyens par lesquels nous pourrions éviter que telle ou telle catastrophe se produise, mais il s’agirait de réfléchir aux moyens par lesquels nous pourrions interrompre la catastrophe, vis-à-vis de laquelle certains événements ponctuels (qu’on appelle précisément catastrophes) joueraient plus le rôle d’épiphénomènes.
Alain Naze
Catastrophe, progrès et technique chez Walter Benjamin / 2011
Publié sur Ici et ailleurs

FP

Les puissances politiques du cinéma sont corporelles / Alain Naze

Face à certains films, nous éprouvons parfois des difficultés pour énoncer clairement ce qui en constituerait le contenu politique effectif, sans pourtant douter un instant de la teneur politique du film en question. Il ne s’agirait pas alors d’identifier cette apparente indétermination comme le signe d’un manque de clarté chez le cinéaste lui-même (pas nécessairement en tout cas), mais bien comme ce qui nous invite à interroger en profondeur le lien entre cinéma et politique. Si les bonnes intentions ne font pas la bonne littérature, on peut également douter du fait que les seules intentions politiques d’un réalisateur suffisent à produire un cinéma politique. C’est qu’on ne doit jamais oublier que le médium cinématographique repose essentiellement sur la perception, et que chacun de ses effets consiste d’abord à entrer dans un certain rapport de composition avec les affects des spectateurs. La question d’un lien entre cinéma et politique, qui ne soit pas que de surface, mais bien intrinsèque, demande donc la prise en compte du corps – du corps du spectateur, d’abord, quant à la manière dont un film, en effet, peut l’affecter, mais aussi du corps sur l’écran, quant à la manière dont il y est projeté.
Qu’on pense seulement à la congruence du cinéma de Pasolini avec ce qui fut son mot d’ordre : « jeter son corps dans la lutte ». C’est que le contenu politique d’Accatone, par exemple, n’est pas ailleurs que dans les corps portés à l’écran (corps pauvres, hétérogènes, plébéiens) et dans la manière, toute frontale, de les filmer, mais aussi dans ce geste consistant à les magnifier en plaçant en contrepoint de leur lutte un extrait de la Passion selon saint Matthieu. En cela, il n’y a nulle thèse qui viendrait écraser l’image, et comme la supprimer, en en révélant la signification. La dimension politique d’Accatone peut bien alors être dite intrinsèque au médium cinématographique, et c’est en cela qu’une telle démarche opère un nouage entre politique et corps – le spectateur lui-même étant affecté par cette dimension politique, avant même qu’une réflexion critique sur le film puisse seulement être engagée (moment initial auquel la critique elle-même se devra de faire droit, du moins si elle ne veut pas noyer la spécificité du film dans de supposées significations – elles-mêmes hors de l’image – vers lesquelles il renverrait).
Il va donc s’agir ici, non directement chez Pasolini, mais comme dans son sillage si l’on veut (revendiqué ou non, par les réalisateurs évoqués), d’interroger la nature intrinsèquement politique du cinéma, en tant que médium recourant essentiellement aux affects corporels. On comprend que cette interrogation rejaillit sur la politique elle-même, puisque la conception de l’engagement politique comme « prise de conscience » se trouve ainsi remise en question : si le cinéma est intrinsèquement politique à travers le nouage qu’il effectue avec les affects corporels, alors la politique dont il s’agit devient politique des corps, non comme le signe d’une politique désertée par la pensée, mais comme celui de l’actualisation d’une pensée du corps.
Pour commencer, n’oublions pas de faire remarquer que ce jeu d’affects mis en œuvre par le cinéma n’opère pas indépendamment des affects du cinéaste lui-même, voire de son propre corps. On peut penser aux multiples interventions du corps de Pasolini, comme personnage de ses propres films, mais aussi à celles de Fassbinder, dont le corps n’est pas moins présent dans sa filmographie. On peut également envisager la manière de faire du cinéma une forme d’autobiographie filmée, qui fut celle de Pierre Clémenti, et qui continue, par exemple, à être celle d’un Lionel Soukaz. Dans tous ces cas, on retrouve l’implication personnelle du cinéaste, qui vaut comme engagement politique, à travers son propre corps – et c’est d’ailleurs ce nouage entre corps et politique, précisément, qui permet de ne pas considérer a priori l’autobiographie filmée comme un repli sur la sphère privée, voire comme une simple forme de narcissisme. Et si engagement politique il y a en ces occasions, on doit reconnaître au corps du cinéaste la capacité de jouer le rôle d’interface entre le film et les spectateurs : à la place d’un contenu politique directement énoncé (éventuellement par le recours à la voix off, ou au moyen d’un personnage porte-parole des intentions du réalisateur), on se trouve face à la présence, physique, du cinéaste (en chair et en os à l’écran, ou seulement comme ce corps derrière la caméra), laquelle confère alors à son engagement politique une dimension d’immanence vis-à-vis du médium cinématographique.
C’est que le fait de ne pas recourir à un discours transcendant (quelles que puissent en être les formes d’activation), qui viendrait délivrer la signification de ce qui est donné à voir, ne signifie cependant aucunement un retour à une conception platement positiviste du cinéma : il y a bien un point de vue singulier qui est celui du cinéaste. Seulement, le fait de ne pas employer des moyens hétérogènes au cinéma pour exprimer ce point de vue est la seule manière de justifier le recours au médium cinématographique. Sans cela, c’est le film lui-même qui s’avère inutile, ou au mieux seulement illustratif, si un propos, énonçant le sens des images, peut, sans perte, lui être substitué. Mais il faut aller encore un peu plus loin. En effet, il est très possible de transposer dans le cadre d’une grammaire cinématographique un discours maintenant une transcendance à l’œuvre dans le film, malgré l’obéissance apparente au principe d’immanence existant entre l’image et le sens. C’est bien ainsi que Eisenstein procède, notamment lorsqu’il veut produire une image détestable du Lumpenproletariat : outre la pratique du typage, il fait en sorte que certains acteurs – assimilés dans leur rôle, au moyen de cartons, à des animaux nuisibles – miment en effet la fourberie, la cupidité, la sournoiserie, etc. Les personnages en question, à l’écran, deviennent alors de simples corps théoriques, leur physionomie même étant censée renvoyer à des qualités morales négatives – qualités négatives délivrant alors la signification de ces corps. L’image, dans ce cas, devient simple moyen pour un propos théorique, en l’occurrence globalement calqué sur la vision violemment négative du sous-prolétariat que Marx a pu développer. Si, donc, le corps revêt en effet une place centrale dans le cinéma d’Eisenstein, il paraît pourtant bien difficile de soutenir qu’en cela la politique se ferait corporelle, par l’intermédiaire de son cinéma. Pouvoir énoncer cela supposerait que le cinéma donne alors à voir des corps pour eux-mêmes, et non d’abord pour la charge symbolique dont ils pourraient être les porteurs. Le corps de Franco Citti ne représente pas le sous-prolétariat, dans Accatone, il n’en est pas une métaphore, mais il est bel et bien un corps pauvre, il l’incarne, au sens fort du terme.
Il ne s’agit évidemment pas de nier en cela le fait que l’image cinématographique donne en effet à voir autre chose que le calque de ce que la réalité elle-même nous donne continuellement à percevoir, et qu’ainsi elle nous révèle bien plutôt le monde dans lequel nous vivons, nous le rendant visible. S’il faut donc éviter l’écueil de la réduction des choses du monde à un statut de simple métaphore, il faut tout autant se méfier du risque de laisser les choses n’être à l’écran que dans l’état de positivité qui leur est propre en-dehors de leur enregistrement par l’œil de la caméra. C’est bien ce qu’énonçait dans un entretien le réalisateur Robert Kramer : « Si les choses sont trop concrètes, elles sont perdues dans cette qualité concrète – elles sont cet événement spécifique, cet objet spécifique qui a cette existence dans ce  temps-là. Et si les choses sont trop abstraites, elles deviennent abstraites. Quelque part, entre les deux, il y a les mythes, il y a une chose qui vibre avec tout son sens concret, et tout son sens mythique »1. Il s’agirait donc d’éviter de réduire la chose filmée à son seul caractère quotidiennement vécu, car alors le cinéma se limiterait à n’être qu’un véhicule pour une image déjà donnée dans la réalité, mais il s’agirait tout autant d’éviter d’en faire une stricte chose mentale. Or, cet écart entre les deux, que Robert Kramer nomme « mythe », ce n’est rien de très mystérieux, sinon la trace de la palpitation même du monde, lorsque la caméra filmant les choses, ne se contente pas, bien entendu, de les enregistrer passivement, mais les vit en fait toujours aussi à travers le corps voyant du cameraman, avec les significations que ce corps même (avec toute sa mémoire) attache aux objets perçus. La composante autobiographique de l’œuvre de Robert Kramer est ainsi d’emblée débordée, notamment par la représentation qu’il se fait du temps, celui de la biographie étant ainsi sans cesse repris dans celui de l’histoire, comme c’est le cas, en particulier, dans son film Berlin 10/90, tourné pour la télévision le 15 octobre 1990, dont le texte du commentaire énonce, sur des images de Berlin-est : « Les musées… Et les ruines. Les ruines de beaucoup de rêves. Les squelettes de beaucoup de rêves, les carcasses sont restées là. Mon père a étudié la médecine de 1930 à 1933, à la Charité, un grand hôpital, ce doit être à 5 minutes d’ici à pied. Je ne sais pas si le grand bâtiment est le nouvel hôpital ou non. Impacts de balles. Tous les murs portent des impacts de balles [...] signes des batailles de 45, à l’avancée des Russe. Traces d’histoire… Impacts de balles… La vraie histoire […] Impacts dans mon corps. Il [mon père] ne m’a jamais raconté. […] C’est pour ça que je reviens sans cesse au Reichstag ». La positivité de l’image se creuse donc sans cesse, non pas par le détour d’un commentaire qui destituerait plutôt cette image en nous en détournant (en dévoilant la supposée signification, alors posée comme hors du domaine du strictement visible), mais en ceci que c’est l’image elle-même qui révèle l’épaisseur temporelle venue se cristalliser visiblement dans les choses elles-mêmes. C’est en ce sens que Robert Kramer peut affirmer, dans la même interview, que ce qui l’intéresse dans le cinéma, et notamment dans la forme des « lettres vidéo », c’est la question : « Comment abolir encore un tout petit peu plus la séparation entre filmer et vivre ? »2.

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Si les choses filmées ne sont donc pas exactement les choses vécues dans l’existence ordinaire, cela ne signifie pourtant pas que le cinéma placerait ainsi le monde à distance, mais, tout au contraire, que le cinéma nous reconduit au cœur même du monde, mais dans toute son épaisseur, notamment temporelle, en en révélant les couches sédimentées juste sous la surface, en en ravivant les couleurs, en réactivant le désir nous portant vers lui : « […] vivre comme vivre, c’est pas que c’est insupportable, mais c’est un peu plat »3. Or, le cinéma comme moyen d’enflammer le monde, d’en révéler à nouveau le caractère désirable, c’est bien là le moteur, politique, du cinéma de Lionel Soukaz, engagé contre toute forme d’empêchement à déployer sa propre puissance.
L’omniprésence du corps du cinéaste, dans nombre de films de Lionel Soukaz, nous conduit tout naturellement à interroger la notion même de représentation, notamment dans le cas du film Ixe, de 1980, dont on va parler un peu ici. C’est qu’en effet le corps du cinéaste, de surcroît dévoilé jusqu’en son intimité, déstabilise le spectateur, en le plaçant dans une position de face à face, comme on pourrait en retrouver le geste dans certaines performances d’Esther Ferrer (par exemple dans le cadre de ses expériences d’autoportraits, ou encore dans celles de la nudité4) : ne disposant plus de la quiétude du simple récepteur d’un spectacle qui lui est adressé, le spectateur du cinéma de Soukaz devient celui qui se doit, d’une manière ou d’une autre, de répondre au regard qui, de l’écran, lui est adressé. Cette interpellation conduit le spectateur à un rôle actif, loin de le conforter dans l’attitude de qui peut prendre position, intellectuellement, sans s’engager corps et bien. A cet égard, Ixe est tout à fait symptomatique de cette démarche consistant à lier politique et corps, notamment en ce que ce film sur la question de la censure ne se contente pas d’interpeller le spectateur sur le thème de la liberté d’expression, mais le place en face d’images possiblement dérangeantes, au point, stratégiquement parlant, de mettre en question l’efficacité de la démarche – mais, politiquement, la démarche est radicale et ainsi justifiée. C’est qu’il serait facile d’obtenir une opposition verbale à la pratique de la censure, mais la victoire ne manquerait pas d’avoir un goût amer, obtenue seulement en ne montrant pas les images relativement auxquelles on demande la levée de la censure… C’est ainsi qu’il aurait été facile de faire jouer la distinction légale entre érotisme et pornographie, quand Ixe, pourtant, choisit de montrer des sexes en érection. En cela, c’est le souci de la respectabilité qui est abandonné par Lionel Soukaz, qui sait trop bien le prix qu’on est conduit à payer pour d’apparentes victoires politiques, n’ayant en fait été obtenues qu’à la condition de cacher ces corps qu’on ne saurait voir.
Sans décrire longuement Ixe, le film de Lionel Soukaz, on peut tout de même préciser qu’il s’agit là d’un film non narratif, dépourvu de voix off, et composé de séquences filmées (et de photographies) articulées entre elles selon un montage syncopé, et sur une bande-son très travaillée, alternant musique, chansons, rire sardonique en leitmotiv, etc. Un mot revient lui-même comme un leitmotiv, d’abord sur une affiche, et c’est le mot « Vivre », citant le titre du film de Kurosawa. On comprend donc que Ixe constitue une sollicitation continue de la vue et de l’ouïe, avec un retour périodique de certaines images et/ou sons, parfois selon des vitesses variables, ou selon des enchaînements variés, comme une façon de désamorcer les conditions ordinaires de la perception, peut-être de les pousser jusqu’à l’outrance. Certaines images apparaissent d’abord de manière quasiment subliminale, avant que de s’installer plus durablement sur l’écran (c’est le cas des scènes de fellation, puis de sodomie par exemple), comme une manière de susciter éventuellement le désir chez le spectateur, en tout cas de l’impliquer dans un questionnement relatif au désir, en jouant à la fois sur la frustration, mais aussi sur le caractère obsessionnel de ces séquences brèves revenant périodiquement. Relevons que le corps de Lionel Soukaz a une place centrale dans tout ce dispositif, et que, par conséquent, le spectateur ne pouvant que rencontrer le regard du cinéaste sur l’écran, il se trouve ainsi impliqué dans le dévoilement de son intimité. Nombre de passages du film mériteraient d’être évoqués, mais sa richesse ne permet, ici, que de mentionner certains motifs : l’œil du cinéaste, filmé en gros plan, et ouvrant d’abord sur des images de manifestants opposés aux CRS, puis sur le corps du cinéaste lui-même ; autre gros plan sur l’œil de Soukaz, suivi d’un gros plan sur sa bouche, puis sur sa poitrine, et ensuite, en contrepoint, des photos de corps masculins enlacés, puis des scènes de fellation, et la bande sonore retravaillée fait entendre et bégayer la célèbre chanson des «  Sœurs sourire », « Dominique, nique, nique », avec ensuite en contrepoint d’autres scènes de fellation, et parallèlement, des images du Pape. On retrouvera ce motif de l’œil à la fin du film, lorsque Lionel Soukaz sera censé succomber à une overdose (tous les détails de l’injection d’héroïne auront auparavant été montrés à l’écran), et qu’on lui fermera les yeux. Au leitmotiv « Vivre » correspond donc l’œil grand ouvert (qui est aussi celui de la caméra, comme en un clin d’œil au Chien andalou), par lequel s’introduit tout l’univers du visible, support des pulsions scopiques. On comprend alors que filmer, voir et vivre s’entre-répondent dans cette optique (vivre à en mourir), en opposition à la censure comme interdiction du regard, mort. Filmer, c’est donc tout simplement vivre, mais selon un rythme, selon une vitesse et à travers des couleurs et des sons plus intenses et/ou autrement agencés.

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Cela (c’est-à-dire cette signification du film), on le comprend sans doute d’abord au moyen des affects de joie que son film produit (par le recours à l’humour, mais aussi par l’irruption d’images pouvant déclencher certains désirs, et/ou provoquer une gêne, ou encore par le retour périodique de certains refrains), et c’est donc bien ainsi que son cinéma s’avère éminemment politique : lorsqu’il donne à voir et à entendre tout un univers de déambulations nocturnes – au moyen d’un travelling sur des grilles qui défilent, puis au moyen d’une plongée sur des pieds avançant sur un trottoir, tout cela sur fond d’un montage syncopé et d’un refrain qui énonce « en route, vers de nouvelles aventures » – il ouvre ainsi la voie à des rencontres aventureuses, propres à la drague homosexuelle. Ainsi, à travers les seuls moyens du cinéma, Lionel Soukaz parvient ici à faire valoir les arguments les plus puissants contre la normalisation contemporaine de la vie gay, uniquement au moyen d’une intensification / déstabilisation perceptive produite autour du signifiant lancinant de « Vivre ». On peut donc bien dire qu’un film revêt une portée politique, lorsque au-delà (ou en deçà) de l’éventuel propos explicitement politique, il produit, cinématographiquement parlant, quelque chose qui n’est pas sans rapport avec l’enthousiasme. C’est aussi tout le danger de ce médium, bien sûr : il n’y a pas de politique sans désir(s), ce qui implique que s’il y a un cinéma politique – ou, mieux, puisque le cinéma est essentiellement politique -, il réside dans la nature des états corporels (dans toute l’extension que Spinoza pouvait conférer au terme de « corps ») qu’il saura déclencher.
Que le cinéma soit essentiellement politique à travers les affects corporels qu’il est susceptible de déclencher, cela ne doit pourtant pas nous conduire à rejeter d’emblée, comme n’étant politiques que de façon dérivée, les films susceptibles, par exemple, de recourir à la voix off, et qui, donc, ne paraissent pas s’en tenir, strictement parlant, aux seules ressources de l’image cinématographique. C’est qu’en effet le discours, au cinéma, n’est aucunement condamné à se faire nécessairement l’ennemi des affects corporels, spécifiquement cinématographiques, même lorsqu’il ne relève pas d’une situation de dialogue – si la situation dans laquelle s’inscrit le film n’est pas compréhensible sans une explication que les images, seules, ne sauraient fournir, alors le discours se révèle l’allié des affects dont les images sont virtuellement porteuses. Seul le discours rendant les images superflues serait donc à bannir. Le cinéma de Yann Le Masson nous permet d’interroger cette dimension de la question à travers la tension qui s’y joue, parfois, entre images et voix off.
Parmi les films réalisés par le documentariste Yann Le Masson, deux d’entre eux me semblent devoir être ici privilégiés, pour les choix dont ils sont porteurs, relativement à la question de la voix off, en tant que commentaire des images, mais aussi plus généralement quant au traitement de la parole. C’est que ces films présentent certaines des caractéristiques par lesquelles on cherche ici à penser un cinéma essentiellement corporel, c’est-à-dire n’opérant pas le détour par une parole venant recouvrir le visible et/ou l’audible, mais aussi, parce que ces films présentent, notamment pour le cas de Kashima Paradise, certains traits de résistance à l’égard du simple fait de montrer. Car s’il est entendu que tout film résulte inévitablement d’une construction, résultant de choix de tournage, de montage, etc., la résistance que j’évoque ici est celle par laquelle le cinéaste peut hésiter à se défaire du rôle d’interprète des images, au-delà des choix techniques qu’il ne peut pas ne pas effectuer, et qui, étant en eux-mêmes porteurs de choix politiques, esthétiques, éthiques, influencent déjà la signification d’un film.
Le film J’ai huit ans, réalisé en 1961, a été projeté à Paris le 10 février 1962, soit donc en pleine guerre d’Algérie. La dimension militante du film ne fait donc aucun doute, d’autant que le cinéaste lui-même se trouvait pleinement engagé dans cette guerre, à la fois en tant que militant communiste, mais aussi en tant qu’ancien officier parachutiste ayant effectué son service militaire entre 1955 et 1958, cherchant en effet, selon la logique du Parti communiste, à être au plus près des masses, tout en visant le plus haut grade pour influer sur les formes d’agitation politique – d’où le déchirement pour lui de devoir combattre des hommes dont il partageait l’idéal. Le film lui-même est composé dans un premier temps de plans de visages d’enfants algériens (images tournées en Tunisie) sur une bande-son laissant entendre des tirs de fusils et de mitraillettes, et dans un second temps de dessins d’enfants représentant la guerre qu’ils vivaient, accompagnés d’une voix off qui est celle de ces enfants, énonçant des bribes de récits entrant en écho avec les dessins projetés sur l’écran. Et, en résonance avec les images, les paroles de ces enfants sont bouleversantes, qui énoncent le meurtre de leur père, de leur cousin, de leur grand-père, ou encore leur angoisse à l’approche des soldats français. Ce film, selon les mots de Yann Le Masson, « visait à faire entrer le spectateur dans l’univers traumatisé de ces gosses »5.

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Le film est donc politique en son intention, mais il l’est selon des moyens essentiellement cinématographiques, et c’est en cela que la politique dont il pourrait se réclamer peut, me semble-t-il à bon droit, être nommée corporelle. En effet, la voix off étant celle des enfants eux-mêmes, elle constitue un élément de ce bloc de réalité pour lequel le cinéaste témoigne, loin d’être la parole, transcendante, qui dirait le sens des images. Le fait même que ces enfants s’expriment dans une langue parfois hésitante constitue un élément inséparable de ce dont portent témoignage les dessins, en l’occurrence la violence par laquelle les colons leur ont imposé la langue française. Pour le dire simplement, il n’y a rien, dans ce film, qui puisse être transposé dans un discours extérieur au film, et qui en délivrerait le sens – cette signification est en effet inséparable des affects déclenchés lors du visionnage du film, et toute tentative pour énoncer, hors film, cette signification aboutirait à une froide production de l’intelligence, qui manquerait une dimension essentielle de la réalité révélée par ce film. Ces remarques pourraient d’ailleurs être élargies au film Sucre amer, de 1963, dans lequel Yann Le Masson parvient à créer tout un jeu d’affects, et ce, essentiellement en filmant les corps des personnes venues assister aux différents meetings : d’un côté la conviction d’appartenir à « la noble et vieille civilisation française », qui donne cette assurance aux supporteurs blancs de la candidature de Michel Debré à la Réunion, lorsqu’ils entonnent la Marseillaise, et de l’autre côté, la volonté de ne plus courber l’échine, de ne plus céder aux menaces des puissants, qui conduit une femme à essuyer les larmes qui lui sont venues en écoutant un orateur du Parti communiste parler de dignité et prôner l’indépendance, et qui conduit enfin le groupe à entonner une vibrante Internationale. L’opposition peut paraître binaire, mais elle vise précisément à révéler ce qui n’apparaît jamais aussi nettement dans l’existence ordinaire, et qui pourtant sous-tend bien l’ensemble des rapports sociaux sur l’île – les rapports de maîtres à serviteurs. C’est bien en cela que ce film est essentiellement politique, à travers l’évidence dans laquelle se retrouve le spectateur, qui lui fait distinguer, sans hésitation, l’ami de l’ennemi. Ce film n’est donc nullement objectif, étant politique, et plus précisément, il est politique selon certains affects, strictement opposés à ceux que déploierait un autre film, tout aussi politique, mais qui aurait fait le choix de l’autre camp. Pour ce que pourraient être les affects propres à un cinéma fasciste, qu’on pense seulement au film de Giovanni Guareschi, qui se voulait un pendant au film La rabbia, de Pasolini, et qui va notamment donner à voir des danses africaines sur une musique de cirque…

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Si j’émets quelques réserves à l’encontre du film Kashima Paradise, ce n’est donc pas au nom de l’objectivité entendue comme neutralité. Ce film est en effet engagé (contre une installation pétrolière qui aboutirait à polluer l’environnement maritime, et contre le projet d’un aéroport international, à Narita), et c’est même ce qui en fait tout le prix. En revanche, cette fois, du moins dans certains passages du film, Yann Le Masson me semble suivre une autre direction, qui est celle de l’interprétation de la réalité, à partir d’une grille de lecture (marxiste en l’occurrence) menaçant de masquer les images elles-mêmes. Il ne s’agit évidemment pas de se donner le ridicule consistant à reprocher au cinéaste son engagement communiste, pas plus que de lui faire grief de la présence de la voix off en tant que telle, la voix de Georges Rouquier permettant, au contraire, de saisir le sens de bien des images, à travers la contextualisation qu’elle opère, relativement à la réalité japonaise, qui s’avérerait souvent bien opaque, si ces images n’étaient accompagnées du décryptage les rendant seulement lisibles. Ce que je vise bien plutôt ici, c’est le type de commentaire qui intervient notamment à propos du système complexe de don et contre-don qui régissait alors de manière extrêmement rigoureuse les structures de l’échange au Japon. En effet, à cette occasion, la voix off ne se contente pas d’expliciter les règles de l’échange, s’interrogeant plutôt, et ce, de façon tout à fait rhétorique, sur le fait de savoir à qui profite le maintien de traditions aussi rigides, réclamant qu’on y consacre un temps tellement important qu’elles éloignent des vraies questions sociales. La grille de lecture est alors transparente : les classes possédantes ont intérêt à maintenir les travailleurs dans un système d’échange aussi rigidement codifié, car cela empêche de remettre en cause la structure même de la répartition des richesses. Qu’en cela le commentaire puisse toucher plus ou moins juste, ce n’est même pas la question – cette grille de lecture imposée à la réalité empêche cette dernière de se donner dans sa singularité, la réalité étant alors bien plutôt reconduite à celle d’une société capitaliste, dont les rouages diffèrent certes localement, mais obéissent globalement partout à la même logique. Cette fois, par l’écart de l’interprétation, on manque ce qui se donnait à voir dans ces pratiques d’échange, notamment dans le cadre de l’épisode d’un enterrement – la grille de lecture tend à rendre le spectateur inattentif au système d’échange qui se manifeste à cette occasion, lequel n’y voit plus alors que l’élément d’un vaste dispositif d’aliénation des masses. Dans un entretien accordé à Positif, en 1975, Yann Le Masson revendique bien cet écart interprétatif : « Si on essaie de définir le type de film auquel appartient Kashima Paradise, précisément c’est un documentaire, mais dans lequel on ne se contente pas de laisser aux gens, aux événements, la parole : on jette nous-mêmes un regard critique et on l’interprète selon une certaine analyse, autrement dit on ne cherche pas à être objectif, on cherche à être politique »6. Or, le cinéaste n’était pas plus objectif ni moins politique dans les deux autres films qu’on a évoqués, et le problème, cette fois, c’est que Le Masson fait intervenir la catégorie de l’idéologie, ce qui constitue un piège radical pour son cinéma. En effet, il en vient à se donner pour tâche de « trouver une certaine réalité derrière les masques »7, ce qui conduit inévitablement les images elles-mêmes à se charger d’un statut de possible reflet inconsistant d’une vérité à porter au jour. Car si le cinéaste reconnaît aussi au cinéma le statut d’idéologie, il ne renonce pourtant pas à cette tâche qui consisterait à « aller au fond des choses, donner de véritables analyses, poser des questions, [toutes choses supposant] un travail exigeant, de longue haleine, une véritable activité scientifique »8.
Le risque est alors grand que le cinéma en question devienne un cinéma ayant cessé de voir le réel, ou plutôt ne le voyant plus qu’à travers une interprétation « scientifique » le ravalant au statut de reflet trompeur, ou de parole aliénée – heureusement, le discours rétrospectif du cinéaste va plus loin dans cette direction que sa pratique, pour l’essentiel nettement plus intéressante que ce qu’il en dit, notamment en ce qui concerne Kashima Paradise.

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Pour finir, indiquons que l’idée selon laquelle le cinéma ne serait jamais aussi politique que lorsqu’il l’est de manière intrinsèque, à travers les seuls moyens du médium cinématographique lui-même, est peut-être mise en œuvre de la manière la plus éclatante à travers le cinéma underground de Jonas Mekas, même si, spontanément, on ne le classerait peut-être pas du côté des cinéastes explicitement « politiques ». Qu’on songe seulement à son superbe film de 2000, As I was moving ahead occasionally I saw brief glimpses of beauty. Un des leitmotiv traversant cette œuvre est : « Ceci est un film politique ». Or, il s’agit, à travers ces images, de donner à voir avant tout des scènes de la vie quotidienne, des petits événements sans grande importance, autrement dit, ce que Walter Benjamin aurait appelé le « rebut ». De ce premier point de vue, son cinéma est politique, étant celui d’un « chiffonnier de l’histoire », jusqu’en son refus de mettre en place un fil conducteur, un récit, qui enchaînerait ces éclats – de cette façon, ce sont bien les puissances politiques du cinéma en tant que tel que révèle Mekas, et que Giorgio Agamben, de son côté, à propos du cinéma de Guy Debord en l’occurrence, qualifie ainsi : « On pourrait reprendre la définition de Valéry et dire du cinéma, du moins d’un certain cinéma, qu’il est une hésitation prolongée entre l’image et le sens. Il ne s’agit pas d’un arrêt au sens d’une pause, chronologique, c’est plutôt une puissance d’arrêt qui travaille l’image elle-même, qui la soustrait au pouvoir narratif pour l’exposer en tant que telle »9.  C’est en cela que cette façon non narrative de faire du cinéma est aussi une affaire de montage (à l’image du livre de Benjamin sur les Passages parisiens n’ayant d’autre objet que d’utiliser les « guenilles » recueillies, simplement en les montrant) – même si, de façon plus essentielle mais non contradictoire, le cinéma de Mekas est sans doute davantage un cinéma de tournage -, et non pas de jugement, d’imposition d’un sens, comme le dit Mekas lui-même, sur la bande-son de ce film de 2000 : « Souvenirs… Souvenirs… Souvenirs. Picturaux, sonores… Souvenirs… Pas de jugement ici, positif, négatif, bon ou mauvais. Ce sont juste des images et des sons très innocents et seuls, tandis qu’ils passent… tandis qu’ils vont et viennent, très, très innocents ». Contrairement aux formes traditionnelles de l’expression, Mekas ne cherche pas à faire disparaître le médium dans l’image qu’il nous donne à voir, mais bien à faire en sorte que, selon les mots d’Agamben, « [l]‘image se donne elle-même à voir au lieu de disparaître dans ce qu’elle nous donne à voir », car c’est alors ce qui fait de l’image un « moyen pur »10. C’est bien ce qui permet de comprendre ces mots de Mekas, toujours dans le même film : « […] vous vous attendez à en apprendre plus sur le protagoniste, c’est-à-dire moi, le protagoniste de ce film. Je ne veux pas vous décevoir. Tout ce que je veux dire est ici. Je suis dans toutes les images de ce film, je suis dans chaque photogramme de ce film ».
Politique, le cinéma de Mekas l’est aussi en un second sens, qui nous conduit au cœur de l’articulation entre cinéma, politique et corps. Son autobiographie filmée s’attachant en effet à des événements minces (on vient de le dire), sans souci de les subordonner à un projet de signification, ceci implique par conséquent que le cinéma de Mekas ne reçoit pas son sens d’un sujet conscient et lui-même hors médium – tout au contraire, « le sujet s’exprime dans un corps livré à la sensation, principe unificateur d’une pensée et d’une vision fragmentée », résume Vincent Deville11, qui enchaîne sur une citation du cinéaste : « Et chaque image, chaque photogramme capte non seulement ce qui est devant la caméra ou devant l’objectif mais aussi tout ce qui est dans mon cœur, dans mon cerveau, dans toutes les cellules de mon corps » – c’est là que le cinéma de Mekas se révèle un cinéma de tournage, avec un corps voyant appareillé d’une caméra, faisant corps avec elle, filmant sans aucune délibération préalable autour d’un plan de tournage. C’est de cette façon que peut finir par prendre corps l’idée selon laquelle un cinéma intrinsèquement politique ne peut qu’ouvrir sur une politique des corps, c’est-à-dire sur une politique qui ne relève plus d’un projet transcendant, d’une idée, mais qui se fait geste, comme l’énonce très clairement Giorgio Agamben : « Ayant pour centre le geste et non l’image, le cinéma appartient essentiellement à l’ordre éthique et politique (et non pas simplement à l’ordre esthétique) »12. Le cinéma expérimental est le mieux disposé pour nous enseigner cette dimension essentiellement gestuelle du cinéma, ce qui ne signifie pas que des films qui sacrifieraient au moins partiellement à la convention narrative soient nécessairement privés de toute possibilité de mise en œuvre d’un tel lien intrinsèque entre cinéma et politique – les formes possibles d’actualisation des puissances politiques du cinéma sont multiples, et peuvent surgir (parfois très ponctuellement) à peu près partout, pour autant qu’un cinéaste ne sous-utilise pas l’appareil cinématographique, c’est-à-dire pour autant qu’il n’oublie pas le complexe de percepts et d’affects que le corps du cinéaste transmet à la caméra.
Alain Naze
Les puissances politiques du cinéma sont corporelles / 2014

Communication produite à Korça (Alabanie)
Université d’été d’Ici et d’ailleurs / Les usages politiques du corps

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1 Robert Kramer, entretien figurant dans le film Itinéraire d’un film-maker, de Anne Marie Lallement, DVD K Film, 2000.
2 Id.
3 Id.
4 Notamment dans la performance intitulée Encore une performance ?!, réalisée au Centre Pompidou, à Paris, en 2010, et dont la captation est consultable en ligne ICI
5 Yann Le Masson, « Le Baobab », texte extrait du livret joint au coffret DVD Kashima Paradise, le cinéma de Yann Le Masson, Éditions Montparnasse, 2011, p.6.
6 Y. Le Masson, « C’est un nouveau type de cinéma qu’il s’agit d’inventer », extrait d’un entretien de 1975, avec Hubert Niogret,pour la revue Positif, et repris dans le livret joint au coffret DVD Kashima Paradise, le cinéma de Yann Le Masson, op. cit., p.23.
7 Id., p.24.
8 Id. (je souligne).
9 Giorgio Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », in Image et mémoire, Paris, Éditions Hoëbeke, 1998, p.72-73.
10 Id., p.75.
11 Vincent Deville, in Antoine de Baecque, Philippe Chevallier dir., Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012, p.432.
12 G. Agamben, Moyens sans fins, Paris, Payot & Rivages, 1995, p.67.

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