Joao César Monteiro
Souvenirs de la maison jaune / 1989
sur des textes de Louis-Ferdinand Céline et Guerra Junquiero.
- Accueil
- > Archives pour août 2008
Archive mensuelle de août 2008
(…) Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée – le fameux article de Westphal en 1870, sur les « sensations sexuelles contraires » peut valoir comme date de naissance – moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce. Comme sont espèces tous ces petits pervers que les psychiatres du XIX° siècle entomologisent en leur donnant d’étranges noms de baptême : il y a les exhibitionnistes de Lasègue, les fétichistes de Binet, les zoophiles et zooérastes de Krafft-Ebing, les auto-monosexualistes de Rohleder ; il y aura les mixoscopophiles, les gynécomastes, les presbyophiles, les invertis sexoesthétiques et les femmes dyspareunistes. Ces beaux noms d’hérésies renvoient à une nature qui s’oublierait assez pour échapper à la loi, mais se souviendrait assez d’elle-même pour continuer à produire encore des espèces, même là où il n’y a plus d’ordre. La mécanique du pouvoir qui pourchasse tout ce disparate ne prétend le supprimer qu’en lui donnnant une réalité analytique, visible et permanente : elle l’enfonce dans les corps, elle le glisse sous les conduites, elle en fait un principe de classement et d’intelligibilité, elle le constitue comme raison d’être et ordre naturel du désordre. Exclusion de ces mille sexualités aberrantes ? Non pas, mais spécification, solidification régionale de chacune d’elles. Il s’agit, en les disséminant, de les parsemer dans le réel et de les incorporer à l’individu. (…)
Le pouvoir qui, ainsi, prend en charge la sexualité, se met en devoir de frôler les corps ; il les caresse des yeux ; il en intensifie les régions; il électrise des surfaces ; il dramatise des moments troubles. Il prend à bras-le-corps le corps sexuel. Accroissement des efficacités sans doute et extension du domaine contrôlé. Mais aussi sensualisation du pouvoir et bénéfice de plaisir. Ce qui produit un double effet : une impulsion est donnée au pouvoir par son exercice même ; un émoi récompense le contrôle qui surveille et le porte plus loin ; l’intensité de l’aveu relance la curiosité du questionnaire ; le plaisir découvert reflue vers le pouvoir qui le cerne. (…)
La société « bourgeoise » du XIX° siècle, la nôtre encore sans doute, est une société de la perversion éclatante et éclatée. Et ceci non point sur le mode de l’hypocrisie, car rien n’a été plus manifeste et prolixe, plus manifestement pris en charge par les discours et les institutions. Non point parce que, pour avoir voulu dresser contre la sexualité un barrage trop rigoureux ou trop général, elle aurait malgré elle donné lieu à tout un bourgeonnement pervers et à une longue pathologie de l’instinct sexuel. Ce pouvoir justement n’a ni la forme de la loi ni les effets de l’interdit. Il procède au contraire par démultiplication des sexualités singulières. Il ne fixe pas de frontière à la sexualité ; il en prolonge les formes diverses, en les poursuivant selon des lignes de pénétration indéfinie. Il ne l’exclut pas, il l’inclut dans le corps comme mode de spécification des individus. Il ne cherche pas à l’esquiver ; il attire ses variétés par des spirales où plaisir et pouvoir se renforcent ; il n,’établit pas de barrage ; il aménage des lieux de saturation maximale. Il produit et fixe le disparate sexuel. La société moderne est perverse, non point en dépit de son puritanisme ou comme par le contre-coup de son hypocrisie ; elle est perverse réellement et directement.
Réellement. Les sexualités multiples – celles qui apparaissent avec les âges (sexualités du nourrisson ou de l’enfant), celles qui se fixent dans des goûts ou des pratiques (sexualité de l’inverti, du gérontophile, du fétichiste…), celle qui investissent de façon diffuse des relations (sexualité du rapport médecin-malade, pédagogue-élève, psychiatre-fou) – toutes forment le corrélat de procédures précises de pouvoir. Il ne faut pas imaginer que toutes ces choses jusque-là tolérées ont attiré l’attention et reçu une qualification péjorative, lorsqu’on a voulu donner un rôle régulateur au seul type de sexualité susceptible de reproduire la force de travail et la forme de la famille. Ces comportements polymorphes ont été réellement extraits du corps des hommes et de leurs plaisirs ; ou plutôt ils ont été solidifiés en eux ; il ont été, par de multiples dispositifs de pouvoir appelés, mis au jour, isolés, intensifiés, incorporés. La croissance des perversions n’est pas un thème moralisateur qui aurait obsédé les esprits scrupuleux des victoriens. C’est le produit réel de l’interférence d’un type de pouvoir sur les corps et leurs plaisirs. Il se peut que l’Occident n’ait pas été capable d’inventer des plaisirs nouveaux, et sans doute n’a-t-il pas découverts de vices inédits. Mais il a défini de nouvelles règles au jeu des pouvoirs et des plaisirs : le visage figé des perversions y est dessiné.
Directement. Cette implantation des perversions multiples n’est pas une moquerie de la sexualité se vengeant d’un pouvoir qui lui imposerait une loi répressive à l’excès. Il ne s’agit pas non plus de formes paradoxales de plaisir se retournant vers le pouvoir pour l’investir sous la forme d’un « plaisir à subir ». L’implantation des perversions est un effet-instrument : c’est par l’isolement, l’intensification, et la consolidation des sexualités périphériques que les relations du pouvoir au sexe et au plaisir se ramifient, se multiplient, arpentent le corps et pénètrent les conduites. Et sur cette avancée des pouvoirs, se fixent des sexualités disséminées, épinglées à un âge, à un lieu, à un goût, à un type de pratiques. Prolifération des sexualités par l’extension du pouvoir ; majoration du pouvoir auquel chacune de ces sexualités régionales donne une surface d’intervention : cet enchaînement, depuis le XIX° siècle surtout, est assuré et relayé par les innombrables profits économiques qui grâce à l’intermédiaire de la médecine, de la psychiatrie, de la prostitution, de la pornographie, se sont branchés à la fois sur cette démultiplication analytique du plaisir et cette majoration du pouvoir qui le contrôle. Plaisir et pouvoir ne s’annulent pas ; ils ne se retournent pas l’un contre l’autre ; ils se poursuivent, sec chevauchent et se relancent. ils s’enchaînent selon des mécanismes complexes et positifs d’excitation et d’incitation.
Il faut donc sans doute abandonner l’hypothèse que les sociétés industrielles modernes ont inauguré sur le sexe un âge de répression accrue. Non seulement on assiste à une explosion visible des sexualités hérétiques, mais surtout – et c’est là le point le plus important – un dispositif fort différent de la loi, même s’il s’appuie localement sur des procédures d’interdiction, assure, par un réseau de mécanismes qui s’enchaînent, la prolifération de plaisirs spécifiques et la multiplication de sexualités disparates. Aucune société n’aurait été plus pudibonde, dit-on, jamais les instances de pouvoir n’auraient mis plus de soin à feindre d’ignorer ce qu’elles interdisaient, comme si elles ne voulaient avoir avec lui aucun point commun. C’est l’inverse qui apparaît, au moins à un survol général : jamais davantage de centres de pouvoirs ; jamais plus d’attention manifeste et prolixe ; jamais plus de contacts et de liens circulaires ; jamais plus de foyers où s’allument, pour se disséminer plus loin, l’intensité des plaisirs et l’obstination des pouvoirs.
Michel Foucault
Histoire la sexualité, 1 : la volonté de savoir / 1976
Match nous a raconté une histoire qui en dit long sur le mythe petit-bourgeois du Nègre : un ménage de jeunes professeurs a exploré le pays des Cannibales pour y faire de la peinture ; ils ont emmené avec eux leur bébé de quelques mois, Bichon. On s’est beaucoup extasié sur le courage des parents et de l’enfant.
D’abord, il n’y a rien de plus irritant qu’un héroïsme sans objet. C’est une situation grave pour une société que de se mettre à développer gratuitement les formes de ses vertus. Si les dangers courus par le jeune Bichon (torrents, fauves, maladies, etc.) étaient réels, il était proprement stupide de les lui imposer, sous le seul prétexte d’aller faire du dessin en Afrique et pour satisfaire au panache douteux de fixer sur la toile “une débauche” de “soleil et de lumière”; il est encore plus condamnable de faire passer cette stupidité pour une belle audace, bien décorative et touchante. On voit comment fonctionne ici le courage : c’est un acte formel et creux, plus il est immotivé, plus il inspire de respect; on est en pleine civilisation scoute, où le code des sentiments et des valeurs est complètement détaché des problèmes concrets de solidarité ou de progrès. C’est le vieux mythe du “caractère” c’est-à-dire du “dressage”. Les exploits de Bichon sont de même sorte que les ascensions spectaculaires : des démonstrations d’ordre éthique, qui ne reçoivent leur valeur finale que de la publicité qu’on leur donne. Aux formes socialisées du sport collectif correspond souvent dans nos pays une forme superlative du sport-vedette ; l’effort physique n’y fonde pas un appprentissage de l’homme à son groupe, mais plutôt une morale de la vanité, un exotisme de l’endurance, une petite mystique de l’aventure, coupée monstrueusement de toute préoccupation de sociabilité.
Le voyage des parents de Bichon dans une contrée d’ailleurs située très vaguement, et donnée surtout comme le Pays des Nègres Rouges, sorte de lieu romanesque dont on atténue, sans en avoir l’air, les caractères trop réels, mais dont le nom légendaire propose déjà une ambiguïté terrifiante entre la couleur de leur teinture et le sang humain qu’on est censé y boire, ce voyage nous est livré ici sous le vocabulaire de la conquête : on part non armé sans doute, mais “la palette et le pinceau à la main”, c’est tout comme s’il s’agissait d’une chasse ou d’une expédition guerrière, décidée dans des conditions matérielles ingrates (les héros sont toujours pauvres, notre société bureaucratique ne favorise pas les nobles départs), mais riche de son courage – et de sa superbe (ou grotesque) inutilité. Le jeune Bichon, lui, joue les Parsifal, il oppose sa blondeur, son innocence, ses boucles et son sourire, au monde infernal des peaux noires et rouges aux scarifications et aux masques hideux. Naturellement, c’est la douceur blanche qui est victorieuse : Bichon soumet “les mangeurs d’hommes” et devient leur idole (les Blancs sont décidément faits pour être des dieux). Bichon est un bon petit français, il adoucit et soumet sans coup férir les sauvages : à deux ans, au lieu d’aller au bois de Boulogne, il travaille déjà pour sa patrie, tout comme son papa, qui, on ne sait trop pourquoi, partage la vie d’un peloton de méharistes et traque les “pillards” dans le maquis.
On a déjà deviné l’image du Nègre qui se profile derrière ce petit roman bien tonique : d’abord le Nègre fait peur, il est cannibale ; et si l’on trouve Bichon héroïque, c’est qu’il risque en fait d’être mangé. Sans la présence implicite de ce risque, l’histoire perdrait toute vertu de choc, le lecteur n’aurait pas peur ; aussi, les confrontations sont multipliées où l’enfant blanc est seul, abandonné, insouciant et exposé dans un cercle de Noirs potentiellement menaçants (la seule image pleinement rassurante du Nègre sera celle du boy, du barbare domestiqué, couplé d’ailleurs avec cet autre lieu commun de toutes les bonnes histoires d’Afrique : le boy voleur qui disparaît avec les affaires du maître). A chaque image, on doit frémir de ce qui aurait pu arriver : on ne le précise jamais, la narration est “objective” ; la Belle enchaîne la Bête, la civilisation de l’âme soumet la barbarie de l’instinct.
L’astuce profonde de l’opération-Bichon, c’est de donner à voir le monde nègre par les yeux de l’enfant blanc : tout y a évidemment l’apparence d’un guignol. Voilà le lecteur de Match confirmé dans sa vision infantile, installé un peu plus dans cette impuissance à imaginer autrui. Au fond, le Nègre n’a pas de vie pleine et autonome: c’est un objet bizarre ; il est réduit à une fonction parasite, celle de distraire les hommes blancs par son baroque vaguement menaçant : l’Afrique, c’est un guignol un peu dangereux.
Et maintenant, si l’on veut bien mettre en regard cette imagerie générale (Match : un million et demi de lecteurs, environ), les efforts des ethnologues pour démystifier le fait nègre, les précautions rigoureuses qu’ils observent depuis déjà fort longtemps lorsqu’ils sont obligés de manier ces notions ambigües de “Primitifs” ou “d’Archaïques”, la probité intellectuelle d’hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l’une de nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles ont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d’ordre. Nous vivons encore dans une mentalité pré-voltairienne, voilà ce qu’il faut sans cesse dire. Car du temps de Montesquieu ou de Voltaire, si l’on s’étonnait des Persans ou des Hurons, c’était du moins pour leur prêter le bénéfice de l’ingénuité. Voltaire n’écrirait pas aujourd’hui les aventures de Bichon comme l’a fait Match : il imaginerait plutôt quelque Bichon cannibale (ou coréen) aux prises avec le “guignol” napalmisé de l’Occident.
Roland Barthes
Mythologies / 1957