Vente à la criée du lot 49 / Thomas Pynchon

Œdipa resta assise là, plus seule que jamais. Elle était la seule femme, dans une salle pleine d’homosexuels soûls. Voilà l’histoire de ma vie : Mucho ne me parle pas, Hilarius ne m’écoute pas, Clerk Maxwell ne m’a même pas regardée, quant à ceux-là… Elle sentit le désespoir l’envahir, comme cela se produit quand on est sexuellement coupé des autres. Elle regarda autour d’elle, l’éventail des sentiments allait de la haine absolue (un gamin à l’air vaguement indien, avec des cheveux gras jusqu’aux épaules, et qu’il portait rejetés derrière les oreilles ; sa panoplie était complétée par des bottes de cow-boy) à la méditation indifférente (un type à gueule de SS avec des lunettes à monture de corne en train de regarder les jambes d’Œdipa, il devait être en train de se demander si elle était un travesti), tout cela lui faisait une belle jambe. Elle finit par s’en aller et, en sortant du Greek Way, elle s’enfonça à nouveau dans la ville corrompue.
Et passa le reste de la nuit à trouver partout l’image du cor postal de Trystero. Dans Chinatown, à la devanture d’un herboriste, elle crut le distinguer parmi des idéogrammes. Mais le lampadaire éclairait faiblement. Un peu après, sur le trottoir, elle en vit deux tracés à la craie à cinq six mètres l’un de l’autre ; entre les deux s’alignaient toute une série compliquée de boîtes, certaines avec des lettres, d’autres avec des chiffres. Jeu d’enfants ? Lieux sur une carte, dates d’une histoire secrète ? Elle recopia le dessin dans son agenda. Quand elle releva les yeux, un homme, peut-être un homme, en costume noir, était debout dans l’embrasure d’une porte, à cinquante mètres de là, il l’observait. Elle crut apercevoir un col relevé, mais elle ne s’attarda pas et fit demi-tour, le cœur battant. Un autobus s’arrêta au carrefour suivant. Elle courut pour l’attraper.
Ensuite, elle ne quitta plus les autobus, elle en descendait, seulement de temps en temps pour marcher un peu et ne pas s’endormir. Les fragments de rêves qui lui vinrent avaient trait au cor postal. Plus tard, peut-être aurait-elle de la difficulté à faire pour cette nuit-là le tri du rêve et de la réalité.
Quelque part dans la bande sonore de cette nuit, elle se dit soudain qu’elle ne risquait rien, que quelque chose (peut-être seulement son ivresse qui se dissipait lentement) la protégeait. La ville était à elle, comme, ville maquillée et plâtrée de mots et d’images conventionnelles (cosmopolite, la culture, les tramways), elle ne l’avait jamais été : Œdipa bénéficiait d’un sauf-conduit pour s’enfoncer au plus profond des capillaires de la cité, même les plus minuscules où l’on pouvait juste risquer un œil, même les vaisseaux écrasés en bâtiments municipaux, à fleur de peau, à la vue de tout le monde, sauf des touristes. Rien dans cette nuit ne pouvait la blesser, et d’ailleurs rien ne la blessa. La répétition des symboles devait suffire, sans choc plus profond pour l’atténuer ou même l’arracher à sa mémoire. Son rôle était qu’elle s’en souvînt. Elle contemplait cette possibilité comme elle l’aurait fait pour une rue (qui, vue d’un balcon, aurait l’air d’un jouet), un tour de montagnes russes, ou à l’heure de la nourriture des boîtes au zoo – le genre d’instinct morbide qu’il suffit du moindre geste pour consommer. Elle effleurait la lisière d’un monde voluptueux, elle savait qu’il serait délicieux de s’y abandonner ; que rien, ni la force de la gravitation, ni les lois de la balistique, ni la voracité des bêtes sauvages, ne promettait plus de délices. Elle réfléchit à cette hypothèse en frissonnant : je suis censée me rappeler. Tous les indices qui me parviennent sont censés posséder une clarté propre, une chance d’éternité. Elle se demanda alors si ces indices, comme des pierres précieuses, n’étaient pas simplement une forme de compensation pour la consoler d’avoir perdu la Parole directe, épileptique, le cri qui pourrait abolir la nuit.
Dans Golden Gate Park, elle tomba sur un cercle d’enfants en chemise de nuit. Ils lui dirent que cette réunion n’était qu’un rêve à eux. Mais que ce rêve n’était pas différent de la réalité, car le matin, quand ils se levaient, ils étaient aussi fatigués que s’ils étaient restés debout toute la nuit. Et alors que leurs mamans croyaient qu’ils jouaient dehors, en fait ils étaient blottis dans des placards, dans des huttes construites dans les arbres, dans des terriers secrets qu’ils se creusaient dans les haies, endormis à rattraper ces heures perdues. La nuit ne leur réservait aucune terreur, ils avaient au centre de leur ronde un feu imaginaire, ils n’avaient besoin de rien, en dehors de leur sentiment inviolable de communauté. Ils connaissaient le cor postal, mais ils ignoraient tout du jeu tracé à la craie qu’Œdipa avait vu sur le trottoir. Pour se servir d’une seule image, c’était comme un jeu de corde à sauter élastique, lui expliqua une petite fille, il y a la boucle, le pavillon, la sourdine, pendant que la petite chante :

Un deux trois Tristoe Tristoe
Chasse Taxis de l’autre côté de l’eau

- Vous voulez dire : Thurn & Taxis ?
- Ils ne l’ont jamais entendu comme ça.
Ils continuèrent à se chauffer les mains à leur feu invisible. En représailles, Œdipa cessa de croire en eux.
Dans un restaurant mexicain ouvert toute la nuit, elle tomba sur un fragment de son passé, sous la forme d’un certain Jesus Arrabal ; il était assis dans un coin sous le poste de télévision, il tournait interminablement comme une cuiller une patte de poulet dans un bol de soupe opaque.
- Salut, dit-il à Œdipa, vous êtes la dame de Mazatlan.
Il lui fit signe de s’asseoir.
- Vous vous souvenez de tout, dit Œdipa. Bon sang, même des touristes ! Comment marche votre CIA ?
Il ne s’agissait pas de la CIA que vous connaissez mais d’une société mexicaine, la Conjuracion de los Insurgentes Anarquistas, dont l’histoire remonte aux frères Flores Magon, avec plus tard une brève alliance avec Zapata.
- Comme vous voyez, en exil.
Et d’un geste du bras, il lui montra la pièce. La boîte lui appartenait en partie, ainsi qu’à un natif du Yucatan qui croyait encore à la Révolution. Leur Révolution.
- Et vous ? Vous êtes toujours avec ce gringo qui dépensait tant d’argent pour vous ? L’oligarque, le miracle ?
- Il est mort.
- Ah ! pobrecito.
Ils avaient rencontré Jesus Arrabal sur la plage, où ils avaient organisé un meeting antigouvernemental. Mais personne n’était venu. Alors il fit la conversation à Inverarity, l’ennemi qu’il devait (pour être fidèle à sa foi) apprendre à déchiffrer. Pierce, avec les manières neutres qui étaient les siennes en face de l’hostilité déclarée, n’avait rien à dire à Arrabal ; alors il joua le rôle du gringo riche, odieux, avec une telle perfection qu’Œdipa vit sur les bras de l’anarchiste comme une chair de poule qui n’avait rien à voir avec la brise de mer qui soufflait du Pacifique. Lorsque Pierce partit faire du surf, Arrabal demanda à Œdipa s’il était vrai ou bien si c’était un espion, ou bien alors de qui il se moquait. Œdipa ne comprit pas.
- Vous savez ce que c’est qu’un miracle. Pas ce que voulait dire Bakounine, mais l’intrusion d’un autre monde dans le nôtre. La plupart du temps, il s’agit d’une coexistence pacifique, mais du contact peut jaillir le cataclysme. Comme l’Église que nous détestons, les anarchistes croient à un autre monde. Un monde où la révolution éclate spontanément, sans chef, et le don qu’a l’âme pour l’unanimité permet aux masses d’agir ensemble sans effort, avec le même automatisme que le corps. Et cependant, seña, si cela arrivait avec une telle perfection, il me faudrait bien crier au miracle. Un miracle anarchiste. Comme votre ami. Il est trop parfait, dans les moindres détails, comme ceux contre lesquels nous luttons. Au Mexique, le privilegiado est toujours, dans une certaine mesure, racheté – il est de notre peuple. Il n’a rien de miraculeux, en somme. Mais votre ami, à moins que ce ne soit un numéro qu’il nous fait, me terrifie, je suis comme un indien à qui la Sainte Vierge apparaîtrait soudain.
Par la suite, Œdipa n’avait pas oublié Jesus, car lui avait vu à propos de Pierce quelque chose qu’il n’avait pas deviné. Comme s’il y avait eu compétition, mais pas sur le plan sexuel. Maintenant, tout en buvant le café épais qui restait tiède dans une cafetière de terrre sur le coin de la cuisinière du yucateco, elle écoutait Jesus parler de conspiration : elle se demandait si, sans le miracle de Pierce pour le confirmer dans sa foi, Jesus n’aurai pas finalement quitté sa CIA pour se rallier comme tout le monde aux priistas de la majorité, si bien que jamais il n’aurait été contraint à l’exil.
Le mort, comme le Démon de Maxwell, constituait le lien dans une coïncidence. Sans lui, ni elle ni Jesus ne se seraient trouvés là à ce moment exact. Il s’agissait d’un avertissement codé, sans aucun doute. Qu’est-ce qui, cette nuit, était hasard ? C’est alors que les yeux d’Œdipa tombèrent sur un très ancien exemplaire du journal anarcho-syndicaliste Regeneracion. Il était daté de 1904, et il n’y avait pas de timbre à côté de la flamme, seulement le cor de chasse, frappé à la main.
- Ils arrivent, dit Arrabal. Y a-t-il si longtemps qu’ils sont dans le courrier ? A-t-on substitué mon nom à celui d’un membre qui est mort ? Ou bien cela a-t-il vraiment pris soixante ans ? Est-ce une réimpression ? Toutes ces questions sont vaines. Je suis un simple fantassin. En haut lieu, ils doivent avoir leurs raisons.
Elle disparut dans la nuit en ruminant cette idée.
Sur la plage de la ville, elle se promena sans être importunée parmi les bandes de délinquants avec leurs blousons de gangs en tissu léger pour l’été. Ils avaient dessus le cor postal brodé en fil qui semblait d’argent fin sous ce qu’il y avait de clair de lune. ils avaient tous fumé ou reniflé des trucs, ou bien ils s’étaient piqués, ils erraient dans leur rêve, et ils ne la remarquèrent peut-être même pas.
Dans l’autobus, en compagnie de toute une cargaison de Noirs épuisés qui s’en allaient travailler dans les cimetières par toute la ville, elle vit gravé sur le dossier d’un siège, luisant à son intention dans la fumée épaisse, le cor avec comme légende DEATH – la mort. Mais, à la différence de WASTE, quelqu’un avait pris la peine d’ajouter au crayon : DON’T EVER ANTAGONIZE THE HORN, Ne vous opposez jamais au cor.
Près de Fillmore, elle trouva le symbole sur le panneau d’affichage d’une blanchisserie automatique, parmi d’autres fragments de papier offrant du repassage pas cher ou des gardes d’enfants. Le message disait : Si vous savez ce que cela signifie, vous savez où aller pour en savoir davantage. Autour d’elle l’odeur du chlore montait vers le ciel comme les fumées de l’encens. Des machines haletaient sourdement.
A part Œdipa, il n’y avait personne, et les tubes à néon brillaient avec la violence d’un cri, qui éclaboussait ce monde voué à la blancheur. C’était un quartier noir. Était-ce la vocation du cor ? Le cor y verrait-il une offense si elle demandait ? Mais à qui ?
Toute la nuit, dans les autobus, elle écouta les transistors jouer les tubes tout en bas de la liste dans les Top 200 : ils ne deviendraient jamais populaires, leurs airs et leurs paroles disparaîtraient, comme si on les avait jamais chantés. Une petite Mexicaine essayait d’entendre malgré les parasites du moteur, et elle fredonnait comme si elle allait s’en souvenir toujours, tout en traçant du bout de l’ongle des coeurs et des cors de chasse, dans la buée que déposait son haleine sur la vitre.
A l’aéroport, Œdipa – elle se sentait tout à fait invisible – écouta la conversation de joueurs de poker. Celui qui perdait régulièrement sortit un carnet de comptes sur lequel étaient gribouillés des cors de chasse. « Eh bien, les gars, dit-il, je rentre dans mes frais à 99,375%. (Les autres le regardèrent d’un œil indifférent ou hostile.) Et ça fait vingt-cinq ans que ça dure, ajouta-t-il en s’efforçant de sourire. Il y a toujours ce petit quelque chose en moins qui m’empêche de m’en tirer ric-rac. Je me demande bien pourquoi je ne laisse pas tomber. » Personne ne lui répondit.
Dans les lavabos, elle tomba sur une réclame pour l’ACDC, ce qui signifiait Alameda County Death Cult, ce qui signifie Culte de la mort du comté d’Alameda. Il y avait un numéro de boîte postale et un cor postal. Une fois par mois ils devaient choisir une victime parmi les innocents, les vertueux, ceux qui étaient à leur aise dans la société et, après l’avoir violenté, l’offrir en sacrifice. Œdipa ne recopia pas le numéro.
Un gamin dégingandé s’apprêtait à prendre le vol de TWA pour Miami. Son intention, c’était de se glisser la nuit dans les aquariums pour entamer des négociations avec les dauphins, qui un jour remplaceraient les hommes. Il était occupé à embrasser sa mère avec passion, en se servant de sa langue. « Je t’écrirai, maman, disait-il. – Écris par WASTE, lui- dit-elle. N’oublie pas, parce que, autrement, le gouvernement ouvrira ton courrier. Et les dauphins ne seraient pas contents. – Je t’aime, maman, dit-il. – Aime les dauphins, lui conseilla-t-elle. Écris par WASTE. »
Et cela continuait. Œdipa, en voyeuse, écoutait. Elle rencontra ensuite un soudeur qui avait la gueule toute de travers, et qui semblait très content d’être aussi laid ; un gosse qui errait dans la nuit en regrettant la mort d’avant la naissance, comme certains paumés regrettent la douce berceuse vide d’une communauté ; une négresse avec dans le gras enfantin de la joue la marbrure compliquée d’une cicatrice ; elle allait de fausse couche en fausse couche pour des raisons différentes à chaque fois, avec la même délibération que d’autres apportent aux rites de la naissance, consacrée non pas à la continuité mai plutôt à une sorte d’interrègne ; un veilleur de nuit vieillissant en train de mâchonner une barre de savon Ivory Soap : il avait un estomac virtuose qu’il avait habitué à accepter également les lotions, l’Air-Wick solide, le tissu, le tabac et la cire, dans l’intention désespérée d’assimiler tout cela, promesses, productivités, trahisons, ulcères, avant qu’il ne soit trop tard ; et même un voyeur, planté devant une des fenêtres encore allumées de la ville, à la poursuite de Dieu sait quelle image. Et comme décor pour tous ces égarements, tous ces autismes différents, en boutons de manchette, en décalcomanies, en gribouillages vagues, il y avait toujours le fameux cor de chasse. Elle en vint à tellement le guetter que peut-être ne le vit-elle pas autant que, plus tard, elle le crut. Deux ou trois fois, c’aurait été assez. Ou trop.
Elle poursuivit ses pérégrinations à pied ou en autobus jusque dans le petit matin, s’abandonnant à un fatalisme peu fréquent chez elle. Où était donc passée l’Œdipa qui était venu si bravement à San Narciso ? Ce bébé optimiste était arrivé comme le détective privé des pièces radiophoniques de jadis, croyant que tout ce qu’il fallait, c’était du cran, de la ressource, la liberté que n’ont pas toujours les flics : avec cela, on pouvait résoudre les plus grands mystères.
Seulement tôt ou tard, le privé finissait par prendre sur la gueule. Et cette profusion de cors de chasse au cours de la nuit, cette répétition délibérée, maligne, c’était la façon qu’ils avaient trouvée. Ils connaissaient ses points faibles, les ganglions qui contrôlaient son optimisme, et peu à peu, ils étaient en train de la paralyser.
La nuit précédente, elle aurait pu se demander quels réseaux occultes (en dehors de ceux qu’elle connaissait) se servaient du système WASTE. Au lever du soleil, elle pouvait légitimement se demander quels réseaux ne s’en servaient pas. Si, comme Jesus Arrabal l’avait affirmé des années plus tôt sur la plage de Mazatlan, les miracles étaient bien les intrusions d’un autre monde dans le nôtre, une sorte de carambolage dans une partie de billard cosmique, il devait en être de même pour tous ces cors de chasse apparus au cours de la nuit. Car il y avait là Dieu sait combien de citoyens qui avaient délibérément choisi de ne pas se servir de la poste du gouvernement. Ce n’était pas un acte de trahison, peut-être même pas de défiance. Mais c’était un repli calculé, un retrait de la vie de la République et de son mécanisme. Quoi que ce fût qu’on leur refusât, par haine, indifférence à leurs votes, combine ou simple ignorance, il s’agissait chez eux d’une dérobade volontaire, privée et discrète. Comme ils ne pouvaient pas se dissoudre dans le vide (ou alors, était-ce possible?), il fallait bien qu’existât un autre monde, silencieux, que personne ne soupçonnait.
Thomas Pynchon
Vente à la criée du lot 49 / 1965
psychedelic.jpg

0 Réponses à “Vente à la criée du lot 49 / Thomas Pynchon”


  • Aucun commentaire

Laisser un Commentaire




boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle