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Archive mensuelle de décembre 2011

Le Père Noël supplicié / Claude Lévi-Strauss

Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël ; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :

Devant les enfants des patronages
le Père Noël a été brûlé sur le parvis de la Cathédrale de Dijon

Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir.)
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
« Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur. »

L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël, assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait, comme chaque année, les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire. »

Le jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité ; pas un journal qui ne commentât l’incident, certains même – comme France-Soir déjà cité et, on le sait, le plus fort tirage de la presse française – allant jusqu’à lui consacrer l’éditorial. D’une façon générale, l’attitude du clergé dijonnais est désapprouvée ; à tel point, semble-t-il, que les autorités religieuses ont jugé bon de battre en retraite, ou tout au moins d’observer une réserve discrète ; on dit pourtant nos ministres divisés sur la question. Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. Quoi qu’il en soit, ces réactions sont si unanimes qu’on ne saurait douter qu’il y ait, sur ce point, un divorce entre l’opinion publique et l’Église. Malgré le caractère minime de l’incident, le fait est d’importance, car l’évolution française depuis l’Occupation avait fait assister à une réconciliation progressive d’une opinion largement incroyante avec la religion : l’accession aux conseils gouvernementaux d’un parti politique aussi nettement confessionnel que le MRP. en fournit une preuve. Les anticléricaux traditionnels se sont d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion inespérée qui leur était offerte : ce sont eux, à Dijon et ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël menacé. Le Père Noël, symbole de l’irreligion, quel paradoxe ! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant guerre [sic]. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire ; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et les rues ; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations.
Dans ce domaine, comme aussi dans d’autres, on est en train d’assister à une vaste expérience de diffusion, pas très différente sans doute de ces phénomènes archaïques que nous étions habitués à étudier d’après les lointains exemples du briquet à piston ou de la pirogue à balancier. Mais il est plus facile et plus difficile à la fois de raisonner sur des faits qui se déroulent sous nos yeux et dont notre propre société est le théâtre. Plus facile, puisque la continuité de l’expérience est sauvegardée, avec tous ses moments et chacune de ses nuances ; plus difficile aussi, car c’est dans de telles et trop rares occasions qu’on s’aperçoit de l’extrême complexité des transformations sociales, même les plus ténues ; et parce que les raisons apparentes que nous prêtons aux événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes réelles qui nous y assignent un rôle.
Ainsi, il serait trop simple d’expliquer le développement de la célébration de Noël en France par la seule influence des États-Unis. L’emprunt est un fait, mais il ne porte que très incomplètement ses raisons avec lui. Énumérons rapidement celles qui sont évidentes : il y a davantage d’Américains en France, qui célèbrent Noël à leur manière ; le cinéma, les digests et les romans américains, certains reportages aussi des grands journaux, ont fait connaître les mœurs américaines, et celles-ci bénéficient du prestige qui s’attache à la puissance militaire et économique des États-Unis ; il n’est même pas exclu que le plan Marshall ait directement ou indirectement favorisé l’importation de quelques marchandises liées aux rites de Noël. Mais tout cela serait insuffisant à expliquer le phénomène. Des coutumes importées des États-Unis s’imposent même à des couches de la population qui ne sont pas conscientes de leur origine ; les milieux ouvriers, où l’influence communiste discréditerait plutôt tout ce qui porte la marque made in USA, les adoptent aussi volontiers que les autres. En plus de la diffusion simple, il convient donc d’évoquer ce processus si important que Kroeber, qui l’a identifié d’abord, a nommé diffusion par stimulation (stimulation diffusion) : l’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle de catalyseur ; c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule présence, l’apparition d’un usage analogue qui était déjà présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire. Illustrons ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet. L’industriel fabricant de papier qui se rend aux États-Unis, invité par ses collègues américains ou membre d’une mission économique, constate qu’on y fabrique des papiers spéciaux pour emballages de Noël ; il emprunte cette idée, c’est un phénomène de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend dans la papeterie de son quartier pour acheter le papier nécessaire à l’emballage de ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et d’exécution plus soignée que ceux dont elle se contentait ; elle ignore tout de l’usage américain, mais ce papier satisfait une exigence esthétique et exprime une disposition affective déjà présentes, bien que privées de moyen d’expression. En l’adoptant, elle n’emprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume étrangère, mais cette coutume, sitôt connue, stimule chez elle la naissance d’une coutume identique.
En second lieu, il ne faudrait pas oublier que, dès avant la guerre, la célébration de Noël suivait en France et dans toute l’Europe une marche ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration progressive du niveau de vie ; mais il comporte aussi des causes plus subtiles. Avec les traits que nous lui connaissons, Noël est essentiellement une fête moderne et cela malgré la multitude de ses caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins immédiatement, une survivance druidique, car il paraît avoir été remis à la mode au moyen âge. Le sapin de Noël n’est mentionné nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle ; il passe en Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement. Littré paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la nôtre puisqu’il le définit (art. Noël) comme se disant « dans quelques pays, d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée, garnie surtout de bonbons et de joujoux pour donner aux enfants, qui s’en font une fête ». La diversité des noms donnés au personnage ayant le rôle de distribuer des jouets aux enfants : Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout conservé.
Mais le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée. Si, pour Littré, l’arbre de Noël est presque une institution exotique, Cheruel note de façon significative, dans son Dictionnaire Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France (de l’aveu même de son auteur, un remaniement du dictionnaire des Antiquités Nationales de Sainte Palaye, 1697-1781) : « Noël… fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à une époque récente (c’est nous qui soulignons), l’occasion de réjouissances de famille » ; suit une description des réjouissances de Noël au XIIIe siècle, qui paraissent ne céder en rien aux nôtres. Nous sommes donc en présence d’un rituel dont l’importance a déjà beaucoup fluctué dans l’histoire ; il a connu des apogées et des déclins. La forme américaine n’est que le plus moderne de ces avatars.
Soit dit en passant, ces rapides indications suffisent à montrer combien il faut, devant des problèmes de ce type, se défier des explications trop faciles par appel automatique aux « vestiges » et aux « survivances ». S’il n’y avait jamais eu, dans les temps préhistoriques, un culte des arbres qui s’est continué dans divers usages folkloriques, l’Europe moderne n’aurait sans doute pas « inventé » l’arbre de Noël. Mais – comme on l’a montré plus haut – il s’agit bien d’une invention récente. Et cependant, cette invention n’est pas née à partir de rien. Car d’autres usages médiévaux sont parfaitement attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d’un tronc assez gros pour brûler toute la nuit ; les cierges de Noël, d’une taille propre à assurer le même résultat ; la décoration des édifices (depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin ; enfin, et sans relation aucune avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d’un arbre surnaturel tout couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre de Noël apparaît comme une solution syncrétique, c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences jusqu’alors données à l’état disjoint : arbre magique, feu, lumière durable, verdure persistante. Inversement, le Père Noël est, sous sa forme actuelle, une création moderne ; et plus récente encore la croyance (qui oblige le Danemark à tenir un bureau postal spécial pour répondre à la correspondance de tous les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit même que cet aspect de la légende s’est surtout développé au cours de la dernière guerre, en raison du stationnement de certaines forces américaines en Islande et au Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard, puisque des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de rennes promenés à l’occasion des danses de Noël, cela antérieurement à toute croyance au Père Noël et plus encore à la formation de sa légende.
De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël. Pourquoi donc suscite-t-elle une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que se concentre l’animosité de certains ?
Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse ? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités ; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à des « katchina » punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter ? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants ; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding c’est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés.
Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence ? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel ; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts ; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés ; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.
Nous sommes arrivés à la conclusion qui précède par une analyse purement synchronique de la fonction de certains rituels et du contenu des mythes qui servent à les fonder. Mais une analyse diachronique nous aurait conduit [sic] au même résultat. Car il est généralement admis par les historiens des religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans cet Abbé de Liesse, Abbas Stultorum, Abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de l’époque romaine. Or, les Saturnales étaient la fête des larvae c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants ; le Julebok scandinave, démon cornu du monde souterrain porteur de cadeaux aux enfants ; Saint Nicolas qui les ressuscite et les comble de présents, enfin les katchina, enfants précocement morts qui renoncent à leur rôle de tueuses d’enfants pour devenir alternativement dispensatrices de châtiments ou de cadeaux. Ajoutons que, comme les katchina, le prototype archaïque de Saturne est un dieu de la germination. En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation de Saint Nicolas, Saint Nicolas même, à la fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre ; la Saint Nicolas a lieu le 6 décembre ; les évêques-enfants étaient élus le jour des Saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre. Le Jul scandinave était célébré en décembre. Nous sommes directement renvoyés à la libertas decembris dont parle Horace et que, dès le XVIIIe siècle, du Tillot avait invoquée pour relier Noël aux Saturnales.
Les explications par survivance sont toujours incomplètes ; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est précisément parce que l’absence de toute relation historique concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification ; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes.
Il n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de Noël ressemblent aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au moyen âge, les « fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la décoration des édifices avec des plantes vertes ; ensuite les cadeaux échangés, ou donnés aux enfants ; la gaîté et les festins ; enfin la fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs.
Quand on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure également frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la Noël médiévale offre deux caractères syncrétiques et opposés. C’est d’abord un rassemblement et une communion : la distinction entre les classes et les états est temporairement abolie, esclaves ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres et ceux-ci deviennent leurs domestiques ; les tables, richement garnies, sont ouvertes à tous ; les sexes échangent les vêtements. Mais en même temps, le groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue en corps autonome, elle élit son souverain, abbé de la jeunesse, ou, comme en Écosse, abbot of unreason ; et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du reste de la population et dont nous savons que, jusqu’à la Renaissance, ils prenaient les formes les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre. Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives. Le personnage de l’Abbé de Liesse effectue une sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est reconnu et même intronisé par les autorités régulières ; sa mission est de commander les excès tout en les contenant dans certaines limites. Quel rapport y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le personnage et la fonction du Père Noël, son lointain descendant ?
Il faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le Père Noël de l’Europe occidentale, sa prédilection pour les cheminées et pour les chaussures, résultent purement et simplement d’un déplacement récent de la fête de Saint Nicolas, assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard. Cela nous explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard ; mais seulement en partie, car les transformations sont plus systématiques que le hasard des connexions historiques et calendaires ne réussirait à le faire admettre. Un personnage réel est devenu un personnage mythique ; une émanation de la jeunesse, symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes, s’est changée en symbole de l’âge mûr dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la jeunesse ; l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite. Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se substituent les parents se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants. Le médiateur imaginaire remplace le médiateur réel, et en même temps qu’il change de nature, il se met à fonctionner dans l’autre sens.
Écartons tout de suite un ordre de considérations qui ne sont pas essentielles au débat mais qui risquent d’entretenir la confusion. La « jeunesse » a largement disparu, en tant que classe d’âge, de la société contemporaine (bien qu’on assiste depuis quelques années à certaines tentatives de reconstitution dont il est trop tôt pour savoir ce qu’elles donneront). Un rituel qui se distribuait jadis entre trois groupes de protagonistes : petits enfants, jeunesse, adultes, n’en implique plus aujourd’hui que deux (au moins en ce qui concerne Noël) : les adultes et les enfants. La « déraison » de Noël a donc largement perdu son point d’appui ; elle s’est déplacée, et en même temps atténuée : dans le groupe des adultes elle survit seulement, pendant le Réveillon au cabaret et, durant la nuit de la Saint Sylvestre, sur Time Square. Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en bandes que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisarts », ils vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en Écosse ils chantent ce couplet :

Rise up, good wife, and be no’ swier (lazy)
To deal your bread as long’s you’re here;
The time will come when you’ll be dead,
And neither want nor meal nor bread
(1)

Si même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle, non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël (2). Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de Saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts ; et leur caractère est encore mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even – devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité.
Dès lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël s’éclairent : pendant trois mois, la visite des morts chez les vivants s’était faite de plus en plus insistante et oppressive. Pour le jour de leur congé, on peut donc se permettre de les fêter et de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement, ou, comme dit si fidèlement l’anglais, to raise hell. Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort.
Nous voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au début de cette étude. Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et pourquoi l’Église observe-t-elle ce développement avec inquiétude ?
On a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que l’antithèse, de l’Abbé de Déraison. Cette transformation est d’abord l’indice d’une amélioration de nos rapports avec la mort ; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte [sic] avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse ; nous pouvons être généreux, prendre l’initiative, puisqu’il ne s’agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on dirait au contraire qu’il ne s’en développe que mieux ; cette contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendus [sic] toute crainte, toute envie et toute amertume ? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.
Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une fois que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts » (3). Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits enfants – incarnations traditionnelles des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël ; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité.
Claude Lévi-Strauss
le Père Noël supplicié / 
1952
Texte publié dans les Temps Modernes n° 77, 1952 / Paris, Éditions Gallimard.
Le Père Noël supplicié / Claude Lévi-Strauss dans Flux naughty-girl
Note de la rédaction – Nous exprimons nos remerciements à la revue Anhembi de São Paulo (Brésil) et à son directeur M. Paulo Duarte qui ont bien voulu nous autoriser à publier le texte français original de cette étude dont ils se sont réservé l’exclusivité en langue portugaise.
1 Cit. par J. Brand, Observations on Popular Antiquities, n. éd., London, 1900, p. 243.
2 Voir sur ce point A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 92,. 122 et passim.
3 S. Reinach, l’Origine des prières pour les morts, dans : Cultes, Mythes, Religions, Paris, 1905, Tome I, p. 319.

Règles pour le parc humain / Peter Sloterdijk / Le cheval de Turin / Béla Tarr

« Les livres, observa un jour le poète Jean Paul, sont de longues lettres adressées à des amis ». On ne saurait définir avec plus d’élégance la caractéristique et la fonction de l’humanisme : il est, dans sa quintessence, une télécommunication, une façon de créer des amitiés à distance par l’intermédiaire de l’écriture. Ce que Cicéron a appelé humanitas est l’une des conséquences de l’alphabétisation. Depuis que la philosophie existe en tant que genre littéraire, elle recrute ses partisans par des écrits contagieux sur l’amour et la sagesse. Elle n’est pas seulement un discours sur l’amour de la sagesse – elle a pour but de susciter cet amour. La raison pour laquelle la philosophie est restée virulente depuis ses débuts, il y a plus de 2 500 ans, tient à sa faculté de créer des amitiés par le texte. Elle s’est transmise de génération en génération, telle une lettre-relais, en dépit des erreurs de copie, et peut-être même grâce à elles, captivant copistes et interprètes. Le maillon le plus important de cette chaîne de correspondance a sans doute été la réception par les Romains de la missive des Grecs. Car ce n’est qu’à partir du moment où les Romains se sont approprié le texte grec que celui-ci est devenu intéressant pour l’Empire et, par delà la chute de l’empire romain d’Occident, accessible à la future culture européenne. Les auteurs grecs auraient certainement été étonnés s’ils avaient su quels amis répondraient un jour à leurs lettres.
Que ceux qui expédient des messages ne soient pas en mesure de prévoir qui en seront les réels destinataires fait partie des règles du jeu de la culture écrite. Les auteurs s’embarquent dans l’aventure, pourtant, et mettent en circulation leurs lettres à des amis non identifiés. Sans la codification sur des rouleaux de papier transportables, jamais ces courriers que nous appelons la tradition n’auraient pu être envoyés. Et sans les lecteurs grecs qui les aidèrent à déchiffrer les missives en provenance de Grèce, jamais les Romains n’auraient pu se lier d’amitié avec leurs expéditeurs. Une amitié à distance suppose donc d’une part les lettres elles-mêmes, et d’autre part des distributeurs et des interprètes. A l’inverse, si les lecteurs romains n’avaient pas été ouverts aux messages des Grecs, il n’y aurait pas eu de destinataires. Sans l’excellente réceptivité romaine, les écrits grecs n’auraient jamais atteint l’Europe occidentale où résident encore aujourd’hui les adeptes de l’humanisme. Il n’y aurait pas eu l’apparition du phénomène humaniste, ni d’aucune autre forme sérieuse de discours philosophique d’origine latine, ni – ultérieurement – de culture philosophique en langue nationale. Si l’on parle aujourd’hui en allemand des choses humaines, c’est en grande partie grâce au fait que les Romains ont reçu les écrits rédigés par les maîtres grecs comme des lettres à des amis d’Italie.
Au vu des conséquences de cette correspondance gréco-romaine à l’échelle historique, la rédaction, l’envoi et la réception des écrits philosophiques revêtent à l’évidence un caractère particulier. Il est clair que l’auteur de ces lettres amicales les envoie dans le monde sans en connaître les destinataires – et même s’il les connaît, il est conscient du fait que son envoi peut aller au-delà, et provoquer un nombre indéfini d’occasions de se lier d’amitié avec des lecteurs anonymes – voire encore à naître. Du point de vue érotologique, cette amitié hypothétique entre ceux qui rédigent des livres ou des lettres et ceux qui les reçoivent représente un cas d’amour à distance – tout à fait dans l’esprit de Nietzsche, pour qui l’écriture a le pouvoir de transformer l’amour du prochain – et du proche – en amour pour une vie inconnue, lointaine et future. Non seulement l’écriture jette un pont entre des amitiés déjà établies bien que géographiquement éloignées, mais elle lance une opération vers l’inconnu, actionne la séduction sur le lointain, ce que dans le langage de la magie de la vieille Europe on appelle actio in distans visant à reconnaître l’ami inconnu et à l’inviter à se joindre au cercle. Car le lecteur peut voir dans ces lettres volumineuses un simple carton d’invitation : si leur lecture attire son attention, il prendra la parole dans le cercle des destinataires pour en accuser réception.
On pourrait ainsi ramener le fantasme communautaire qui sous-tend tous les humanismes au modèle de la société littéraire, dont les membres découvrent, par la lecture de textes canoniques, leur amour pour des inspirateurs communs. Cette interprétation de l’humanisme révèle une vision fantasmée de sectes ou de clubs – le rêve d’une solidarité entre ceux que le destin a élus pour savoir lire. Pour les Anciens, et même jusqu’à l’aube de l’État national moderne, savoir lire revenait de fait à être membre d’une mystérieuse élite – à cette époque, la connaissance de la grammaire était souvent assimilée à une incarnation de la magie.
Au Moyen Âge, du mot anglais grammar découle celui de glamour : on prête à celui qui sait lire de merveilleuses facilités dans les autres domaines. Dans un premier temps les « humanisés » ne sont autres qu’une secte d’alphabétisés. Et comme beaucoup de sectes, elle nourrit des projets expansionnistes et universalistes. Quand l’alphabétisme fantasmé perd toute modestie, il devient mystique grammaticale et littérale, telle la Kabbale qui se passionne pour l’étude du style de l’auteur du monde (1). En revanche, là où l’humanisme est devenu pragmatique et programmatique, ce qui est le cas des idéologies éducatives caractéristique des États nationaux bourgeois des XIXe et XXe siècles, le modèle de la société littéraire a évolué en principe de société politique. Dès lors, les peuples se sont organisés en groupes entièrement alphabétisés, de force si besoin était. Chaque nation s’ancrant sur les lectures de référence de sa propre culture.
C’est pourquoi, outre les auteurs antiques appartenant au patrimoine commun des Européens, on mobilise les classiques nationaux dont les lettres au public – qui prennent une place démesurée grâce au marché du livre et de l’éducation secondaire – deviennent un puissant ferment pour la création des États.
Que sont les nations modernes sinon d’efficaces fictions nées d’une opinion lettrée rassemblée grâce à la lecture des mêmes auteurs ? La conscription pour les hommes et la lecture obligatoire des classiques pour les jeunes des deux sexes caractérisent l’époque bourgeoise, celle d’une humanité à la fois armée et lettrée. C’est vers elle que se tournent aujourd’hui anciens et nouveaux conservateurs, nostalgiques et désarmés, totalement incapables de justifier le sens théorique ou médiatique d’un quelconque canon de lecture. Il n’y a qu’à voir les résultats déplorables du débat qui a eu lieu récemment en Allemagne sur la nécessité supposée de nouveaux canons littéraires.
C’est entre 1789 et 1945 que les humanismes littéraires nationaux ont connu leur apogée. Les philologues, anciens ou nouveaux, y formaient une caste imbue de son pouvoir et satisfaite de sa réussite, consciente du devoir d’initier la génération suivante afin qu’elle rejoigne le cercle des destinataires des lettres jugées essentielles. Le pouvoir des maîtres d’école et des philologues se fondait non seulement sur leur connaissance privilégiée de la littérature, mais aussi sur leur aptitude à choisir parmi les correspondants du passé ceux qui auraient une influencé sur la création de la communauté. L’humanisme bourgeois reposait en substance sur le pouvoir d’imposer à la jeunesse les auteurs classiques afin de maintenir la valeur universelle de la lecture nationale (2). En conséquence, les nations bourgeoises allaient devenir, jusqu’à un certain point, des produits littéraires et postaux – fictions d’une amitié inéluctable entre compatriotes, même éloignés, et entre lecteurs enthousiastes des mêmes auteurs.
Si cette époque paraît irrévocablement dépassée, la raison n’en est pas que les gens seraient aujourd’hui trop décadents pour remplir leur devoir littéraire. L’ère de l’humanisme bourgeois national a pris fin parce que l’art d’écrire des lettres propres à inspirer une nation d’amis, même exercé avec le plus grand professionnalisme, ne parvient plus à créer ce lien de communication à distance entre les membres de la société de masses moderne. À cause de l’évolution des médias dans la culture de masse à partir de 1918 (radio) et après 1945 (télévision), et plus encore aujourd’hui avec la révolution des réseaux, la coexistence dans les sociétés actuelles se construit sur de nouvelles bases. Ces bases sont, on peut sans peine le démontrer, résolument post-littéraires, post-épistolaires et, par conséquent, post-humanistes.
Ceux qui trouveraient le préfixe « post » trop dramatique peuvent le remplacer par l’adverbe « marginalement ».
Notre thèse est donc la suivante : la littérature, la correspondance et l’idéologie humaniste n’influencent plus aujourd’hui que marginalement les méga-sociétés modernes dans la production du lien politico-culturel.
Ce n’est nullement la fin de la littérature. Mais elle s’est marginalisée en une subculture sui generis et le temps où elle était surestimée comme vecteur de l’esprit national n’est plus. De même, le lien social n’est plus principalement un produit du livre et de la lettre. Depuis, de nouvelles formes de télécommunications politico-culturelles ont pris le dessus, et ont presque anéanti le principe de l’amitié née de la correspondance. L’ère de l’humanisme moderne en tant que modèle scolaire et éducatif s’est éteinte en même temps que l’illusion que des structures de masses, tant politiques qu’économiques ; pouvaient être organisées sur le mode amiable d’une société littéraire.
Cette désillusion, mise en suspens au moins depuis la Première Guerre mondiale par les érudits de la culture humaniste, connaît une histoire bizarrement contorsionnée, pleine d’allers et retours et de déformations. Car c’est justement vers la fin de l’ère national-humaniste, dans les années d’une noirceur sans exemple de l’après-1945, que le modèle humaniste connaîtra une reviviscence ; cette renaissance est à la fois réflexe et organisée, et servira de modèle à toutes les petites réanimations de l’humanisme qui ont eu lieu depuis. Si le contexte n’avait pas été aussi sombre, on serait bien obligé de parler d’une compétition entre l’enthousiasme et la tromperie. Dans l’ambiance fondamentaliste de l’après-45, il est évident que pour beaucoup de gens il ne s’agissait pas seulement de sortir des horreurs de la guerre pour retrouver une société où ils puissent de nouveau apparaître comme un public pacifié d’amateurs de livres – comme si la jeunesse goethéenne pouvait faire oublier la jeunesse hitlérienne. Nombreux étaient ceux qui pensaient convenable non seulement de reconsulter les textes romains qu’on rééditait, mais aussi les écrits bibliques – lecture de base des Européens – parce qu’ils aspiraient à une résurrection de l’Occident dans l’esprit de l’humanisme chrétien.
Ce néo-humanisme, le regard tourné vers Rome via Weimar, rêvait d’un salut pour l’âme européenne par le biais d’une bibliophilie radicale, d’une exaltation nostalgique et optimiste du pouvoir civilisateur de la lecture classique – si nous nous accordons un instant la liberté de placer Cicéron et le Christ, côte à côte, parmi les classiques.
Ces formes d’humanisme d’après-guerre, aussi illusoires qu’elles puissent être, apportent pourtant un motif sans lequel il serait impossible de comprendre la tendance humaniste dans son ensemble, qu’il s’agisse de l’époque romaine ou des États bourgeois modernes. L’humanisme – le mot comme la chose – se construit toujours contre, du fait qu’il s’engage à sortir l’homme de son état barbare. On peut aisément comprendre que ce soit justement dans les époques où le potentiel barbare se déchaîne en interactions particulièrement violentes entre les hommes, que l’appel à l’humanisme est le plus fort et le plus exigeant. Celui qui s’interroge aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité et des moyens de l’humanisation, cherche à savoir s’il peut espérer surmonter les tendances actuelles à l’ensauvagement. L’inquiétant, ici, c’est que l’ensauvagement va depuis toujours de pair avec les plus grands déploiements de pouvoir, qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par le divertissement désinhibant que sont les médias. Dans les deux cas, les modèles qui ont marqué l’Europe viennent des Romains. D’une part celui du militarisme expansionniste, et de l’autre, celui des jeux sanglants, une industrie du divertissement promise à un bel avenir.
Le thème latent de l’humanisme est donc le désensauvagement de l’homme, et sa thèse latente est la suivante : de bonnes lectures adoucissent les mœurs.
Le phénomène de l’humanisme mérite attention parce qu’il rappelle, de façon peut-être troublée et floue, que les hommes sont en permanence soumis à deux formes différentes d’éducation, que nous appelons, pour des raisons de simplicité, les influences inhibantes et désinhibantes. Penser que les hommes sont des « animaux sous influence » fait partie du credo de l’humanisme, d’où l’importance de les soumettre à de bonnes influences. Les règles du comportement humaniste rappellent – avec une fausse innocence – que la bataille pour l’homme est permanente, et qu’elle se déroule comme une lutte entre la bestialisation et la domestication.
À l’époque de Cicéron, les deux influences se distinguaient encore facilement, chacune disposant d’un moyen d’expression. Pour ce qui est de la bestialité, les Romains, avec leurs amphithéâtres, leurs jeux de gladiateurs, leurs combats à mort et leurs exécutions à grand spectacle, ont inventé le réseau de mass-media le plus performant de l’Antiquité. Dans les stades déchaînés de la Méditerranée, l’homo inhumanus désinhibé se voit récompensé comme rarement avant ou après dans l’histoire (3). Sous l’Empire, flatter l’instinct bestial des masses romaines était une technique de domination essentielle et routinière, qui nous est restée en mémoire grâce à la formule de Juvénal « du pain et des jeux ».
On ne peut comprendre l’humanisme antique que si on le considère aussi comme partie prenante d’un conflit de médias, à savoir, comme la résistance du livre contre le cirque, comme l’opposition entre la lecture philosophique qui humanise, rend patient et suscite la réflexion, et l’ivresse déshumanisante des stades romains. Ce que les Romains cultivés appelaient humanitas serait impensable sans la volonté de se distinguer de la culture vulgaire des jeux du cirque. L’humaniste lui-même, perdu dans cette foule hurlante, se rend compte que lui aussi, en tant qu’homme, est exposé au danger contagieux de la bestialité. De retour chez lui, plein de honte d’avoir pris part directement à ces transes, il est donc enclin à admettre que rien d’humain ne lui est étranger ; mais que l’humanité consiste à choisir ; pour développer sa propre nature, les médias qui domestiquent plutôt que ceux qui désinhibent. Ce choix signifie le sevrage de sa probable bestialité et sa volonté de se mettre à distance de l’avilissement déshumanisant de la foule hurlante du cirque.
C’est à l’automne 1946, au plus bas de l’histoire européenne d’après-guerre, que le philosophe Martin Heidegger a écrit sa célèbre Lettre sur l’humanisme. Un texte qui, au premier regard, pourrait passer pour une longue lettre destinée aux amis. Mais la notion d’amitié revendiquée par cet envoi philosophique mémorable n’était plus simplement celle de la communication entre belles âmes bourgeoises, elle n’avait plus rien à voir avec la communion entre un public national et son écrivain classique. Lorsque Heidegger rédigeait cette lettre, il était conscient d’avoir choisi de parler d’une voix cassée, d’écrire d’une main hésitante, il savait que l’harmonie préétablie entre l’auteur et ses lecteurs n’était absolument plus un fait accompli. À cette époque. il ne savait plus s’il avait encore des amis, ou même si des liens d’amitié restaient possibles.
Les bases de l’amitié, les valeurs communes entre érudits européens de différentes nations étaient à redéfinir. Une chose au moins est évidente : ce que le philosophe a jeté sur le papier au cours de l’automne 1946 n’était pas un discours destiné à sa propre nation, ni à une Europe future. C’est dans un esprit à la fois polysémique, prudent et courageux que l’auteur s’est efforcé de concevoir la probabilité de trouver un destinataire adéquat pour son message. Et il a su créer, chose étrange chez un homme d’une disposition aussi régionaliste que lui, une lettre destinée à un étranger. Cet ami potentiel à l’étranger, c’était un jeune penseur qui s’était accordé la liberté, dans la France occupée, de s’enthousiasmer pour un philosophe allemand. Était-ce donc une nouvelle technique pour se lier d’amitié ? Un nouveau style de courrier ? Une manière différente d’unifier les gens de même opinion autour d’un même écrit envoyé au loin ? Une autre recherche d’humanisation ? Un autre contrat social entre les porteurs d’une réflexion sans domicile fixe, qui n’est plus influencée par les idéologies national-humanistes ? Les adversaires de Heidegger n’ont pas omis de remarquer que le petit homme rusé de Messkirch avait su saisir la première chance de réhabilitation offerte après la guerre, profitant, selon eux, de la bienveillance d’un de ses admirateurs français pour échapper à l’ambiguïté politique et pouvoir se réfugier dans les sphères supérieures de la réflexion mystique. Ces soupçons peuvent sembler plausibles, mais ils passent à côté de l’événement – dans le domaine de la pensée comme dans celui de la stratégie de communication – que constitue cette recherche sur l’humanisme, d’abord adressée à Jean Beaufret à Paris, et par la suite publiée et traduite.
En s’interrogeant sur les conditions de l’humanisme européen dans un écrit présenté dans un premier temps sous forme de lettre. Heidegger a créé un espace de réflexion trans-humaniste ou post-humaniste (4), dans lequel se meut depuis une part essentielle de la réflexion philosophique sur l’homme. En répondant à une lettre de Jean Beaufret, Heidegger reprend surtout la formulation suivante : « comment redonner un sens au mot « humanisme  » » ?
Dans sa réponse adressée au jeune français, Heidegger se permet une discrète correction, qui se dévoile le plus clairement dans les deux répliques suivantes :
« Vous demandez : comment redonner un sens au mot « humanisme » ? Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’est nécessaire. Le malheur qu’entraînent les étiquettes de ce genre n’est-il pas encore assez manifeste ?
« Cette question ne présuppose pas seulement que vous voulez maintenir le mot « humanisme » ; elle contient encore l’aveu qu’il a perdu son sens. »
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Ici se manifeste un des éléments de la stratégie de Heidegger : il faut abandonner le terme d’humanisme si l’on souhaite retrouver dans sa simplicité et son inéluctabilité initiales le véritable devoir de pensée, question qu’on pensait résolue dans la tradition humaniste ou métaphysique. Sur un ton grave : pourquoi vanter encore comme solution l’homme, placé philosophiquement au centre de la pensée humaniste, si le problème est justement l’homme lui-même, avec sa surévaluation et ses éternelles explications métaphysiques ? La reformulation de la question posée par Beaufret n’est pas exempte de cruauté magistrale, car elle met en évidence la mauvaise réponse incluse dans la question, tout à fait à la manière socratique. On y trouve en même temps une réflexion sérieuse sur les trois remèdes les plus courants à la crise de 1945, le christianisme, le marxisme et l’existentialisme, présentés côte à côte comme des variantes de l’humanisme ne se différenciant que par leur structure superficielle – ou de façon plus crue encore, comme trois manières d’éluder la question radicale de la nature humaine.
Heidegger propose, de la seule manière qui lui semble adaptée, de mettre un terme à l’omission incommensurable dans la pensée européenne, à savoir la question non posée sur la nature humaine : celle qui est existentielle et ontologique. L’auteur se montre toutefois disposé – bien que ce soit à travers les formulations provisoires – à apporter son aide pour faire enfin apparaître la question correctement formulée. En utilisant ces formulations, qui semblent modestes, Heidegger ouvre des conséquences déconcertantes : il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Il lui reproche d’avoir fait barrage à l’émergence de la véritable question sur la nature humaine, en se contentant d’interprétations rapides, en apparence évidentes et inévitables. Heidegger explique pourquoi il pense contre l’humanisme dans son œuvre Être et Temps : non parce que l’humanisme aurait surestimé la notion d’humanitas, mais justement parce qu’il n’a pas visé suffisamment haut.
Mais que veut dire placer la nature humaine suffisamment haut ? Premièrement, cela signifie renoncer à l’habituelle fausse dépréciation. La question de la nature humaine ne serait jamais correctement posée tant qu’on ne prendrait pas de distance par rapport à l’exercice le plus ancien le plus obstiné et le plus corrupteur de la métaphysique européenne : la définition de l’homme en tant qu’animal rationale. Dans cette interprétation de la nature humaine, on définit la nature de l’homme à partir de son animalitas, enrichie par des additifs intellectuels. L’analyse existentielle-ontologique de Heidegger se révolte contre cette idée, car pour lui la nature humaine ne saurait être définie dans une optique zoologique ou biologique, même en y ajoutant régulièrement un facteur intellectuel ou transcendant.
Sur ce point, Heidegger demeure inflexible, tel un ange en colère brandissant des épées croisées, dressé entre l’homme et l’animal afin de repousser toute ressemblance ontologique entre les deux. Sous le coup de l’émotion antivitaliste et antibiologique, il va jusqu’à prononcer des propos presque hystériques comme par exemple, « C’est comme si le divin nous était plus proche que la vie déconcertante. »
Au fond de ce pathos antivitaliste il parvient à la conclusion que la différence entre l’homme et l’animal serait ontologique et non spécifique ou générique, raison pour laquelle on ne peut en aucune circonstance définir l’homme comme étant analogue à un animal doté d’un avantage culturel ou métaphysique. La façon d’être de l’humain serait essentiellement, et surtout du point de vue ontologique, différente des autres espèces végétales ou animales, parce que l’homme possède le monde et se trouve dans le monde, tandis que la végétation et les animaux sont intégrés seulement dans leurs environnements respectifs.
S’il existe une raison philosophique au discours sur la dignité de l’homme, elle trouve son fondement dans le fait que l’homme lui-même est visé par l’Être et, comme Heidegger se plaît à le formuler – en sa qualité de philosophe pastoral, parce que l’homme aurait été appelé pour veiller sur lui-même. C’est pourquoi les hommes posséderaient la langue. Mais selon Heidegger, cette faculté leur sert non seulement pour communiquer et s’apprivoiser ainsi mutuellement, mais aussi :
« Le langage est bien plutôt la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte « ek-siste », en appartenant à la vérité de l’Être sur laquelle il veille. Il ressort donc de cette détermination de l’humanité de l’homme comme ek-sistence que ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence. »
Lorsqu’on étudie de près ces formulations qui ont au premier abord une connotation hermétique, on commence à comprendre pourquoi la critique contre l’humanisme de Heidegger se sent protégée contre le danger d’aboutir à l’inhumanisme. En repoussant la thèse, revendiquée par l’humanisme, que la nature humaine aurait été suffisamment étudiée, tout en y opposant sa propre onto-anthropologie, Heidegger reste pourtant indirectement fixé sur la fonction la plus importante de l’humanisme classique, à savoir : l’amitié que l’homme éprouve pour les mots de l’Autre. Il va jusqu’à radicaliser le mobile qui pousse vers l’amitié, il le transpose du domaine pédagogique au centre de la réflexion ontologique.
Ici le discours, souvent cité et moqué, sur l’homme en sa qualité de gardien de l’être trouve son sens. En se servant d’images pastorales et idylliques, Heidegger parle du devoir propre à l’homme, et de la nature humaine d’où naît ce devoir : garder l’Être et rester analogue à l’être. Certes, l’homme ne surveille pas l’Être comme le malade les symptômes de sa maladie, mais plutôt comme le berger ses troupeaux dans la clairière. Avec cette différence cruciale qu’il n’est pas question ici de garder des troupeaux de bétail mais de concevoir le monde comme une circonstance ouverte, et plus encore que garder ne signifie pas ici un devoir de surveillance de ses propres intérêts, choisi en toute liberté, mais que c’est l’être lui-même qui emploie les hommes comme gardiens. Le lieu propice à cet emploi est la clairière, l’endroit où l’Être se révèle en tant que ce qui est.
Ce qui rassure Heidegger dans sa certitude d’avoir grâce à ces formulations, repensé et surenchéri sur l’humanisme, est le fait qu’il englobe l’homme, considéré comme la clairière de l’être, dans l’apprivoisement et dans une école de l’amitié qui iraient bien plus loin que tout effort humaniste pour « débestialiser » l’homme, et que tout amour cultivé pour le texte qui parle de l’amour. En définissant l’homme comme gardien et voisin de l’Être, et en désignant la langue comme maison de l’Être, il oblige l’homme à être analogue à l’Être, ce qui lui impose un recueillement radical et qui l’expose, en sa qualité de gardien – près de sa maison -, à une réflexion qui exige d’avantage de calme et de placidité que l’éducation la plus complète ne pourrait le faire.
L’homme est soumis à une retenue extatique plus significative que l’observance civilisée du lecteur dévot des classiques. Le séjour immanent heideggerien dans la maison de la langue est considéré comme une attente de ce que l’être lui-même a à dire. Il affirme une sensibilité à ce qui est proche qui rendrait l’homme plus calme et plus docile que l’humaniste lisant les classiques. Heidegger exige un homme plus domestiqué qu’un simple bon lecteur. Il veut susciter un processus amical dans lequel il ne serait plus accueilli comme un simple auteur classique parmi d’autres. Dans un premier temps, il faudrait que le public, qui par nature se compose d’un cercle réduit de personnes conscientes, se rende compte que l’être a repris la parole à travers lui en tant que mentor de la question de l’être.
De cette manière, Heidegger fait de l’Être l’unique auteur de toutes les lettres essentielles et se positionne lui-même en tant que secrétaire actuel. Celui qui adopte une telle position a le droit de noter des balbutiements et de publier des silences. C’est donc l’Être qui émet les lettres déterminantes, plus précisément, il donne des signes à des amis dotés de présence d’esprit, à des voisins réceptifs, à des gardiens silencieux et recueillis. Et pourtant, aussi loin que nous voulons tourner nos regards, à partir de ce cercle de co-gardiens et d’amis de l’être, nous ne pouvons ni créer des nations, ni même fonder des écoles alternatives. Et cela surtout parce qu’il ne peut exister de canon public des signes de l’Être, à moins de considérer pour le moment les opera omnia de Heidegger comme la norme et la voix de l’hyper auteur anonyme.
Face à ces communions obscures, comment constituer une société de voisins de l’Être demeure incertain. Cette société devrait sûrement, avant que quelque chose de plus clair ne se décide, apparaître comme une église invisible de particuliers dispersés, parmi lesquels chacun prête à sa manière attention à l’apparition du monstrueux (des Ungeheuren), en attendant les propos qui expriment ce que la langue impose à celui qui reçoit et prend la parole (5). Il n’est pas utile de décrire ici en détail le caractère crypto-catholique des symboles de méditation heideggeriens.
Ce qui est crucial ici, c’est que grâce à la critique sur l’humanisme de Heidegger, se propage un changement d’attitude qui voue l’homme à une ascèse réfléchie bien au-delà de tous les objectifs d’éducation humanistes. Et ce n’est que grâce à cette ascèse qu’une société de personnes réfléchies, au-delà de la communauté humaniste et littéraire, pourrait se former. Il s’agissait ici d’une société qui saurait repousser l’homme du centre car elle aurait compris que les hommes n’existent qu’en qualité de « voisins de l’être », et non comme des propriétaires de maisons obstinés ou les seigneurs d’une location principale sous contrat non résiliable. L’humanisme ne peut rien apporter à cette ascèse tant qu’il vise l’idéal de l’homme puissant.
Les amis humanistes d’auteurs humains passent à côté de la bienheureuse faiblesse à travers laquelle l’Être se montre à ceux qui sont sensibles et qui se sentent concernés. Dans l’optique de Heidegger, l’humanisme ne conduit pas à une accentuation du sentiment de l’humilité ontologique, c’est plutôt dans l’humanisme qu’il pense voir fonder une contribution à l’histoire de reconstruction de la subjectivité. En effet, Heidegger étudie l’histoire européenne en tant que théâtre des humanismes militants. Elle sert de terrain à la subjectivité humaine qui se défoule avec des conséquences fatales dans sa domination de l’étant. Dans cette perspective, l’humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bien-être de l’humanité. Dans ce combat de titans tragique entre le bolchévisme. le fascisme et l’américanisme au milieu du siècle s’étaient affrontées – selon l’opinion de Heidegger – trois variantes de la même violence anthropocentrique (6), trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux humanitaires. Le fascisme s’est singularisé en démontrant plus ouvertement son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l’éducation.
Le fascisme est effectivement la métaphysique de la désinhibition, peut-être même une figure de la désinhibition de la métaphysique. Du point de vue de Heidegger, le fascisme représentait la synthèse de l’humanisme et du bestialisme – à savoir la coincidence de l’inhibition et de la désinhibition.
Face à de tels rejets et de telles transformations, il s’apprêtait à reposer la question fondamentale de l’apprivoisement et de la formation de l’homme. Et même si les jeux de réflexion ontologiques de Heidegger sur l’homme en tant que gardien – qui en son temps firent scandale – paraissent aujourd’hui totalement anachroniques, ils ont pourtant le mérite d’avoir articulé la question sur l’époque, en dépit de leur extraordinaire maladresse : par quels moyens pourrait-on apprivoiser l’homme si même l’humanisme, véritable école de domestication de l’homme, a échoué ? Qu’est-ce qui pourrait apprivoiser l’homme si tous ses efforts pour se domestiquer lui-même l’ont surtout conduit à dominer l’étant ? Qu’est-ce qui pourrait apprivoiser l’homme si malgré toutes les expériences d’éducation de l’espèce humaine, il n’est toujours pas clair qui forme les éducateurs à enseigner quoi ? Ou serait-il possible que l’on ne puisse plus poser de manière compétente la question sur la formation de l’homme dans le cadre d’une simple théorie de la domestication et de l’éducation ?
Nous allons maintenant dériver des notions de Heidegger, dans lesquelles il nous ordonne de nous arrêter sur la pensée méditative, en essayant de jeter un regard historique sur la clairière extatique dans laquelle l’être s’adresse à l’homme. Il s’avère que, concernant le séjour de l’homme dans la clairière – ou pour citer Heidegger, le se-placer ou se faire-porter dans la clairière de l’Être – il ne s’agit pas du tout d’une condition ontologique et qui pour cette raison ne vaudrait pas l’interrogation. Il existe une histoire où l’homme entre dans la clairière, que Heidegger avait résolument ignorée – et c’est l’histoire sociale de l’homme touché par la question de l’Être, et le remous historique dans la béance de la différence ontologique.
C’est le moment d’aborder d’une part l’histoire naturelle du détachement (Gelassenheit) de la placidité grâce auquel l’homme a pu se développer en animal ouvert sur le monde et capable d’exister dans le monde, et d’autre part l’histoire sociale des domestications, par lesquelles à l’origine les hommes en tant qu’êtres se rassemblent afin de correspondre au tout (7). L’histoire réelle de la clairière – qui est nécessairement l’origine d’une réflexion profonde sur l’humanité au-delà de l’humanisme – est donc composée de deux grands récits, convergeant dans une perspective commune, à savoir, l’explication pour l’évolution de l’animal sapiens à l’homme sapiens.
Le premier de ces récits démontre l’aventure de l’homination. Il rapporte comment pendant les longues périodes de la préhistoire pré-humaine et humaine s’est créée, à partir de l’homme, mammifère vivipare, une espèce de créatures nées trop tôt, qui – si l’on peut utiliser des termes aussi paradoxaux – ont occupé leur environnement avec de plus en plus d’imperfection animale.
C’est alors qu’intervient la révolution anthropogénétique – l’éclatement de la naissance biologique en un acte de venir-au-monde. Dans sa réserve entêtée contre toute anthropologie et dans son zèle de préserver le point de départ à l’existence et à l’être-dans-le-monde de l’homme dans une idée purement ontologique, Heidegger n’a pas prêté suffisamment d’attention à cette explosion. Car la raison pour laquelle l’homme a pu devenir une créature qui existe dans le monde, a ses fondements dans l’évolution de l’espèce, qu’on pourrait évoquer à travers les termes insondables de naissance précoce, de néoténie et d’immaturité animale chronique de l’homme. On pourrait aller jusqu’à définir l’homme comme une créature qui a échoué dans sa tentative de garder son animalité.
Dans son échec à exister en tant qu’animal, la créature indéfinie échappe à l’environnement et gagne ainsi le monde au sens ontologique. Ce venir-au-monde extatique et cette dédication à l’être est l’héritage de l’évolution de l’homme. Si l’homme est-dans-lemonde, c’est parce qu’il appartient à un mouvement qui le met au monde et qui l’expose au monde. Il est le produit d’une hypernaissance qui fait du nouveau-né un habitant du monde. Cet exode ne produirait que des animaux psychotiques si, en même temps qu’il apparaît dans le monde, l’homme n’emménageait pas dans ce que Heidegger appelait la maison de l’être. Les langues traditionnelles de l’espèce humaine ont rendu vivable l’extase de l’être-dans-le-monde en montrant aux hommes comment leur être-au-monde peut en même temps être vécu comme être-en-accord-avec-soi. Sur ce point la clairière présente un événement à la limite de l’histoire naturelle et culturelle, et le venir-au-monde humain prend très tôt des traits d’un accès au langage (8).
L’histoire de la clairière ne peut pourtant pas être développée comme un conte sur l’emménagement des hommes dans les maisons de la langue. Car aussitôt que les hommes dotés de la parole vivent en communauté en se liant non seulement à des maisons de langage mais aussi à des maisons construites, ils sont attirés par la sédentarité. A partir de là. ils ne se laissent plus seulement abriter par leurs langues mais aussi apprivoiser par leurs habitations. Les maisons des hommes (y compris les temples de leurs dieux et les palais de leurs rois) sont les marques les plus frappantes qui s’élèvent dans la clairière. L’histoire culturelle a clairement montré qu’en même temps que la sédentarisation, les rapports entre l’homme et l’animal se sont métamorphosés. A partir de l’apprivoisement de l’homme par l’habitation, commence parallèlement l’épopée des animaux domestiques. Leur intégration aux maisons des hommes n’est cependant plus une simple histoire d’apprivoisement mais aussi de dressage et d’élevage.
L’histoire monstrueuse de la cohabitation entre l’homme et les animaux domestiques n’a pas encore été présentée d’une manière adéquate : jusqu’à nos jours, les philosophes se sont refusés à concevoir leur propre rôle dans cette histoire (9). Le voile de silence que les philosophes ont jeté sur l’ensemble biopolitique que forment la maison, les hommes et les animaux, n’a été levé que par endroits et les observations vertigineuses qui ont été faites soulèvent des problèmes bien trop compliqués pour les hommes. Le plus simple est encore celui du rapport entre la sédentarisation et l’aptitude à théoriser – car on peut avancer que la théorie est une variante des tâches domestiques.
Pour les Anciens, la théorie est comparable à un regard serein jeté par la fenêtre – elle est d’abord principe de contemplation, avant que les temps modernes n’en fassent un principe de travail, depuis que le savoir prétend être un pouvoir. En ce sens, les fenêtres sont comme les clairières des murs derrière lesquels les hommes ont évolué en êtres capables de théoriser. Les promenades, pendant lesquelles se crée une symbiose entre le mouvement et la réflexion, sont un prolongement de la vie à la maison. Les fameuses « promenades de pensée » heideggeriennes par les champs et les chemins qui ne mènent nulle part sont typiquement l’exercice d’un homme qui a sa maison derrière lui.
Considérer la clairière comme un principe qui naît de la sédentarité ne touche qu’à l’aspect bénin du développement de l’homme dans la maison. La clairière est à la fois un champ de bataille et le lieu de la décision et de la sélection. A cet égard les formulations d’une philosophie pastorale ne sont plus adaptées. Là où se situent les maisons, il faut décider de ce que doivent devenir les hommes qui les habitent. C’est l’action qui détermine lesquels des constructeurs seront dominants. Au moment où les hommes apparaissent comme bâtisseurs de villes et créateurs d’empires, c’est dans la clairière que sont révélées les missions pour lesquelles ils se battent. Grave sujet que Nietzsche, le maître de la pensée dangereuse, décrit en termes oppressants dans la troisième partie de Ainsi parlait Zarathoustra :
« Car il voulait apprendre ce que dans l’intervalle était devenu l’homme, s’il avait grandi ou bien rapetissé. Et, une fois, il vit un alignement de maisons neuves lors s’étonna et dit : que signifient ces maisons ? En vérité ne les bâtit une grande âme, à son image ! »
« Et ces chambres et ces réduits ! Se peut-il qu’en sortent et qu’y entrent de vrais hommes ? »
« Et Zarathoustra demeurait immobile et il réfléchissait. Dit enfin, chagriné : « Tout a rapetissé !
Partout je vois portes plus basses ; qui est de mon espèce encore y peut passer – mais il lui faut courber l’échine ! »
« J’avance parmi ce peuple et tiens les yeux ouverts : ils ont rapetissé et toujours davantage rapetissent ; – et c’est à cause de ce qu’ils enseignent sur le bonheur et la vertu. »
« Certains d’entre eux veulent, mais la plupart ne sont que voulus. »
« Tout ronds, loyaux et complaisants, entre eux tels sont les gens, comme des grains de sable ils sont avec des grains de sable tout ronds, loyaux et complaisants.
Modestement embrasser un petit heur – c’est ce qu’ils nomment « résignation » ! »
« Au fond, bien simplement, ils veulent une seule chose avant tout : que personne ne leur fasse du mal. »
« Leur est vertu ce qui rend modeste et docile ; ainsi du loup ils firent le chien, et de l’homme même la meilleure bête domestique au service de l’homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Folio, p. 209).
Dans cette rhapsodie se dissimule sans nul doute un discours théorique sur l’homme comme puissance capable d’apprivoiser et de faire de l’élevage. Aux yeux de Zarathoustra, les hommes contemporains sont principalement des éleveurs performants, puisqu’ils ont réussi à faire de l’homme sauvage le dernier homme. Il va de soi que cela n’a pu se faire par de simples moyens humanistes de domptage, de dressage et d’éducation. La thèse de l’homme comme éleveur d’homme fait éclater l’horizon humaniste, dans la mesure où l’humanisme n’a ni la capacité ni le droit de penser au-delà de la question du domptage et de l’éducation. L’humaniste se sert de l’homme comme prétexte et le soumet à domptage, dressage et éducation, convaincu du rapport essentiel entre la lecture, la station assise et l’apaisement. En revanche, Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même attention, perçoit, derrière l’horizon serein de la domestication scolaire de l’homme, un second horizon, plus sombre. Il subodore un espace dans lequel commenceront inévitablement des luttes à propos des variantes de l’élevage de l’homme – et c’est là que se révélerait la face cachée de la clairière. Lorsque Zarathoustra se promène à travers cette ville où tout est rapetissé, il voit le résultat d’une politique d’apprivoisement réussie et incontestée : il lui semble que les hommes ont réussi à élever une nouvelle variante humaine, plus petite de taille, en mélangeant habilement l’éthique et la génétique. Ils se sont librement soumis à la domestication et au choix d’élevage qui mène à un comportement domestique. L’étrange critique de l’humanisme à laquelle se livre Zarathoustra vient de ce qu’il a pris conscience de la fausse innocence dont s’entoure l’homme moderne prétendument bon.
On ne saurait pourtant parler d’innocence si les hommes choisissent délibérément de s’élever eux-mêmes pour être innocents. La prévention nietzschéenne envers toute culture humaniste repose sur la découverte du secret de la domestication humaine. Il souhaite dénoncer et révéler la fonction secrète de ceux qui se sont approprié le monopole de l’élevage – les prêtres et les professeurs qui se présentent comme amis de l’homme – afin de pouvoir lancer une controverse, nouvelle dans l’histoire du monde, entre les différents éleveurs et leurs programmes.
Nietzsche postule ici le conflit de base pour l’avenir : la lutte entre petits et grands éleveurs de l’homme – que l’on pourrait également définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre amis de l’homme et amis du surhomme. Contrairement à l’interprétation qu’en firent, dans les années 30, les mauvais lecteurs de Nietzsche bottés et casqués, l’emblème du surhomme n’est pas un rêve de désinhibition brutale, ou de défoulement dans la bestialité. L’expression ne renvoie pas non plus à l’homme dans son état originel, avant qu’il ne devienne un animal domestiqué et dévot. Lorsque Nietzsche parle du surhomme, il pense à une époque bien au-delà du présent (10), il prend la mesure du processus millénaire au long duquel s’est opérée la production de l’homme au moyen d’un entrelacs d’élevage, d’apprivoisement et d’éducation, dans une usine qui a su se rendre presque invisible et qui, sous prétexte d’éduquer, ne visait qu’à domestiquer.
Avec ses allusions – et dans ce domaine seules les allusions sont possibles et justifiables – Nietzsche esquisse les contours d’un gigantesque terrain : le destin de l’homme futur ! Peu importe le rôle du concept du surhomme. Il est possible que Zarathoustra soit le porte-parole d’une hystérie philosophique dont l’effet contagieux s’est dissipé, peut-être pour toujours. Le discours sur la différence et le rapport entre l’apprivoisement et l’élevage cependant, et évidemment toute intuition concernant l’existence d’une production de l’homme ou d’« anthropotechnique » dans un sens plus général, sont des exemples que la pensée actuelle doit prendre en considération, à moins qu’elle se concentre de nouveau sur la minimisation du danger.
Nietzsche est probablement allé trop loin en suggérant que la domestication de l’homme serait l’œuvre calculée d’éleveurs cléricaux, suivant ainsi l’instinct paulinien qui, pressentant le risque de l’évolution d’un caractère obstiné et autonome chez l’homme, y oppose immédiatement ses techniques d’extinction et de mutilation. C’est là, certes, une pensée hybride, d’une part parce qu’elle conçoit ce processus d’élevage sur une période trop courte – comme si quelques générations de domination des prêtres suffisaient pour faire des loups des chiens, et de créatures primitives des professeurs de l’université de Bâle (11), et d’autre part, plus important encore, parce qu’elle présume un responsable conscient tandis qu’on s’attendrait plutôt à un élevage sans éleveur, à un dérivé bioculturel sans sujet.
Et pourtant même en mettant de côté l’exaltation anti-cléricale, la pensée de Nietzsche conserve un fond suffisamment puissant pour permettre d’aller plus loin dans la réflexion sur l’humanité, au-delà de la notion humaniste de l’innocence.
Le sujet de la domestication de l’homme est le grand impensé dont l’humanisme, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, n’a jamais tenu compte. Jusqu’à ce que cela devienne intenable et que nous soyons submergés par cette évidence : ce n’est pas avec des lettres que nous aurions pu ou pourrions arriver à apprivoiser et éduquer l’homme. À l’évidence, la lecture a été le grand pouvoir éducateur des hommes – et dans une mesure plus modeste, elle l’est toujours. La sélection en revanche – peu importe la manière dont elle s’est développée – a toujours été un pouvoir occulte. « Leçon » et « sélection » ont plus en commun que ne saurait l’admettre n’importe quel sociologue, et même en tenant compte du fait que, pour le moment, nous sommes incapables de reconstruire de façon précise le rapport entre la lecture et la sélection, nous pouvons cependant imaginer qu’il y a du vrai.
Jusqu’à la généralisation de l’alphabétisation, la culture lettrée a exercé une influence très sélective sur les sociétés. Elle créait entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu’il en faisait presque des espèces différentes. Si l’on voulait, en dépit des rappels à l’ordre de Heidegger, parler à nouveau anthropologie, on pourrait définir les hommes des temps historiques comme des animaux parmi lesquels certains savent lire et écrire, et les autres pas. Dès lors, nous ne sommes plus qu’à un pas, certes audacieux, de la thèse selon laquelle les hommes sont des animaux parmi lesquels certains sont éleveurs et les autres élevés – une pensée qui fait partie du folklore pastoral en Europe depuis les réflexions de Platon sur l’éducation et sur l’État. La phrase de Nietzsche, citée ci-dessus, comporte une allusion à cette idée lorsqu’il dit que parmi les gens qui se trouvent dans les petites maisons, quelques-uns seulement exercent la volonté, ils veulent, tandis que les autres ne font que la subir, ils sont voulus. Être seulement voulu signifie exister comme objet et non comme sujet de la sélection.
C’est la signature de notre époque technologique et anthropo-technologique : de plus en plus de gens se retrouvent du côté actif et subjectif de la sélection, sans avoir volontairement choisi le rôle de sélecteur. On ne peut que le constater : il y a un malaise dans ce pouvoir de choix, qui deviendrait bientôt une option de non-culpabilité si les hommes refusent explicitement d’exercer leur pouvoir de sélection (12). Quand les possibilités scientifiques se développent dans un domaine positif, les gens auraient tort de laisser agir à leur place, compte s’ils étaient aussi impuissants qu’avant, un pouvoir supérieur, que ce soit Dieu, le destin ou les autres. Mais on sait que les refus, les démissions sont condamnés à la stérilité : il faudrait donc, à l’avenir, jouer le jeu activement et formuler un code des anthropo-technologies. Un tel code modifierait rétrospectivement la signification de l’humanisme classique, car il montrerait que l’humanitas n’est pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme, mais qu’elle implique aussi – et de manière de plus en plus explicite – que l’homme représente la vis maior pour l’homme.
Tout cela est déjà en partie présent chez Nietzsche, lorsqu’il osait se décrire comme une force majeure en imaginant les influences à long terme de ses idées. L’embarras causé par ces propos tient au fait qu’il faudrait attendre des siècles ou des millénaires avant de pouvoir juger de telles prétentions. Qui a le souffle suffisamment long pour être en mesure d’imaginer une époque dans laquelle Nietzsche serait aussi loin dans l’Histoire que Platon l’était pour Nietzsche ? Il suffit qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. C’est que la culture contemporaine est elle aussi le théâtre du combat de titans entre domestication et bestialité, et entre leurs médias respectifs. Dans un processus de civilisation qui doit affronter une vague de désinhibition sans précédent, il serait bien surprenant que l’apprivoisement enregistre des succès (13). Savoir, en revanche, si le développement va conduire à une réforme génétique de l’espèce ; si l’anthropo-technologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques ; si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection pré-natale, ce sont là des questions encore floues et inquiétantes à l’horizon de l’évolution culturelle et technologique.
Le propre de l’humanitas est que les hommes se trouvent exposés à des problèmes trop compliqués pour eux sans qu’ils puissent pour autant décider de ne pas y toucher. Cette provocation, pour l’être humain, de se voir confronté à la fois à l’inévitable et à l’insurmontable qui en résulte, a marqué la philosophie européenne dès ses débuts, et petit-être en est-elle elle-même la trace. Après tout ce qui a été dit, il n’est pas surprenant que cette trace se manifeste dans le discours sur la surveillance et l’élevage de l’homme.
Dans son dialogue Le Politique (Politikos), qu’on traduit volontiers par l’homme d’État, Platon a présenté la Magna Charta d’une politologie pastorale européenne. Ce texte a deux significations importantes : il démontre clairement l’idée que se faisait l’Antiquité de la pensée (l’établissement de la vérité par une classification et une décomposition scrupuleuse des notions et des faits) ; cependant sa valeur incommensurable dans l’histoire de la pensée est due au fait qu’il est présenté comme une conversation professionnelle entre éleveurs (et ce n’est pas par hasard que Platon choisit des personnages atypiques : un étranger et Socrate, comme si les Athéniens ordinaires n’avaient pas le droit d’y participer), mais aussi parce ce dont il s’agit, c’est de sélectionner un homme d’État comme il n’en existait pas à Athènes, et d’élever un peuple comme aucune ville n’en avait jamais connu. L’étranger et Socrate le jeune vont donc tenter d’établir la politique future, ou l’art des gardiens de la cité, sur des règles transparentes et rationnelles.
Ce projet de Platon a suscité dans le « zoo humain » une inquiétude intellectuelle qui n’a jamais pu être apaisée. Depuis le politikos et depuis la politeia il existe des discours qui parlent de la communauté comme s’il s’agissait d’un parc zoologique, qui est en même temps un « parc à thèmes ». À partir de là, l’entretien des hommes dans des parcs – et des villes – peut apparaître comme une tâche zoo-politique. Ce qui se présente comme une réflexion politique porte en réalité sur les règles d’un fonctionnement des parcs humains. S’il existe une dignité de l’homme qui mérite l’attention philosophique, c’est surtout parce que les hommes ne sont pas seulement entretenus dans les parcs à thèmes politiques, mais s’ y entretiennent eux-mêmes. L’humain est une créature qui se soigne et qui se protège. Peu importe où il habite, il créera un parc autour de lui. Que ce soit dans les parcs urbains, nationaux, régionaux ou écologiques, partout l’homme tient à dire son mot sur les règles par lesquelles il s’auto-régit.
En ce qui concerne le zoo platonicien, il lui importe surtout d’apprendre si la différence entre la population et la direction est seulement de grade ou bien d’espèce. Dans le premier cas, la distance entre les protecteurs et leurs protégés serait simplement pragmatique et due au hasard (on pourrait donc attribuer aux troupeaux la faculté de réélire leur protecteurs). Si, cependant, il s’agit d’une différence d’espèce entre les directeurs du zoo et les habitants, elle serait si fondamentale qu’une élection ne serait pas conseillée, le pouvoir serait le résultat d’une prise de conscience. Et seuls les mauvais directeurs de zoo, les pseudo-hommes d’État et les sophistes politiques feraient leur publicité avec pour argument qu’ils seraient de la même espèce que les troupeaux. Le véritable éleveur, lui, miserait sur la distance et ferait discrètement comprendre que son action consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses placées sous sa protection.
L’intuition dangereuse de Platon pour les sujets dangereux rencontre le point aveugle de tous les systèmes politiques et pédagogiques civilisés : l’inégalité des hommes face au savoir qui donne le pouvoir. Sous la forme logique d’un exercice de définition grotesque, le dialogue de l’homme d’État développe les préambules d’une anthropotechnique politique. Il ne s’agit plus seulement de diriger en les apprivoisant des troupeaux déjà dociles, mais d’élever systématiquement des exemplaires humains plus proches de leur état idéal. Cet exercice a un début si drôle que même sa fin qui l’est beaucoup moins pourrait susciter des rires. Quoi de plus grotesque que définir l’art de l’homme d’État comme une discipline qui s’occupe, parmi les créatures vivant en troupeaux, de celles qui marchent sur leurs pieds ?
Les leaders des hommes ne font quand même pas l’élevage d’animaux qui nagent. Parmi les animaux terrestres, il faut ensuite distinguer ceux qui ont des ailes et ceux qui n’en ont pas, pour arriver à des populations qui n’ont ni ailes ni plumes. L’étranger, dans le dialogue de Platon, ajoute que ce peuple doté de pieds est lui aussidivisé : « une partie serait sans cornes et l’autre avec ». Un interlocuteur vif comprend rapidement que les deux entités correspondent à deux formes de l’an pastoral : il faudrait donc des protecteurs pour les troupeaux à cornes, et d’autres pour les troupeaux sans cornes. Et l’on prend vite conscience du fait que pour trouver les véritables leaders, il faut éliminer ceux qui s’occupent des troupeaux à cornes. Car si l’on décidait de mettre les hommes sous la protection de gardiens formés pour le bétail à cornes, il faudrait s’attendre aux débordements que provoquent les gens non qualifiés.
Il arrive aux bons rois ou basileoi, explique l’étranger, de garder des troupeaux sans cornes (Le Politique, 365 d). Mais ce n’est pas tout, leur tâche consiste aussi a garder des créatures non-mélangées, c’est-à-dire de celles qui ne s’accoupleront pas en dehors de leur espèce, comme le cheval et l’âne. Ils sont donc obligés de veiller sur l’endogamie et d’essayer d’empêcher les abâtardissements. Si l’on ajoute que ces êtres sans ailes et sans cornes qui s’accouplent au sein de leur espèce ont pour caractéristique d’être bipèdes, l’art pastoral se référant aux bipèdes sans ailes, sans cornes et non mélangés serait le véritable choix contre mille pseudo-compétence. Ce type de pouvoir doit à son tour être subdivisé entre formes violentes-tyranniques et formes volontaires. Et si on élimine la variante tyrannique comme fausse et trompeuse, il reste le véritable art politique, défini comme « celui qui prend soin d’un troupeau de bipèdes quand il est aussi volontairement exercé qu’accepté », (Le Politique, 276 e) (14).
Jusqu’à ce point, Platon a su parfaitement décrire sa théorie sur l’art de l’homme d’État en se servant des métaphores du gardien et de son troupeau. Parmi des douzaines d’illusions, il a choisi l’unique image, l’unique idée valable de la chose en question. Mais alors que cette définition semble aboutie, le dialogue saute tout d’un coup vers une nouvelle métaphore. Non dans le but de confirmer ce qui a été atteint, mais dans l’optique de ressaisir avec plus d’énergie et un regard critique la partie la plus difficile de cet art, le contrôle de la reproduction par le biais de l’élevage. C’est l’occasion d’évoquer la parabole célèbre du tisserand sur l’homme d’État. Ce qui fait véritablement la valeur de l’art royal, ce n’est pas, selon Platon, le vote des citoyens qui, selon leur humeur, accordent ou refusent leur confiance. Elle n’est pas non plus le produit d’un privilège hérité ou une forme de prétention nouvelle.
Le seigneur platonicien trouve sa raison d’être seulement dans sa connaissance royale de l’élevage, savoir de spécialiste d’une forme rare et réfléchie. Ici émerge le fantôme d’une royauté d’élite qui se base sur ses connaissances en matière de sélection et d’organisation de l’être humain, sans pour autant toucher à son libre choix. L’anthropotechnique royale s’attend donc à ce que l’homme d’État sache associer les qualités les plus favorables pour le fonctionnement d’une communauté en vue d’une homéostasie optimale, en sélectionnant des volontaires qui acceptent de se laisser diriger. C’est possible, si on introduit à quantité égale dans le tissu de la communauté les deux qualités principales de l’espèce humaine : son courage guerrier d’un côté, sa réflexion humano-philosophique de l’autre.
À cause du manque de diversité, ces deux qualités comportent cependant un danger, celui de la création d’espèces dégénérées : primo, l’esprit belliqueux peut conduire à des conséquences dévastatrices pour la patrie : secundo, le retrait dans le silence de ceux qui se targuent de spiritualité, peut les rendre si mous et si indifférents à l’État qu’ils pourraient être entraînés dans la servitude sans s’en rendre compte. C’est pourquoi l’homme d’État doit sélectionner les natures non-appropriées avant de commencer de construire l’État à l’aide des êtres appropriés. L’État-modèle a besoin pour sa construction de natures honorables et volontaires, de courageux qui s’occupent des dures tâches, mais aussi de ceux qui s’adonnent à la réflexion, au « tissu plus doux et plus gras ». Si on voulait parler d’une façon anachronique, ce sont alors ceux qui réfléchissent qui entreraient dans le business culturel.
« Nous voilà au terme de l’entrelacement royal : l’achèvement, par un tissage régulier, du tissu que produit l’action politique entre les caractères portés au courage et ceux qui inclinent à la modération, est atteint lorsque l’art du roi rassemble leurs deux existences en un tout unifié par la communauté de pensée et l’amitié, et lorsque, après avoir réalisé, en vue de la vie commune, le plus magnifique et le meilleur des tissus, et y avoir enveloppé toute la population de la cité, mes esclaves comme les hommes libres, il lui donne par cet entrelacement, une ferme cohésion… » (311,b, c)
Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste, et vers l’avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions. Ce que Platon exprime par l’intermédiaire de l’étranger est le programme d’une société humaniste incarné par le seul à qui il soit possible d’être pleinement humaniste : le seigneur de l’art pastoral royal. Le devoir de ce sur-humaniste serait en somme la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout.
Il existe pourtant une dernière complication qu’on devrait soumettre à la réflexion : le gardien platonicien est véritable parce qu’il incarne l’image terrestre de celui qui est unique et naturel ; du Dieu originel qui, sous le règne de Chromos, avait directement les hommes sous sa protection. On ne doit pas oublier que chez Platon aussi il est question de Dieu seul comme gardien et éleveur originel de l’être humain. Lors du grand bouleversement (métabole) sous le règne de Zeus, les Dieux se retirèrent en laissant aux hommes la tâche de se garder. Elle revint naturellement au savant, en sa dignité d’éleveur et de gardien : car c’est lui qui sait préserver la mémoire des Dieux. Cette passion humaine qui veut que l’homme se garde par ses propres moyens resterait un vain effort sans ce modèle du sage.
2 500 ans après le retrait des Dieux, il semble que les sages aient suivi leur exemple, nous laissant seuls dans notre ignorance et neutre pseudo-savoir. Ces textes que les sages nous ont laissés luisent d’un éclat qui devient de plus en plus sombre. Ils sont toujours disponibles en éditions plus ou moins accessibles. On pourrait les consulter à nouveau, si seulement on avait une raison. C’est leur destin de finir dans des bibliothèques silencieuses, tels des courriers abandonnés par leur destinataires : ils sont les images ou simulacres d’une sagesse qui a perdu sa valeur pour nos contemporains, émis par des auteurs dont on ne sait plus s’ils peuvent encore être nos amis.
Les courriers que l’on ne distribue plus perdent leur fonction de missives à d’éventuels amis, ils se transforment en objets d’archives. Ce qui a en grande partie brisé l’élan du mouvement humaniste, c’est le fait que les livres, déterminants autrefois, ne jouent plus leur rôle de lettres adressées à des amis, ils ne se trouvent plus au chevet des lecteurs ou sur leur table de travail. Ils ont disparu dans l’éternité des archives. Les archivistes descendent de moins en moins consulter les ouvrages paléographiques pour chercher des réponses anciennes à des questions modernes. Il se pourrait que pendant ces recherches dans les caves d’une culture morte, ces lectures oubliées depuis longtemps commencent à trembloter, comme touchées par un éclair ressurgi du lointain. La cave aux archives pourrait-elle se transformer en clairière ? Tous les signes indiquent que ce sont les archives et leur personnel qui ont pris la succession des humanistes. Le petit groupe, toujours intéressé par ces écrits, prend conscience que la vie peut être la réponse sybilline à des questions dont l’origine est oubliée.
Peter Sloterdijk
Règles pour le parc humain / 1999
traduction Christiane Haack / le Monde des Débats / octobre 1999
Règles pour le parc humain / Peter Sloterdijk / Le cheval de Turin / Béla Tarr dans Cinéma caro
1 Que le secret de la vie soit étroitement lié au phénomène de l’écriture est l’intuition importante de la légende du Golem. (Moshe Idel, le Golem, Paris, 1992). Dans l’introduction de ce livre, Henri Atlan se réfère au rapport d’une commission engagée par le président des États-Unis sous le titre : Splicing Life. The Social and Ethical issue of Genetic Ingeneering with Human Beings, 1982, dont les auteurs se réfèrent à la légende du Golem.
2 Et bien évidemment aussi la valeur nationale de la lecture universelle.
3 Ce n’est qu’à partir du genre des films de Massacre à la tronçonneuse que la culture de masse moderne se place au même niveau que la consommation bestiale antique. Marc Edmundson, Nigthmare on Mainstreet, Angels, Sadomasochism and the culture of the American Gothic, Cambridge,Mass.,1997.
4 Ce geste est manqué par ceux qui veulent voir un « antihumanisme » dans l’onto-anthropologie de Heidegger, formule stupide qui suggère une forme métaphysique de la misanthropie.
5 Il serait également difficile d’imaginer une société composée seulement de déconstructivistes, ou celle des « autres qui subissent », qui, chacune dans la manière de Levinas, accorderait la priorité à « l’autre »
6 Silvio Vietta, Heideggers Kritik am Nationalsozialismus und derTecknik (la Critique de Heidegger du national-socialisme et de la technique), Tübingen, 1989.
7 Concernant le motif de cette « collection », comparez Michael Schneider, Kollekten des Geistes, Neue Rundschau, 1999.
8 Dans mes derniers livres, j’ai essayé de démontrer que à côté du venir-au-langage, il existe aussi le venir-à-l’image. Peter Sloterdijk, Sphären l., Blasen ; Sphären II, Globen, Francfort 1998-99.
9 Une des rares exceptions est la philosophe Élisabeth de Fontenay dans son livre le Silence des bêtes, la philosophie face à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
10 Les lecteurs fascistes de Nietzsche se sont obstinés dans leur méconnaissance : dans leur cas, comme partout ailleurs il ne s’agissait nullement de la différence entre homme et surhomme, mais de la différence entre l’humain et le trop humain.
11 Sur la genèse du chien, la néotonie, etc, voir Dany-Robert Dufour, Lettre sur la nature humaine à l’usage des survivants, Calmann-Lévy 1999.
12 Peter Sloterdijk, Euratoismus, Zur Kritik der politischen Kinetik : des exposés sur les éthiques des comportements omis, et le « freiner » en tant que fonction progressive.
13 Ici je fais référence à la violence, comme par exemple celle qui envahit actuellement les écoles, tout particulièrement aux États-Unis ou les professeurs installent des systèmes de protection contre les élèves, etc. Comme le livre avait perdu la lutte contre les cirques pendant l’Antiquité, l’école pourrait aujourd’hui échouer face aux forces d’éducation indirectes : par exemple la télévision, à défaut d’une nouvelle structure éducative.
14 Les interprètes de Platon comme Popper ont tendance à négliger ce « volontaire » répété à deux reprises.

Finnegans Wake / James Joyce

riverrun, past Eve and Adam’s, from swerve of shore to bend of bay, brings us by a commodius vicus of recirculation back to Howth Castle and Environs.
Sir Tristram, violer d’amores, fr’over the short sea, had passencore rearrived from North Armorica on this side the scraggy isthmus of Europe Minor to wielderfight his penisolate war: nor had topsawyer’s rocks by the stream Oconee exaggerated themselse to Laurens County’s gorgios while they went doublin their mumper all the time : nor avoice from afire bellowsed mishe mishe to tauftauf thuartpeatrick : not yet, though venissoon after, had a kidscad buttended a bland old isaac : not yet, though all’s fair in vanessy, were sosie sesthers wroth with twone nathandjoe. Rot a peck of pa’s malt had Jhem or Shen brewed by arclight and rory end to the regginbrow was to be seen ringsome on the aquaface.
The fall (bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunn-trovarrhounawnskawntoohoohoordenenthurnuk !) of a once wallstrait oldparr is retaled early in bed and lateron life down through all christian minstrelsy. The great fall of the offwall entailed at such short notice the pftjschute of Finnegan, erse solid man, that the humptyhillhead of humself prumptly sends an unquiring one well to the west in quest of his tumptytumtoes : and their upturnpikepointandplace is at the knock out in the park where oranges have been laid to rust upon the green since devlinsfirst loved livvy.
What clashes here of wills gen wonts, oystrygods gaggin fishygods! Brékkek Kékkek Kékkek Kékkek! Kóax Kóax Kóax! Ualu Ualu Ualu! Quaouauh! Where the Baddelaries partisans are still out to mathmaster Malachus Micgranes and the Verdons catapelting the camibalistics out of the Whoyteboyce of Hoodie Head. Assiegates and boomeringstroms. Sod’s brood, be me fear ! Sanglorians, save! Arms apeal with larms, appalling. Killykillkilly : a toll, a toll. What chance cuddleys, what cashels aired and ventilated! What bidimetoloves sinduced by what tegotetabsolvers! What true feeling for their’s hayair with what strawng voice of false jiccup ! O here here how hoth sprowled met the duskt the father of fornicationists but, (O my shining stars and body !) how hath fanespanned most high heaven the skysign of soft advertisement ! But was iz ? Iseut ? Ere were sewers ? The oaks of ald now they lie in peat yet elms leap where askes lay. Phall if you but will, rise you must : and none so soon either shall the pharce for the nunce come to a setdown secular phoenish.
Bygmester Finnegan, of the Stuttering Hand, freemen’s maurer, lived in the broadest way immarginable in his rushlit toofarback for messuages before joshuan judges had given us numbers or Helviticus committed deuteronomy (one yeastyday he sternely struxk his tete in a tub for to watsch the future of his fates but ere he swiftly stook it out again, by the might of moses, the very water was eviparated and all the guenneses had met their exodus so that ought to show you what a pentschanjeuchy chap he was !)
and during mighty odd years this man of hod, cement and edifices in Toper’s Thorp piled buildung supra buildung pon the banks for the livers by the Soangso. He addle liddle phifie Annie ugged the little craythur. Wither hayre in honds tuck up your part inher. Oftwhile balbulous, mithre ahead, with goodly trowel in grasp and ivoroiled overalls which he habitacularly fondseed, like Haroun Childeric Eggeberth he would caligulate by multiplicables the alltitude and malltitude until he seesaw by neatlight of the liquor wheretwin ’twas born, his roundhead staple of other days to rise in undress maisonry upstanded (joygrantit !), a waalworth of a skyerscape of most eyeful hoyth entowerly, erigenating from next to nothing and celescalating the himals and all, hierarchitectitiptitoploftical, with a burning bush abob off its baubletop and with larrons o’toolers clittering up and tombles a’buckets clottering down.
Of the first was he to bare arms and a name: Wassaily Booslaeugh of Riesengeborg. His crest of huroldry, in vert with ancillars, troublant, argent, a hegoak, poursuivant, horrid, horned. His scutschum fessed, with archers strung, helio, of the second. Hootch is for husbandman handling his hoe. Hohohoho, Mister Finn, you’re going to be Mister Finnagain ! Comeday morm and, O, you’re vine ! Sendday’s eve and, ah, you’re vinegar ! Hahahaha, Mister Funn, you’re going to be fined again !
What then agentlike brought about that tragoady thundersday this municipal sin business? Our cubehouse still rocks as earwitness to the thunder of his arafatas but we hear also through successive ages that shebby choruysh of unkalified muzzlenimiissilehims that would blackguardise the whitestone ever hurtleturtled out of heaven. Stay us wherefore in our search for tighteousness, O Sustainer, what time we rise and when we take up to toothmick and before we lump down upown our leatherbed and in the night and at the fading of the stars! For a nod to the nabir is better than wink to the wabsanti. Otherways wesways like that provost scoffing bedoueen the jebel and the jpysian sea. Cropherb the crunchbracken shall decide. Then we’ll know if the feast is a flyday. She has a gift of seek on site and she allcasually ansars helpers, the dreamydeary. Heed ! Heed! It may half been a missfired brick, as some say, or it mought have been due to a collupsus of his back promises, as others looked at it. (There extand by now one thousand and one stories, all told, of the same). But so sore did abe ite ivvy’s holired abbles, (what with the wallhall’s horrors of rolls-rights, carhacks, stonengens, kisstvanes, tramtrees, fargobawlers, autokinotons, hippohobbilies, streetfleets, tournintaxes, megaphoggs, circuses and wardsmoats and basilikerks and aeropagods and the hoyse and the jollybrool and the peeler in the coat and the mecklenburk bitch bite at his ear and the merlinburrow burrocks and his fore old porecourts, the bore the more, and his blightblack workingstacks at twelvepins a dozen and the noobibusses sleighding along Safetyfirst Street and the derryjellybies snooping around Tell-No-Tailors’ Corner and the fumes and the hopes and the strupithump of his ville’s indigenous romekeepers, homesweepers, domecreepers, thurum and thurum in fancymud murumd and all the uproor from all the aufroofs, a roof for may and a reef for hugh butt under his bridge suits tony) wan warning Phill filt tippling full. His howd feeled heavy, his hoddit did shake. (There was a wall of course in erection) Dimb! He stottered from the latter. Damb! he was dud. Dumb! Mastabatoom, mastabadtomm, when a mon merries his lute is all long. For whole the world to see.
Shize ? I should shee ! Macool, Macool, orra whyi deed ye diie ? of a trying thirstay mournin ? Sobs they sighdid at Fillagain’s chrissormiss wake, all the hoolivans of the nation, prostrated in their consternation and their duodisimally profusive plethora of ululation. There was plumbs and grumes and cheriffs and citherers and raiders and cinemen too. And the all gianed in with the shoutmost shoviality. Agog and magog and the round of them agrog. To the continuation of that celebration until Hanandhunigan’s extermination ! Some in kinkin corass, more, kankan keening. Belling him up and filling him down. He’s stiff but he’s steady is Priam Olim ! ‘Twas he was the dacent gaylabouring youth. Sharpen his pillowscone, tap up his bier ! E’erawhere in this whorl would ye hear sich a din again ? With their deepbrow fundigs and the dusty fidelios. They laid him brawdawn alanglast bed. With a bockalips of finisky fore his feet. And a barrowload of guenesis hoer his head. Tee the tootal of the fluid hang the twoddle of the fuddled, O !
Hurrah, there is but young gleve for the owl globe wheels in view which is tautaulogically the same thing. Well, Him a being so on the flounder of his bulk like an overgrown babeling, let wee peep, see, at Hom, well, see peegee ought he ought, platterplate. Hum ! From Shopalist to Bailywick or from ashtun to baronoath or from Buythebanks to Roundthehead or from the foot of the bill to ireglint’s eye he calmly extensolies. And all the way (a horn !) from fiord to fjell his baywinds’ oboboes shall wail him rockbound (hoahoahoah!) in swimswamswum and all the livvylong night, the delldale dalppling night, the night of bluerybells, her flittaflute in tricky trochees (O carina! O carina !) wake him. With her issavan essavans and her patterjackmartins about all them inns and ouses. Tilling a teel of a tum, telling a toll of a teary turty Taubling. Grace before Glutton. For what we are, gifs a gross if we are, about to believe. So pool the begg and pass the kish for crawsake. Omen. So sigh us. Grampupus is fallen down but grinny sprids the boord. Whase on the joint of a desh? Finfoefom the Fush. Whase be his baken head ? A loaf of Singpantry’s Kennedy bread. And whase hitched to the hop in his tayle ? A glass of Danu U’Dunnell’s foamous olde Dobbelin ayle. But, lo, as you would quaffoff his fraudstuff and sink teeth through that pyth of a flowerwhite bodey behold of him as behemoth for he is noewhemoe. Finiche ! Only a fadograph of a yestern scene. Almost rubicund Salmosalar, ancient fromout the ages of the Agapemonides, he is smolten in our mist, woebecanned and packt away. So that meal’s dead off for summan, schlook, schlice and goodridhirring.
Yet may we not see still the brontoichthyan form outlined aslumbered, even in our own nighttime by the sedge of the troutling stream that Bronto loved and Brunto has a lean on. Hiccubat edilis. Apud libertinam parvulam. Whatif she be in flags or flitters, reekierags or sundyechosies, with a mint of mines or beggar a pinnyweight. Arrah, sure, we all love little Anny Ruiny, or, we mean to say, lovelittle Anna Rayiny, when unda her brella, mid piddle med puddle, she ninnygoes nannygoes nancing by. Yoh ! Brontolone slaaps, yoh snoores. Upon Benn Heather, in Seeple Isout too. The cranic head on him, caster of his reasons, peer yuthner in yondmist. Whooth? His clay feet, swarded in verdigrass, stick up starck where he last fellonem, by the mund of the magazine wall, where our maggy seen all, with her sisterin shawl. While over against this belles’ alliance beyind Ill Sixty, ollollowed ill ! bagsides of the fort, bom, tarabom, tarabom, lurk the ombushes, the site of the lyffing-in-wait of the upjock and hockums. Hence when the clouds roll by, jamey, a proudseye view is enjoyable of our mounding’s mass, now Wallinstone national museum, with, in some greenish distance, the charmful waterloose country and the two quitewhite villagettes who hear show of themselves so gigglesomes minxt the follyages, the prettilees ! Penetrators are permitted into the museomound free. Welsh and the Paddy Patkinses, one shelenk ! Redismembers invalids of old guard find poussepousse pousseypram to sate the sort of their butt. For her passkey supply to the janitrix, the mistress Kathe. Tip.
James Joyce
Finnegans Wake / 1939
A écouter : Joyce reading from Finnegans Wake
Pour continuer : cliquer ICI
Et aussi : Waiting for Paddy’s Return
Finnegans Wake / James Joyce dans Joyce mirolevieilirlandais1-198x300

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