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Salammbô / Gustave Flaubert

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d’une croix noire, ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.
Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs. Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.
D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques− uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avec l’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l’avenue de cyprès et l’on apporta des flambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l’image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s’y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par− dessus les tables, les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l’on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s’écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d’un grand plat d’argent.
A mesure qu’augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute.
Gustave Flaubert
Salammbô / 1862
Sur le Silence qui parle :
Catégorie Flaubert
Catégorie Edward Saïd

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Tanoux-Salammbo-1921

La tentation de Saint-Antoine / Gustave Flaubert

C’est dans la Thébaïde, au haut d’une montagne, sur une plate-forme arrondie en demi-lune, et qu’enferment de grosses pierres.
La cabane de l’Ermite occupe le fond. Elle est faite de boue et de roseaux, à toit plat, sans porte. On distingue dans l’intérieur une cruche avec un pain noir ; au milieu, sur une stèle de bois, un gros livre ; par terre, çà et là, des filaments de sparterie, deux ou trois nattes, une corbeille, un couteau.
À dix pas de la cabane, il y a une longue croix plantée dans le sol ; et, à l’autre bout de la plate-forme, un vieux palmier tordu se penche sur l’abîme, car la montagne est taillée à pic, et le Nil semble faire un lac au bas de la falaise.
La vue est bornée à droite et à gauche par l’enceinte des roches. Mais du côté du désert, comme des plages qui se succéderaient, d’immenses ondulations parallèles d’un blond cendré s’étirent les unes derrière les autres, en montant toujours ; — puis au delà des sables, tout au loin, la chaîne libyque forme un mur couleur de craie, estompé légèrement par des vapeurs violettes. En face, le soleil s’abaisse. Le ciel, dans le nord, est d’une teinte gris-perle, tandis qu’au zénith des nuages de pourpre, disposés comme les flocons d’une crinière gigantesque, s’allongent sur la voûte bleue. Ces rais de flamme se rembrunissent, les parties d’azur prennent une pâleur nacrée ; les buissons, les cailloux, la terre, tout maintenant paraît dur comme du bronze ; et dans l’espace flotte une poudre d’or tellement menue qu’elle se confond avec la vibration de la lumière.
SAINT – ANTOINE
qui a une longue barbe, de longs cheveux, et une tunique de peau de chèvre, est assis, jambes croisées, en train de faire des nattes. Dès que le soleil disparaît, il pousse un grand soupir, et regardant l’horizon :
Encore un jour ! un jour de passé !
Autrefois pourtant, je n’étais pas si misérable ! Avant la fin de la nuit, je commençais mes oraisons ; puis, je descendais vers le fleuve chercher de l’eau, et je remontais par le sentier rude avec l’outre sur mon épaule, en chantant des hymnes. Ensuite, je m’amusais à ranger tout dans ma cabane. Je prenais mes outils ; je tâchais que les nattes fussent bien égales et les corbeilles légères ; car mes moindres actions me semblaient alors des devoirs qui n’avaient rien de pénible.
À des heures réglées je quittais mon ouvrage ; et priant les deux bras étendus je sentais comme une fontaine de miséricorde qui s’épanchait du haut du ciel dans mon cœur. Elle est tarie, maintenant. Pourquoi ? …
Il marche dans l’enceinte des roches, lentement.
Tous me blâmaient lorsque j’ai quitté la maison. Ma mère s’affaissa mourante, ma sœur de loin me faisait des signes pour revenir ; et l’autre pleurait, Ammonaria, cette enfant que je rencontrais chaque soir au bord de la citerne, quand elle amenait ses buffles. Elle a couru après moi. Les anneaux de ses pieds brillaient dans la poussière, et sa tunique ouverte sur les hanches flottait au vent. Le vieil ascète qui m’emmenait lui a crié des injures. Nos deux chameaux galopaient toujours ; et je n’ai plus revu personne.
D’abord, j’ai choisi pour demeure le tombeau d’un Pharaon. Mais un enchantement circule dans ces palais souterrains, où les ténèbres ont l’air épaissies par l’ancienne fumée des aromates. Du fond des sarcophages j’ai entendu s’élever une voix dolente qui m’appelait ; ou bien, je voyais vivre, tout à coup, les choses abominables peintes sur les murs ; et j’ai fui jusqu’au bord de la mer Rouge dans une citadelle en ruines. Là, j’avais pour compagnie des scorpions se traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu. La nuit, j’étais déchiré par des griffes, mordu par des becs, frôlé par des ailes molles ; et d’épouvantables démons, hurlant dans mes oreilles, me renversaient par terre. Une fois même, les gens d’une caravane qui s’on allait vers Alexandrie m’ont secouru, puis emmené avec eux.
Alors, j’ai voulu m’instruire près du bon vieillard Didyme. Bien qu’il fût aveugle, aucun ne l’égalait dans la connaissance des Écritures. Quand la leçon était finie, il réclamait mon bras pour se promener. Je le conduisais sur le Paneum, d’où l’on découvre le Phare et la haute mer. Nous revenions ensuite par le port, en coudoyant des hommes de toutes les nations, jusqu’à des Cimmériens vêtus de peaux d’ours, et des Gymnosophistes du Gange frottés de bouse de vache. Mais sans cesse, il y avait quelque bataille dans les rues, à cause des Juifs refusant de payer l’impôt, ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains. D’ailleurs la ville est pleine d’hérétiques, des sectateurs de Manès, de Valentin, de Basilide, d’Arius, — tous vous accaparant pour discuter et vous convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois dans la mémoire. On a beau n’y pas faire attention, cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim ; et ma pénitence fut si haute que je n’avais plus peur de Dieu. Quelques uns s’assemblèrent autour de moi pour devenir des anachorètes. Je leur ai imposé une règle pratique, en haine des extravagances de la Gnose et des assertions des philosophes. On m’envoyait de partout des messages. On venait me voir de très-loin.
Cependant le peuple torturait les confesseurs, et la soif du martyre m’entraîna dans Alexandrie. La persécution avait cessé depuis trois jours.
Comme je m’en retournais, un flot de monde m’arrêta devant le temple de Sérapis. C’était, me dit-on, un dernier exemple que le gouverneur voulait faire. Au milieu du portique, en plein soleil, une femme nue était attachée contre une colonne, deux soldats la fouettant avec des lanières ; à chacun des coups son corps entier se tordait. Elle s’est retournée, la bouche ouverte ; — et pardessus la foule, à travers ses longs cheveux qui lui couvraient la figure, j’ai cru reconnaître Ammonaria …
Cependant … celle-là était plus grande …, et belle …, prodigieusement ! Il se passe les mains sur le front. Non ! non ! je ne veux pas y penser !
Une autre fois, Athanase m’appela pour le soutenir contre les Ariens. Tout s’est borné à des invectives et à des risées. Mais, depuis lors, il a été calomnié, dépossédé de son siège, mis en fuite. Où est-il, maintenant ? je n’en sais rien ! On s’inquiète si peu de me donner des nouvelles. Tous mes disciples m’ont quitté, Hilarion comme les autres !
Il avait peut-être quinze ans quand il est venu ; et son intelligence était si curieuse qu’il m’adressait à chaque moment des questions. Puis, il écoutait d’un air pensif ; — et les choses dont j’avais besoin, il me les apportait sans murmure, plus leste qu’un chevreau, gai d’ailleurs à faire rire les patriarches. C’était un fils pour moi !
Le ciel est rouge, la terre complètement noire. Sous les rafales du vent des traînées de sable se lèvent comme de grands linceuls, puis retombent. Dans une éclaircie, tout à coup, passent des oiseaux formant un bataillon triangulaire, pareil à un morceau de métal, et dont les bords seuls frémissent.
Antoine les regarde.
Ah ! que je voudrais les suivre !
Combien de fois, aussi, n’ai-je pas contemplé avec envie les longs bateaux, dont les voiles ressemblent à des ailes, et surtout quand ils emmenaient au loin ceux que j’avais reçus chez moi ! Quelles bonnes heures nous avions ! quels épanchements ! Aucun ne m’a plus intéressé qu’Ammon ; il me racontait son voyage à Rome, les Catacombes, le Colisée, la piété des femmes illustres, mille choses encore ! … et je n’ai pas voulu partir avec lui ! D’où vient mon obstination à continuer une vie pareille ? J’aurais bien fait de rester chez les moines de Nitrie, puisqu’ils m’en suppliaient. Ils habitent des cellules à part, et cependant communiquent entre eux. Le dimanche, la trompette les assemble à l’église, où l’on voit accrochés trois martinets qui servent à punir les délinquants, les voleurs et les intrus, car leur discipline est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs, néanmoins. Des fidèles leur apportent des œufs, des fruits, et même des instruments propres à ôter les épines des pieds. Il y a des vignobles autour de Pisperi, ceux de Pabène ont un radeau pour aller chercher les provisions.
Mais j’aurais mieux servi mes frères en étant tout simplement un prêtre. On secourt les pauvres, on distribue les sacrements, on a de l’autorité dans les familles.
D’ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés, et il ne tenait qu’à moi d’être … par exemple … grammairien, philosophe. J’aurais dans ma chambre une sphère de roseaux, toujours des tablettes à la main, des jeunes gens autour de moi, et à ma porte, comme enseigne, une couronne de laurier suspendue.
Mais il y a trop d’orgueil à ces triomphes ! Soldat valait mieux. J’étais robuste et hardi, — assez pour tendre le câble des machines, traverser les forêts sombres, entrer casque en tête dans les villes fumantes ! … Rien ne m’empêchait, non plus, d’acheter avec mon argent une charge de publicain au péage de quelque pont ; et les voyageurs m’auraient appris des histoires, en me montrant dans leurs bagages des quantités d’objets curieux …
Les marchands d’Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière de Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit des tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord ! Au delà, des arbres taillés en cône protégent contre le vent du sud les fermes tranquilles. Le toit de la haute maison s’appuie sur de minces colonnettes, rapprochées comme les bâtons d’une claire-voie ; et par ces intervalles le maître, étendu sur un long siège, aperçoit toutes ses plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le pressoir où l’on vendange, les bœufs qui battent la paille. Ses enfants jouent par terre, sa femme se penche pour l’embrasser.
Dans l’obscurité blanchâtre de la nuit, apparaissent çà et là des museaux pointus, avec des oreilles toutes droites et des yeux brillants. Antoine marche vers eux. Des graviers déroulent, les bêtes s’enfuient. C’était un troupeau de chacals.
Un seul est resté, et qui se tient sur deux pattes, le corps en demi-cercle et la tête oblique, dans une pose pleine de défiance.
Comme il est joli ! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement. Antoine siffle pour le faire venir. Le chacal disparaît. Ah ! il s’en va rejoindre les autres ! Quelle solitude ! Quel ennui !
Riant amèrement :
C’est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des nattes, puis d’échanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui vous brise les dents ! Ah ! misère de moi ! est-ce que ça ne finira pas ! Mais la mort vaudrait mieux ! Je n’en peux plus ! Assez ! assez !
Il frappe du pied, et tourne au milieu des roches d’un pas rapide, puis s’arrête hors d’haleine, éclate en sanglots et se couche par terre, sur le flanc.
La nuit est calme ; des étoiles nombreuses palpitent ; on n’entend que le claquement des tarentules.
Les deux bras de la croix font une ombre sur le sable ; Antoine, qui pleure, l’aperçoit.
Suis-je assez faible, mon Dieu ! Du courage, relevons-nous !
Il entre dans sa cabane, découvre un charbon enfoui, allume une torche et la plante sur le stèle de bois, de façon à éclairer le gros livre.
Si je prenais … la Vie des Apôtres ? … oui ! … n’importe où !
« Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d’animaux terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d’oiseaux ; et une voix lui dit : Pierre, lève-toi ! tue, et mange ! »
Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout ? … tandis que moi …
Antoine reste le menton sur la poitrine. Le frémissement des pages, que le vent agite, lui fait relever la tête, et il lit :
« Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent un grand carnage, de sorte qu’ils disposèrent à volonté de ceux qu’ils haïssaient. »
Suit le dénombrement des gens tués par eux : soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert ! D’ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se venger, tout en massacrant des idolâtres ! La ville sans doute regorgeait de morts ! Il y en avait au seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hauteur dans les chambres que les portes ne pouvaient plus tourner ! … — Mais voilà que je plonge dans des idées de meurtre et de sang !
Il ouvre le livre à un autre endroit.
« Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel. »
Ah ! c’est bien ! Le Très-Haut exalte ses prophètes au-dessus des rois ; celui-là pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de délices et d’orgueil. Mais Dieu, par punition, l’a changé en bête. Il marchait à quatre pattes !
Antoine se met à rire ; et en écartant les bras, du bout de sa main, dérange les feuilles du livre. Ses yeux tombent sur cette phrase :
« Ezéchias eut une grande joie de leur arrivée. Il leur montra ses parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de senteur, tous ses vases précieux, et ce qu’il y avait dans ses trésors. »
Je me figure … qu’on voyait entassés jusqu’au plafond des pierres fines, des diamants, des dariques. Un homme qui en possède une accumulation si grande n’est plus pareil aux autres. Il songe, tout en les maniant, qu’il tient le résultat d’une quantité innombrable d’efforts, et comme la vie des peuples qu’il aurait pompée et qu’il peut répandre. C’est une précaution utile aux rois. Le plus sage de tous n’y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient de l’ivoire, des singes … Où est-ce donc ?
Il feuillette vivement. Ah ! voici ! « La Reine de Saba, connaissant la gloire de Salomon, vint le tenter, en lui proposant des énigmes. »
Comment espérait-elle le tenter ? Le Diable a bien voulu tenter Jésus ! Mais Jésus a triomphé parce qu’il était Dieu, et Salomon grâce peut-être à sa science de magicien. Elle est sublime, cette science-là ! Car le monde, — ainsi qu’un philosophe me l’a expliqué, — forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu ? … On pourrait donc modifier ce qui paraît être l’ordre immuable ?
Alors les deux ombres dessinées derrière lui par les bras de la croix se projettent en avant. Elles font comme deux grandes cornes ; Antoine s’écrie :
Au secours, mon Dieu ! L’ombre est revenue à sa place.
Ah ! … c’était une illusion ! pas autre chose ! — Il est inutile que je me tourmente l’esprit ! Je n’ai rien à faire ! … absolument rien à faire !
Il s’assoit, et se croise les bras.
Cependant … j’avais cru sentir l’approche … Mais pourquoi viendrait-Il ? D’ailleurs, est-ce que je ne connais pas ses artifices ? J’ai repoussé le monstrueux anachorète qui m’offrait, en riant, des petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me prendre sur sa croupe, — et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très-beau, et qui m’a dit s’appeler l’esprit de fornication.
Antoine marche de droite et de gauche, vivement.
C’est par mon ordre qu’on a bâti cette foule de retraites saintes, pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvres, et nombreux à pouvoir faire une armée ! J’ai guéri de loin des malades ; j’ai chassé des démons ; j’ai passé le fleuve au milieu des crocodiles ; l’empereur Constantin m’a écrit trois lettres ; Balacius, qui avait craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux ; le peuple d’Alexandrie, quand j’ai reparu, se battait pour me voir, et Athanase m’a reconduit sur la route. Mais aussi quelles œuvres ! Voilà plus de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours ! J’ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j’ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l’œil comme Pacôme ; et ceux qu’on décapite, qu’on tenaille ou qu’on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre !
Antoine se ralentit. Certainement, il n’y a personne dans une détresse aussi profonde ! Les cœurs charitables diminuent. On ne me donne plus rien. Mon manteau est usé. Je n’ai pas de sandales, pas même une écuelle ! — car, j’ai distribué aux pauvres et à ma famille tout mon bien, sans retenir une obole. Ne serait ce que pour avoir des outils indispensables à mon travail, il me faudrait un peu d’argent. Oh ! pas beaucoup ! une petite somme ! … je la ménagerais.
Les Pères de Nicée, en robes de pourpre, se tenaient comme des mages, sur des trônes, le long du mur ; et on les a régalés dans un banquet, en les comblant d’honneurs, surtout Paphnuce, parce qu’il est borgne et boiteux depuis la persécution de Dioclétien ! L’Empereur lui a baisé plusieurs fois son œil crevé ; quelle sottise ! Du reste, le Concile avait des membres si infâmes ! Un évêque de Scythie, Théophile ; un autre de Perse, Jean ; un gardeur de bestiaux, Spiridion ! Alexandre était trop vieux. Athanase aurait dû montrer plus de douceur aux Ariens, pour en obtenir des concessions !
Est-ce qu’ils en auraient fait ! Ils n’ont pas voulu m’entendre ! Celui qui parlait contre moi, — un grand jeune homme à barbe frisée, — me lançait, d’un air tranquille, des objections captieuses ; et, pendant que je cherchais mes paroles, ils étaient à me regarder avec leurs figures méchantes, en aboyant comme des hyènes. Ah ! que ne puis-je les faire exiler tous par l’Empereur, ou plutôt les battre, les écraser, les voir souffrir ! Je souffre bien, moi !
Il s’appuie en défaillant contre sa cabane.
C’est d’avoir trop jeûné ! mes forces s’en vont. Si je mangeais … une fois seulement, un morceau de viande.
Il entreferme les yeux, avec langueur.
Ah ! de la chair rouge … une grappe de raisin qu’on mord ! … du lait caillé qui tremble sur un plat ! …
Mais qu’ai-je donc ! … Qu’ai-je donc ! … Je sens mon cœur grossir comme la mer, quand elle se gonfle avant l’orage. Une mollesse infinie m’accable, et l’air chaud me semble rouler le parfum d’une chevelure. Aucune femme n’est venue, cependant ? …
Il se tourne vers le petit chemin entre les roches.
C’est par là qu’elles arrivent, balancées dans leurs litières aux bras noirs des eunuques. Elles descendent, et joignant leurs mains chargées d’anneaux, elles s’agenouillent. Elles me racontent leurs inquiétudes. Le besoin d’une volupté surhumaine les torture ; elles voudraient mourir, elles ont vu dans leurs songes des Dieux qui les appelaient ; — et le bas de leur robe tombe sur mes pieds. Je les repousse. « Oh ! non, disent-elles, pas encore ! Que dois-je faire ! » Toutes les pénitences leur seraient bonnes. Elles demandent les plus rudes, à partager la mienne, à vivre avec moi.
Voilà longtemps que je n’en ai vu ! Peut-être qu’il en va venir ? pourquoi pas ? Si tout à coup … j’allais entendre tinter des clochettes de mulet dans la montagne. Il me semble …
Antoine grimpe sur une roche, à l’entrée du sentier ; et il se penche, en dardant ses yeux dans les ténèbres.
Oui ! là-bas, tout au fond, une masse remue, comme des gens qui cherchent leur chemin. Elle est là ! Ils se trompent.
Appelant : De ce côté ! viens ! viens !
L’écho répète : Viens ! viens !
Il laisse tomber ses bras, stupéfait.
Quelle honte ! Ah ! pauvre Antoine !
Et tout de suite, il entend chuchoter : « Pauvre Antoine ! »
Quelqu’un ? répondez !
Le vent qui passe dans les intervalles des roches fait des modulations ; et dans leurs sonorités confuses, il distingue DES VOIX comme si l’air parlait. Elles sont basses, et insinuantes, sifflantes.
LA PREMIÈRE Veux-tu des femmes ? LA SECONDE De grands tas d’argent, plutôt ! LA TROISIÈME Une épée qui reluit ? et LES AUTRES — Le Peuple entier t’admire ! — Endors-toi ! — Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras !
En même temps, les objets se transforment. Au bord de la falaise, le vieux palmier, avec sa touffe de feuilles jaunes, devient le torse d’une femme penchée sur l’abîme, et dont les grands cheveux se balançant.
ANTOINE
se tourne vers sa cabane ; et l’escabeau soutenant le gros livre, avec ses pages chargées de lettres noires, lui semble un arbuste tout couvert d’hirondelles.
C’est la torche, sans doute, qui faisant un jeu de lumière … Éteignons-la ! Il l’éteint, l’obscurité est profonde.
Et, tout à coup, passent au milieu de l’air, d’abord une flaque d’eau, ensuite une prostituée, le coin d’un temple, une figure de soldat, un char avec deux chevaux blancs, qui se cabrent.
Ces images arrivent brusquement, par secousses, se détachant sur la nuit comme des peintures d’écarlate sur de l’ébène.
Leur mouvement s’accélère. Elles défilent d’une façon vertigineuse. D’autres fois, elles s’arrêtent et pâlissent par degrés, se fondent ; ou bien, elles s’envolent, et immédiatement d’autres arrivent.
Antoine ferme ses paupières.
Elles se multiplient, l’entourent, l’assiègent. Une épouvante indicible l’envahit ; et il ne sent plus rien qu’une contraction brûlante à l’épigastre. Malgré le vacarme de sa tête, il perçoit un silence énorme qui le sépare du monde. Il tâche de parler ; impossible ! C’est comme si le lien général de son être se dissolvait ; et, ne résistant plus, Antoine tombe sur la natte.
Gustave Flaubert
la Tentation de saint Antoine / 1849-1870
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Bouvard et Pécuchet (2) / Gustave Flaubert

Enfin, ils résolurent de composer une pièce.
Le difficile c’était le sujet.
Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.
Ou bien, ils s’enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.
Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu.
Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle ; on développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des causes célèbres, un tas d’histoires.
Et ils rêvaient d’être joués à l’Odéon, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris.
– J’étais fait pour être auteur, et ne pas m’enterrer à la campagne ! disait Bouvard.
– Moi de même, répondait Pécuchet.
Une illumination lui vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles.
Ils les étudièrent, dans la Pratique du Théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.
On y débat des questions importantes : Si la comédie peut s’écrire en vers, – si la tragédie n’excède point les bornes en tirant sa fable de l’histoire moderne, – si les héros doivent être vertueux, – quel genre de scélérats elle comporte, – jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ? Que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute !
« Inventez des ressorts qui puissent m’attacher », dit Boileau.
Par quel moyen inventer des ressorts ?
« Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. »

Comment chauffer le cœur ?
Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie.
Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l’Académie française, n’entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.
La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de pièces, dans les journaux.
Quel aplomb ! Quel entêtement ! Quelle improbité ! Des outrages à des chefs-d’œuvre, des révérences faites à des platitudes – et les âneries de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l’on proclame spirituels !
C’est peut-être au Public qu’il faut s’en rapporter ?
Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.
Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable.
Bouvard posa le dilemme à Barberou. Pécuchet, de son côté, écrivit à Dumouchel.
L’ancien commis-voyageur s’étonna du ramollissement causé par la province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n’y était plus du tout.
Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans l’article-Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse.
– Mais imbécile s’écria Pécuchet ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse – et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. Si les pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues ? Et il attendit la réponse de Dumouchel.
Suivant le professeur, le sort immédiat d’une pièce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n’est plus comprise. Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard ? – Et il rappelait tous les grands succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu’à Gaspardo le Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le mépris de la Littérature – ou plutôt du style.
Alors, ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style ? – et grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres.
Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants. Vomir ne s’emploie qu’au figuré. Fièvre s’applique aux passions. Vaillance est beau en vers.
– Si nous faisions des vers ? dit Pécuchet.
– Plus tard ! Occupons-nous de la prose, d’abord.
On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui mais tous ont leurs dangers – et non seulement ils ont péché par le style – mais encore par la langue.
Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire.
Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osèrent se décider.
Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas.
Nulle distinction autrefois entre l’adjectif verbal et le participe présent, mais l’Académie en pose une peu commode à saisir.
Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes mais aussi pour les choses, tandis que où et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.
Doit-on dire cette femme a l’air bon ou l’air bonne ? – une bûche de bois sec ou de bois sèche – ne pas laisser de ou que de – une troupe de voleurs survint, ou survinrent ?
Autres difficultés : Autour et à l’entour dont Racine et Boileau ne voyaient pas la différence – imposer ou en imposer synonymes chez Massillon et chez Voltaire ; croasser et coasser confondus par La Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une grenouille.
Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord ; ceux-ci voyant une beauté, où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage au lieu de lentilles et cassonade préconise nentilles et castonade. Bouhours jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les œils de la soupe.
Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment ? des z’annetons vaudrait mieux que des hannetons, des z’aricots que des haricots – et sous Louis XIV, on prononçait Roume et M. de Loune pour Rome et M. de Lionne !
Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir.
Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion.
En ce temps-là, d’ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu’il faut écrire comme on parle et que tout sera bien pourvu qu’on ait senti, observé.
Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent capables d’écrire. Une pièce est gênante par l’étroitesse du cadre ; mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans leurs souvenirs.
Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait de s’en venger par un livre.
Bouvard avait connu à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.
Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets, en un seul – en demeuraient là, passèrent aux suivants : – une femme qui cause le malheur d’une famille – une femme, son mari et son amant – une femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un mauvais prêtre.
Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était pour le sentiment et l’idée, Bouvard pour l’image et la couleur – et ils commençaient à ne plus s’entendre, chacun s’étonnant que l’autre fût si borné.
La science qu’on nomme esthétique, trancherait peut-être leurs différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste d’ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se communiquaient leurs réflexions.
D’abord qu’est-ce que le Beau ?
Pour Schelling c’est l’infini s’exprimant par le fini, pour Reid une qualité occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre ce qui plaît à la vertu ; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau : un beau dans les sciences, la géométrie est belle, un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal. La Beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il éveille en nous des idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin la condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le principe.
– Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet, – ordinairement.
Ils abordèrent la question du sublime.
Certains objets, sont d’eux-mêmes sublimes, le fracas d’un torrent, des ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
– Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le très Beau.
Comment les distinguer ?
– Au moyen du tact, répondit Pécuchet.
– Et le tact, d’où vient-il ?
– Du goût !
– Qu’est-ce que le goût ?
On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports.
– Enfin le goût c’est le goût, – et tout cela ne dit pas la manière d’en avoir.
Il faut observer les bienséances ; mais les bienséances varient ; – et si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas toujours irréprochable. – Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.
Puisqu’une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaître des limites entre les Arts, et dans chacun des Arts plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent où le style de l’un entrera dans l’autre sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.
L’application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation de la Beauté empêche le Vrai. Cependant, sans idéal pas de Vrai ; – c’est pourquoi les types sont d’une réalité plus continue que les portraits. L’Art, d’ailleurs, ne traite que la vraisemblance – mais la vraisemblance dépend de qui l’observe, est une chose relative, passagère.
Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait à l’esthétique.
– Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des exemples. Or, écoute. Et il lut une note, qui lui avait demandé bien des recherches.
Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicité que réclame l’Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est comme poète au-dessous du XVIIe siècle, Blair, Anglais, déplore dans Virgile le tableau des harpies. Marmontel gémit sur les licences d’Homère. Lamotte n’admet point l’immoralité de ses héros, Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles !
– Tu exagères ! dit Pécuchet.
Des doutes l’agitaient – car si les esprits médiocres (comme observe Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort ! Cependant les maîtres sont les maîtres ! Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau ; – et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.
Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.
La veuve n’avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une avance ? Mais pourquoi l’intermédiaire de Marianne ? – Et pendant toute la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara.
Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps à autre par la fenêtre ; un coup de sonnette retentit. C’était le notaire.
Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil – et les premières politesses échangées, dit que las d’attendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.
Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de Pécuchet.
Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux ; – M. Vaucorbeil devant venir tout à l’heure.
Enfin, elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa toilette : un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied aux occasions sérieuses.
Après beaucoup d’ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas suffisants ?
– Un acre ! Mille écus ? jamais !
Elle cligna ses paupières : – Ah ! pour moi !
Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.
Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin – et en la posant sur la table :
– Ce sont des brochures ! Elles ont trait à la Réforme – question brûlante ; – mais voici une chose qui vous appartient sans doute ? Et il tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable.
Mélie, tout à l’heure, le lisait dans la cuisine ; et comme on doit surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en confisquant le livre.
Bouvard l’avait prêté à sa servante. On causa des romans.
Mme Bordin les aimait, quand ils n’étaient pas lugubres.
– Les écrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses !
– Il faut peindre ! objecta Bouvard.
– Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple ! …
– Il ne s’agit pas d’exemple !
– Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains d’une jeune fille. Moi, j’en ai une.
– Charmante ! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours de contrat de mariage.
– Eh bien, à cause d’elle, ou plutôt des personnes qui l’entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur ! …
– Qu’a-t-il fait, le Peuple ? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur le seuil.
Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.
– Je soutiens reprit le comte qu’il faut écarter de lui certaines lectures.
Vaucorbeil répliqua : – Vous n’êtes donc pas pour l’instruction ?
– Si fait ! Permettez ?
– Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement !
– Où est le mal ?
Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe, rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté de la presse.
– Et celle du théâtre ! ajouta Pécuchet.
Marescot n’y tenait plus. – Il va trop loin, votre théâtre !
– Pour cela, je vous l’accorde ! dit le comte ; des pièces qui exaltent le suicide !
– Le suicide est beau ! – témoin Caton, objecta Pécuchet.
Sans répondre à l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres, où l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le mariage !
– Eh bien, et Molière ? dit Bouvard.
Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus – et d’ailleurs était un peu surfait.
– Enfin dit le comte Victor Hugo a été sans pitié – oui sans pitié, pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie, le type de la Reine dans le personnage de Marie Tudor !
– Comment ! s’écria Bouvard moi – auteur – je n’ai pas le droit…
– Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.
Vaucorbeil trouvait aussi que l’Art devait avoir un but : viser à l’amélioration des masses ! Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.
Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.
Le notaire reprit : – Mais la langue, y pensez-vous ?
– La langue ? comment ?
– On vous parle du style ! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien écrits ?
– Sans doute, fort intéressants !
Il leva les épaules – et elle rougit sous l’impertinence.
Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.
Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.
Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l’arrêta.
– Vous m’oubliez, Docteur !
Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches, et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.
– Purgez-vous dit le médecin ; et lui donnant deux petites claques comme à un enfant : Trop de nerfs, trop artiste !
Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait ; – et dès qu’ils furent seuls :
– Tu crois que ce n’est pas sérieux ?
– Non ! bien sûr !
Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’Art se renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la Littérature.
Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du Comte. Tous réclamaient le suffrage universel.
– Il me semble dit Pécuchet que nous aurons bientôt du grabuge ? Car il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.
Gustave Flaubert
Bouvard et Pécuchet / 1872-1880
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