Archive mensuelle de mai 2009

Les limbes ou l’anté-purgatoire : qu’en est-il de la joute à la fin du XXème siècle ? (2) / Stéphane Nadaud / They Live / John Carpenter / Modern Times / Charlie Chaplin

They live (J. Carpenter, 1988) : la joute comme promesse de lendemains qui chantent
« Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi » (18). Toute l’histoire de They live s’articule autour du fait de réussir, ou non, à regarder le système dans les yeux. Dès le début du film, qui montre des ouvriers subissant les effets du libéralisme américain en étant condamnés à vivre dans un bidonville de Los Angeles ironiquement baptisé Justiceville, on devine qu’un ordre supérieur maintient cet état des choses. On pense bien entendu d’emblée au système, économique et politique, que Marx nous a appris à nommer Capitalisme. Carpenter, spécialiste du film de genre (notamment fantastique), propose une métaphore à ce système habituellement invisible : une invasion extra-terrestre (le titre français du film est Invasion Los Angeles). Cette entité invisible, qui fait en sorte que les choses restent en l’état (que les ouvriers continuent à travailler pour se faire extorquer la plus-value de leur travail et qu’ils ne deviennent pas une puissance de contestation), utilise pour maintenir les gens dans cette léthargie, entre autres moyens, la télévision où, bien entendu, elle ne se montre jamais à découvert. Mais c’est néanmoins à travers elle, par des messages télévisuels pirates de résistants qui expliquent dans le peu d’espace qu’ils peuvent habiter que « ceux qui ont le pouvoir » ont comme double but « l’annihilation de la pensée » et le maintien des ouvriers dans « leur intérêt personnel », que le système, un court laps de temps, peut être entr’aperçu : le Capitalisme, c’est bien connu, est avant tout dévoilé par les anticapitalistes car, pour tous les autres, il va de soi. D’ailleurs les ouvriers de ce bidonville avachis devant une télévision qu’ils ont installée au milieu du terrain vague où ils survivent, lorsqu’ils sont face à ces messages coupant une page de publicité, un soap ou un jeu télévisé, tapent sur leur poste comme s’il s’agissait de parasites. Ces résistants tentent, par ces messages, d’abattre l’emprise des extra-terrestres (qui ont pris les commandes des instances politiques, financières et médiatiques) sur les téléspectateurs, ainsi que d’ouvrir les yeux (et les consciences) du peuple et de rassembler tous les individus renvoyés chaque instant à leur solitude individualisée devant leur écran par ledit système. Car les extra-terrestres (le Capitalisme) ont bien compris que la meilleure garantie, pour que cet ordre ne soit pas bousculé, pour que ce pouvoir reste pérenne, est d’empêcher une expérience de rassemblement en un collectif qui pourrait amener un changement de l’ordre, sa subversion.
C’est toute l’histoire du film que d’amener un individu seul nommé Nada (rien ?) à engager une action pour détruire cet ordre, à savoir donc des extra-terrestres qui assurent l’esclavage d’une partie de l’humanité (les ouvriers) en achetant « l’élite de la planète » (les riches patrons) avec des pourcentages meilleurs chaque année (voir la scène de gala, véritable réunion au Zénith d’actionnaires de Vivendi, où un extraterrestre à la tribune rassure ses collaborateurs humains sur les bénéfices d’une telle collaboration). Car si Nada (Roddy Piper) est amené à voir la réalité des choses par hasard (19), la démarche qu’il va entamer pour la montrer à Franck (Keith David), un autre ouvrier (noir alors que Nada est blanc), va s’avérer nettement plus difficile. Il faut en effet préciser un point scénaristique essentiel : Carpenter donne à ses personnages un moyen de voir, ouvertement et directement, le système dans les yeux. Les résistants ont en effet créé des lunettes (ressemblant à de banales lunettes de soleil) qui permettent de voir le vrai visage des extra-terrestres (des monstres) ou les messages subliminaux se cachant derrière chaque image télévisuelle, derrière chaque page d’une revue de mode ou chaque affiche publicitaire. Car les extra-terrestres diffusent des ondes agissant sur le cerveau (véhiculées par la télévision) empêchant les gens non pas de voir toute la réalité mais de cacher certains de ses aspects qui dévoileraient la supercherie : le corps monstrueux des extra-terrestres, de petits robots volants de surveillance, les antennes de relais, ou les messages omniprésents (« obey », « procreate » etc.) sont ainsi inaccessibles à la plupart, même si ces derniers messages, de façon subliminale, agissent sur leurs comportements. La démarche des résistants (et de Nada) est d’ouvrir les yeux aux gens pour qu’ils puissent voir la réalité. Démarche a priori facile puisqu’il s’agit de mettre, tout simplement, une paire de lunettes de soleil sur les yeux. Autrement dit, plus besoin d’interprétation dialectique pour voir le système, They live propose une mise en lien directe, technique, sur le système (en ce sens le film de Carpenter est bien un film de science fiction).
Faire mettre les lunettes de soleil à son ami est l’enjeu de l’affrontement entre Nada et Franck – de leur joute. La scène de la joute commence par cette invective de Nada : « je te laisse le choix : tu mets ces lunettes ou tu bouffes les ordures ». Mais Franck refuse de les mettre : « non, moi j’ai une famille » rétorque-t-il pour justifier cette volonté de rester tel qu’il est. L’affrontement, qui est beaucoup plus long et découpé que celui de Fight Club, est subdivisable, au contraire de ce dernier, en plusieurs parties. Le début de la joute est calme, comme un dialogue, avec un échange de nombreuses paroles (« regarde », « mets ces lunettes », « non », etc.). L’action est lente, les champs/contrechamps nombreux. Puis la joute prend un autre tour, beaucoup plus bestial : les adversaires ne parlent plus mais s’expriment comme des animaux. Il n’y a plus de mots, mais des râles, des cris. Les corps sont enlacés, se mordent, s’étreignent. La caméra les suit à l’horizontal, les colle. La séparation ne se fera que lorsque Nada prendra une arme : c’est pour éviter les armes létales que le corps à corps s’achève, que Franck et Nada doivent se séparer. Même s’il y a utilisation d’un outil (l’utilisation de l’outil : propre de l’homme ?), les mots n’adviennent pas, et la barre de fer de Nada et la bouteille que prend Franck restent les prolongements de leur corps hargneux. C’est lorsqu’ils s’aperçoivent que ces armes peuvent tuer et qu’il pourrait s’agir d’un combat à mort — Nada envoie la barre de fer dans la vitre arrière d’une voiture et la fait exploser, ce qui sidère littéralement les jouteurs — que l’humanité semble revenir : leur duo n’est plus celui d’un corps accolé à un autre comme dans un tout animal (deux organes d’un même organisme) mais bien la rencontre de deux individus qui se font face. Chacun lâche son arme, s’arrête. Nada va jusqu’à rire devant la situation (le rire : propre de l’homme ?). La lutte reprend à nouveau mais quelque chose a été bouleversé : cette plongée dans l’animalité a profondément changé les jouteurs. Ils se retrouvent alors réellement sur le même terrain. Formellement ce moment de la joute ressemble à celui du début, mais peu importe alors qui va gagner : le noir assomme le blanc qui reste K.O. par terre et va s’effondrer plus loin. Puis le blanc se relève et bloque le noir par terre… et lui met les lunettes sur les yeux : « regarde (…) tu n’es pas le premier à ouvrir les yeux ». Cet affrontement, dans ce qu’il a de plus violent et de plus sexuel (après la lutte, Franck et Nada se retrouvent dans une chambre et ce dernier lance un ironique « c’est pas beau l’amour ? » — scène que l’on pourrait rapprocher de celle qui succède immédiatement au combat originel de Fight Club), est nécessaire à cette expérience de l’altérité qu’il propose. Au centre de la joute les agonistes prennent le risque de l’animalité, de la perte de soi et ce risque est possible car l’autre est là pour soutenir celui qui s’abandonne, comme une limite suffisamment franchissable pour justifier cet abandon de soi, mais également suffisamment ferme pour garantir qu’un retour est possible. Laisser aller cet « égoïsme » grec sont parle Nietzsche. En ce sens la joute ici mise en scène est très différente du combat qu’est l’expérience intra-individuelle de Fight Club où il n’est pas question se quitter soi-même.
Et c’est ainsi qu’une action politique va naître, une action en plusieurs étapes : trouver d’autres gens qui voient pour lutter ; puis, une fois cette recherche achevée, élaborer un plan pour « sortir le monde de sa torpeur ». La scène de la réunion du groupe de résistants prêts à attaquer la station de télévision qui émet les ondes léthargiques est d’ailleurs intéressante par la façon désabusée dont Carpenter montre le débat entre ceux qui veulent agir vite malgré les risques et ceux qui conseillent d’attendre d’être plus nombreux. Cette scène se termine, dans une explosion, avec le massacre des résistants par les forces au service des extra-terrestres, massacre n’empêchant pas la réussite du plan – même si le héros, comme tous les autres résistants, devra également se sacrifier : Nada meurt en détruisant l’antenne qui envoie les fameuses ondes. Ainsi donc l’action politique ouverte par cette joute aura-t-elle servi à ouvrir les yeux au peuple. Le film s’achève sur plusieurs scènes où des humains jusque là aveugles voient leur présentateur vedette, leur conjoint, leurs amis se révéler comme ce qu’il sont : des extraterrestres à l’allure de morts-vivants, des collaborateurs du Capitalisme. La suite reste ouverte à toutes les possibilités, Carpenter laissant, comme Fincher dans Fight Club, une fin ouverte. Le film de Carpenter peut sembler certes moins nihiliste puisqu’il montre, par ces séquences finales, que le monde est changé pour tous : chacun est obligé de voir ce que, jusque là, il ne voyait pas. Et si Carpenter laisse à penser que ce sacrifice n’aura pas été vain (sinon la fin devient, effectivement, nihiliste), les personnes qui verront le vrai visage du Capitalisme pourront-elles en faire politiquement quelque chose ? Rien n’est moins sûr. Carpenter finit son film comme Charlie Chaplin finit les Temps modernes (Modern Times, 1936) où Charlot, accompagné de sa bien-aimée, emprunte une route qui semble mener vers la libération, vers l’émancipation, vers un idéal que Chaplin intègre dans son film par un « au-delà du champ » – elles sont des idéaux justement parce qu’elles sont dans le film (sa fin) sans y être représentées. Qui pourrait, à la fin du XXe siècle, après Auschwitz, après le goulag, y croire ? Ceux qui y croient justement !
En guise de conclusion inachevée : l’anté-purgatoire et les limbes, les deux destins de Pasolini
Pasolini présente la particularité, dans ses deux premiers films – Accatone (1961) et Mamma Roma (1962) – de prendre le constat de Fincher dans Fight Club au sérieux, et ceci sans lâcher l’aspect politique (entendu dans un sens marxiste processuel) que tient Carpenter dans They live. En ce sens Pasolini nous permet de dresser le constat de ce qu’il en est de la joute à la fin du XXe siècle. Il développe en effet le concept de joute comme modalité politique du « vivre ensemble » (They live), tout en situant clairement le lieu de cet âgon dans le corps, l’individualité, des personnages de ses films (Fight Club) : même si la joute se joue au sein de l’individu, Pasolini réussit le tour de force de ne pas le modéliser comme un combat narcissique de soi-même contre soi-même, et de faire de ce champ de bataille subjectif le lieu de l’émancipation tel que construit dans sa dimension dialectique et matérialiste par le marxisme (progrès, lutte des classes qui désaliènent l’individu et la société). Comment y arrive-t-il ? En convoquant Dante : la joute, dont l’individu est en même temps l’agoniste et le lieu de l’âgon, prend la forme – l’expression –, dans les deux films de Pasolini que nous proposons ici à l’analyse, de la rédemption chrétienne (être sauvé ou être damné ; finir en Enfer ou au Paradis), le fond – le contenu – restant quant à lui marxiste. Autrement dit le Capitalisme où se joue la lutte des classes prend pour Pasolini la forme de la lutte de l’âme, au sein même de l’individu, dans le monde tel que créé par Dieu – Pasolini propose donc de croire en Dieu comme image cinématographique du Capitalisme. Ce qui ne sous-entend nullement que le christianisme équivaut au marxisme, quoi que les deux mouvements, lorsqu’ils tournent en morale, lorsqu’ils deviennent des églises (ce qui, selon Nietzsche, est fatal) se valent dans la décadence. On retrouvera certes dans ces deux films toute l’ambiguïté du cinéma de Pasolini où l’émancipation communiste et la délivrance chrétienne sont mises en tension dans une téléologie qui, les faisant se rejoindre, les met aussi constamment en parallèle (parallèle flagrant au sein même du film la Rabbia (1963), sensible dans la comparaison entre un film comme l’Evangile selon Saint Matthieu (1964) et la Ricotta (1963)). Mais nous essaierons de ne pas chercher à analyser les éventuelles contradictions inhérente à ce mariage a priori contre-nature, au contraire d’insister sur la richesse d’une telle démarche mettant en conflit les antagonismes que sont, en Italie dans les années soixante, les curés et les communistes (20). Quoi qu’il en soit, c’est dans cette équation géniale que Pasolini réussit cet exploit de situer la lutte des classes au sein même de l’individu. Là où les chiens de garde qui n’avaient rien compris à Mai 68 tentaient une jonction Marx/Freud (phrase que l’on pourrait tout à fait mettre au présent), Pasolini comprend que la seule qui lui permette de saisir la dynamique, profondément agoniste, de Mai 68 est celle qui met en joute Marx et Dante (21). D’autant que d’une telle joute n’advient ni le Paradis des chrétiens ou l’Humanité rêvée des communistes, ni même l’Enfer ou le camp, mais un entre-deux valant mieux que tous ces lieux qui restent des Idéaux (au sens outrageusement hégélien du terme) et ce, même s’ils ont été dramatiquement mis en scène, dans la réalité, par le XXe siècle.
Accatone s’ouvre sur cette extrait du chant V du Purgatoire de Dante :
« l’Angel di Dio mi prese, e quel d’inferno
gridava : “O tu del ciel, perchè mi privi ?
Tu te ne porti di costui l’eterno
per una lagrimetta che il mi toglie ; »

Passage que A. Masseron traduit ainsi : « l’ange de Dieu me prit, et l’ange de l’Enfer criait : “O toi du ciel, pourquoi me voles-tu ? De celui-ci tu emportes tout l’éternel, pour une pauvre petite larme qui me l’arrache” » (22). Le damné dont il est question dans ces vers est Bonconte, mort de façon violente et dont le corps n’a pu bénéficier des derniers sacrements. Pécheur, et donc a priori promis à l’Enfer, il parvient, juste avant de mourir, à adresser à Marie un sincère repentir. Au grand dam du démon qui se préparait déjà à l’emporter dans le noir Tartare, avant que l’ange de Dieu ne le lui ravisse. « Mais à ce qui reste je vais faire un autre sort ! » poursuit l’envoyé de Lucifer ; et, en effet, de cette larme il fait un orage entraînant le corps du malheureux, lui rendant impossible toute sépulture chrétienne. Ainsi donc Bonconte arrive dans l’anté-purgatoire où Dante le rencontre.
L’anté-purgatoire est une invention de Dante. Le Goff explique cette création par le fait que, si Dante voyait la miséricorde de Dieu comme très large, il était hors de question pour le poète de mettre sur un même niveau les repentis in extremis et ceux dont la vie avait été plus pieuse et qui commençaient déjà, au Purgatoire, leur chemin vers le Paradis (23). Rappelons que le Purgatoire est le lieu où les âmes, par des épreuves et par les prières que leur adressent les vivants, évoluent pour aller au Paradis : le Purgatoire, au contraire de l’Enfer et du Paradis où les âmes restent et resteront éternellement au niveau où elles arrivent lors de leur mort, présente une évolutivité temporelle – dans la Divine Comédie le Purgatoire est une montagne le long de laquelle court une corniche que gravissent les pénitents qui purgent dans ce trajet les 7 péchés capitaux. Les âmes qui y résident finiront, forcément, au Paradis, et le Purgatoire disparaîtra d’ailleurs lors du Jugement dernier. L’anté-purgatoire de Dante a un statut encore plus particulier : il s’agit d’un vestibule où chaque âme attend son tour pour accéder à la montagne du Purgatoire (lieu où, fatalement, il ira avant d’aller, tout aussi fatalement, au Paradis : ce n’est qu’une question de temps). Il s’agit donc de l’antichambre de l’antichambre du Paradis ! Attendent dans l’anté-purgatoire les morts sans contumaces de l’Eglise (les repentis qui n’ont pas été levés de l’excommunication ou d’autres censures ecclésiastiques) – leur attente dure trente fois le temps qu’ils sont restés hors de l’Eglise –  et les négligents qui ne se sont réconciliés avec Dieu qu’à la fin de leur vie – leur attente est d’une durée égale à celle de leur vie. Parmi ces derniers, le Chant V chante les « morts par violence », qui sont aussi des négligents, mais qui ne doivent leur salut qu’à une « pauvre petite larme » versée au moment même de leur mort. Comme Bonconte
Pour l’amour de Stella (les trois poèmes de La divine Comédie finissent par le mot étoile), Vittorio Cataldi dit Accatone (Franco Citti) est sur le chemin de la rédemption. Jeune italien, maquereau de son état, Accatone rencontre l’amour en rencontrant cette étoile. Il menait jusque là une vie faite de paris stupides avec d’autres ragazzi (sauter du Pont des Anges après avoir mangé « un kilo de patates et un panier de kakis ») et de cache-cache avec la police (qui finit d’ailleurs par arrêter sa môme, Magdalena (Silvana Corsini), qu’il prostitue). La rencontre de Stella (Franca Pasut) va changer la vie du jeune homme et l’entraîner, donc, sur la voie de la rédemption. Accatone va certes d’abord tenter (ultime tentation) de la faire travailler, comme il faisait travailler Magdalena alors en prison, et de récolter le fruit de ce travail. Mais devant la résistance de l’innocente Stella, et par amour pour cette Béatrice (24), Accatone se transforme : il accepte d’abord un travail manuel pénible mais, comme « travailler c’est dur », il s’arrête vite. Il sait néanmoins, depuis sa rencontre avec Stella, que travailler fait partie de la volonté divine car, épuisé même après n’avoir fait que la moitié du travail de son collègue, Pasolini nous le montre, regard au ciel, lâcher dans un soupir : « que la volonté de Dieu soit faite ». Il ne peut donc faire autrement que de rester sur la voie du travail (voie que Pasolini nous présente dans ce film comme dans tous les autres, et ce malgré sa capacité rédemptrice pour Accatone, comme l’aliénation sociale par excellence) ; mais le ragazzo, réaliste, décide de travailler dans un domaine qui lui sied mieux : le vol. Car, Pasolini l’a bien compris, voler, comme se prostituer, c’est travailler. Et si le proxénétisme c’est faire travailler l’autre (et donc être dans la position, fatale et qui mène en Enfer, du patron), le vol est un travail possible pour Accatone. Il décide donc une seconde fois de travailler mais, dès son premier vol (un camion chargé de charcuteries), il est repéré par la police et, alors qu’il tente de lui échapper en volant une moto (encore du travail), il meurt violemment dans un accident. Un sourire sur les lèvres, regardant au ciel, Accatone comble sa dernière seconde par une pensée pour Marx et une pauvre petite larme (la nôtre, celle du spectateur en fait). « Maintenant, je me sens bien » dit le visage angélique de ce Bonconte socialiste avant que l’ange de la gauche le dérobe à l’ange de la droite qui, furieux, noiera son corps dans la mer de larmes des Révolutions où jamais on ne retrouvera son corps de travailleur inconnu. Car, après ce vol, s’il avait réussi à échapper à la police, il aurait peut-être été syndiqué, et il aurait pris conscience de son pouvoir d’ouvrier, et de la lutte des classes, et…, et…, et il aurait pu grossir le rang de l’Internationale – l’Humanité aurait pu le compter parmi ses membres.
Avec Accatone, Pasolini affirme que le lieu de la joute, c’est l’individu. Mais il prend tout de même acte de ce que Fight Club a raison d’affirmer : à savoir que sauf à remettre en place les nouvelles conditions d’un monde identique (œdipien avons-nous dit), la joute n’est certainement pas le mécanisme de subversion totale du système capitaliste. Si Pasolini ne lâche pas la promesse de désaliénation sociale du communisme, au contraire de ce qu’affirme Carpenter avec They live, il pose que la joute n’a pas comme finalité de libérer la société du joug capitaliste. Pasolini n’intègre pas dans le Réel (celui de son film) l’idéal chrétien du Paradis – et le laisse à sa place d’idéal. A la différence d’Accatone où est clairement explicité la fin du film (l’anté-purgatoire), nous avons vu que dans They live, comme dans Modern Times, même si cette libération, cet idéal, reste hors champ au film (on ne voit qu’une route qui y mène), il constitue néanmoins le but de ces deux films – et y est donc de fait intégré. Pasolini, lui, finit son film dans l’antichambre de l’antichambre du Paradis promis à tous ceux qui prennent conscience, à leur niveau, de leur aliénation. Le Paradis n’est pas la fin (au double sens du terme) du film – et nous pouvons même affirmer qu’il n’appartient pas au film. La fin d’Accatone se résume à attendre dans l’anté-purgatoire, jusqu’à la fin des Temps (qui n’aura sûrement même jamais lieu), que l’on prie pour lui, que l’on pense à lui, pour qu’il puisse accéder, plus vite, à un Paradis qui n’existe pas, en tout cas pas dans le film de Pasolini – un Paradis qui n’existe en fait qu’en tant qu’idéal. Pasolini montre ainsi qu’il fait du cinéma en ce sens qu’il a compris, poétiquement, que seul existe dans le Réel ce qui existe au cinéma.
Pasolini le démontrera et ira plus loin dans le film suivant Accatone – dans Mamma Roma (1962) – puisqu’il proposera les limbes comme fin à Ettore (Ettore Garofolo), le jeune héros du film. Ettore est le fils de Mamma Roma (Anna Magnani) et de Carmine (Franco Citti, l’acteur jouant Accatone) mais on est en droit d’imaginer qu’Ettore puisse être le fils d’Accatone (mais d’un Accatone qui ne se serait pas repenti) et de sa môme, Magdalena, essayant avec son fils d’échapper à ce proxénète. Mamma Roma raconte en effet l’histoire d’une prostituée qui tente de sauver son fils de la perdition en l’emmenant dans un quartier de la classe moyenne de Rome. Mais cette tentative d’une mère de sauver son fils de la délinquance finira par l’arrestation de ce dernier pour un délit mineur (voler des malades dans un hôpital) et par la mort de celui-ci, attaché en croix, dans une cellule. Pasolini renvoie clairement, comme pour Accatone, cette mort à Dante et à sa Divine Comédie puisqu’un des codétenu récite, à côté d’Ettore attaché, les premiers vers du chant IV de l’Enfer de Dante, celui qui chante son arrivée, aux côtés de Virgile, dans les limbes. Rappelons ici que les limbes sont un espace intermédiaire, construit au XIe siècle en même temps que le Purgatoire, où finissent les enfants morts avant le baptême ou les justes nés avant l’avènement du Christ (25). Le lieu est décrit par Dante comme « un noble château, sept fois entouré de hautes murailles et dont les abords étaient défendus par un beau ruisseau » (26). Pasolini place donc le fils d’Accatone, qui parce que trop jeune n’a même pas eu le temps d’être baptisé par les eaux sacrées du communisme, dans les limbes où il profitera, ad vitam aeternam, « d’une prairie de fraîche verdure » (27). Par ce geste le cinéaste-poète n’a même plus besoin, pour justifier que la joute qui se passe au cœur même de l’individu reste une lutte dialectique marxiste, de l’indexer à un lieu (même hors film, même idéal) de libération ultime et absolue. Il n’a plus besoin de mettre son héros dans l’attente (même s’il s’agit d’une attente éternelle) du Paradis, expression chrétienne utilisée par Pasolini dans Accatone pour représenter le contenu qu’est la résolution (aufhebung) de la lutte des classes – qui, Pasolini l’avait compris mieux que quiconque, n’est pas sensée être, dans le matérialisme marxiste, un idéal. Ettore finit dans un bel entre-deux calme et paisible où, si l’on en croit Dante, il vivra sans fin « dans le désir, sans espérances » (28). Pasolini est-il plus nihiliste en imaginant son héros dans cet état intermédiaire, sans promesse d’une libération idéale ? Nous pensons que non car, limbes ou anté-purgatoire, Pasolini nous offre un double destin réel (du Réel du cinéma en tout cas) permettant à l’individu d’être le lieu de la joute, lui évitant et le fatal hybris d’un combat narcissique et l’illusoire idéal d’un combat social virant au nihilisme, tout en lui laissant encore la possibilité, à cet individu et aussi aux groupes sociaux auxquels il appartient, de croire, en « hors-film », à des lendemains qui chantent – d’y croire réellement.
Stéphane Nadaud
Article inédit / 2009

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They Live / John Carpenter / 1988
avec Roddy Piper et Keith David
d’après les Fascinateurs (Eight O’Clock In The Morning) de Ray Faraday Nelson

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Modern Times / Charlie Chaplin / 1936
avec Paulette Godard
musique Charlie Chaplin

18 F. Nietzsche, Par delà bien et mal, in. Œuvres philosophiques complètes VII, Paris, Editions Gallimard, 1971, p. 91. Maximes et interludes, aphorisme 146, trad. C. Heim.
19 On peut, comme le fait très justement P. Ancelin, analyser ce « hasard » en reprenant la méthode de Denis Levy et son travail sur les « genres cinématographiques » : faisant le parallèle entre la dynamique de subjectivation de Nada et le parcours habituel du héros de western qui passe par plusieurs étapes catégorisables, il montre que ce hasard correspond en réalité à une nécessité du genre. P. Ancelin, They live (Invasion Los Angeles) de John Carpenter, l’Art du cinéma, la Figure ouvrière, n° 32/33/34 – été 2001, pp. 115-143.
20 Que le pendant de droite du moyen-métrage de Pasolini dans le double film la Rabbia soit réalisé par Giovanni Guareschi, le créateur du personnage de Don Camillo (une autre « dialectique », complètement idéaliste celle-là, qui oppose le gentil curé au méchant maire communiste !) est à ce titre tout à fait édifiant.
21 Ce lien entre la religion et le Capitalisme n’est certes pas révolutionnaire. Outre M. Weber qui lie la Réforme et le Capitalisme, Le Goff avance même « l’opinion provocatrice que le Purgatoire, permettant le salut de l’usurier, avait contribué à la naissance du capitalisme ». J. Le Goff, la Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, Ibid., p. 409. Mais Le Goff, comme Weber, ne sont certes pas communistes !
22 Dante, la Divine Comédie, Paris, Le club français du livre, 1954, traduction préface et notes de A. Masseron. Des nombreuses traductions françaises, c’est ici celle que nous retenons : plus pour la clarté du sens de la phrase dantesque qu’elle propose que pour son rendu poétique.
23 Ibid., p. 461. Nous reprenons le terme anté-purgatoire de J. Le Goff ; dans les nombreuses autres traductions de la Divine Comédie (dont celle de Masseron) on trouve le terme d’antipurgatoire, etc.
24 Béatrice est l’éternel amour de Dante : elle l’accompagne lors de son voyage au Paradis.
25 Celui-ci, après sa descente au tombeau et avant sa résurrection, ira d’ailleurs dans les limbes pour déplacer vers le Paradis quelques uns de ses habitants (les patriarches de l’Eglise essentiellement), y laissant, à côté de Virgile (le guide de la Divine Comédie), Homère, Héraclite, César et toutes les grandes figures, pour Dante, de l’Antiquité (celle des Belles lettres ?). Ibid., p. 68.
26 Dante, L’Enfer, Chant IV, vers 106-108.
27 Ibid, vers 111.
28 Dante, l’Enfer, Chant IV, vers 42.

Les limbes ou l’anté-purgatoire : qu’en est-il de la joute à la fin du XXème siècle ? (1) / Stéphane Nadaud / Fight Club / David Fincher

En guise d’introduction savante : Nietzsche et la joute
C’est dans une perte, ou plus précisément dans un oubli, que repose la principale critique que Nietzsche fait à ce qu’il appelle les Humanités (et, par extension, l’humanisme) (1) : l’oubli moderne du fait que toute civilisation réellement vivante doit, à l’image du monde grec antique, s’articuler autour de l’âgon, de la joute (Wettkampf). Nietzsche situe même (essentiellement dans ses travaux des années 1869-1874) l’abandon de la joute comme articulation du monde dans l’issue d’un combat autre : celui qui s’est soldé par la victoire de Parménide sur Héraclite par K.O. A la vision dionysiaque du monde d’Héraclite (« le conflit [polemos] est père de toutes choses, et de toutes choses il est le roi ; c’est lui qui fait que certains sont des dieux et d’autres des hommes, que certains sont des esclaves quand d’autres sont libres ») (2), le monde moderne – métaphysique d’abord, chrétien ensuite, humaniste enfin – a préféré, dans un mouvement impulsé par Socrate et Platon, l’unicité ontologique de l’Être parménidien. On peut d’ailleurs interpréter la féroce critique faite par un Platon, tout empreint de la méthode socratique, à l’ »étranger » qu’était pour lui le sophiste (fils « naturel » d’Elée, patrie de Parménide, et pourtant « différent » de lui) (3) comme la difficulté qu’avait le père de la philosophie à saisir un concept (la joute oratoire) qui, déjà, ne subsistait que d’une façon travestie et quelque peu dégénérée chez son pire ennemi. Répétant la leçon de Socrate, Platon nous a appris que la dualité entre l’Être et le non Être n’est déjà plus une joute.
Pour Nietzsche, il n’y a que la lecture agonale de la philosophie grecque qui peut nous empêcher de sombrer dans le péjoratif humanisme qui n’est rien d’autre que « la réaction contre le goût ancien, le goût artistique — contre l’instinct “agonal” (…) » (1888, CI [Ce que je dois aux anciens, — VIII* (4) Lorsque Foucault développe dans son cours Il faut défendre la société, l’hypothèse selon laquelle « le fond du rapport de pouvoir, c’est l’affrontement belliqueux des forces », il l’appelle, « par commodité, l’hypothèse de Nietzsche » (M. Foucault, Il faut défendre la société, Hautes Etudes, Gallimard, Paris, 1997, pp. 17-18). « Je voudrais essayer de voir dans quelle mesure le schéma binaire de la guerre, de la lutte, de l’affrontement des forces, peut effectivement être repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et le moteur de l’exercice du pouvoir politique »(5). C’est dans La Joute chez Homère que Nietzsche s’explique de façon détaillée sur ce concept d’âgon, de joute. Elle est la garante de l’équilibre de la cité, idée, selon Nietzsche, des plus difficile à appréhender pour un moderne : car cet équilibre centré autour de la joute prend ses racines dans un sentiment qui pourrait paraître des moins aptes à garantir une quelconque stabilité politique, à savoir la convoitise, l’envie (eris) : « Le Grec est envieux et ressent ce trait non comme un défaut, mais comme l’influence d’une divinité bienfaisante : quel abîme entre son jugement moral et le nôtre ! »(6). Cette convoitise est à comprendre comme un moteur, le moteur nécessaire pour que la joute permette « le bien-être de tous, de la cité en général ». C’est parce qu’un individu expérimente un sentiment de l’ordre de l’envie qui le pousse à se surpasser, à se laisser prendre par son ambition et pour finir à s’abandonner à ce sentiment (pathos), que la joute est possible. L’efficacité politique qui procède de l’utilisation constructive de ce sentiment puissant (et donc potentiellement dangereux, destructeur, chaotisant) doit nécessairement passer par un équilibrage des forces entre les deux individus mus par cette aspiration compétitive. La circonscription de ce que doit être une telle conflictualisation (les règles du jeu de la joute) a selon Nietzsche permis au Grec de passer de la bête cruelle (tel Ulysse et ses compagnons qui « amenèrent ensuite Mélanthios par le vestibule et la cour (…) lui tranchèrent le nez et les oreilles avec le bronze cruel, lui arrachèrent les organes virils qu’ils jetèrent crus comme pâture aux chiens, lui coupèrent mains et pieds, étant ivres de colère ») (7) au citoyen grec dont l’« égoïsme trouvait là [dans la joute] à s’enflammer ; et par là, il était refréné et restreint » (8). La règle est en soi tout à fait simple : l’homme ne joute qu’avec l’homme. Ce serait à imaginer qu’une confrontation soit possible entre lui et un dieu, et à entamer un tel combat, que l’homme expérimenterait douloureusement le plus cruel des fatum. Et c’est également à ne pas respecter cette règle d’un équilibre entre les parties – non pas tant au niveau d’un équilibre des forces de chaque participant que d’un équilibre des finalités de la participation de chacun à cette joute (à savoir : une ambition et un égoïsme tournés vers des buts nobles et reconnus comme s’intégrant dans cette règle du jeu) –, c’est à ne pas jouer ce jeu que des cités entières expérimentent la chute et la décadence. Ainsi, bien plus que domptée, la bête est apprivoisée : « le génie grec a valorisé cet instinct autrefois si terriblement présent et l’a considéré comme légitime » explique Nietzsche. Il ne faut pas lire la proposition nietzschéenne comme la nécessité qu’aurait eu la civilisation hellène de se défouler, de sublimer ou encore de proposer une catharsis à la bête qui aurait été en elle. La finalité de la joute est tout autre : elle est politique. C’est dans le but d’éviter la suprématie d’un seul sur tous les autres, et donc d’ouvrir la possibilité de vivre ensemble en bonne intelligence au sein de la polis, qu’ont été élaborées, à un niveau légal (au sens d’un cadre, tout autant social que naturel, qui réglemente et organise les interactions entre individus regroupés en société), les règles agonales garantissant qu’aucun ne sera meilleur que les autres, que le gagnant de la joute (car il existe bien entendu un gagnant à cet âgon), même s’il est le plus fort, ne se retrouvera pas en fin de compte à rester le seul. La finalité n’est pas d’être le meilleur, mais bien d’être ensemble : « “Chez nous, personne ne doit être le meilleur ; mais si quelqu’un le devient, que ce soit ailleurs et chez d’autres”. Pourquoi personne n’aurait-il donc le droit d’être le meilleur ? Parce qu’ainsi la joute finirait par disparaître et que le fondement éternel qui est au principe de la vie de l’Etat grec serait mis en péril (…) Tel est le cœur de l’idée grecque de la joute : elle exècre la suprématie d’un seul et redoute ses dangers ; comme moyen de protection contre le génie, elle exige… un second génie » (9).
Combien est sensible, dans la façon mélancolique qu’a Nietzsche de présenter ce temps de la joute, le précepte selon lequel c’est d’oublier le conflit héraclitéen qu’advient le glissement vers la décadence et son horreur inhumaine (unmenschlich) : « Otons au contraire la joute de la vie grecque, notre regard plonge aussitôt dans cet abîme préhomérique de sauvage cruauté faite de haine et de plaisir destructeur » 10). La sauvagerie, pour l’homme, repose dans l’affrontement impossible. L’envie qui le pousse alors est d’une autre nature que celle qui préside à la joute : c’est l’envie d’être ce qu’il ne peut pas être, à savoir un dieu. L’affrontement au dieu est en effet impossible dans la joute. Non pas parce qu’un dieu est plus fort qu’un homme (même un dieu peut mourir, tué par les hommes) mais parce que, si un dieu et un homme joutaient ensemble, ils n’auraient pas la même finalité, la même raison de participer à cet âgon. La joute évite la démesure de l’homme qui, ne respectant pas les règles du jeu, se prendrait pour ce qu’il n’est pas (encore) : un dieu. Selon Hésiode, « il y a sur terre deux Eris [déesse de l’envie] (…) La première Eris, l’homme sensé devrait la louer, autant qu’il devrait blâmer la seconde, car ces deux déesses ont des tournures d’âme tout à fait opposées. L’une fomente male Guerre et Dissension, la cruelle ! Nul mortel n’aime à la subir, mais c’est sous le joug de la nécessité qu’on honore l’Eris au lourd fardeau, suivant le décret des Immortels. C’est elle la plus ancienne qui mit au monde la noire Nuit. Mais l’autre, Zeus, le tout-puissant, l’a placé aux racines de la terre, et parmi les hommes car elle est bien meilleure. C’est elle qui pousse au travail même l’homme malhabile ; ainsi, celui qui ne possède rien fixe-t-il ses regards sur celui qui est riche et se hâte-t-il, en l’imitant, de semer, de planter et de bien tenir sa maison ; le voisin rivalise avec le voisin qui aspire au bien-être. Cette Eris est bonne pour les hommes » (11). Au contraire de la jeune Eris qui pousse l’individu à se dépasser pour, participant à la joute, vivre en bonne intelligence avec les autres individus, la plus ancienne des Eris développe un sentiment de jalousie qui, tel un feu intérieur, ravage tout. Cette vieille Eris pousse l’homme à se battre avec ce qu’il ne peut affronter sans tomber dans l’hybris (c’est-à-dire tout ce qui dépasse la juste mesure : l’orgueil, la violence, etc.) : « Lorsqu’un homme parvient à être l’égal des dieux, il devient aussitôt leur adversaire. Mais les dieux le poussent alors à un acte de démesure (hybris) qui l’accable et le brise » (12). L’âgon est la preuve que la vieille Eris ne saurait être un fondement politique et que l’envie, de jalousie destructrice qui dresse les hommes les uns contre les autres, est devenu le ciment de la polis. Précisons un point essentiel : même si l’affrontement au dieu n’est pas possible dans ce jeu, le moderne que nous sommes ne doit pas interpréter cette limite du Grec à l’aune de son « Homme » (Humane, celui des « droits de l’homme »). Il ferait une erreur en considérant l’individu de la joute, interdit de combat avec les dieux, comme moins libre, en interprétant la joute qui consiste à être soumis à l’ananke (la nécessité de ne pas aller au delà des limites imposées par le Fatum, le destin) comme une servitude. Nietzsche nous enseigne au contraire que, « Dans l’Antiquité, les individus étaient plus libres : leurs buts étaient plus proches et plus tangibles. L’homme moderne, au contraire, est sans cesse cloué sur place par l’infini, comme Achille aux pieds agiles dans le paradoxe de l’Eléate Zénon : l’infini le paralyse, jamais il ne rattrape la tortue » (13). A vouloir se battre contre les dieux, l’homme qui a perdu l’âgon (et cela vaut pour le monde dans lequel il vit) se détruit lui-même de l’intérieur – et devient décadent.
L’affrontement défendu par les sophistes, « les plus grand maîtres de l’Antiquité, [qui] ne s’affrontaient qu’en lice » (14), a été bien décrié par l’histoire classique de la philosophie. Une juste critique repose effectivement dans la finalité d’un telle rencontre : les sophistes sont bien loin de la joute si, contrairement à l’art de la gymnastique (et à celui de ses jouteurs sportifs qui se livrent à l’âgon), le combat qu’ils prônent présente comme unique enjeu de gagner l’adversaire à sa cause ; car ce combat, une fois achevé, laissera fatalement chacun des protagonistes seul de son côté, et ceci même si le perdant s’est rangé du côté du gagnant : celui-là ne sera alors plus que l’objet du désir de lui-ci (ce désir auquel il s’est soumis), autrement dit son esclave. Dans la joute, deux agonistes se font face, chacun tentant d’amener l’autre à une expérience qui va le remettre en question et le changer, et, dans le même temps, expérimente lui-même une révolution subjective. Il ne s’agit pas tant de gagner l’autre à soi que de proposer que chacun change de place subjective. C’est à ne pas correspondre à cela que les combats sophistiques dénoncés par Platon dégénèrent en batailles où le gourou tente d’augmenter les membres de son église ou de son armée. De telles rencontres ne sont en fin de compte motivées que par une finalité égoïste bien loin de servir, au contraire de la jeune Eris dans le jeu agonal, une quelconque expérience de l’ »être ensemble » où chacun pourrait garder ses différences de point de vue mettant ainsi en scène une politique du dissensus. Si l’on veut valoriser l’aspect le plus intéressant des expériences sophistiques, qui les rapprocherait de la joute, on insistera sur l’élaboration d’un mécanisme duel dont la finalité n’est pas d’emporter la victoire mais d’arriver à une action politique, c’est à dire à un changement de la modalité de la vie commune passant par l’expérience subjective du rapport à l’autre. C’est dans la recherche de cette distinction subtile que J.F. Lyotard, dans une tentative de retrouver une dynamique agonale explique que « tout énoncé doit être considéré comme un “coup” fait dans un jeu. Cette dernière observation conduit à admettre un premier principe qui sous-tend toute notre méthode : c’est que parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale » (15).
Il n’est pas ici pour nous question de définir les critères d’une distinction entre un usage légitime de l’affrontement, la joute (cet « ancien goût, [ce] goût noble ») et un usage illégitime, le combat (où « un homme parvient à être l’égal des dieux [qui] le poussent alors à un acte de démesure (hybris) qui l’accable et le brise »). Notre ambition n’est pas morale mais diagnostique. Nous relèverons simplement la façon dont deux films du cinéma illustrent l’affrontement au sein de notre temps présent : du côté du combat et de l’hybris, Fight Club de David Fincher (1999) et du côté de la joute et du « vivre ensemble », They live de John Carpenter (1988). Ces deux films ont en effet comme point commun de poser un même diagnostic péjoratif sur la société capitaliste présente et d’apporter une réponse à cet état de fait qui passe par un affrontement physique entre deux individus, combat ou joute, d’où va surgir une tentative d’action de résistance au système dénoncé.
Fight Club (D. Fincher, 1999) : le combat avec soi-même
Le personnage principal de Fight Club n’a pas de nom (nous l’appellerons X : il est joué par Edward Norton). Il est cadre supérieur, possède un appartement meublé IKEA, gagne très bien sa vie et a probablement des actions en bourse. Mais il critique la société dans laquelle il vit, le système dans lequel il est pris. Plus précisément, le système en question l’empêche de dormir. Voilà son symptôme : l’insomnie. Une insomnie qui le rend fou. Il est le prototype de l’individu occidental qui sait profiter du système capitalistique mais qui, tout de même, sent bien que quelque chose cloche. Jusqu’au jour où il rencontre un étrange individu, particulièrement extraverti et qui semble sans limites, le véritable déclic d’une remise en question de sa condition. Cet individu, au contraire du héros, a un nom : Tyler Durden (joué par le charismatique Brad Pitt). La confrontation avec un autre va-t-elle être la condition d’une transformation politique ? Non, car toute l’astuce du film tient dans le fait que Tyler n’est pas un autre, que le personnage principal et Tyler ne sont qu’un. Nous sommes devant un cas de dédoublement de la personnalité. Nous apprendrons à la fin du film (c’est son gimmick) que le personnage principal était en réalité un schizophrène, mais pas un de ceux qui sont définis par Henry Ey, à la « française » (il n’est pas dissocié au point d’être subjectivement désindividualisé). Le héros est plutôt un schizophrène « à l’américaine », un schizophrène facile à appréhender : il présente un dédoublement de la personnalité.
Cette rencontre du héros avec un autre lui-même va néanmoins être à l’origine d’un tentative de bouleversement de l’ordre établi — projet appelé d’ailleurs « Chaos« . Nous interrogeant sur la place de la joute dans la configuration politique et sociale de la fin du XXe siècle, ce film est particulièrement intéressant car ce projet révolutionnaire commence par un combat, que l’on peut qualifier d’originaire : X, après avoir à de nombreuses reprises croisé Tyler Durden (notamment en images subliminales qu’on peut, a posteriori et grâce à un lecteur DVD, retrouver dans de nombreuses scènes du début du film), entame un soir une discussion avec lui sur un terrain vague, derrière un bar. Après quelques bières virilement échangées, Tyler a l’idée d’un jeu : il propose à X que, chacun leur tour, les deux protagonistes demandent à leur adversaire de le frapper « aussi fort qu’il peut ». Quelques coups gênés s’échangent, puis la bataille s’engage. Un combat très court et très violent, en plan séquence très large : au loin, sur le terrain vague, deux silhouettes se battent. Le plan s’achève sur une scène conclusive post-coïtum : X et son double lui-même, Tyler, fument une cigarette et descendent une bière ; « il faudra recommencer à l’occasion ». C’est ainsi que commence la création d’une vaste organisation. X et Tyler mettent en place un « Fight Club » où tous les hommes — il ne s’agit que d’hommes  (16) — peuvent se battre deux par deux sous le regard des autres. Une suite de combat centrée autour d’une idéologie édictée par X en voix off : « Personne n’était le centre du Fight Club, exceptés les deux combattants ». Les choses ne s’arrêtent pas en si bon chemin puisque le chef (Tyler, la face sombre de X et dont les desseins restent, jusqu’au bout du film, inconnus à ce héros sans nom) décide, à partir de ce matériel viril, de monter une armée. Ainsi s’organise une gente paramilitaire, au look fasciste (béret et treillis noirs), dirigée par le personnage principal, schizophrène américain clinique, qui l’utilise pour mener des attaques terroristes sur les symboles de cette société qu’il considère dans un premier temps plus à détruire qu’à transformer. Toutes ces actions sont présentées comme un jeu : détruire en une seule action une « oeuvre d’art contemporaine urbaine » et un « commerce franchisé » en lançant sur un restaurant une sphère géante qui sert de fontaine ! Le fonctionnement de ce groupe paramilitaire n’a certes rien d’un collectif. Il ressemble plutôt à une armée de zombies vêtus de noir, obéissant aveuglément à leur chef (à deux têtes), sans aucune discussion politique possible en son sein. Ils ne sont que du « compost », les « rebuts à tout faire du monde » comme leur crie dessus Tyler alors qu’ils creusent des trous ou construisent des objets dans ce qui ressemble à une fourmilière géante. A l’image de ces poèmes retrouvés par X dans la grande maison abandonnée qui sert de squat à cette organisation secrète, « écrits à la première personne par un organe : “je suis le coeur de Jack” », tous ces individus sont les organes d’un organisme monstrueux où, si une cellule vient à mourir, une autre la remplacera (le remplacement se fait par l’attente de la recrue, deux nuits entières sans bouger sur le perron de la maison, à se faire insulter par tout le monde). Un organisme dirigé par un organe malade : un cerveau schizophrénique. Quand un individu rencontre ce collectif, et qu’il participe au fight club, il n’existe qu’en tant qu’il devient une cellule supplémentaire de cet organisme : tout se passe au sein d’un même corps, sans rencontre possible avec l’autre entendu comme organisme indépendant – l’autre n’existe qu’en tant que potentielle pièce de la machine en construction. Les combats ne servent qu’à se défouler, et ne représentent nullement un quelconque affrontement susceptible d’aboutir à l’intégration de deux individus foncièrement différents (deux organismes si l’on veut) dans une organisation politique commune où chacun garderait son individualité irréductible. Le combat est l’épreuve initiatique qui permet d’être intégré, comme un organe de plus, dans l’organisme unique qu’est le personnage principal du film. On pourra donc ici difficilement parler de joute : X nous donne une définition de ces combats : « L’important n’était ni dans la victoire ni dans les mots (…) Quand le combat était fini rien n’était résolu, mais rien ne comptait : après ça, on se sentait sauvé ». A la question « peut-on, subjectivement, changer tout seul sans avoir recours à l’autre ? », Fight Club semble vouloir répondre par l’affirmative en proposant la construction d’un organisme géant, suivant le projet d’un seul qui intègre chaque individualité au sein de sa machine de guerre. Mais ce personnage, du même coup, n’expérimente jamais la moindre remise en question de son projet écrit une fois pour toute et, s’il rencontre un autre, c’est toujours pour l’intégrer à son projet, pas pour faire l’expérience de l’altérité. En ce sens, le combat de Fight Club n’est pas une joute. Et tout pourrait aussi bien se passer dans la tête du personnage principal que cela n’y changerait rien – peut-être est-ce d’ailleurs en fin de compte le cas.
Le constat de Fight Club est celui de la disparition, au niveau individuel, de toute possibilité politique au sens classique du terme, de l’ »être ensemble ». Tyler explique à X que le Fight Club ne leur appartient pas (« Nous ne sommes personne ») et c’est à partir de là que le seul changement possible reste celui, isolé, de l’individu : le combat fondateur de ce mouvement visant à changer le monde est d’ailleurs celui d’un organisme individualisé (un américain normal de l’Amérique capitaliste) avec lui-même. L’individu se scinde en deux pour faire de son corps désindividualisé le ring d’un combat lui permettant de se mettre à l’égal des dieux – lui permettant de refaçonner le monde selon son seul désir. Le personnage se bat contre lui-même pour ne plus être ce que le Capitalisme a fait de lui, un cadre supérieur heureux de choisir des accessoires IKEA fabriqués pour donner l’illusion d’être unique (« Je feuilletais les catalogues en me demandant quel genre de vaisselle me définit en tant que personne. J’avais tout ; même les bols et les assiettes en verre avec des petites bulles et des imperfections pour prouver que c’était bien l’œuvre des artisans simples, honnêtes et travailleurs des régions rurales de… Dieu sait où. »). Il lutte directement avec les dieux en se proposant lui-même comme lieu du combat. Et ne peut qu’affronter la démesure de l’hybris : le film s’achève sur la réussite du « projet chaos » consistant à faire sauter tous les immeubles des organismes de crédits et de banques de New York, à organiser « l’effondrement de l’histoire de la finance, un grand pas en avant vers l’équilibre économique (…) pour faire repartir tout le monde à zéro, générer le chaos total ». Les explosions desdits immeubles symbolisant l’ordre tyrannique abattu (qui s’effondre dans un véritable « abîme préhomérique ») servent de toile de fond à la scène finale : le héros (redevenu normal, un coup de pistolet dans la tête le mutilant gravement suffit à faire disparaître définitivement Tyler) et l’héroïne, ensemble, main dans la main, regardent médusés les ruines sur lesquelles il va falloir maintenant construire l’avenir. Tout s’est passé entre ce personnage sans nom et lui-même. Face, ou plutôt au sein du capitalisme, le personnage principal reste au bout du compte « cloué sur place par l’infini » (pour reprendre les termes de Nietzsche) et bien vaine semble cette destruction à laquelle succède immédiatement l’Eden final sensé inaugurer le nouvel ordre à venir, et qui rappelle étrangement celui qui a présidé au nôtre. Si le héros est devenu, un court temps, un dieu qui adapte le monde à sa mesure, qui le construit à la hauteur de son désir, le nouvel Adam tenant la main de la nouvelle Eve ne fait rien d’autre qu’assouvir, au bout du compte, un banal désir œdipien – cet Œdipe indispensable à la schizophrénique immortalité du Capitalisme.
Stéphane Nadaud
Article inédit / 2009

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Fight Club / David Fincher / 1999
d’après le roman de Chuck Palahniuk
avec Brad Pitt, Edward Norton et Helena Bonham Carter

1 « Quel mépris envers les études « d’Humanités”, pour qu’on les ait nommées belles lettres [en français dans le texte] (bellas litteras) (…) Elles ont au reste des aspects qui attirent par tout autre chose que par la beauté » (fragment 3 [6] de 1875). Nietzsche, Fragments posthumes 1874-1875 in. Œuvres philosophiques complètes II**, Paris, Editions Gallimard, 1988, p. 258 & p. 551 (note 2 de la p. 258), trad. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. Humanitäts est le terme allemand pour Humanités mais Nietzsche utilise également le terme Philologie ou Litteratur qui recoupent plus ou moins la même notion. Rappelons l’opposition fondamentale que fait Nietzsche entre human (qui caractérise l’homme construit par le christianisme, la métaphysique et la science qui va avec, et dont les philologues recherchent en vain les origines dans le monde antique) et menschlich (pour l’homme qui s’inscrit, ou tente de s’inscrire, dans les dessins de la nature, à l’image des Grecs que Nietzsche exhaussent dans la Naissance de la tragédie – cf. Menschliches Allzumenschliches, Humain trop humain) : « L’humain [das Menschliche] que nous montre l’antiquité ne doit pas être confondu avec l’humain [das Humane]. C’est une opposition qu’il faut faire ressortir avec force, la philologie est malade de vouloir opérer cette substitution ; on n’y amène les jeunes gens que pour les rendre humains [humane]«  (fragment 3 [12] de 1875). Ibid., p. 259.
2 Héraclite (fragment DK 53). Polemos renvoie, chez les Grecs, à l’idée de la guerre qui a comme fonction de repousser l’élément non souhaité hors de ses frontières (la guerre de la Polis contre les Barbares par exemple), alors que âgon renvoie à l’idée de joute (interne à une cité : la tragédie, les joutes sportives ou rhétoriques ; ou entre cités civilisées du monde grec : les rivalités, par jeux ou guerres, entre Sparte et Athènes par exemple). La lecture humaniste classique consiste à poser l’âgon comme plus pacifique que le polemos. C’est vouloir associer les luttes internes au monde « civilisé » (luttes qui sont autant de potentielles guerres civiles : nous renvoyons sur cette question aux travaux d’Alain Brossat) avec les Belles Lettres que de faire une telle distinction. Nous ne la ferons donc pas et envisagerons l’âgon et le polemos comme deux modalités d’un même esprit contradictoire que nous appellerons, par commodité pour la suite du texte, âgon, joute.
3 Platon, le Sophiste, trad. N. Cordero, Paris, Garnier Flamarion, 1993, 216a.
4 F. Nietzsche, le Crépuscule des idoles (Ce que je dois aux Anciens), in Œuvres philosophiques complètes tome VIII*, Paris, Gallimard, 1974, p. 149, trad. J.-C. Héméry.
5 M. Foucault, Il faut défendre la société, Hautes Etudes, Gallimard, Paris, 1997, pp. 17-18. « Je voudrais essayer de voir dans quelle mesure le schéma binaire de la guerre, de la lutte, de l’affrontement des forces, peut effectivement être repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et le moteur de l’exercice du pouvoir politique ».
6 F. Nietzsche, la Joute chez Homère (Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits), in Œuvres philosophiques complètes I** : Ecrits posthumes 1870-1873, Paris, Editions Gallimard, 1975, p. 195, traduction de Backès, Haar & de Launay.
7 Homère, l’Odyssée, Paris, Garnier Flammarion, 1965, chant XXII (474-501), trad. M. Dufour et J. Raison.
8 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit.
9 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit., pp. 196-197. La citation est d’Héraclite (fragment DK 121) : tirade antidémocratique, elle visait à critiquer les Ephésiens qui avaient exilé Hermodore, le meilleur d’entre eux (ce qui prouvait aux yeux d’Héraclite la stupidité démocratique capable d’exclure ses meilleurs éléments). Nietzsche le lit ici d’une façon différente des lectures classiques.
10 la Joute chez Homère, op. cit., p. 198.
11 Hésiode, les Travaux et les jours, 11-26.
12 la Joute chez Homère, op. cit., p. 199.
13 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit., pp. 197-198.
14 Ibid, p. 198.
15 J.F. Lyotard, la Condition postmoderne, les Editions de Minuit, Paris, 1979, p. 23
16 La composante homosexuelle est distillée tout le long du film, du « jeu » à l’arrière du bar au massacre par X d’un jeune blondinet qui participe au Fight Club (à Tyler qui lui demande « où étais-tu psycho-boy ? », X répond :« j’avais envie de démolir du beau »). X explique d’ailleurs en voix off : « Nous étions en couple (…) A-t-on vraiment besoin des femmes ? ». Une homosexualité qu’on pourra dire, si l’on tient à une interprétation psychanalysante, narcissique, comme le suggère cette remarque de Tyler à X (d’un personnage à lui-même donc) devant une affiche de jeune homme en slip pour une publicité Calvin Klein (« L’autoémulation c’est de la masturbation. L’autodestruction… »). La schizophrénie du personnage perd avec cette analyse encore plus de sa dimension psychotique : le personnage principal semblant plutôt dans une préoccupation œdipienne homosexuelle narcissique. On retrouvera ici les liens entre la schizophrénie et le complexe d’œdipe sur toile de fond capitalistique tels que les développent F. Guattari et G. Deleuze dans l’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.
17 Projet dont le mécanisme peut donc être qualifié de paranoïaque – ce qui confirme l’idée que la schizophrénie du personnage principal, au delà de l’astuce scénaristique, est bien celle du Capitalisme tel qu’Il balance entre les reterritorialisations paranoïaques et les déterritorialisations schizophréniques. G. Deleuze et F. Guattari, l’Anti-Œdipe, op. cit., p. 335.

Zone d’opacités offensives / Tiqqun / Ricardo Silva

http://www.dailymotion.com/video/x7nyyr

image Ricardo da Silva
musique Nicolas Mounoud
Lausanne / 2008

Dans les métropoles de l’information, l’espace- temps social se décalque sur le schéma d’un univers prévisible, probabiliste, en équilibre précaire, modulaire, où chaque exécutant oeuvre encapsulé, à l’intérieur d’un rôle collectif précis. Univers régulé par des dispositifs sélectifs et affectés à la neutralisation d’éventuelles perturbations. Pour l’idéologie du contrôle en cours, individu est déjà synonyme de fou terroriste potentiel, d’éclats de matière sociale ; probabilités explosives du quotidien médiatique. Preuves rétroactives de la nécessité de l’instauration d’un statu quo disciplinaire perpétuel, il s’agit alors de figures traquées, espionnées, filées, que la société cybernétique suit discrètement mais continuellement. Figures qui, pour ces mêmes raisons, se trouvent placées au centre d’un intense bombardement sémiotique intimidatoire tendant à prêter main-forte aux lambeaux de l’idéologie mercantiliste officielle. C’est ainsi que la métropole accomplit sa qualité spécifique d’univers réifié et qui pour détourner d’elle l’antagonisme social incessamment généré, intègre et manoeuvre simultanément les artifices de la séduction et les fantasmes de la peur, qu’assument de manière centrale le système nerveux de la culture et qui reconfigurent la métropole en des immenses quartiers de haute sécurité, sections de contrôle continu, cages à fous, containers pour détenus, réserves pour esclaves métropolitains volontaires, zones bunkérisées pour fétiches déments. Dans ce type de régime de signes, chacun est fatalement pris dans une injonction paradoxale – pour parler il faut renoncer à communiquer, pour communiquer il faut renoncer à parler – dés lors s’affirment des stratégies de communication antagonistes, décentrées : productions aux bords du capitalisme spectaculaire intégré, illégitimes en soi, mais qui constellent et composent un réseau underground d’actes de résistance.

Exercer la violence contre les fétiches nécrotropes du Capital est le plus grand acte conscient possible dans la métropole, parce que c’est à travers cette pratique sociale que NOUS construisons de manière différenciante – en nous appropriant le processus productif vital – notre SAVOIR et notre MEMOIRE, c’est-à-dire de l’emprise sur des parts de Réel. NOUS refusons les régimes de production d’anges de séduction et de petits monstres de peur afin de les exhiber à de misérables parterres, à travers les réseaux et les circuits qui transmettent l’hallucination généralisée. NOUS créons de l’imaginaire en délirant la vie réelle, mais en l’inscrivant dans la complexité du processus insurrectionnel métropolitain ; NOUS déterritorialisons les régimes sémiotiques de communication absurdes et insoutenables pour détruire le fétiche de la représentation.

Commentaires :
Ce film part à l’origine d’une volonté de collaborer de manière transdisciplinaire entre d’une part Nicolas Mounoud et moi-même. Sous la forme d’un jeu à contraintes (2 semaines pour trouver un concept, des images et une musique). Deux semaines plus tard, le film était donc achevé, une bande sonore impressionnante et des images très fortes. Le concept du film est un détournement/réappropriation d’un des manifestes des légendaires Brigades Rouges de la fin des années 1970 et un hommage à une revue circulant ici ou là sous le manteau, à savoir TIQQUN, organe de liaison du parti imaginaire. Avec un tel background, que nous reconnaissions tous les deux comme un acte fondateur et dans lequel nous reconnaissions une valeur critique de la vie quotidienne et de l’omniprésence d’un bomabrdement sémiotique par tous les médias confondus.

Du point de vue des images, j’ai recours abondamment à quelques séquences trouvées (found footage) et je suis allé puiser dans la grande Histoire du cinéma en ressortant une séquence de l’un des premiers Westerns. J’utilise aussi la satuaration numérique du bruit sous forme de larcens numériques comme effet texturant et homogénéisateur.

Pourquoi les clowns ? Car la figure du clown incarne plusieurs masques (le souffre douleur, le bouffon de l’époque contemporaine ?) Il est aussi l’être du masque par excellence, à travers la figure du clown se dessine la figure de Monsieur tout le monde bombordé de stimulis extérieurs qu’on ne peut contrôler, une emprise perdue sur notre monde.
Ricardo Silva
Voir : Opacity Zone

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