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Echos du commun / Manola Antonioli

« Voilà l’une des questions que ce petit livre confie à d’autres, moins pour qu’ils y répondent que pour qu’ils veuillent bien la porter et peut-être la prolonger. Ainsi trouvera-t-on qu’elle a aussi un sens politique astreignant et qu’elle ne nous permet pas de nous désintéresser du temps présent, lequel, en ouvrant des espaces de libertés inconnus, nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés, entre ce que nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœuvrement. »
Maurice Blanchot / la Communauté inavouable

En 1983 Blanchot prolonge une réflexion (qui s’était déjà exprimée dans les essais de l’Entretien infini consacrés au surréalisme et dans les textes de l’Amitié sur le devenir du communisme) sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté, en un temps (qui est encore le nôtre) qui semble en avoir perdu jusqu’à la compréhension. À partir d’un texte de Jean-Luc Nancy (1), dans la référence constante à Georges Bataille et à la pensée de Levinas, mais aussi à travers une lecture de Marguerite Duras, la question politique se précise au fil des pages de la Communauté inavouable comme question de la communauté, à repenser comme un rapport de proximité sans médiation, dans l’exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun. Pour Blanchot comme pour Nancy, il s’agit de penser le « commun » au-delà des modèles théoriques qui nous ont été transmis par la tradition philosophique, politique ou religieuse, au-delà de la nostalgie dangereuse pour des formes de vie communautaires mythique et fusionnelles, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les individus isolés des sociétés contemporaines.
Si la communauté semble toujours s’offrir, dans la pensée et dans l’histoire, comme tendance à la communion(voire à la fusion) entre ses membres, repenser la communauté reviendrait donc à penser en dehors de l’idée de communion. La notion de « communauté » ne renverrait donc plus à un ensemble organisé autour d’une essence propre et commune, mais à l’expérience-limite et à la nouvelle figure politique d’un « rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». Cette nouvelle figure du commun, qui doit être pensée comme un réseau multiple, est liée à l’impossible et à l’inconnu, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste et dont le sens réside peut-être dans la non-manifestation et la non-présence. Cette expérience n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même si c’est ce qui permet peut-être la constitution d’un monde commun ou d’une œuvre partagée), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement et du désœuvrement. Dans la Communauté inavouable confluent une série de thèmes constamment présents dans la réflexion politique de Blanchot, qui constituent un réseau d’échos et de résonances entre les pensées dont il s’inspire (celles de Bataille, Nancy ou Levinas) et les approches philosophiques qui ont poursuivi son questionnement de la communauté (Agamben ou Derrida, entre autres).

La rue
La première forme, paradoxale, de « communauté sans communauté » que je voudrais analyser est celle de la rue, déjà évoquée par Blanchot dans l’essai sur « La question la plus profonde » (2) de l’Entretien infini. La « question la plus profonde », la question comme condition de l’histoire et du politique, la question « sur notre temps », est en même temps la question la plus superficielle, nullement exceptionnelle. Elle est toujours présente dans la foule, dans l’opinion, dans la rumeur, dans toutes les dimensions impersonnelles de notre époque, elle relève de l’opinion, de la  doxa. L’opinion dans l’espace public contemporain n’a pas d’auteur comme source du sens, ne demande ni contestation ni vérification, « puisque sa seule vérité, c’est d’être rapportée » (3). Elle peut toujours devenir l’objet d’un système organisé, d’ « organes de presse et de pression » et justifier ainsi les critiques qui soulignent sa dimension d’aliénation, mais, d’après Blanchot, « quelque chose d’impersonnel est toujours en train de détruire dans l’opinion, toute opinion » (4). Dans la dimension anonyme de la foule et de la rumeur, quelque chose de la « question la plus profonde » survit en tant qu’excès et impossibilité. Cette réflexion sur la foule, l’opinion, le quotidien, se prolonge dans l’Entretien infini dans les pages consacrées à « la parole quotidienne » comme l’espace contradictoire de « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir » (5). Dans une première approche, le quotidien est l’espace du banal, de ce qui est dépourvu de sens, privé d’une vérité propre, inauthentique ; d’où l’effort constant de le faire participer aux « diverses figures du Vrai », aux grands changements économiques et techniques, à la philosophie, à la politique. Mais la banalité du quotidien révèle son sens propre en se dérobant à toute mise en forme spéculative, à toute cohérence, à toute régularité, en affirmant (comme dans l’œuvre de Kafka) « la profondeur de ce qui est superficiel, la tragédie de la nullité ».
Le quotidien est ainsi présenté comme une réalité complexe : d’une part, il s’agit du fastidieux, du pénible, de l’amorphe, de l’autre d’une dimension inépuisable, irrécusable, insaisissable, qui résiste en se refusant à la formalisation et au pouvoir du logos. D’où l’hypothèse que la possibilité même d’une nouvelle proposition de sens, d’une nouvelle dimension de la communauté politique, se recèle paradoxalement dans l’abîme indifférencié de ce quotidien qui est en même temps le plus proche et le plus lointain, « le familier qui se découvre (mais déjà se dissipe) sous l’espèce de l’étonnant » (6). Le quotidien est le lieu du « rien ne se passe », du « on » décrit par Heidegger, de l’absence de sujet. Mais Blanchot ne cesse, dans ses écrits politiques, d’interroger l’espace de ce non-événement, le lien entre l’inessentiel du quotidien et le quelque chose d’essentiel qu’il paraît cependant nous transmettre. Les moyens de communication contemporains nous offrent le monde entier sur le mode du regard et de l’écoute, de la curiosité et du bavardage, à travers la fascination d’un spectacle continuel. Le « rien ne se passe » a toujours été dit, est antérieur à toute relation et à toute connaissance, il est l’annonce indéfinie que quelque chose d’essentiel est en train de se passer :
« L’essentiel, ce n’est pas que tel homme s’exprime et tel autre entende, mais que, personne en particulier ne parlant et personne en particulier n’écoutant, il y ait cependant de la parole et comme une promesse indéfinie de communiquer, garantie par la va-et-vient incessant de mots solitaires. » (7)
L’ordinaire de chaque jour devient extra-ordinaire en tant qu’affirmation d’autosuffisance : le quotidien ne doit plus ainsi se définir par rapport au miracle, à l’éclair, à la révélation, à un implicite qui devrait être explicité, à l’authentique qui s’opposerait à l’inauthentique. L’espace du quotidien c’est la publicité de la rue, du non-lieu qui a plus de réalité que les lieux qu’il est censé relier. La rue rend impossibles la responsabilité et le témoignage, l’attestation d’un Moi vis-à-vis d’un Autre : « Et l’homme de la rue est foncièrement irresponsable, il a toujours tout vu, mais témoin de rien ; il sait tout, mais n’en peut répondre, non pas par lâcheté, mais par légèreté et parce qu’il n’est pas vraiment là. » (8)
Le quotidien met en question la notion même de sujet, il rend interchangeables l’un et l’autre, annule leur irréprocité, ruine la différence entre authenticité et inauthenticité, met en question toute idée de création (puisqu’il est là depuis toujours), n’est pas en rapport avec une autorité spirituelle et politique. L’homme du quotidien vit dans l’athéisme et l’anarchie de son anonymat, « il est tel que nul Dieu ne saurait avoir de relation avec lui. Et ainsi l’on comprend comment l’homme de la rue échappe à toute autorité, qu’elle soit politique, morale ou religieuse. » (9)
Il existe donc une étrange proximité entre la question la plus profonde et l’être anonyme de la foule et de la « communication » dans le monde contemporain. Si notre époque est celle de la dialectique accomplie, de la « fin de l’histoire » ou de la « fin de la philosophie », pour Blanchot cette proximité mériterait d’être interrogée comme le lieu même de l’insistance de « la question la plus profonde ». Ce lieu semble se préciser dans ses essais et ses récits comme celui d’une exigence politique conçue comme question toujours en attente, question qui ne se pose pas, qui n’attend pas de réponse, toujours en retrait et « à venir », question qui se dérobe aux mouvements de la raison dialectique et à toute histoire prévisible, lieu de l’événement issu du non-événement. Les événements de Mai 68 marquent ainsi profondément l’action et la réflexion politique de Blanchot essentiellement comme le moment de la prise de parole anonyme de la rue, redevenue soudainement « le lieu de toute liberté possible ». (10)
C’est pourquoi la mort politique (la mort du politique) est décrétée par Blanchot quand un pouvoir politique, comme celui de De Gaulle dans l’après 68, vise à multiplier les perquisitions sans contrôle, à faciliter les arrestations arbitraires, à empêcher la constitution de toute communauté éphémère dans les rues, les bâtiments publics, les écoles, les Universités, quand des policiers en civil (aujourd’hui, il s’agit de façon beaucoup plus manifeste et visible de policiers en uniforme et de systèmes multiples de surveillance et de télésurveillance) envahissent la rue, quand des formes d’urbanisme soumises aux impératifs marchands essayent de faire disparaître cet « espace public » très concret qu’est celui de la rue partagée.
« Que chacun de nous comprenne donc ce qui est en jeu. Quand il y a des manifestations, ces manifestations ne concernent pas seulement le petit nombre ou le grand nombre de ceux qui y participent : elles expriment le droit de tous à être libres dans la rue, à y être librement des passants et à pouvoir faire en sorte qu’il s’y passe quelque chose. C’est le premier droit. » (11)
D’où, également, l’extraordinaire actualité d’une fiction comme Le Très Haut, où une épidémie devient l’incarnation réelle et imaginaire qui entraîne la mise en place d’un double dispositif de contrôle médical et policier et d’un stricte quadrillage spatial de la ville.

Communisme et littérature
La question d’une « communication » et d’une « communauté » se pose dans les textes de Blanchot en même temps comme une question politique et comme une question posée à et posée par la littérature. Au-delà de toute pensée de la « fin » (fin de la philosophie, fin de l’histoire, fin de la littérature, fin de l’art, fin du politique, etc.) l’exigence politique et l’exigence littéraire doivent être interrogées, d’après Blanchot, « non plus par rapport à ce qui finit, mais dans la question d’avenir qui se désigne en cette fin infinie ». Dans les pages de l’Entretien infini consacrées au surréalisme (12), l’expérience surréaliste est évoquée avant tout comme une « expérience collective ». Le surréalisme, tout comme le communisme, pourrait à la limite désigner (au-delà de ses réalisations littéraires, comme au-delà des réalisations et des désastres politiques produits par le communisme) comme l’une des tentatives de penser la communauté au cours du XXe siècle. « Communauté » chez Blanchot ne signifie pas un ensemble qui s’organiserait autour d’une essence « propre », partagée et immuable, mais « un rapport indirect, un réseau de relations qui ne se laisse jamais exprimer unitairement ». L’espace ouvert par cette expérience communautaire singulière est multiple, et il ne coïncide donc jamais « avec l’entente que des individus, groupés autour d’une foi, d’un idéal, d’un travail, peuvent soutenir en commun ». (13)
C’est ici que commence à se dessiner un espace de convergence entre la pensée de Blanchot et ce que Jean Luc Nancy définira plus tard comme « la communauté désoeuvrée » : « être à plusieurs, non pour réaliser quelque chose, mais sans autre raison (du reste cachée) que de faire exister la pluralité en lui donnant un sens nouveau. » (14) L’héritage, l’avenir de ce qui a été pensé sous le nom de surréalisme en littérature ou sous celui de communisme en politique n’est peut-être, d’après Blanchot, que « l’exigence d’une pluralité échappant à l’unification ».
Les pages de l’Entretien infini, dans leurs multiples parcours, créent aussi une possibilité de rencontre, non systématique et non prévisible, entre une pensée de la littérature et la recherche d’une nouvelle possibilité du politique, dont les lieux pluriels d’expérience, historiquement déterminés mais dont la part d’événement ne s’épuise pas dans leur effectuation, ont été « le surréalisme » et « le communisme ». Ce qui est en jeu dans les deux domaines (celui de la littérature et celui du politique) est « l’avenir de l’avenir », lié à l’impossible, l’inconnu et l’imprévisible, et Blanchot ne peut qu’indiquer des directions possibles, des « concepts non conceptualisables » pour penser ce qui n’est jamais manifeste, ce qui n’est jamais donné et dont le sens ne réside peut-être que dans la non-manifestation et la non-présence.
Cette expérience singulière du commun n’est donnée ni dans l’arrangement d’un monde, ni dans la forme d’une œuvre (même s’il s’agit de ce qui peut permettre l’arrangement provisoire d’un monde ou la forme précaire d’une œuvre), mais c’est ce qui s’annonce à partir du désarrangement ou du désoeuvrement : « Le surréel du surréalisme est peut-être ainsi offert à l’avenir comme cet entre-deux de la différence, champ infiniment pluriel, point de courbure où décide l’irrégularité. » (15) Dans la littérature, comme dans la politique, ce qui est en jeu pour Blanchot est une « recherche concertée-non-concertée qui reste sans assurance comme elle est sans garantie ». (16)
C’est dans cette recherche d’une forme de nouvelle communauté littéraire que s’inscrit également le projet de Revue Internationale qui est, comme le souligne à juste titre Éric Hoppenot (17) , une suite logique de l’expérience d’écriture politique associée au « Manifeste des 121 », le lieu d’expérimentation d’une écriture anonyme, collective et fragmentaire. Le projet de revue implique une nouvelle vision du pouvoir « sans pouvoir » d’intervention politique des intellectuels, très éloignée du modèle d’engagement prôné par Sartre. Il s’agit aussi d’un projet de critique totale qui ne se réduirait pas à une juxtaposition ou un mélange de textes littéraires et de commentaires politiques, nécessairement inscrit dans une dimension internationale, puisque désormais « tous les problèmes sont d’ordre international ». (18)
Blanchot conçoit ainsi un projet essentiellement collectif, anonyme et international, qui n’aurait dû surtout pas être une « expression panoramique des activités culturelles, littéraires et politiques de notre temps » (19), ni un simple instrument d’enrichissement de la « culture générale » de ses lecteurs, ni encore l’expression d’une doctrine déjà constituée ou d’un groupe existant par ailleurs, mais « une oeuvre créatrice collective de dépassement, d’exigences orientées qui, par le fait même que la revue existe, conduit chacun de ceux qui y participent un peu au-delà sur son propre chemin et aussi peut-être sur un chemin un peu différent de celui qu’il aurait suivi, étant seul » (20). Il s’agit aussi d’un projet résolument inscrit dans l’héritage du marxisme, et qui associe indissolublement une exigence politique et une exigence littéraire, tout en sauvegardant la conscience aiguë d’une différence et même d’une discordance irréductibles entre la responsabilité politique et la responsabilité littéraire.

Le refus
De la lecture des écrits politiques de Blanchot, émerge une autre version d’une « communauté sans communauté » politique, fondée sur le refus et la résistance vis-à-vis de configurations politiques inacceptables, bien avant la constitution d’un projet politique alternatif. Comme le souligne Eric Hoppenot (21), cette version d’une pensée du politique chez Blanchot est particulièrement visible dans les différents épisodes de l’opposition de Blanchot à de Gaulle (d’abord en 1958, puis en 1962 au moment de la guerre d’Algérie et, pour finir, dans le contexte des événements de mai 1968) : « À un certain moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. C’est en quoi il est silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les tient unis et solidaires. » (22)
Plus tard, à propos des événements de mai 68, Blanchot reviendra sur la nécessité d’affirmer la rupture avec le pouvoir en place, à travers un refus qui constitue à ses yeux l’une des tâches théoriques et pratiques de la nouvelle pensée politique qui a vu le jour, même si de façon éphémère, dans les événements de mai 68. Affirmer le refus et la rupture ne consiste pas à élaborer un programme déterminé, mais à s’engager dans une pensée politique qui a un rapport essentiel avec le désarrangement, le désarroi ou encore le non-structurable. Ce refus est pour Blanchot également une forme de responsabilité des intellectuels et surtout des écrivains, puisque l’écriture est toujours à la recherche d’un non-pouvoir, conteste sans cesse l’ordre établi et ne doit cesser de déjouer les pièges qui aspirent à l’asservir à un pouvoir inacceptable.

Le lieu
La réflexion de Blanchot sur la communauté est également une mise en garde incessante contre la fascination produite à tout moment de l’histoire par un idéal communautaire fondé sur l’identité nationale, linguistique, culturelle, religieuse, et (en dernier ressort) par l’enracinement dans un lieu. La réflexion sur le lieu apparaît donc comme l’un des axes principaux du projet pour la Revue Internationale, à propos de la conquête de l’espace et en polémique ouverte avec les positions affirmées à la même époque par Heidegger dans le célèbre entretien avec le Spiegel. Loin de revendiquer l’ancrage de l’homme sur la terre, Blanchot salue cette « sorte d’allègement de la substance humaine obtenue par le détachement du lieu » (23) comme l’un de plus surprenants résultats de la technique, qui ébranle ainsi les civilisations sédentaires et met en question les particularismes humains. Blanchot prolongera effectivement cette réflexion à peine esquissée dans le projet dans le texte « La conquête de l’espace », dont le premier titre était « Locus solus ». L’exploit de Gagarine a pour Blanchot ébranlé les certitudes de l’homme sédentaire, réfractaire à abandonner son lieu et qui se méfie de la technique. Mais « l’homme de la rue », « celui qui ne réside pas », a instinctivement admiré Gagarine pour son courage et par la rupture du lien ancestral avec un lieu que son aventure a permis pour la première fois. Ces réflexions entrent par ailleurs en écho avec l’article de Levinas « Heidegger, Gagarine et nous », paru initialement dans Information juive et réédité ensuite dans Difficile liberté, où le philosophe affirme que la technique « sécularisatrice » met en cause toute pensée de l’enracinement et nous arrache « au monde heideggerien et aux superstitions du Lieu. » (24)
Echos du commun / Manola Antonioli dans Antonioli klimt-kuss

la Communauté inavouable
En 1983, la Communauté inavouable reprend les différents éléments d’une « réflexion jamais interrompue, mais s’exprimant seulement de loin en loin », sur l’exigence communiste, sur la possibilité ou l’impossibilité d’une communauté et sur « le défaut de langage que de tels mots, communisme, communauté paraissent inclure si nous pressentons qu’ils portent tout autre chose que ce qui peut être commun à ceux qui prétendent appartenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un collectif, fût-ce en se défendant d’en faire partie, sous quelque forme que ce soit » (25). Dans la référence constante à Georges Bataille, la question politique se précise au fil de ces pages comme question de la communauté, « communauté inavouable », à penser comme un rapport de proximité sans médiation, comme exigence de concevoir autrement l’espace d’un être-en-commun.
Communisme, communauté : les deux « concepts » doivent être pensés dans l’étrange proximité de la juxtaposition, comme ce dont notre époque est chargée d’assumer le témoignage, même si l’histoire nous les fait connaître sur un fond de désastre. D’après Blanchot, « quoi que nous voulions, nous sommes liés à eux précisément par leur défection », comme ce à quoi nous ne pouvons pas nous soustraire. De son côté, Nancy souligne l’usage métaphorique ou hyperbolique que Blanchot a toujours fait du mot « communisme » : « Le communisme : ce qui exclut (et s’exclut de) toute communauté déjà constituée. » (26) Selon Nancy, Blanchot (comme d’autres « communistes » singuliers) n’a peut-être jamais pu savoir ce qui hantait son usage du mot « communisme ». Il a pu ainsi communiquer avec une pensée de l’art et de la littérature, mais la communication de cette pensée avec une pensée de la communauté est restée longtemps secrète ou suspendue. Les éthiques et les politiques n’ont jamais accueilli ces voix singulières, témoins d’une expérience réputée simplement « littéraire » ou « esthétique ».
Le lieu théorique d’une pensée de la communauté, chez Blanchot tout comme chez Nancy, semble être assigné à l’obligation de penser ce qui « n’étant bien pensé, risque d’être mal combattu », à l’exigence de réfléchir sur un espace commun en se situant au-delà des modèles en usage, à distance égale de la nostalgie dangereuse de modes d’être communautaires mythiques et fusionnels, comme de la perte de toute altérité qui semble menacer les sociétés contemporaines. Mais, dans l’histoire et dans la pensée, la communauté semble toujours s’offrir comme tendance à une communion, voire à une fusion, comme une sorte de surindivdualité. Repenser le lieu du commun reviendrait donc à penser au-delà de l’idée de communion, à concevoir « une tout autre sorte de relation qui s’impose et qui impose une autre forme de société qu’on osera à peine nommer « communauté ».
La communauté que Blanchot et Nancy essaient de penser au même moment, sur fond de pressentiment de la fin du communisme, ne peut plus relever du domaine de l’oeuvre, ne peut plus être conçue comme une entité objectivable et productible, ni comme le lieu d’un enracinement ou d’une appartenance définitives. Si le politique relève de l’œuvre, une dimension politique qui ne se réduise pas uniquement à la gestion socio-technique présuppose la résistance et l’insistance d’une forme de désoeuvrement communautaire. Il s’agirait donc de penser les conditions à venir d’une communauté paradoxale et impossible, en déplacement perpétuel, toujours exposée à l’événement et à son imprévisibilité, sans aucun présupposé définitif et sans aucune garantie établie (sous la forme d’une appartenance ethnique, étatique ou politique donnée une fois pour toutes). Penser la communauté signifierait donc penser la résistance d’un lien communautaire face au risque de sa disparition.
Mais penser en termes de communauté (fût-elle désoeuvrée, communauté sans communauté, non-appartenance, partage sans partage, etc.) signifie toujours risquer de voir réapparaître les valeurs identitaires véhiculées par l’étymologie et l’histoire de ce concept. Au-delà de la démarche de Blanchot et Nancy, on pourrait donc affirmer l’exigence de renoncer définitivement à penser le politique en termes « communautaires ». Il s’agit par exemple de la direction explorée par Derrida dans Politiques de l’amitié, à l’occasion d’une réflexion sur la question de la communauté chez Blanchot : « Cela signifierait (peut-être) que l’aporie qui oblige sans cesse un prédicat par un autre (rapport sans rapport, communauté sans communauté, partage sans partage, etc.) en appelle à de tout autres significations que celles de la part ou du commun, qu’on les affecte d’un signe positif, négatif ou neutre. » (27)
Il faudrait donc renoncer définitivement à penser l’espace du politique dans les termes du « commun » et de la « communauté » et nommer autrement cette exigence politique qui préexiste à toute politique déterminée et qui persiste au-delà de toute appartenance établie (de race, de religion, d’État, de parti politique). Quelques années plus tard, Derrida réitère sa distance vis-à-vis de l’idée de communauté et (exceptionnellement) de la pensée de Blanchot, dans le cadre d’un entretien avec Bernard Stiegler à propos de la télévision et, plus en général, des mutations techniques contemporaines (28).
Derrida évoque, avec Stiegler, une mutation du politique où la citoyenneté ne se définit plus par l’inscription en un lieu, dans un territoire ou dans une nation dont le corps est enraciné dans un territoire privilégié. Les mutations technologiques déplacent le lieu et disloquent le lien traditionnel entre le politique et le local, dans une dynamique de dislocation générale déterminée par les technologies et les télé-techno-sciences. Ces transformations mettent en place une communauté politique qui n’est plus territorialement délimitée. À ce sujet, il faut ici préciser que Derrida et Stiegler parlent essentiellement de la télévision et de l’audiovisuel, avant la généralisation du réseau Internet et bien avant l’apparition des « communautés » technologiques d’un nouveau genre, parfois illusoires et superficielles, parfois plus inédites et imprévisibles, qui se mettent en place à l’aide du développement des « réseaux sociaux » et du Web 2.0).
À propos de ce nouveau partage des images et des informations, Derrida hésite encore une fois à se servir du mot de « communauté » et exprime sa méfiance vis-à-vis de toute idée d’une « communauté technologique » en cours de constitution ou de reconstitution. Il accepte éventuellement de parler de réseau, à condition qu’il s’agisse d’un réseau sans unité, sans homogénéité et sans cohérence ou, en utilisant un mot introduit par Nancy, d’un « partage ». Contrairement au mot de « communauté », le « partage » dit à la fois ce qu’on peut avoir (jusqu’à un certain point) en commun et les dissociations, les singularités, les diffractions qui se produisent quand plusieurs personnes ou groupes peuvent avoir accès aux mêmes outils technologiques dans des lieux différents de la planète. Ce qui désormais est en jeu n’est plus une « communauté », si par communauté on entend une unité liguistique ou des horizons culturels, ethniques et religieux communs.
Même si on peut être tenté d’appeler « communauté » l’ensemble de ceux qui reçoivent presque en même temps la même information, regardent la même image, critiquent le même événement à l’aide des nouvelles technologies, Derrida résiste à cette notion, parce que cet accès à l’information ou à l’image se fait depuis des lieux différents, avec des stratégies différentes, dans des langages différents et que le respect et la sauvegarde de ces singularités lui paraît tout aussi important que celui de la communauté qu’ils constituent ou croient constituer ou aspirent toujours à constituer. Ce qu’il redoute sous le mot de communauté c’est la permanence d’un schème identitaire, alors qu’il s’agit de concevoir des formes d’engagement politique qui ne se résument plus à la constitution d’une communauté, à l’échelle européenne, internationale ou planétaire : « La désidentification, la singularité, la rupture avec la solidité identitaire, la dé-liaison me paraissent aussi nécessaires que le contraire. Je ne veux pas avoir à choisir entre l’identification et la différenciation. » (29)
Je voudrais, pour conclure, évoquer une nouvelle suggestion philosophique qui se situe en direction de cette communauté au-delà du commun et de ce partage sans partage, à partir du texte que Gilles Deleuze a consacré à la figure de Bartleby dans Critique et clinique (30). Non pas seulement un personnage de roman, mais vrai « personnage conceptuel », Bartleby ne cesse de répéter une petite phrase énigmatique : « je préférerais ne pas » (I would prefer not to). Cette anomalie linguistique, qui n’est pas à proprement parler une faute grammaticale mais une tournure insolite, un acte singulier de création, trace un petit écart, une ligne de fuite dans le système de la langue et mine tous les présupposés partagés du langage. Elle se situe au-delà (ou en déça) du refus, de la réponse, de l’écoute, de l’obéissance ou de la désobéissance et affirme une « pure passivité patiente » (formule que Deleuze emprunte à Blanchot).
La figure solitaire et singulière de Bartleby, qui ne s’enracine dans aucune attitude héroïque mais seulement dans son absence de particularités, s’affirme comme la figure d’un « Original » réfractaire à toute loi et comme une figure éminemment politique. Barlteby ouvre la possibilité de penser un « peuple à venir » ou un « peuple qui manque », éternellement « mineur » qui échapperait à toutes les formes d’organisation « majeures » (la nation, la langue, la famille, l’État, la patrie) : « En d’autres termes, peut-on penser une communauté sans particularité des hommes sans particularités, communauté des “originaux” ? » (31) Cette nouvelle version d’une « communauté « singulière » (que Deleuze pense certainement à partir de Blanchot) n’est plus fondée sur des liens de sang, de langue, d’appartenance commune, mais sur un système d’échos, de résonance et de sonorité, ensemble musical de ritournelles singulières produites par la singularité de l’ « originalité » de chacun, sans but prédéfini et sans partage, une étrange « communauté » conçue sur un mode musical.

La communauté des amants
Il faut souligner, cependant, que la réflexion de Blanchot sur le « peuple » et sur la communauté politique qu’il ne peut qu’échouer à « mettre en oeuvre » n’est que le prélude à une réflexion sur la « communauté des amants », irréductible à toute politique et aussi à toute éthique, refus dernier du commun. Malgré l’apparente incompatibilité du rapprochement entre la manifestation du « peuple » dans les événements de mai 68 et l’étrange communauté des amants, il y a là un lien essentiel entre deux manifestations radicales d’un « partage » qu’aucune communauté instituée ne pourra jamais récupérer, fût-ce au prix d’une durée éphémère, une affirmation du commun dans le refus radical de toute communauté qu’il faudrait interroger.
Contrairement à Levinas, qui dans les pages consacrées à l’érotisme dans Totalité et infini, exprime toute sa méfiance à l’égard des puissances les plus sauvages et indomptables du féminin, désamorce les forces de l’érotisme dans le contact sans contact de la caresse et réintègre l’érotisme dans l’éthique par le biais de la paternité et de la filiation, Blanchot (en ceci toujours proche de Bataille) n’a jamais cessé de mettre en scène dans ses romans et récits la figure féminine et l’énigme de l’érotisme. Comme dans les fictions de Blanchot, le texte de la Maladie de la mort de Marguerite Duras dont la dernière partie de la Communaté inavouable constitue une lecture s’ouvre sur un « Vous » initial qui exclut d’emblée toute illusion de proximité et toute promesse des fusion des amants. Le récit est dominé par la présence-absence de la jeune femme qui s’impose presque seule face au personnage masculin. La dissymétrie entre les deux personnages pourrait évoquer celle qui marque l’irréciprocité éthique entre moi et autrui chez Levinas, mais pour Blanchot cette interprétation est insuffisante : l’amour et le partage de l’humain entre le masculin et le féminin constituent à ses yeux « une pierre d’achoppement pour l’éthique » (32), « sauvagerie » qui dérange tout rapport de société. La disparition de la jeune femme à la fin du récit ne renverrait donc pas à l’échec de l’amour dans un cas singulier, mais à la réalisation de tout amour véritable dans lequel le « je » et l’« autre » ne sont jamais en synchronie, mais ne se rencontrent que séparés par un « pas encore » et un « déjà plus ».
Ainsi, nous ne perdons jamais ce (celui ou celle) qui nous aurait appartenu un jour, mais ce qu’il est impossible de vivre autrement que dans la non-appartenance, puisque le « je » et « l’autre » ne vivent jamais dans la synchronie et l’union, mais dans le décalage et la séparation qui accompagnent comme une ombre ou un spectre toute union et tout « être ensemble ». Comme la communauté politique, la communauté des amants ne fait que confirmer, pour Blanchot, l’extravagance de « ce qu’on cherche à désigner du nom de communauté ». Là où elle arrive à se constituer (même de façon épisodique ou éphémère), la communauté des amants constitue toujours une « machine de guerre » politique et sociale. Loin de produire une « union » ou une « fusion », elle met en scène une absence de relations partagées, des temporalités déphasées, la dissymétrie du je et de son autre, la séparation entre le masculin et le féminin. En sortant d’un paradigme exclusivement hétérosexuel, il s’agirait plutôt d’évoquer la multiplicité irréductible des dimensions et des niveaux qui habitent chaque appartenance sexuelle, et d’ailleurs Blanchot n’oublie pas de parler de l’homosexualité, en affirmant qu’« il est difficile de contester que toutes les nuances du sentiment, du désir à l’amour, sont possibles entre les êtres, qu’ils soient semblables ou dissemblables » (33).
L’amour tel que Blanchot le conçoit ne naît jamais d’un vouloir-aimer, mais d’une rencontre unique, singulière et imprévisible, tout comme la résonance collective qui crée un événement politique peut se faire (et se fait, très souvent) en dehors des liens préalables établis par une communauté traditionnelle ou même élective. Dans ces pages qui lient indissolublement le politique et l’érotique, la « communauté » ne se constitue que par l’étrangeté, éternellement provisoire, de ce qui ne saurait être « commun ». Elle prend fin d’une manière aussi aléatoire qu’elle commence, sans qu’on puisse jamais savoir avec précision si elle a changé durablement les choses, les êtres, les relations entre les êtres, ni comment elle a fait (ou pas) œuvre.
Malgré l’hétérogénéité apparente des sujets évoqués, la Communauté inavouable aspire à avoir « un sens politique astreignant », à fournir (à travers une réflexion sur l’héritage politique du communisme, sur la mort et l’écriture, sur l’éthique, sur le secret, sur la « machine de guerre » érotique) des éléments pour concevoir des rapports nouveaux sur lesquels fonder une nouvelle pensée de l’altérité, une nouvelle éthique, une nouvelle approche du politique ou ce qu’on pourrait définir, en reprenant une belle formule d’Édouard Glissant, une nouvelle « poétique de la relation ». Cette dernière devrait échapper à toute illusion de fusion et d’unité, à toute glorification de liens identitaires enracinés dans une commune appartenance à la même terre, au même sang, à la même race, à la même langue. Le terme de « communauté », malgré la nostalgie qu’il suscite et la fascination qu’il continue d’exercer sur la pensée politique contemporaine, n’est peut-être plus adéquat pour penser ces nouvelles dimensions du politique.
Manola Antonioli
Echos du commun / 2013
Texte publié en langue espagnole sur
Instantes y Azares – Escrituras nietzscheanas

klimt-le-baiser communauté dans Blanchot
1 Nancy, Jean-Luc, « La communauté désœuvrée », publié pour la première fois dans le numéro 4 de la revue Aléa consacré au thème de la communauté et repris en 1986 dans l’ouvrage la communauté désœuvré, Paris, Christian Bourgois, 1986 et 1990, pp. 11-105.
2 Blanchot, Maurice, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 12-34.
3 Ibid., p. 26.
4 Ibid., p. 27.
5 Ibid., p. 355.
6 Ibid., p. 357.
7 Ibid., p. 358.
8 Ibid., p. 362-363.
9 Ibid., p. 366.
10 Blanchot, Maurice, « La rue », in Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), Paris, Gallimard, 2008, pp. 180-181.
11 Ibid., p. 181.
12 Blanchot, Maurice, « Le demain joueur », in l’Entretien infini, op. cit., p. 597-619.
13 Ibid., p. 600.
14 Ibid., p. 601.
15 Ibid., p. 614.
16 Ibid., p. 615.
17 Introduction au chap. III de Blanchot, Maurice, Écrits politiques 1953-1993 (textes choisis, établis et annotés par Éric Hoppenot), op. cit., « Le projet de la Revue Internationale (1960-1964) », p. 93.
18 Ibid., p. 101.
19 Ibid., p. 102.
20 Ibid., p. 103.
21 Ibid., p. 27.
22 Ibid., p. 28.
23 Ibid., p. 114.
24 Levinas, Emmanuel, Difficile liberté. Essais dur le judaïsme, Paris, Livre de Poche, 1990, p. 22.
25 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 9-10.
26 Blanchot, Maurice, « Le communisme sans héritage », revue Comité, 1968, repris in Gramma, n° 3/4 , p. 32.
27 Derrida, Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 331.
28 Derrida, Jacques et Stiegler, Bernard, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996.
29 Ibid., p. 78.
30 Deleuze, Gilles, « Bartleby ou la formule », in Critique et clinique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 89-114. C’est Arnaud Bouaniche qui, dans son introduction à Gilles Deleuze (Gilles Deleuze, une introduction, Paris, Pocket / La Découverte, 2007) met en évidence la dimension politique de ce texte de Deleuze, notamment dans les pages 230-241 de son ouvrage, dont les remarques qui suivent s’inspirent largement.
31 Bouaniche, Arnaud, Gilles Deleuze, une introduction, op. cit., p. 239.
32 Blanchot, Maurice, La Communauté inavouable, op. cit., p. 68.
33 Ibid., p. 84.

L’Entretien infini / Maurice Blanchot

Ce que Kafka nous apprend – même si cette formule ne saurait lui être directement attribuée -, c’est que raconter met en jeu le neutre. La narration que régit le neutre se tient sous la garde du « il », troisième personne qui n’est pas une troisième personne, ni non plus le simple couvert de l’impersonnalité. Le « il » de la narration où parle le neutre  ne se contente pas de prendre la place qu’occupe en général le sujet, que celui-ci soit un « je » déclaré ou implicite ou qu’il soit l’événement te qu’il a lieu dans sa signification impersonnelle (1). Le « il » narratif destitue tout sujet, de même qu’il désapproprie toute action transitive ou toute possibilité objective. Sous deux formes : 1) la parole du récit nous laisse toujours pressentir que ce que ce qui se raconte n’est raconté par personne : elle parle au neutre ; 2) dans l’espace neutre du récit, les porteurs de paroles, les sujets d’action – ceux qui tenaient lieu jadis de personnages – tombent dans un rapport de non-identification avec eux-mêmes : quelque chose leur arrive, qu’ils ne peuvent ressaisir qu’en se dessaisissant de leur pouvoir de dire « je », et ce qui leur arrive leur est toujours déjà arrivé : ils ne sauraient en rendre compte qu’indirectement, comme de l’oubli d’eux-mêmes, cet oubli qui les introduit dans le présent sans mémoire qui est celui de la parole narrante.
Certes, cela ne signifie pas que le récit relate nécessairement un événement oublié ou cet événement de l’oubli sous la dépendance duquel, séparées de ce qu’elles sont – on dit encore, aliénées -, existences et société s’agitent comme dans le sommeil pour chercher à se ressaisir. C’est le récit, indépendamment de son contenu, qui est oubli, de sorte que raconter, c’est se mettre à l’épreuve de cet oubli premier qui précède, fonde et ruine toute mémoire. En ce sens, raconter est le tourment du langage, la recherche incessante de son infinité. Et le récit ne serait rien d’autre qu’une allusion au détour initial que porte l’écriture, qui la déporte et qui fait que, écrivant, nous nous livrons à une sorte de détournement perpétuel.
Ecrire, ce rapport à la vie, rapport détourné par où s’affirme cela qui ne concerne pas.
Le « il » narratif, qu’il soit absent ou présent, qu’il s’affirme ou se dérobe, qu’il altère ou non les conventions d’écriture – la linéarité, la continuité, la lisibilité – marque ainsi l’intrusion de l’autre – entendu au neutre – dans son étrangeté irréductible, dans sa perversité retorse. L’autre parle. Mais quand l’autre parle, personne ne parle, car l’autre, qu’il faut se garder d’honorer d’une majuscule qui le fixerait dans un substantif de majesté, comme s’il avait quelque présence substantielle, voire unique, n’est précisément jamais seulement l’autre, il n’est plutôt ni l’un ni l’autre, et le neutre qui le marque le retire des deux, comme de l’unité, l’établissant toujours au-dehors du terme, de l’acte ou du sujet où il prétend s’offrir. La voix narrative (je ne dis pas narratrice) tient là de son aphonie. Voix qui n’a pas de place dans l’oeuvre, mais qui non plus ne la surplombe pas, loin de tomber de quelque ciel sous la garantie d’une Transcendance supérieure : le « il » n’est pas l’englobant de Jaspers, il est plutôt comme un vide dans l’oeuvre – mot-absence qu’évoque Marguerite Duras dans l’un de ses récits, « un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient dû être enterrés », et le texte ajoute : « On n’aurait pas pu le dire, mais on aurait pu le faire résonner – immense, sans fin, un gong vide… » (2) C’est la voix narrative, une voix neutre qui dit l’oeuvre à partir de ce lieu sans lieu où l’oeuvre se tait.

La voix narrative est neutre. Voyons rapidement quels sont les traits qui en première approche le caractérisent. D’un côté, elle ne dit rien, non seulement parce qu’elle n’ajoute rien à ce qu’il y a à dire (elle ne sait rien), mais parce qu’elle sous-tend ce rien – le « taire » et le « se taire » – où la parole est d’ores et déjà engagée ; ainsi ne s’entend-elle pas en premier lieu et tout ce qui lui donne une réalité distincte commence à la trahir. D’un autre côté, sans existence propre, ne parlent de nulle part, en suspens dans le tout du récit, elle n’y dissipe pas non plus selon le mode de la lumière qui, invisible, rend visible : elle est radicalement extérieure, elle vient de l’extériorité même, ce dehors qui est l’énigme propre du langage en écriture. Mais considérons encore d’autres traits, les mêmes du reste. La voix narrative qui est dedans seulement pour autant qu’elle est dehors, à distance sans distance, ne peut s’incarner, elle peut bien emprunter la voix d’un personne judicieusement choisi ou même créer la fonction hybride du médiateur (elle qui ruine toute médiation), elle est toujours différente de ce qui la profère, elle est la différence-indifférence qui altère la voix personnelle. Appelons-la (par fantaisie) spectrale, fantomatique. Non pas qu’elle vienne d’outre-tombe ni même parce qu’elle représenterait une fois pour toute quelque absence essentielle, mais parce qu’elle tend toujours à s’absenter en celui qui la porte et aussi à l’effacer lui même comme centre, étant donc neutre en ce sens décisif qu’elle ne saurait être centrale, ne crée pas de centre, ne parle pas à partir d’un centre, mais au contraire à la limite empêcherait l’oeuvre d’en avoir un, lui retirant tout foyer privilégié d’intérêt, fût-ce celui de l’afocalité, et ne lui permettant pas non plus d’exister comme un tout achevé, une fois et à jamais accompli.
Tacite, elle attire le langage obliquement, indirectement et, sous cet attrait, celui de la parole oblique, laisse parler le neutre. Qu’est-ce que cela indique ? La voix narrative porte le neutre. Elle le porte en ceci que : 1) parler au neutre, c’est parler à distance, en réservant cette distance, sans médiation ni communauté, et même en éprouvant le distancement infini de la distance, son irréciprocité, son irrectitude ou sa dissymétrie, car la distance la plus grande où régit la dissymétrie, sans que soit privilégié l’un ou l’autre des termes, c’est précisément le neutre (on ne peut neutraliser le neutre); 2) la parole neutre ne révèle ni ne cache. Cela ne veut pas dire qu’elle ne signifie rien (en prétendant abdiquer le sens sous l’espèce du non-sens), cela veut dire qu’elle ne signifie pas à la manière dont signifie le visible-invisible, mais qu’elle ouvre dans le langage un pouvoir autre, étranger au pouvoir d’éclairement (ou d’obscurcissement), de compréhension (ou de méprise). Elle ne signifie pas sur le mode optique ; elle reste en dehors de la référence lumière-ombre qui semble être la référence ultime de toute connaissance et communication au point de nous faire oublier qu’elle n’a que la valeur d’une métaphore vénérable, c’est-à-dire invétérée ; 3) l’exigence du neutre tend à suspendre la structure attributive du langage, ce rapport à l’être, implicite ou explicite, qui est, dans nos langues, immédiatement posé, dès que quelque chose est dit. On a souvent remarqué – les philosophes, les linguistes, les critiques politiques – que rien ne saurait être nié qui n’ait déjà été posé préalablement. En d’autres termes, tout langage commence par énoncer et, en énonçant, affirme. Mais il se pourrait que raconter (écrire), ce soit attirer le langage dans une possibilité de dire qui dirait sans dire l’être et sans non plus le dénier – ou encore, plus clairement, trop éclairement, établir le centre de gravité de la parole ailleurs, là où parler, ce ne serait pas affirmer l’être et bnon plus avoir besoin de la négation pour suspendre l’oeuvre de l’être, celle qui s’accomplit ordinairement dans toute forme d’expression. La voix narrative est, sous ce rapport, la plus critique qui puisse, inentendue, donner à entendre. De là que nous ayons tendance, l’écoutant, à la confondre avec la voix oblique du malheur ou la voix oblique de la folie (3).
Maurice Blanchot
l’Entretien infini / 1969
Maurice Blanchot sur le Silence qui parle : cliquez ICI
A écouter sur Ubuweb : Roland Barthes, le Neutre, Collège de France, 1978
Espace Maurice Blanchot
Sur le silence qui parle : Ecrire déloge / Mathilde Girard
Dedans / Dehors
L'Entretien infini / Maurice Blanchot dans Blanchot
1 Le « il » ne prend pas simplement la place occupée traditionnellement par un sujet, il modifie, fragmentation mobile, ce qu’on entend par place : lieu fixe, unique, ou déterminé par son emplacement. C’est ici qu’il faut redire (confusément) : le « il », se dispersant à la façon d’un manque dans la pluralité simultanée – la répétition – d’une place mouvante et diversement inoccupée, désigne « sa » place à la fois comme celle à laquelle il ferait toujours défaut et qui ainsi resterait vide, mais aussi comme un surplus de place, une place toujours en trop : hypertopie.
2 le Ravissement de Lol V Stein (Gallimard).
3 C’est cette voix – la voix narrative – que, peut-être inconsidérément, peut-être avec raison, j’entends dans le récit de Marguerite Duras, celui que j’ai évoqué tout à l’heure. La nuit à jamais sans aurore – cette salle de bal où est survenu l’événement indescriptible que l’on ne peut se rappeler et qu’on ne peut oublier, mais que l’oubli retient – le désir nocturne de se retourner pour voir ce qui n’appartient ni au visible ni à l’invisible, c’est-à-dire de se tenir, un instant, par le regard, au plus près de l’étrangeté, là où le mouvement se montrer/se cacher a perdu sa force rectrice – puis le besoin (léterne voeu humain) de faire assumer par un autre, de vivre à nouveau dans un autre, un tiers, le rapport duel,, fasciné, indifférent, irréductible à toute médiation, rapport  neutre, même s’il implique le vide infini du désir – enfin l’imminent certitude que ce qui a lieu une fois, tours recommencera, toujours se trahira et se refusera : telles sont bien, il me sembles les « coordonnées » de l’espace narratif, ce cercle où, entrant, nous entrons incessamment dans le dehors. Mais ici, qui raconte ? Non pas le rapporteur, celui qui prend formellement – du reste un peu honteusement – la parole, et à la vérité l’usurpe, au point de nous apparaître comme un intrus, mais celle qui ne peut raconter parce qu’elle porte – c’est sa sagesse, c’est sa folie – le tourment de l’impossible narration, se sachant (d’un savoir fermé, antérieur à la scission raison/déraison) la mesure de ce dehors où, accédant, nous risquons de tomber sous l’attrait d’une parole tout à fait extérieure : la pure extravagance.

La Communauté inavouable / Maurice Blanchot

Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer (s‘affirmer par-delà les formes usuelles de l’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu.
« Sans projet » : c’était là le trait, à la fois angoissant et fortuné, d’une forme de société incomparable qui ne se laissait pas saisir, qui n’était pas appelée à subsister, à s’installer, fût-ce à travers les multiples « comités » par lesquels se simulait un ordre-désordonné, une spécialisation imprécise. Contrairement aux « révolutions traditionnelles », il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre, ni de prendre la Bastille, le Palais d’hiver, l’Elysée ou l’Assemblée nationale: objectifs sans importance, et pas même de renverser un ancien monde, mais de laisser se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité d’être-ensemble qui rendait à tous le droit à l’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait chacun. Chacun avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs) ; quoi donc ? cela importait peu. Le Dire primait le dit. La poésie était quotidienne. La communication « spontanée », en ce sens qu’elle paraissait sans retenue, n’était rien d’autre que la communication avec elle-même, transparente, immanente, malgré les combats, débats, controverses, où l’intelligence calculatrice s’exprimait moins que l’effervescence presque pure (en tout cas, sans mépris, sans hauteur ni bassesse), – c’est pourquoi on pouvait pressentir que, l’autorité renversée ou plutôt négligée, se déclarait une manière encore jamais vécue de communisme que nulle idéologie n’était à même de récupérer ou de revendiquer. Pas de tentatives sérieuses de réformes, mais une présence innocente (à cause de cela suprêmement insolite) qui, aux yeux des hommes de pouvoir et échappant à leurs analyses, ne pouvait qu’être dénigrée par des expressions sociologiquement typiques, comme chienlit, c’est-à-dire le redoublement carnavalesque de leur propre désarroi, celui d’un commandement qui ne commandait plus rien, pas même à soi-même, contemplant, sans la voir, son inexplicable ruine.
La Communauté inavouable / Maurice Blanchot dans Anarchies 01
Présence innocente, « commune  présence » (René Char), ignorant ses limites, politique par le refus de ne rien exclure et la conscience d’être, telle quelle, l’immédiat-universel, avec l’impossible comme seul défi, mais sans volontés politiques déterminées et, ainsi, à la merci de n’importe quel sursaut des institutions formelles contre lesquelles on s’interdisait de réagir. C’est cette absence de réaction (Nietzsche pouvait passer pour en être l’inspirateur) qui laissa se développer la manifestation adverse qu’il eût été facile d’empêcher ou de combattre. Tout était accepté. L’impossibilité de reconnaître un ennemi, d’inscrire en compte une forme particulière d’adversité, cela vivifiait, mais précipitait vers le dénouement, qui, au reste, n’avait besoin de rien dénouer, dès lors que l’événement avait eu lieu. L’événement ? Et est-ce que cela avait eu lieu ?
C’était là, c’est encore là l’ambiguïté de la présence – entendue comme utopie immédiatement réalisée -, par conséquent sans avenir, par conséquent sans présent: en  suspens comme pour ouvrir le temps à un au-delà de ses déterminations usuelles. Présence du peuple ? Il y avait déjà abus dans le recours à ce mot complaisant. Ou bien, il fallait l’entendre, non comme l’ensemble des forces sociales, prêtes à des décisions politiques particulières, mais dans son refus instinctif d’assumer aucun pouvoir, dans sa méfiance absolue à se confondre avec un pouvoir auquel il se déléguerait, donc dans sa déclaration d’impuissance. De là l’équivoque des comités qui se multiplièrent (et dont j’ai déjà parlé), qui prétendaient organiser l’inorganisation, tout en respectant celle-ci, et qui ne devaient pas se distinguer de «la foule anonyme et sans nombre, du peuple en manifestation spontanée» (Georges Préli). Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié antérieure pour en appeler à l’amitié (la camaraderie sans préalable) que véhiculait l’exigence d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et impersonnel.
Présence du « peuple » dans sa puissance sans limite qui, pour ne pas se limiter, accepte de ne rien faire : je pense qu’à l’époque toujours contemporaine il n’y en a pas eu d’exemple plus certain que celui qui s’affirma dans une ampleur souveraine, lorsque se trouva réunie, pour faire cortège aux morts de Charonne, l’immobile, la silencieuse multitude dont il n’y avait pas lieu de comptabiliser  l’importance, car on ne pouvait rien y ajouter, rien n’en soustraire : elle était là tout entière, non pas comme chiffrable, numérable, ni même comme totalité fermée, mais dans l’intégralité qui dépassait tout ensemble, en s’imposant calmement au-delà d’elle-même. Puissance suprême, parce qu’elle incluait, sans se sentir diminuée, sa virtuelle et absolue impuissance : ce que symbolisait bien le fait qu’elle était là comme le prolongement de ceux qui ne pouvaient plus être là (les assassinés de Charonne) : infini qui répondait à rappel de la finitude et qui y faisait suite en s’opposant à elle. Je crois qu’il y eut alors une forme de communauté, différente de celle dont nous avons cru définir le caractère, un des moments où communisme et communauté se rejoignent et acceptent d’ignorer qu’ils se sont réalisés en se perdant aussitôt. Il ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque durée que ce soit. Cela fut entendu en ce jour exceptionnel : personne n’eut à donner un ordre de dispersion. On se sépara par la même nécessité qui avait rassemblé l’innombrable. On se sépara instantanément, sans qu’il y eût de reste, sans que se soient formées ces séquelles nostalgiques par lesquelles s’altère la manifestation véritable en prétendant persévérer en groupes de combat. Le peuple n’est pas ainsi. Il est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant virtuellement. C’est en cela qu’il est redoutable pour les détenteurs d’un pouvoir qui ne le reconnaît pas : ne se laissant pas saisir, étant aussi bien la dissolution du fait social que la rétive obstination à réinventer celui-ci en une souveraineté que la loi ne peut circonscrire, puisqu’elle la récuse tout en se maintenant comme son fondement.
Maurice Blanchot
la Communauté inavouable / 1983
« Sourire pensif du visage non dévisageable que le ciel la terre disparus, le jour la nuit passés l’un dans l’autre, laissent à celui qui ne regarde plus et qui, voué au retour, ne partira jamais. » in l’Ecriture du désastre / 1980
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Un témoin de toujours / Jacques Derrida
Blanchot sur le Silence qui parle :
des extraits de Michel Foucault tel que je l’imagine et l’Attente-l’oubli
Mai 68 n’a pas eu lieu / Gilles Deleuze et Félix Guattari

A lire : Ecriture de Maurice Blanchot – Fiction et théorie / Manola Antonioli
A voir : Espace Maurice Blanchot
et Parham Shahrjerdi ICI et LA

Et le blog de Pierre Rivière : la Philosophie est un sport de combat
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