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Watt (2) / Samuel Beckett

Le nom de cette bienheureuse famille était Lynch. Il y avait Tom Lynch, veuf, âgé de 85 ans, cloué au lit par d’incessantes douleurs inexpliquées au caecum, et puis ses trois fils encore en vie, Joe, âgé de 65 ans, perclus de rhumatismes, et Jim, âgé de 64 ans, bossu et ivrogne, et enfin Bill, veuf, âgé de 63 ans, très gêné dans ses mouvements par la perte des deux jambes à la suite d’un faux-pas suivi d’une chute, et puis sa seule fille encore en vie May Sharpe, veuve, âgée de 62 ans, en pleine possession de toutes ses facultés à l’exception de la vue. Ensuite il y avait la femme de Joe, Flo, née Doyly-Byrne, âgée de 65 ans, parkinsonienne mais sinon en parfaite condition, et puis la femme de Jim, Kate, née Sharpe, âgée de 64 ans, couverte de plaies suintantes de nature inexpliquée mais sinon en parfaite santé. Ensuite il y avait le fils de Joe, Tom, âgé de 41 ans, sujet malheureusement à des accès tantôt d’exaltation, qui lui interdisaient le moindre effort, et tantôt de dépression, pendant lesquels il ne pouvait ériger le petit doigt, et puis le fils de Bill, Sam, âgé de 40 ans, dont par une grâce providentielle la paralysie n’affectait que les zones comprises d’une part entre les genoux et les pieds et de l’autre entre la tête et la ceinture, et puis la fille de May, Ann, vierge en principe, âgée de 39 ans, gravement diminuée physiquement et moralement par une douloureuse affection de nature honteuse, et puis le garçon de Jim, Jack, âgé de 38 ans, faible d’esprit, et ses frères les jumeaux inséparables Art et Con, âgés de 37 ans, qui sous la toise en chaussettes atteignaient 1,10m et sur la balance nus comme des vers 34 kg tout en os et en muscle et entre qui la ressemblance était si frappante à tous égards que même à ceux qui les connaissaient et les aimaient (et ils étaient nombreux) il arrivait d’appeler Art Con quand ils voulaient dire Art et Con Art quand ils voulaient dire Con au moins aussi souvent, sinon plus souvent, que d’appeler Art Art quand ils voulaient dire Art et Con Con quand ils voulaient dire Con. Ensuite il y avait la jeune femme de Tom, Mag, née Sharpe, fée de 41 ans, très handicapée dans ses activités aussi bien à la maison qu’au dehors par des crises subépileptiques d’incidence mensuelle pendant lesquelles elle se roulait l’écume aux lèvres sur le sol de la cuisine, ou sur les pavés de la cour, ou sur le carré de légumes, ou sur les berges de la rivière, et ne laissait pas le plus souvent de se blesser d’une façon ou d’une autre, au point de devoir gagner son lit et y rester, chaque mois, le temps de se remettre,, et puis la femme de Sam, Liz, née Sharpe, âgée de 38 ans et pour son bonheur plus morte que vive du fait d’avoir donné à Sam en l’espace de 20 ans 19 enfants dont 4 encore en vie et renouveau grosse, et puis de l’infortuné Jack faible d’esprit ne l’oublions pas l’épouse Lil née Sharpe, âgée de 38 ans, faible de poitrine. Et ensuite pour passer à la génération suivante il y avait le fils de Tom, Simon, âgé de 20 ans, qui entre autres anomalies hélas indescriptibles avait les

?

Et sa jeune femme et cousine de l’oncle Sam, âgée de 19 ans, dont la beauté et l’utilité se trouvaient cruellement diminuées par la faute de deux bras desséchés et d’une claudication d’origine tuberculeuse insoupçonnée, et puis les deux fils de Sam encore en vie, Bill et Mat, âgés respectivement de 18 et 17 ans, qui étant venus au monde respectivement aveugle et boiteux s’étaient vus affectueusement surnommer Bill l’Aveugle et Mat le Boiteux respectivement, et puis l’autre fille mariée de Sam Kate, âgée de 21 ans, beau brin de fille quoique hémophile, et puis son jeune mari et cousin Sean, fils de l’oncle Jack, âgé de 21 ans, solide gaillard quoique hémophile également, et puis la fille de Franck (?) Bridie, âgée de 15 ans, pilier et soutien de la famille, ne dormant que le jour pour pouvoir recevoir la nuit, au tarif élastique de 2 pence ou 3 pence ou 4 pence ou même 5 pence ou une bouteille de bière l’étreinte, et cela dans la remise pour ne pas incommoder les siens, et puis l’autre fils de Jack, Tom, âgé de 14 ans, dont on disait diversement qu’il tenait de son père par la faiblesse de son esprit et de sa mère par la faiblesse de sa poitrine et de son grand-père paternel Jim par son goût des boissons fortes et de sa grand-mère paternelle Kate par la plaque grande comme une assiette d’eczéma humide qui lui déparait le sacrum et de son grand-père paternel Tom par les crampes qui lui tarabustaient l’estomac.
Et enfin pour passer à la génération montante il y avait les 2 fillettes de Sean, Rose et Cerise, âgée de 4 et de 5 ans respectivement, et ces mignonnes petites innocentes étaient hémophiles à l’instar de papa et de maman, et ma foi c’était très moche de la part de Sean, sachant ce qu’il était et ce qu’était Kate, de faire à Kate ce qu’il lui fit, au point qu’elle conçut et mis au monde Rose, et ma foi c’était très moche de sa part à elle de le laisser faire, et ma foi c’était de nouveau très moche de la part de Sean, sachant ce qu’il était et ce qu’était Kate et maintenant ce qu’était Rose, de faire de nouveau à Kate ce que de nouveau il lui fit, au point qu’elle conçut de nouveau et mit au monde Cerise, et ma foi c’était de nouveau très moche de sa part à elle de le laisser faire de nouveau, et puis il y avait les 2 petits garçons de Simon, Pat et Larry, âgés de 4 et de 3 ans respectivement, et le petit Pat était rachitique, avec des bras et des jambes comme des allumettes et une tête grosse comme un ballon et un ventre gros comme un autre, et le petit Larry ne l’était pas moins, et la seule différence entre le petit Pat et le petit Larry était ceci, compte tenu de la légère différence d’âge, et de nom, que les jambes du petit Larry ressemblaient encore davantage à des allumettes que celles du petit Pat, tandis que les bras du petit Pat ressemblaient encore davantage à des allumettes que ceux du petit Larry, et que le ventre du petit Larry ressemblait un peu moins à un ballon que celui du petit Pat, tandis que la tête du petit Pat ressemblait un peu moins à un ballon que celle du petit Larry.
5 générations, 28 âmes, 980 ans, tel était le glorieux bilan de la famille Lynch.
Samuel Beckett
Watt / 1945 / 1953 / 1968
Autres textes de et sur et autour de Beckett : ICI
Watt (2) / Samuel Beckett dans Beckett sam-beckett

Comment c’est / Samuel Beckett

comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends

voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation

instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue

en moi qui furent dehors quand ça cesse de haleter bribes d’une voix ancienne en moi pas la mienne

ma vie dernier état mal dite mal entendue mal retrouvée mal murmurée dans la boue brefs mouvements du bas du visage pertes partout

recueillie quand même c’est mieux quelque part telle quelle au fur et à mesure mes instants pas le millionième tout perdu presque tout quelqu’un qui écoute un autre qui note ou le même

ici donc première partie comment c’était avant Pim ça suit je cite l’ordre à peu près ma vie dernier état ce qu’il en reste des bribes je l’entends ma vie dans l’ordre plus ou moins je l’apprends je cite un moment donné loin derrière un temps énorme puis à partir de là ce moment-là et suivants quelques-uns l’ordre naturel des temps énormes

première partie avant Pim comment échoué ici pas question on ne sait pas on ne dit pas et le sac d’où le sac et moi si c’est moi pas question impossible pas la force sans importance

la vie la vie l’autre dans la lumière que j’aurais eue par instants pas question d’y remonter personne pour m’en demander tant jamais été quelques images par instants dans la boue terre ciel des êtres quelques-uns dans la lumière parfois debout

le sac seul bien au toucher un petit à charbon cinquante kilos juste humide je le serre il dégoutte au présent mais loin loin un temps énorme le début cette vie-ci premier signe de vie tout à fait

puis me soulève sur le coude je cite je me vois y plonge dans le sac on parle du sac y plonge le bras compte les boîtes impossible d’une main essaie toujours un jour ce sera possible

faire tomber les boîtes dans la boue les remettre dans le sac une à une impossible pas la force peur d’en perdre

inappétence une miette de thon puis manger moisi allons j’en ai j’en aurai toujours pour un moment

la boîte entamée remise dans le sac gardée à la main j’y pense l’appétit revenu ou n’y pense plus en ouvre une autre c’est l’un ou l’autre quelque chose là qui ne va pas c’est le début de ma vie présente rédaction

autres certitudes la boue le noir récapitulons le sac les boîtes la boue le noir le silence la solitude tout pour le moment

je me vois à plat ventre ferme les yeux pas les bleus les autres derrière et me vois sur le ventre j’ouvre la bouche la langue sort va dans la boue une minute deux minutes et de soif non plus pas question de mourir pendant ce temps un temps énorme

vie dans la lumière première image un quidam quelconque je le regardais à ma manière de loin en dessous dans un miroir la nuit par la fenêtre première image

je me disais il est mieux qu’hier moins laid moins bête moins méchant moins sale moins vieux moins malheureux et moi je me disais et moi suite ininterrompue d’altérations définitives

quelque chose là qui ne va pas

je me disais ça ne va pas plus mal je me trompais

je pissais et chiais autre image dans mon moïse jamais aussi propre depuis

je découpais aux ciseaux en minces rubans les ailes des papillons l’une puis l’autre et quelquefois pour varier les deux de front je remettais en liberté le corps au milieu jamais aussi bon depuis

c’est fini pour le moment là je quitte je l’entends le murmure à la boue là je quitte pour l’instant la vie dans la lumière ça s’éteint

sur le ventre dans la boue le noir je me vois ce n’est qu’une halte je voyage qu’un repos

questions si je perdais l’ouvre-boîte voilà un autre objet ou quand le sac sera vide ce genre

abjectes abjectes époques héroïques vues des suivantes à quand la dernière quand ma belle chaque rat a sa blütezeit je le dis comme je l’entends

genoux remontés dos en cerceau je serre le sac contre mon ventre là alors je me vois sur le flanc je le tiens le sac on parle du sac d’une main derrière le dos je le glisse sous ma tête sans le lâcher je ne le lâche jamais

quelque chose là qui ne va pas

par crainte je cite de le perdre autre chose on ne sait pas on ne dit pas quand il sera vide j’y mettrai la tête puis les épaules ma tête en touchera le fond

autre image déjà une femme lève la tête et me regarde les images viennent au début première partie elles vont cesser je le dis comme je l’entends le murmure dans la boue les images première partie comment c’était avant Pim je les vois dans la boue ça s’allume elles vont cesser une femme je la vois dans la boue

elle est loin dix mètres quinze mètres elle lève la tête me regarde se dit enfin c’est bien il travaille

ma tête où est ma tête elle repose sur la table ma main tremble sur la table elle voit bien que je ne dors pas le vent souffle impétueux les petits nuages vont vite la table vogue de la clarté à l’ombre à la clarté

ce n’est pas fini elle reprend les yeux vagues son ouvrage l’aiguille s’arrête au beau milieu du point elle se redresse et me regarde de nouveau elle n’a qu’à m’appeler par mon nom se lever me palper mais non

je ne bouge pas son trouble va croissant elle quitte brusquement la maison et court chez des amis

c’est fini ce n’était pas un rêve je ne rêvais pas ça ni un souvenir on ne m’a pas donné de souvenirs cette fois c’était une image comme j’en vois quelquefois dans la boue comme j’en voyais

d’un geste de donneur de cartes et qu’on peut voir aussi chez certains semeurs de grain je jette les boîtes vides elles retombent sans bruit

elles retombent si je peux en croire celles que parfois je retrouve sur mon chemin et jette alors vivement de nouveau

tiédeur de boue originelle noir impénétrable

soudain comme tout ce qui n’était pas puis est je m’en vais pas à cause des saletés autre chose on ne sait pas on ne dit pas d’où préparatifs brusque série sujet objet sujet objet coup sur coup et en avant

je prends la corde dans le sac voilà un autre objet ferme le haut du sac me le pends au cou je sais que j’aurais besoin des deux mains ou l’instinct c’est l’un ou l’autre et en avant jambe droite bras droit pousse tire dix mètres quinze mètres halte

dans le sac donc jusqu’à présent les boîtes l’ouvre-boîte la corde mais le désir d’autre chose on ne semble pas me l’avoir donné cette fois l’image d’autres choses là avec moi dans la boue le noir dans le sac à ma portée non on ne semble pas avoir mis ça dans ma vie cette fois

choses utiles pour m’essuyer ce genre ou belles au toucher

qu’ayant cherchées en vain parmi les boîtes tantôt l’une tantôt l’autre suivant le désir l’image du moment que m’étant fatigué à chercher ainsi je pourrais me promettre de chercher de nouveau plus tard quand je serais moins fatigué un peu moins fatigué ou tâcher d’oublier en me disant c’est vrai c’est vrai n’y pense plus

non l’envie d’être un peu moins mal l’envie d’un peu de beauté quand ça cesse de haleter je n’entends rien de tel on ne me raconte pas ça comme ça cette fois

ni de visiteurs dans ma vie cette fois nulle envie de visiteurs accourus de toutes parts toutes sortes me parler d’eux de la vie de la mort comme si de rien n’était de moi peut-être à la fin m’aider à durer puis adieu à la prochaine fois chacun vers ses horizons

toutes sortes de vieux comme ils m’avaient fait sauter sur leurs genoux petit ballot de linge et de dentelles puis suivi dans ma carrière

d’autres ne sachant rien de mes débuts hormis ce qu’ils avaient pu glaner par ouï-dire et dans les archives

d’autres ne m’ayant connu que là à ma dernière place ils me parlent d’eux de moi peut-être à la fin de joies éphémères et de peines d’empires qui meurent et naissent comme si de rien n’était

d’autres enfin ne me connaissent pas encore ils passent à pas pesants en marmottant tout seuls ils se sont réfugiés dans un lieu désert pour être seuls enfin exhaler sans se trahir ce qu’ils ont sur le cœur

s’ils me voient je suis un monstre des solitudes il voit l’homme pour la première fois et ne s’enfuit pas les explorateurs ramènent la peau dans leurs bagages

soudain au loin le pas la voix rien puis soudain quelque chose quelque chose puis soudain rien soudain au loin le silence

vivre donc sans visiteurs présente rédaction sans autres histoires que les miennes autres bruits que les miens autre silence que celui que je dois rompre si je n’en veux plus c’est avec ça que je dois durer

question si d’autres habitants évidemment tout est là les trois quarts et là long débat d’un minutieux à faire craindre par moments que oui mais enfin conclusion non moi seul élu ça cesse le halètement et je n’entends que cela à peine la question la réponse tout bas si d’autres habitants que moi ici avec moi à demeure dans le noir la boue long débat perdu conclusion non moi seul élu

un rêve néanmoins on me donne un rêve comme à quelqu’un qui aurait goûté de l’amour d’une petite femme à ma portée et rêvant elle aussi c’est dans le rêve aussi d’un petit homme à la sienne j’ai ça dans ma vie cette fois quelquefois première partie pendant le voyage

ou faute d’une viande congénère un lama rêve de repli un lama alpaga l’histoire que j’avais la naturelle

il ne viendrait pas à moi j’irais à lui me blottir dans sa toison mais on ajoute qu’une bête ici non l’âme est de rigueur l’intelligence aussi un minimum de chaque sinon c »est trop d’honneur

je me tourne vers ma main libre je la porte vers mon visage c’est une ressource quand tout fait défaut images rêves sommeil matière à réflexion quelque chose là qui ne va pas

et défaut les grands besoins le besoin d’aller plus loin le besoin de manger et vomir et les autres grands besoins toutes mes grandes catégories d’existence

alors vers elle ma main la libre plutôt qu’une autre partie du corps je le dis comme je l’entends brefs mouvements du bas du visage avec murmure dans la boue

elle arrive près de mes yeux je ne la vois pas je ferme les yeux il manque quelque chose alors qu’en temps normal fermés ouverts mes yeux

si cela ne suffit pas je l’agite ma main on parle de ma main dix secondes quinze secondes je ferme les yeux un rideau tombe

si cela ne suffit pas je me la pose sur le visage elle le recouvre entièrement mais je n’aime pas me toucher on ne m’a pas laissé ça cette fois

je l’appelle elle ne vient pas il me la faut absolument je l’appelle de toutes mes forces ce n’est pas assez fort je redeviens mortel

ma mémoire évidemment ça cesse de haleter et question de ma mémoire évidemment là aussi tout est là aussi les trois quarts cette voix est vraiment changeante dont si peu en moi encore des bribes à peine audibles quand ça cesse de haleter si peu si bas pas le millionième peut-être je le dis comme je l’entends le murmure à la boue chaque mot toujours

quoi sur elle ma mémoire on parle de ma mémoire peu de chose qu’elle s’améliore elle empire qu’il me revient des choses il ne me revient rien mais de là à être sûr

à être sûr que personne ne viendra plus jamais braquer sa lampe sur moi et plus jamais rien d’autres jours d’autres nuits non

ensuite une autre image encore une déjà la troisième peut-être elles cesseront bientôt c’est moi en entier et le visage de ma mère je le vois d’en dessous il ne ressemble à rien

nous sommes sur une véranda à claire-voie aveuglée de verveine le soleil embaumé paillette le dallage rouge parfaitement

la tête géante coiffée de fleurs et d’oiseaux se penche sur mes boucles les yeux brûlent d’amour sévère je lui offre pâles les miens levés à l’angle idéal au ciel d’où nous vient le secours et qui je le sais peut-être déjà avec le temps passera

bref raide droit à genoux sur un coussin flottant dans une chemise de nuit les mains jointes à craquer je prie selon ses indications

ce n’est pas fini elle ferme les yeux et psalmodie une bribe du crédo dit apostolique je fixe furtif ses lèvres

elle achève ses yeux se rallument je relève vite les miens et répète de travers

l’air vibre du bourdonnement des insectes

c’est fini ça s’éteint comme une lampe qu’on souffle
Samuel Beckett
Comment c’est / 1960
Comment c'est / Samuel Beckett dans Beckett levequetours

Le Dossier 57-C / Marco Candore

« Toute l’écriture est de la cochonnerie. »
Antonin A., schizophrène dangereux à Marseille, Mexico, Ville-Evrard, Rodez, Paris.

Note : les hyperliens des notes continuent le jeu de piste, ce texte est en extension permanente.

C’est en 2009, à Prague, que London Smooth1 rencontre secrètement Vladimir H.2 par l’entremise de Lenka B., bibliothécaire à Paris. Au cours de l’entretien, qui a probablement lieu en fin de matinée au Grand Café Orient de la Maison à la Madone noire3, H. remet à Smooth une enveloppe de papier brun d’un format 13×21 contenant un manuscrit inconnu de 158 pages noté J.-K. / F.-B.4. Sur le document on peut lire, en exergue , écrit à la main (comme l’ensemble du manuscrit) : « Ne cherchez pas ».
Le texte est constitué de strates, « couches » et sédiments, architecturé en parties / séries répétitives. Sa forme se veut poétique et présente tous les traits du cryptogramme et du jeu de piste5.
L’existence d’un auteur unique est douteuse : si le manuscrit, visiblement inachevé, ne semble comporter qu’un seul type d’écriture, celle-ci peut n’être, tout simplement, qu’un travail de copiste. Quant à sa datation, on peut raisonnablement l’estimer autour des années 1910-1930 – et peut-être s’écoulant sur toute cette période -, mais sans plus de précision ; écrit en plusieurs langues (Allemand, Anglais, Yiddish, Araméen, et au moins trois langues ou dialectes inconnus) les problèmes de traduction sont considérables et ne concourent pas à résoudre le problème6.
Le manuscrit répète cent onze fois une série polyglotte, un procédé, voire une procédure, à chaque fois composé(e) de six « couches évanescentes » imperturbablement ponctuées par une « suite potentielle »6 bis.
Plus étrange, le document n’est pas sans présenter de troublantes similitudes avec plusieurs œuvres littéraires antérieures ou postérieures au dit manuscrit. Ainsi, la version théâtrale de l’Augmentation de Georges Perec7, composée de six « personnages » / formes rhétoriques plus une septième, la Rougeole, qui sort du cadre de la rhétorique et fonctionne sur le mode de la contamination, de l’excès proliférant ; dans la « neuvième série », la « sixième couche » et sa « suite potentielle » ne sont pas non plus sans rappeler le début de Bouvard et Pécuchet de Flaubert8, mais un Bouvard et Pécuchet atonal, beckettien9 ; la « quatrième couche » peut aussi bien évoquer Finnegans Wake de Joyce50. Les autres séries fourmillent d’exemples tout aussi troublants, où l’on peut tour à tour « reconnaître » (?) Don Quichotte, le Tristram Shandy de Sterne 10, le Coup de dés de Mallarmé, la « canaille » Abou’l-Qâsim Ibn-’Ali al-Tamîmi d’Abou Moutahhar Al Azdi, dans un ouvrage sulfureux du XIème siècle jamais publié dans le monde arabe, seulement édité en langue française à la fin du XXème siècle51.
Les « auteurs » pré-cités auraient-ils compté parmi les « initiés » d’une invisible confrérie mondiale, trans-historique et cosmopolite ? Ou aurions-nous affaire à une triste vérité de plagiats, de monstrueuses escroqueries littéraires ? Comment expliquer ces télescopages de l’espace et du temps ? Ou bien le texte plongerait-il tout lecteur dans un délire de sur-interprétation, lui tendant un redoutable piège en face-à-face, en jeux de miroirs, renvoyant à l’image de l’iceberg, de l’archéologie et autres cartographies de la psyché ?
En tout état de cause, tout indique une intention à faire de l’Infini une œuvre ; l’ambition d’un document délibérément interminable.
Au cours des mois suivants London Smooth se consacre assidûment à l’étude du manuscrit, sans toutefois parvenir à en décoder le sens profond – ou sa fonction. Canular, squelette d’un Léviathan littéraire, ou trompe-l’œil, masque de toute autre chose ?
C’est à la British Library, en 2010, que Mr. Stoned, archiviste, « recommandé » par H. dans son poème codé le Chemisage de la nubilité ou la planification de Thétis (traduction : Lenka B., bibliothécaire à Paris)11 livre à Smooth un second manuscrit, similaire dans sa forme (111 séries constituées de 6 « couches » et d’une « suite potentielle », écrites dans les mêmes langues), mais plus ancien (XVIIIème siècle) et dont l’ordre des « couches » est inversé. Il est signé de « Julio-Felix Castanedeleza »12, accompagné d’un tableau chiffré13, qui, par bien des aspects, n’est pas sans présenter de troublantes similitudes avec les travaux ultérieurs de Jean-Pierre Brisset, chef de gare, linguiste, spécialiste en grenouilles et origines humaines14.
Les deux documents, mis en regard, forment un gigantesque palindrome15. Décodé (partiellement) à l’aide du tableau chiffré, émerge alors un autre texte dont on peut avec certitude attribuer la paternité à Klaus Maus, anthropologue et ethnologue16, au titre interminable et énigmatique : le Triangle du lieu-non-lieu de la Sagesse : Yaqua, la Communauté inconnue des Douze sons ou la série infinie. Le Territoire nomade ou Mille Padoks, l’ordre du chaos révélé.
Il y est question, semble-t-il (bien que « décodé », le texte demeure largement abscons), de la vie sous toutes ses formes. Des descriptions peu compréhensibles de « visions » mais aussi de pures sensations donnent corps à une approche cosmogonique évoquant la physique quantique et une psyché collective littéralement sur-humaine, inconnue. L’ensemble – si l’on peut dire, car ce « rapport poétique » est ouvert sur l’infini, pouvant se lire dans une multiplicité d’ordres qui rejettent à chaque fois les dés – constitue une « cuisson du hasard », une sorte d’ADN cosmique et textuel en perpétuelle métamorphose.
Au début de l’année 2011, Manola A., philosophe à Paris, sollicite London Smooth à faire part de l’état de ses travaux au colloque « Ecosophie » de Nanterre, non loin des tours Aillaud17.
Mais il ne pourra produire cette communication, car il disparaît dans la nuit du 15 au 16 mars – soit la veille dudit colloque -, au cours de laquelle il aurait été aperçu en grande conversation au sujet des Demoiselles d’Avignon avec une jeune femme blonde18 sur la plateforme arrière d’un autobus de la ligne Z19.
Seules quelques notes éparses, au rapport probable avec cette affaire, sont retrouvées le 1er avril, dissimulées sous la machine à calculer de Blaise Pascal, au musée des Arts et Métiers, par Kadidiatou C., technicienne de surface à Paris.
L’enquête, menée par l’agent de police 57-C, est rapidement classée. La piste officiellement retenue est la « fuite probable à l’étranger pour cause de surendettement ».

FICHE ANNEXE (source : notes de London Smooth – les notes à l’intérieur de la fiche sont de la rédaction). En 1912, Klaus Maus20 découvre involontairement21 une micro-région inexplorée22 de l’Amazonie23. L’événement est rapporté dans son carnet de bord24 en date du 16 novembre 191225. L’anthropologue y désigne alors26 le territoire27 et sa population28 d’un même nom, Gemeinschaft II29 ou G2. L’ethnie de G2 semble n’avoir aucun lien de parenté, même lointain, avec les autres groupes peuplant cette partie septentrionale de la forêt amazonienne30. Les habitants de G2 sont décrits31 comme n’étant de toute évidence pas indiens32 et leur langue ne ressemble à aucune autre connue33. Sa découverte est, dès son retour en Europe, le 28 juin 191434, classée Secret-Défense par le roi Boris IV35 et Klaus Maus disparait mystérieusement le 1er août, à seize heures, au cours d’un déjeuner sur l’herbe36. Ses notes et effets personnels ne seront – partiellement – retrouvés que bien plus tard, en France, chez Jacques L., psychanalyste à Paris, dans un container à double fond dissimulé derrière un célèbre tableau lui-même masqué par un cache dont la réalisation est attribuée à son beau-frère37. Cependant sa découverte n’est pas révélée et le coffre blindé, dont l’ouverture est commandée par un mécanisme complexe et sophistiqué38, est rapidement égaré. Dysfonctionnement bureaucratique de la haute administration, guerre des polices ? Toujours est-il qu’on retrouve sa trace en 2004 au cours d’une retentissante affaire. C’est dans le mécanisme de l’horloge monumentale du Panthéon récemment restaurée39, qu’un nano-theremine40 placé là par une jeune mexicaine perforative et performante, Auxilio L.,41 envoie ses ondes42 en direction de l’église Saint Germain-l’Auxerrois. Les fouilles, menées dans le plus grand secret sous la crypte de l’église, permettent la mise à jour du container43, habilement dissimulé dans l’ossuaire-reliquaire de Marie l’Egyptienne ou Sainte Marie d’Egypte44. Afin d’apaiser les tensions historiques, vives et anciennes, entre la France et la Bordavie, les autorités de la toute jeune Oligamonarchie française45 remettent le coffre à la toute récente République de Bordavie46 dans une valise diplomatique le 23 novembre 200747, signe d’une ère diplomatique nouvelle entre les deux pays48.
Marco Candore
le Dossier 57-C / avril 2012
Publié dans Chimères n°76 / Ecosophie
Le jeu de piste continue, entre autres, sur Mécanoscope.

1 London Smooth (1959 – ?), philologue à Paris, Londres, Bâle, Turin, Mexico. Ouvrages principaux : Introduction critique à l’Echo-Phobie, Pouf, Paris, 2001, et Langues chargées, Bouches inutiles I et II, Paf, Turin, 1998 et 1999, trad. Federico Bolcevita.
2 Vladimir H., poète tchèque, 1905-2009, oeuvre majeure : La Nuit avec moi, 1964, Prague, traduit en langue française par Lenka B., éd. Benef, Paris, 1972.
3 Voir la note de frais, archives personnelles London Smooth.
4 La mention J.-K. / F.-B. n’apparaît qu’une seule fois, en haut du feuillet n° 1 du document. Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit là de l’auteur, ou des auteurs, cette mention pouvant désigner son ou ses propriétaires, le ou les copistes, ou toute autre chose. Les 79 feuillets ne sont pas reliés entre eux mais les pages sont, heureusement, numérotées (il ne manquerait plus que ça, ndlr).
5 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-111-9-1.html
6 « Nous avons un problème », notes préparatoires à l’ouvrage inachevé de Smooth, Les Idiomes démarrés, carnet noir n° 7, page 92. Extrait sous forme d’auto-entretien, voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-ls-lid-cn-7-92.html
6 bis voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-111-9-666666.html
7 voir  : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-2817-1982.html
8 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-1872-1931-36.html
9 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-1906-1946-1989.html
50 Il y a des sauts dans le texte, d’où cette note n°50.
10 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-1760-70.html
51 Voir note 50.
11 http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-bb-jlb.html
12 Pseudonyme à peine masqué désignant de toute évidence Julio Deleza-Milplata (1725-1795) et Felicio Gastanetari (1730-1792), auteurs d’ouvrages ésotériques dont le célèbre et énigmatique L’Ethique à mots couverts (Bibliothèque nationale de Mexico) ; voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-17-25-95-30-92.html
13 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-ls-1-618-033-989.html
14 http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-bkkx-jpb.html
15 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-ls-0000100120020110111121120220122.html
16 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-km.html
17 L’objet d’étude de Smooth étant des plus obscurs, on peut cependant déduire de sa participation attendue à ce colloque qu’il devait bien s’agir, peu ou prou, d’écosophie : voir à ce sujet Yaqua, le Peuple du Moteur halluciné, notes de Smooth, voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-ls-y-pmh.html
18 Sur ce point les témoignages divergent : voir http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-zzz-433433433.html
19 Afin de préserver la tranquillité des riverains, la lettre désignant l’autobus a été changée.
20 Voir note 16.
21 Voir note précédente.
22 Par définition, il est impossible d’en dire davantage. Voir à ce sujet les travaux de Stanley Living-Beck, Comment je n’ai pas retrouvé le Peuple manquant, British Library, 1871, trad. tardive, Manola A., très jeune philosophe à Paris, 1972.
23 Voir une carte du monde.
24 Voir le carnet de bord.
25 Cette date correspond sans doute à un anniversaire.
26 C’est-à-dire : à cette date-là.
27 Voir note 22.
28 Voir plus loin.
29 Il s’agit bien sûr des Yaquas.
30 Les croquis et descriptions de Maus ne laissent planer aucun doute ; voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-km-y.html
31 Voir note précédente.
32 Voir note précédente.
33 Voir note précédente.
34 Une spectaculaire opération de diversion est orchestrée ce jour-là, afin de masquer l’événement essentiel : les révélations que Klaus Maus s’apprêtait à faire.
35 Boris IV, roi de Bordavie, 1863-1883-1953, dit « le Mentaliste » ; voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-b4rdb.html
36 Amoureux de la nature et échangistes, Klaus Maus et son ami Arnø Nøss pique-niquent régulièrement en compagnie de leur(s) épouse(s). Le jour de sa disparition est réitéré le procédé décrit à la note 34, à moins que ce ne soit cette fois une coïncidence.
37 Bricoleur, et peintre à ses heures.
38 Au point de nécessiter l’intervention de plusieurs spécialistes.
39 Par l’heureux bénévolat d’un groupe de jeunes gens dynamiques et généreux.
v. http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-uguxlkmp.html
40 Modèle extrêmement réduit, pouvant tenir dans une petite boîte d’allumettes, à condition, bien sûr d’avoir ôté les allumettes.
41 Poétesse d’inspiration réal-viscéraliste ; voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-alrb-53-03.html.
42 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-c1-3741510-16-wm2sr-1-c1-1-1-90510.html
43 Encore une fois avec l’aide de spécialistes.
44 voir : http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-v-12-29-47.html
45 Aux Délices de Paris, Mille ans de bonheur et de prospérité à partir de l’an 2007, Année du Cochon, Xu Xi Xao, éditions de Pékin.
46 La Bordavie est entrée dans le concert des nations démocratiques le 21 avril 2002 avec la « Révolution des Œillades ».
47 Le même jour a lieu un procès retentissant, manoeuvre de diversion ou coïncidence, voir notes 34, 36, 39, 41, cela commence à faire système et cela fatigue un peu aussi.
voir http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-c70.html
48 .
49 Pas d’origine à la note 49.
v. http://ledossier57c.blogspot.com/2011/12/57-c-49.html

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