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Archive mensuelle de décembre 2013

Splendour of the seas / Peter Pál Pelbart / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

En 2011, le minuscule collectif guattarien Mollecular d’Helsinki, avec l’imagination fertile de Virtanen Akseli, a proposé un voyage en bateau de croisière de Lisbonne à Santos (1). Quelques années auparavant, il avait entrepris un voyage en train de Finlande jusqu’en Chine, par la ligne Transsibérienne, avec quarante personnes qui ne se connaissaient pas forcément, dans le cadre du projet Capturing the moving mind (2). L’idée était, tous ensemble – nous du Ueinzz, eux les finlandais, et le collectif français presqueruines –, de faire un film sur le bateau, de mettre sur scène une pièce de théâtre inspirée du texte Amerika ou le Disparu de Kafka. Quand Akseli m’a demandé s’il pouvait confirmer la réservation du bateau pour le 24 novembre, il a ajouté une petite note savoureuse : ce projet vous paraît-il assez impossible pour qu’il soit souhaitable, même désirable ? C’est un critère pas mal, la désirabilité… C’est presque comme la révolution… Ce que Kant admirait dans la Révolution française n’était pas le résultat concret, mais l’émotion de la savoir en cours augmentait chez ceux qui la contemplaient de loin la désirabilité de la révolution… Or, nous sommes plus modestes… Le projet de film était extrait d’un petit texte de Félix Guattari intitulé « Projet pour un film de Kafka », dans lequel il essaie d’imaginer ce que serait un film fait par Kafka. Arrivés donc en avion à Lisbonne, le 24 novembre 2011, nous sommes montés, les trois collectifs, sur The Splendour of the Seas. Voilà, très sommairement, le contexte de cette expérimentation micropolitique.
Pour la comprendre, cependant, il faut décrire rapidement en quoi consiste une croisière – ce que j’ignorais complètement, avant cette aventure. Presque deux mille personnes confinées dans le pseudo-luxe d’un hôtel flottant de dix étages, couloirs veloutés, des lustres immenses pendus partout, des mains courantes dorées, des ascenseurs panoramiques, des piscines à ciel ouvert entourées d’écrans géants, des saunas impériaux, des bars, casinos et restaurants partout, de la musique et shows, des lotos et bals, fêtes thématiques au bord de la piscine, dîner avec le capitaine, célébration de la traversée de l’équateur avec des verres brillants. L’hallucinante overdose de stimuli d’entertainement, de remplissage gastronomique incessant, l’impératif du plaisir, produisent une saturation absolue de l’espace physique, mental, psychique des passagers. Un vrai bombardement sémiotique auquel on n’échappe nulle part, même dans la cabine personnelle où le haut-parleur annonce le prochain jeu de loto, où la télévision ne transmet que les nouveautés du navire lui-même, avec des journalistes à bord. La machine flottante de divertissement n’a pourtant rien d’extraordinaire – ce n’est que le condensé de notre monde quotidien, du capitalisme contemporain dans son fonctionnement optimal. C’est l’impératif de la jouissance, du « your smile is my smile », que l’un de nos acteurs a bien traduit comme « your card is my card ». Évidemment, tout cela ne marche que grâce à une armée de sept cents employés sous-payés qui vivent au sous-sol et circulent partout souriant, à la disposition des clients vingt-quatre heures par jour, et dont le logement est interdit aux passagers.
Personnellement, j’ai vécu notre embarquement comme un naufrage, individuel et collectif. Bien sûr, nous étions étourdis par les dimensions, le gigantisme, l’abondance, et les acteurs étaient souvent émerveillés d’être accueillis avec une telle gentillesse et une telle sollicitude – si quelqu’un, au milieu du repas, demande au serveur dix desserts, on lui apporte dix desserts. Finalement, l’objectif est de satisfaire le client, aussi absurdes que paraissent ses caprices. Cette espèce d’inclusion par la consommation, avec son côté grotesque, cependant, n’a fait que mettre en évidence le contraste entre notre groupe, avec sa fragilité singulière, et le luxe ostensible partout. Deux pôles, deux mondes, dans un combat asymétrique, dans une friction inévitable, où nous étions vaincus d’avance. Nous n’avions aucune possibilité d’affronter ce combat, nous savions à peine si on en sortirait vivants. C’est la triomphante industrie fasciste de l’exposition politique, comme disait Pasolini.
Évidemment, nous avions un projet – nous n’étions pas de simples passagers ou touristes. D’un côté, le contexte défavorable pour notre projet a suscité un effort redoublé dans ces tâches d’« accomplir » la mission : l’objectif, le but étant d’extraire le maximum de ce contexte de renfermement et disponibilité (finalement, voilà pour une fois tous les membres du groupe ensemble tout le temps, pas moyen de s’échapper). Ce qui permettait de faire une œuvre. D’un autre côté, de manière plus souterraine, on a témoigné d’une espèce d’irritation à l’égard de cette compulsion à accomplir les tâches à tout prix, cette anxiété de faire, de conclure, de remplir de sens à l’avance… Pour ma part, j’ai été pris, non pas par une paresse, mais par une espèce de refus bartlebyen, du type « je préfèrerais ne pas », faire un film, mettre sur scène une pièce, réussir… Un désir anarchiste, ou plutôt, le désir de plonger dans une dynamique autre, non productive, un désir d’improduction où le désistement, la mauvaise volonté, la soustraction, le surf, la plongée, l’entrée en navigation s’entrecroisaient dans une logique intensive, de sensations interpénétrées, beaucoup plus qu’un désir d’une articulation constructive et susceptible d’être montrée. Difficile de décrire dans quelle mesure l’ensemble de petits gestes, de minuscules mouvements, de détours humoristiques ou hilarants semblaient plus efficaces dans la contraposition parodique à ce que, dès le début du voyage, quelques-uns ont vécu comme un enfermement, avec sa dose de violence et coercition, bien que volontaire…
Peu à peu, on s’est aperçu que tout ce qu’on avait prévu n’a pas réussi, ou bien a mal marché, ou simplement a révélé sa dimension risible ou absurde, en nous menant à la question troublante, inévitable et nécessaire : mais que fait-on ici au juste ? Quelle idée folle de se mettre dans un tel labyrinthe de coercition et d’étranglement, au milieu de deux mille touristes, dans ce qu’un acteur a baptisé un « monde contemplastique » ! On ne pourrait mieux définir cette impuissance, de contemplation d’un monde en plastique… Et maintenant, à partir de cette situation de saturation, comment sortir s’il n’y a pas d’issue, entourés que nous étions d’une mer qui justement n’était qu’un décor, et qui n’évoquait pas une extériorité, un dehors ? Puisqu’il faut le dire : tout dans le paquebot est fait pour qu’on tourne le dos à la mer. C’est le dedans absolu, le plaisir et la consommation imperméables à toute extériorité : l’hypnose du casino, de l’écran géant sur la piscine à ciel ouvert sur lequel on voit projeté justement ce qui est à côté, la mer… C’est incontestable qu’à un moment donné, dans une salle du quatrième étage où l’on faisait nos répétitions et où l’on se réfugiait pour résister à la normopathie athlétique ou flasque qui nous entourait, quelque chose était en train de se dissoudre en nous, entre nous. Tout déraillait, les rôles, les fonctions, les repères, les buts, les sens, les raisons. Espèce de collapsus visqueux, qui mettait en question le « quoi », le « à quoi bon », le « comment », le « où », le « quand », même si on occupait un espace délimité, selon notre routine, répétitions le matin, tournage l’après-midi, conversations la nuit. Malgré cette grille consensuelle, certains d’entre nous ont vécu une chaotisation involontaire, une catastrophe subtile, avec leurs terreurs, leurs angoisses, leurs nausées, sa claustrophobie, le « rien n’est possible » qui faisait irruption, le « on avait tout pour que cela aille mieux », comme l’a dit une actrice qui, depuis qu’elle était montée sur le navire, marchait inclinée comme une tour de pise, et qu’à chaque fois qu’elle se trouvait en face des immenses couloirs avec les centaines de chambres, en cherchant la sienne, murmurait entre ses dents : « couloir de la mort ». En tout cas, à partir de cette dé-subjectivation collective, de cette vacuité, où tout paraissait en train de s’écrouler ou se noyer, y compris les projets prévus et programmés, on était pris peut-être par ce que Guattari nommait Chaosmose..  Pendant que le navire fonctionnait à perfection, nous, on naufrageait.
Est-ce qu’il fallait opposer à un tel entourage invasif une pièce de théâtre, même inspirée de Kafka (quel auteur mieux que lui pour exprimer une telle claustrophobie, une armée de serviteurs, un tel labyrinthe de sens) ? Faire un film qui rivaliserait avec le devenir-cinéma du monde, de ce monde contemplastique ? Ou plutôt, au lieu d’ajouter quelque chose, simplement soustraire, se soustraire, appuyés sur des détours minuscules, interruptions, même à la limite le rugissement d’un acteur épuisé… Évidemment, d’innombrables situations de bonheur collectif s’alternaient à des moments comme celui-ci, dans une oscillation beaucoup plus vertigineuse que celle offerte par le bateau en pleine mer. Il fallait apprendre à naviguer, dans le sens fort du mot. Quand Deligny définit ses tentatives avec les autistes comme un radeau, il explique à quel point c’est important que dans cette structure rudimentaire, les troncs de bois soient « reliés de manière assez lâche, si bien que lorsque s’abattent les montagnes d’eau, l’eau passe à travers les troncs écartés. » Et il ajoute : « Quand les questions s’abattent, nous ne serrons pas les rangs – nous ne joignons pas les troncs – pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l’importance primordiale des liens et du mode d’attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu’il ne lâche pas » (3). Je dirais qu’il faut que le lien soit suffisamment lâche pour qu’il ne lâche pas. Ainsi, pour faire une croisière post-moderne, peut-être faut-il se réinventer un radeau.
Peter Pál Pelbart
Splendour of the seas /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
Voir : Kafkamachine
splendour of the seas
1 http://www.mollecular.org/art-therapy-life/todellinen-ongelma/
2 Voir le bel article de Virtanen Akseli et Jussi Vähämäki « Structure if Change », et le dialogue entre Virtanen Akseli et Bracha Ettinger, « Art, Memory, Resistance », dans la revue Framework, n° 4/décembre 2005, The Finnish Art Review, 2006.
3 F. Deligny, Œuvres, Sandra Alvarez de Toledo éd., Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 1128.

Detroit, carnet de voyage / Elsa Bernot / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

26.02.13
Écrire Detroit, c’est déjà mentir, trahir. C’est évident. C’est évident qu’il faut le dire.
Detroit ne ressemble pas aux portraits que l’on en dresse.
Detroit, comme Dresde en 46 ? Vraiment ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez échangé avec les gens d’ici pour dire.
Mais il n’y a pas de cadavre.
Detroit la gueule cassée du grand capital ? Je n’y lis pas tant de souffrances. Peut-être que je ne regarde pas assez bien ? Et puis, qu’est-ce que je connais des gueules cassées après tout ? Ma propre répugnance face à ces visages démolis. Je ne suis pas dans leur tête. Je ne suis pas une detroiter.
Il y a parfois des attitudes typiquement sorties de guerre : « Pose pas de questions, tu peux pas comprendre ».
Il y en a qui m’ont l’air comme vous et moi, étudiants tirant sur le bobo, JCD tirant sur le branché, qui se sont fondus dans le décor.
Il y a les noirs qui sont pauvres. Ils marchent dans les rues. Ils s’arrêtent aux liquor stores. Ils sont parfois fous. Ils sont souvent souriants et causants.
How are you doin’ today ? Where are you goin’ today ?
Juste comme ça, un signe de la main, un sourire, passe la môme, allez avance.
J’avance d’un bloc à l’autre sur ma petite bicyclette. J’avance… Des canapés défoncés sur le bord du trottoir. Des bouteilles de verre qui scintillent dans la neige crasse à demi-fondue. Des portes condamnées, des fenêtres brisées, condamnées, des immeubles de briques noircies, des magasins aux grilles fendues, courbées, arrachées, par centaine, encore et encore, et encore, sur des centaines de mètres, sur des kilomètres. Des maisons, des centaines de maisons brisées, le toit crevé, par terre une peluche avec ses yeux de bille noire tournés vers le ciel, le corps éventré, la mousse s’est répandue autour. Le rire des enfants qui résonne… Fantômes ? Non, trois gosses passent, main dans la main, me regardent les regarder, éclatent de rire, filent en courant. Oui, il y a de la vie là-dedans, une voiture qui se gare, un couple descend, un couple noir, qui passe sous le porche et entre. La maison tient debout. Des arbustes taillés devant la petite balustrade de bois blanche. Propre.
Puritan Avenue. Peut-être, quoi, une dizaine de kilomètres de long. On m’avait dit, Detroit, c’est des ruines et des jardins. Des ruines oui, pour sûr, pas de doute possible. The wrong kind of ruins pour reprendre l’expression d’un chauffeur de taxi. Des jardins, hum, en février forcément ça crève pas les yeux. Deux trois panneaux, community garden here, brightmoor neighbors, garden… Bon. Un carré de neige que percent à peine trois tiges jaunies.
Detroit c’est facile.
D’abord c’est plat, et c’est assez carré, rectiligne, longiligne. Donc facile.
Et puis quand on a de l’argent, alors vraiment c’est un jeu d’enfants. Pas une porte fermée.
Une rue, immense, longue. Vide bien sûr, quoi, une dizaine de voiture en vue, trois piétons. Des bâtiments isolés, vides. Du vent qui passe, whhhhhhhiehhh, qui balaye la rue.
Une porte en fer, rouillée. The Hub, peint en grand sur un mur de brique défraîchi.
La porte, lourde, grince à peine. Il fait bon dedans.
Des vélos, bien alignés. Grands, petits, jaunes, verts, violets, épais, fins, guidons courbes, droits.
Essaye celui-là, vas-y sors, il n’y a personne dans la rue à côté.
Ok. On monte. Tiens, la rouge, là. Et puis la violette.
Ah, la violette. Ha ha ! Superbe, elle me plaît, très bonne compagne de vadrouille, je prends. 150 dollars.
That is so smart ! Me lance une femme assise à un arrêt de bus.
En trois heures de vélo, j’ai vu deux bus. J’ai vu des personnes réparties par lots de un, deux, parfois trois aux arrêts de bus essaimés le long des rues. Des noirs. Et j’ai vu deux cyclistes. Noirs. Dans le centre, le downtown, plus d’argent, plus de mixité, plus de bus, plus de vélos.
Elsa Bernot
Detroit, carnet de voyage /2013
Extrait des notes publiées dans Chimères n°80 / Squizodrame et schizo-scènes
Sur le Silence qui parle : V comme Voyage / Abécédaire Gilles Deleuze

detroit

Théâtre(s) clinique(s) / Flore Garcin-Marrou / Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes

1/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui utilise la catharsis pour purger l’âme du spectateur, soit un théâtre métaphoriquement thérapeutique ? 2/ Le théâtre clinique est-il joué dans les institutions psychiatriques? Foucault a admirablement bien décrit dans l’Histoire de la folie à l’Âge classique cette « vieille habitude du Moyen-âge de montrer des insensés », qui devient jusqu’à la Révolution « une des distractions dominicales des bourgeois » (1). Le voyeurisme laisse place à une véritable culture de l’art dramatique lorsque le professeur Esquirol dispense une « médecine des passions » qui prend en considération la vie affective de l’aliéné, et surtout, pose le principe d’un traitement relationnel comme moyen curatif, traitement qui repose notamment sur la pratique de distractions comme le théâtre. À Charenton, en 1804, on atteste de 161 guérisons par le théâtre. 3/ Le théâtre clinique est-il un théâtre en clinique ? S’agit-il de faire improviser les patients à partir de situations conflictuelles qui rejouent les rapports affectifs problématiques devant un thérapeute, qui donne ensuite son interprétation (psychodrame) ? 4/ Le théâtre clinique est-il d’abord du théâtre, avant d’être outil d’une clinique ? À La Borde, quand Nicolas Philibert filme dans la Moindre des choses (1995) les répétitions du club-théâtre animé par Marie Leydier, les soignés sont des acteurs qui jouent des textes, jubilent et jouissent des mots d’Opérette de Gombrowicz. 5/ Le théâtre clinique est-il un théâtre du soin, qui se pratique dans les dehors du théâtre, dans les centres sociaux, les centres de détention, auprès d’adolescents difficiles, de vétérans de guerre (on renvoie à la manière dont les Trauma Studies mettent en avant un théâtre du care, théâtre de la résilience post-traumatique (2) ? 6/ Le théâtre clinique est-il un théâtre joué par des handicapés mentaux qui s’affirment sur scène tels des acteurs professionnels, vivant la vie de troupe, les tournées, l’alternance…? C’est le cas à Zurich du Theater HORA, ou de la compagnie de l’Oiseau-mouche de Roubaix : troupe permanente de 23 comédiens professionnels, personnes en situation de handicap mental, premier Centre d’Aide par le Travail artistique de France, créé en 19813. 7/ Le théâtre clinique est-il un théâtre écrit par un médecin ? On pense alors à Tchekhov et Boulgakov, médecins et dramaturges, ou à l’alliance détonante d’André de Lorde – auteur à succès de théâtre de Grand-Guignol – et d’Alfred Binet – père de la psychologie expérimentale – : auteurs à quatre mains de drames sanguinolents qui ont lieu dans des asiles psychiatriques, sur des tables d’opération de chirurgiens-bouchers-thanatophiles, dans le cabinet de médecins-fous (4) ? 8/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui a lieu dans des institutions psychiatriques fantasmagoriques, comme dans Marat-Sade de Peter Weiss ou Purifiés de Sarah Kane ? 9/ Peut-on résolument opposer le théâtre clinique (comme théâtre d’observation du réel) au théâtre critique (de dénonciation du réel) ?

Relation
Si Félix Guattari apporta une connaissance d’un terrain clinique, fort de sa vie et de son expérience à La Borde, Deleuze avait déjà, avant la rencontre, commencé à théoriser une certaine idée d’un théâtre clinique. Le premier pas opéré dans ce sens se repère dès Empirisme et subjectivité : pour Deleuze, alors que le théâtre de la pensée dialectique hégélienne est un « faux drame » qui donne à voir un « faux mouvement » (5), l’empirisme humien a cette capacité d’engager un vrai mouvement de la pensée, une logique des relations, où les concepts émanent de rencontres pratiques, aléatoires, fruits de l’expérience sensible. Ce théâtre de la pensée n’implique donc pas une pensée représentative, où les concepts sont des représentations fixes, des essences mais invite l’esprit à s’émanciper de la mimèsis et à penser en termes de relations. Ce théâtre de relations est dramatique : Hume compose de « véritables dialogues en philosophie », où les personnages n’ont pas de « rôles univoques » et « nouent des alliances provisoires, les rompent, se réconcilient » (6), sans que le drame ne trouve nécessairement sa résolution dans une Aufhebung. Le dialogue qui se noue entre les trois personnages des Dialogues sur la religion naturelle n’est pas de l’ordre du conflit, mais aspire à un certain réalisme de la conversation. De même, il n’aspire à aucune représentation scénique car il participe d’un drame de la pensée sans images – « collection sans album, pièce sans théâtre, ou flux des perceptions » (7). Voilà un théâtre de l’esprit, sans scène, sans spectateurs, où des entités dialoguent à bâtons rompus. Une « tranche de vie et de pensée » immanente. Ce qui distingue véritablement Hume de Hegel, c’est que la dialectique « représente des concepts » alors que l’empirisme humien « dramatise des Idées » (8). Dès lors, c’est à partir de cette première distinction (entre représentation et dramatisation) que s’ouvre l’opposition pour certains et la superposition pour Deleuze de la critique et la clinique (et par extension, du théâtre critique et du théâtre clinique).
Le théâtre clinique se joue là où il y a une dramatisation à l’œuvre. Ce postulat est présent dans Nietzsche et la philosophie (1962) et La Philosophie critique de Kant (1963). Avant d’aller plus loin dans l’élaboration d’une clinique, Deleuze met à l’épreuve la critique kantienne. Il oppose d’emblée la « fausse critique » (dont Kant est, pour lui, l’incarnation parfaite) à la « vraie critique » (9) qui s’attache à pratiquer une critique-machinerie.
Flore Garcin-Marrou
Théâtre(s) clinique(s) /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
LABO-LAPS / Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène
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Félix Guattari / Autoportrait à la Artaud / collection Jean-Jacques Lebel

1 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p.161.
2 Le programme international des Trauma Studies agit en faveur d’un théâtre social, expérimenté comme méthode permettant de responsabiliser les communautés et mettre en œuvre leurs propres réponses face aux catastrophes, aux traumatismes, les menant plutôt vers le rétablissement que la résignation. Ce programme travaille avec les communautés de réfugiés de New-York, les victimes de la guerre du Kosovo, la communauté des victimes du 11 septembre. http://www.itspnyc.org/theater_arts_ against.html
3 http://www.oiseau-mouche.org/actualites/dans-les-murs
4 Je renvoie à F. Garcin-Marrou, « André de Lorde, Alfred Binet : quand le théâtre du Grand-Guignol passionne les scientifiques », revue Recherche et éducations, n° 5, 2011, p. 193-204.
5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, [1968], 1996, p. 18.
6 G. Deleuze, « Hume », L’Ile déserte. Textes et entretiens, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 236-237. Deleuze veut parler ici des Dialogues sur la religion naturelle qui mettent en scène Déméa (figure de la religion révélée), Cléanthe (figure de la religion naturelle), Philon (le sceptique).
7 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, [1953], 1993, p. 4.

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