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Fonds perdus / Thomas Pynchon

En raison très probablement d’un blocage lié au fait que c’est l’arme de 007, elle tâche habituellement d’éviter le Walther PPK avec viseur laser dans la poignée, pour se rabattre sur l’autre, le Beretta, qui, si les armes avaient conscience de faire carrière, pourrait considérer qu’il s’agit d’une promotion. Mais là c’est parti, elle prend l’escabeau, farfouille au fond du placard, tout en haut, et en sort le PPK. Au moins ce n’est pas le modèle pour dames, vendu avec la poignée rose perle. Vérification des piles, modulation cyclique du laser qu’elle allume et éteint. Sait jamais quand une nana peut avoir besoin d’un laser.
Dehors dans un de ces oppressants après-midi hivernaux, le ciel au-dessus du New Jersey est un pâle pavillon de guerre de l’ancienne nation de l’hiver, divisé horizontalement, bleu chardon hexadécimal au-dessus, jaune babeurre dessous, cap sur Broadway en quête d’un taxi, qui à cette heure de la journée a toutes les chances d’avoir terminé son service, retourne sur Long Island City, et n’a pas envie de charger un client supplémentaire. C’est effectivement le cas. Le temps qu’il y en ait un qui s’arrête enfin, les lueurs de la ville s’allument et la nuit tombe.
Arrivée à « la planque », elle sonne à l’interphone, attend, attend, pas de réponse, la porte est verrouillée, mais elle voir de la lumière le long du chambranle. Elle y regarde de plus près pour examiner le genre de serrure et constate que la porte n’est pas fermée à clé, pas de verrou. Après des années d’expérimentations avec diverses sortes de cartes de magasin et de crédit, elle a trouvé la combinaison idéale de robustesse et de flexibilité dans les cartes à jouer en plastique d’ESPN Zone, que les garçons n’arrêtent pas de rapporter à la maison. Elle prend à présent l’une d’elles, s’appuie brièvement sur un genou, et a crocheté la porte avant de pouvoir se demander si c’est un si bonne idée.
Présence de rongeurs, ombres furtives qui tremblotent sur son passage. Échos dans les cages d’escalier, hurleurs à d’autres étages, bruits non humains qu’elle ne parvient pas à identifier. Des ombres dans les coins, épaisses comme du graillon, qu’on ne peut transpercer du regard, quelle que soit la clarté de l’ampoule. Des couloirs éclairés par intermittence et de la chaleur, quand il y en a, dispensée uniquement par certains radiateurs, si bien qu’il y a des zones de froid, témoins de la présence de forces spirituelles malfaisantes, selon d’ex-New-Agers que connaît Maxine. Au bout d’un couloir, une alarme incendie dont les piles sont à l’agonie répète un strident gazouillis désespéré. Elle se souvient de Windust disant que c’est à la nuit tombée que les chiens sortaient.
La porte de l’appartement est ouverte. Elle sort le PPK, allume le laser, relève le cran de sureté, se glisse à l’intérieur. Les chiens sont là, trois, quatre, autour de quelque chose au sol entre ici et la cuisine. Il y a une odeur qu’on identifie sans avoir besoin d’être un chien. Maxine s’écarte de la porte au cas où l’un d’entre eux voudrait détaler. Sa voix, suffisamment ferme pour l’instant : « Très bien, Toto – pas un geste! »
Leurs têtes se redressent, leurs museaux sont d’un coloris plus foncé que nécessaire. Elle s’avance furtivement, en longeant le mur. L’objet n’a pas bougé. Il s’annonce lui-même, le centre de l’attention, même mort il essaye encore de raconter l’histoire à sa façon.
Un des chiens s’enfuit hors de la pièce, ils sont deux à s’approcher, la défiant d’un grognement, un autre demeure près du cadavre de Windust et attend qu’on ait réglé son compte à l’intruse. Fixant Maxine avec – pas véritablement un regard canin, Shawn s’il était ici confirmerait certainement – le visage avant le visage. « On ne s’est pas vus l’année dernière au concours de Westminster, dans la catégories Toutes Races Confondues ? »
Le chien le plus proche est un croisement de rottweiler et d’on ne sait quoi, et le petit point rouge vient se poser au centre de son front, non pas tremblotant mais, ce qui est encourageant, parfaitement stabilisé. Le collègue canin s’immobilise, comme pour voir ce qui va se passer.
« Viens donc », murmure-t-elle, tu sais ce que c’est, l’ami, ça transperce en plein dans ton troisième œil… approche donc… on n’est pas obligés que ça arrive… » Le grondement féroce cesse, les chiens, avec attention, s’approchent de la sortie, le chef de meute dans la cuisine s’éloigne finalement du cadavre et – hoche-t-il la tête en la regardant ? – se joint à eux. Ils attendent dehors dans le couloir.
Les chiens ont fait des dégâts qu’elle s’efforce de ne pas regarder, et puis il y a l’odeur. Elle se récite une comptine de sa lointaine enfance :

Mort, a dit le doc-teurrr
Mort, a dit l’infirmière
Mort, a dit la dame avec
Le sac en al-liga-tor…

Elle se précipite comme elle peut aux toilettes, allume l’aérateur, et s’agenouille sur le carrelage froid sous le vacarme du ventilateur. Le contenu de la cuvette déclenche un haut-le-cœur léger mais reconnaissable, comme s’il essayait de communiquer. Elle vomit, saisie d’une vision de toutes les canalisations venant de chaque bureau lugubre et de chaque espace transitoire de la ville, toutes se déversant, via une gigantesque tubulure, dans un seul conduit, qui emporte en rugissant un flux constant de gaz anaux, de mauvaise haleine, et de tissus en décomposition, pour finir comme on s’y serait attendu quelque part dans le New Jersey… tandis que, pendant ce temps, derrière les grilles de ces millions d’orifices, du graillon s’accumule pour l’éternité dans les fentes et les lucarnes, et la poussière qui s’élève et retombe et retenue là, s’ammoncelle au fil des ans en un secret dépôt noirci, bruni… une lumière bleu pastel, un papier peint floral noir et blanc, son propre reflet instable dans la glace… Il y a du vomi sur la manche de son manteau, elle essaye de la faire partir à l’eau froide, rien n’y fait.
Elle rejoint le macchabée silencieux dans l’autre pièce. Dans le coin, la Dame au Sac en Alligator observe, silencieuse, nulle lueur dans les yeux, uniquement la courbe d’un sourire à peine visible dans l’ombre, le sac à main à l’épaule, au contenu à jamais inconnu car on se réveille toujours avant de le voir.
« Une perte de temps », chuchote la Dame, pas de manière désagréable.
Malgré cela, Maxine prend une minute pour observer celui qui fut naguère Nick Windust. C’était un tortionnaire, un multi-assassin, sa bite est entrée en elle, et sur le coup elle n’est pas sûre de savoir ce qu’elle ressent, tout ce sur quoi elle peut se concentrer ce sont ses bottines chukka faites sur mesure, d’un brun pâle souillé dans cette lumière. Que fabrique-t-telle ici ? Non mais putain de bordel, s’est-elle précipitée ici en pensant qu’elle pourrait empêcher ça ?… Ces pauvres chaussures idiotes…
Elle fait un rapide examen de ses poches – pas de portefeuille, pas d’argent, ni billets ni autre, pas de clés, pas de Filofax, pas de téléphone portable, ni clopes ni briquet, pas de médicaments, pas de lunettes, juste la série des poches vides. Pour une sortie propre et nette, c’en est une. Au moins est-il cohérent. Il n’a jamais été là-dedans pour l’argent. La malice néo-lib a dû exercer sur lui un attrait différent et désormais-impossible-à-connaître. Tout ce qu’il a eu à la fin, tandis que l’autre monde se rapprochait, c’est la liste de ses méfaits, et les types qui lui ont réglé son compte l’ont laissé à la merci de cette liste. Dans toute sa longueur, les années, le poids.
Mais alors à qui a-t-elle parlé, là-bas à l’oasis de DeepArcher ? Si Windust, à en juger par l’odeur, était déjà mort depuis longtemps à ce moment-là, elle est face à une alternative problématique – soit il s’adressait à elle depuis l’autre côté soit c’était un imposteur et le lien peut avoir été détourné par n’importe qui, pas nécessairement par quelqu’un de bien intentionné, un agent, Gabriel Ice… Un quelconque gamin de douze ans en Californie. Pourquoi y croire le moins du monde ?
Le téléphone sonne. Elle sursaute un peu. Les chiens s’approchent jusqu’au seuil, curieux. Décrocher ? Mauvaise idée. Au bout de cinq sonneries le répondeur sur le comptoir de la cuisine se déclenche, le volume est très fort, donc impossible de ne pas entendre le message. Ce n’est pas une voix qu’elle reconnaît, un chuchotement aigu et rauque. On sait que tu es là. Inutile de décrocher. C’est juste pour te rappeler qu’il y a école demain, et qu’on sait jamais quand vos enfants peuvent avoir besoin qu’on soit avec eux. »
Oh, merde. Oh, merde.
En sortant, elle passe devant une glace, y jette par réflexe un œil, aperçoit le flou d’une silhouette en mouvement, peut-être elle, probablement autre chose. La Dame à nouveau, entièrement dans l’ombre à l’exception de l’unique reflet de son alliance, dont la couleur, si l’on savait goûter la lumière, ce qu’un instant elle imagine pouvoir faire, pourrait être qualifiée de légèrement amère.
Thomas Pynchon
Fonds perdus / Bleeding Edge / 2014

De Bleeding Edge à Fonds perdus

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Vente à la criée du lot 49

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La répétition des symboles / Brian Evenson / à propos de Thomas Pynchon et de Vente à la criée du lot 49 / Vision de Pynchon / Don DeLillo

Puisque je suis naturellement sujet à la paranoïa, il ne devrait surprendre personne surprendre personne que mon roman préféré de Pynchon soit Vente à la criée du lot 49. Comme dans La Passion de Martin Fissel-Brandt de Christian Gailly, la nouvelle s’amuse à un jeu de dupes avec la vraisemblance, accumulant coïncidence sur coïncidence jusqu’à un point de non retour. Contrairement à Gailly, cependant, Pynchon ne cherche pas à nous laisser croire que ses apparentes coïncidences sont de simples et entières coïncidences : il y a toujours « une sorte de frisson glacé [qui] souffle tout à coup à travers ces vers » (1). Il y a toujours une possibilité pour que ce qu’Œdipa Maas expérimente ait étonnamment été construit pour elle, ne soit pas une coïncidence après tout, et soit même la preuve de l’existence d’un monde secret. Au lieu d’amener vers une résolution ou une solution, chaque pas qu’Œdipa fait dans son enquête sur Tristero ne fait que confirmer son incapacité à comprendre ce qui lui arrive et pourquoi. Elle ne peut jamais être sûre (du moins dans les limites du livre, qui finit sur une révélation potentielle qui, c’est difficile à croire, ne révèle rien du tout) de ce qui forme exactement la nature du monde autour d’elle. Vente à la criée du lot 49 est un livre qui cherche moins à dépeindre la naissance d’une « paranoïa relative » (2) ou un soi-disant complot qu’à incarner ces deux possibilités en une forme concentrée, à la fois pour Œdipa Maas et pour le lecteur. Il semble que ce roman de Pynchon soit considéré comme le plus lisible en partie parce que l’auteur accomplit un bon pourcentage de son travail pour le lecteur à un niveau infratextuel, en construisant patiemment ses effets narratifs afin que l’ambiance du livre vous possède avant que vous sachiez vraiment de quoi il s’agit.
Tout commence avec le choix de Pynchon d’une voix narrative : un troisième personnage au caractère bien trempé qui n’est jamais identifié mais qui s’adresse au moins une fois directement au lecteur dans un vocabulaire typiquement XIXème. (« Le gynécologue ordinaire aurait été bien incapable de diagnostiquer ce qu’elle couvait ») (3) Il se lance aussi dans des passages d’anticipation, affirmant une supériorité sur le point de vue du lecteur en faisant allusion à d’éventuelles fins et suggérant qu’il en sait plus que nous : « Ce nom semble suspendu [...] les lumières s’éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu’il n’allait pas tarder à avoir sur elle. » (4) Il, si l’on peut considérer que c’est un homme, agit par-dessus l’épaule d’Œdipa, ne la délaissant jamais, sauf de manière abstraite pour l’abandonner dans des spéculations qui pourraient être celles de son personnage comme elles pourraient être les siennes ou quelque combinaisons des deux (on pourrait aussi penser que la présence du narrateur est la mnifestation d’une rupture dans l’esprit d’Œdipa et que le livre est un coup de tonnerre à la Deleuze et Guattari, entre la schizophrénie et la psychose). Quand on en arrive ici, il n’y a (comme Nabokov l’a déjà démontré) rien de comparable à un troisième narrateur : il reste toujours un « je » qui signifie « elle », « il » ou « eux ». Dans Vente à la criée du lot 49, Pycnhon fait le choix d’être une sorte d’ombre planant sur le roman, une apparition disparaissante, ce que l’on peut sentir dans la texture même de la langue, dans ses signes, sans jamais le saisir de manière tangible.
Brian Evenson
La répétition des symboles /2008
Extrait du texte publié dans Face à Pynchon / Collectif
à lire sur le Silence qui parle : extrait de Vente à la criée du lot 49
à voir : Lipodrame / Mécanoscope

« C’était comme si, un jour, selon une étrange  loi de la nature, Hemingway mourait et, le lendemain, naissait Pynchon. Une mutation de la littérature trouvait son origine dans une autre. Pynchon a rendu la littérature américaine plus ouverte, plus intense. Il a discerné des murmures et des apparitions à la lisière de la conscience moderne sans amoindrir la dimension physique de la prose américaine ; la vigueur d’un fusil à pompe, l’humour de la rue, les fluides du corps, la présence.
J’étais en train d’écrire des textes publicitaires pour des pneus de camion quand un ami m’a donné un exemplaire de poche de V. Je l’ai lu et j’ai pensé, d’où est-ce que ça peut bien venir ?
L’envergure de ce travail, géographiquement vaste et n’ayant pas peur des sujtes majeurs, nous aide à placer notre fiction non pas dans un petit recoin anonyme, humain et dérisoire, mais en dehors, dans l’étendue de l’imagination élevée et des rêves collectifs. »
Don Lellilo
Vision de Pynchon #2 in Face à Pynchon / Collectif

à lire sur le Silence qui parle : Point Omega

Photo : Juno Temple in Kaboom / Gregg Araki

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1 Vente à la criée du lot 49, Points Seuil, 2000, p.80.
2 Ibid, p.157.
3 Ibid, p.202.
4 Ibid, p.84.




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