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Archive mensuelle de février 2014

Le temps de l’œuvre, le temps de l’acte / Entretien de Bernard Aspe avec Erik Bordeleau

Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai

Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?

Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.

Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?

Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.

Lire l’entretien intégral sur http://1libertaire.free.fr/BAspe01.html

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Manifestation intermittents et chômeurs : ni destruction, ni « sauvetage » mais de nouveaux droits !

« Je pense aussi que vous pouvez me reprocher d’avoir fait la part trop grande aux choses matérielles (…). Ce sont des faits terribles, mais regardons-les en face. Il est certain, bien que ce soit déshonorant pour nous comme nation, que par suite de quelques défauts dans notre communauté, le poète pauvre n’a pas de nos jours, et n’a pas eu depuis deux cents ans, la moindre chance de réussite… Un enfant pauvre en Angleterre n’a guère plus d’espoir que n’en avait le fils d’un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l’origine des grandes œuvres. C’est cela même. La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle ».
Virginia Woolf / Une chambre à soi

RDV jeudi 27 février à 14h
au Palais Royal pour aller en manifestation jusqu’au Medef, 55 avenue Bosquet, Métro Ecole militaire
ou un rassemblement à l’appel d’organisation de chômeurs et précaires aura commencé à 13H

Le Medef, l’UPA et la CGPME arrivent à la négociation de ce jeudi 27 février 2014 avec un texte proposant la suppression du régime des intermittents du spectacle ainsi que celui des intérimaires.

Plus de la moitié des chômeurs, intermittents ou non, sont actuellement non indemnisés. C’est l’un des moyens – décisif- par lesquels se construit une société de concurrence où chacun est conduit à s’opposer à tous les autres.

Nous ne voulons pas être sauvés

Alors que le Medef déclare que les patrons ne sont en rien redevables des 30 milliards que le gouvernement leur a donné, le ministre de l’emploi ne se prononce pas sur les mesures justes et adaptées aux intermittents proposées par un grand nombre des principales personnes concernées [1]… sous prétexte de ne pas brusquer des « partenaires sociaux » supposés en décider seuls.
Pourtant, le Medef préconise que l’Etat compense la perte de droits résultant de la suppression des annexes 8 et 10 de l’Unedic. L’objectif de l’organisation patronale est clair : tous précaires et sans droits sociaux. Et cela au nom de l’équité ! Ce que l’on risque c’est, comme souvent par le passé, qu’au nom du « déficit », on prétende « sauver le régime » en enfonçant/déglinguant ceux qui en dépendent [2].

Selon nous, toute personne a droit à des conditions d’existence dignes. Or, aujourd’hui, si l’on excepte les nantis, seuls ceux qui bénéficient d’emplois stables et durables avec des salaires corrects et de bonnes conditions de travail, sont dans ce cas…
L’objectif du Medef est d’instaurer une flexibilité généralisée en rognant et en cassant les droits de ceux qui alternent chômage et emplois afin de disposer d’une main d’œuvre corvéable à merci. Le Medef s’emploie tout bonnement, depuis plus de 20 ans, à supprimer les annexes 8 et 10 car, par delà tous les arguments comptables [3], il s’agit pour eux d’en finir avec l’idée même qu’une protection sociale un tant soit peu adaptée aux caractéristiques de l’emploi soit possible.

Les néolibéraux ont un projet de société bien défini [4] qui leur permet de penser les choses sur la durée et de manière stratégique : séparer les artistes et techniciens en 2003 n’avait d’autre objectif que de préparer la sortie des techniciens du régime de l’intermittence. Après les attaques répétées de la cour des comptes, la mise en place de l’ANI (Accord sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi), la CGPME (un des trois syndicats d’employeurs représentés aux négociations) a fait le premier cette proposition. Le Medef la radicalise en réclamant purement et simplement la suppression des annexes 8 et 10. Et comme de coutume, ce train là risque d’en cacher un autre. Les soi-disant « négociations » en cours montreront bientôt à quoi une telle provocation est destinée à préparer la voie… Au vu de la politique d’austérité actuelle, il se pourrait bien que l’on cherche à rogner les droits de tous les « chômeurs en activité à temps réduit », de plus en plus nombreux, et pas ceux des seuls intermittents du spectacle.

Coordination des Intermittents et Précaires IdF

Paris-Luttes.info

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Des voix en faveur des animaux – Une fantaisie sur la représentation des animaux / Peter Sloterdijk (texte inédit) / Chimères n°81 / Bêt(is)es

Le pré-monde dans le monde
Il est une séparation des pouvoirs (Gewalten) dont la philosophie politique ne sait rien. Nous devons à la mythologie grecque d’inoubliables intuitions (Intuitonen) quant aux drames primitifs qui se jouent dans les profondeurs entièrement voilées de l’Être bien avant qu’un quelconque monde ordonné puisse émerger. Si les êtres et les choses qui adviennent au monde (Welt-Geschehen) ne se laissent pas encore d’eux-mêmes représenter (darstellt) – comme voudra nous le faire croire par la suite une philosophie plus édifiante – au sein des cercles paisibles de l’ordonnancement de l’Être, mais déterminent bien plutôt une position (Stellung) dans l’affrontement des puissances (Mächte) cosmogoniques, alors chaque état du monde (Welt-Zustand), dans son actualité, ne peut être compris que comme une « posture » (Lage), au sens stratégique que ce mot revêt. Les âges du monde (Weltalter) et le canon des divinités portent l’empreinte de cet affrontement initial. Mêmes les formes politiques selon lesquelles s’organise la vie des hommes, leur existence au sein d’empires et de cités, reposent sur les fondements éphémères d’un ordonnancement de l’Être, lequel n’est que le résultat provisoire de l’affrontement formidable qui se joue dans les profondeurs entre les puissances (Mächte). Il est dans la nature des choses que les puissances colossales – celles-là mêmes que les Grecs attribuaient aux Titans – préparent leur percée, telle une source trop longtemps comprimée dans le sous-sol dont la puissance s’accumule pour jaillir brutalement. Les conteurs de mythes de la période classique étaient bien conscients que le règne des dieux olympiens sous le commandement de Zeus ne constituait rien d’autre qu’un compromis historique. Le monde antérieur au règne des dieux de l’Olympe, situé dans les profondeurs, où bouillonnent les éléments premiers et le titanesque, le surpuissant et le monstrueux, a été momentanément mis en sommeil, mais il peut à tout instant se réveiller ; il est recouvert par le vernis des images (Bilder) de la représentation du monde (Welt-Anschauung) qui a pris forme au-dessus de lui ; les abstractions (Abstraktionen) olympiennes le rendent difficilement perceptible.
Mais dans la mesure où les inventions techniques des dieux de l’Olympe sont utilisées par les hommes pour la commodité de la vie civilisée, en leur apportant stabilité et sécurité, la victoire des nouveaux dieux sur les anciens trouve dans l’établissement du monde des hommes une sorte de prolongement. Les hommes jouissent du statu quo en recueillant les fruits de la domestication du monstrueux. Ils mettent dans leurs fourneaux l’élément volcanique – le feu ; ils transportent la mer dans leurs cruches ; ils laissent la tempête se déchaîner dans leurs voiles ; ils offrent l’occasion à la Terre mère d’exercer ses pouvoirs de croissance dans leurs champs ; ils domestiquent les forces élémentaires de la reproduction pour mieux sélectionner les espèces animales.
Les conteurs de mythes n’ignoraient pas que l’ordre paisible du règne olympien n’était qu’un simple cessez-le-feu, conquis de haute lutte aux temps préhistoriques de la guerre des dieux, qu’un nouveau soulèvement des puissances (Mächte) pré-olympiennes pouvait rompre à tout instant. La séparation des pouvoirs (Gewalten) n’est jamais achevée une bonne fois pour toutes, parce qu’elle est elle-même la bataille de formation du monde (weltbidende Streit). Il en va dans cette guerre mondiale de l’indemnisation des sans-part, de ceux dont l’existence est toujours ramenée au simple paraître (Schein) – il en va de la représentation (Repräsentation) du pré-monde dans le monde. Ce que l’on appelle la civilisation n’est jamais rien d’autre qu’une pause dans la bataille interminable qui oppose la puissance (Gewalt) des éléments au pouvoir (Macht) configuré.
La civilisation ne s’est-elle pas vue par là prescrire une tâche qu’il ne lui est pas possible d’accomplir ? Car si les éléments, comme forces pures et irréfléchies de la nature, précèdent toute représentation (Repräsentation), alors comment l’irreprésentable (Unrepräsentierbaren) peut-il se voir attribuer un lieu, une place, une voix, dans l’ordre représentatif (repräsentativen Ordnung) ? L’archaïque peut-il trouver une représentation (Vertretung) dans le monde contemporain, qui ne soit pas une manière de reconduire par d’autres moyens la mise sous tutelle initiale dont il a fait l’objet ?
Peter Sloterdijk
Des voix en faveur des animaux
Une fantaisie sur la représentation des animaux
/ 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

P. Sloterdijk / « Stimmen für Tiere. Phantasie über animalische Repräsentation ». Cet article a été initialement écrit pour accompagner le catalogue de l’exposition Herausforderung Tier : Von Beuys bis Kabakov qui s’est tenue entre le 15 avril et le 30 juillet 2000 à la Städtische Galerie de Karlsruhe. Il a été publié dans le volume éponyme dirigé par Regina Haslinger aux éditions Prestel (Munich-Londres- New York, 2000, p. 128-133).
Nous remercions Peter Sloterdijk de nous avoir gracieusement autorisés à en publier une traduction. / Comité de rédaction de la revue Chimères

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