Archive pour la Catégorie 'Antonioli'

Spectres de Marx / Jacques Derrida

Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx. C’est-à-dire aussi quelques autres – et au-delà de la « lecture » ou de la « discussion » d’école. Ce sera de plus en plus une faute, un manquement à la responsabilité théorique, philosophique, politique.    Dès lors que la machine à dogmes et les appareils idéologiques « marxistes » (États, partis, cellules, syndicats et autres lieux de production doctrinale) sont en cours de disparition, nous n’avons plus d’excuse, seulement des alibis, pour nous détourner de cette responsabilité. Il n’y aura pas d’avenir sans cela. Pas sans Marx, pas d’avenir sans Marx. Sans la mémoire et sans l’héritage de Marx : en tout cas d’un certain Marx, de son génie, de l’un au moins de ses esprits. Car ce sera notre hypothèse ou plutôt notre parti pris il y en a plus d’un, il doit y en avoir plus d’un.
Pourtant, parmi toutes les tentations auxquelles je devrai résister aujourd’hui, il y aurait celle de la mémoire : raconter ce qu’a été pour moi, et pour ceux de ma génération qui l’ont partagée toute une vie durant, l’expérience du marxisme, la figure quasiment paternelle de Marx, sa dispute en nous avec d’autres filiations, la lecture des textes et l’interprétation d’un monde dans lequel l’héritage marxiste était – il le reste encore, et donc il le restera – absolument et de part en part déterminant. Il n’est pas nécessaire d’être marxiste ou communiste pour se rendre à cette évidence. Nous habitons tous un monde, certains diraient une culture, qui garde, de façon directement visible ou non, à une profondeur incalculable, la marque de cet héritage.
Jacques Derrida
Spectres de Marx / 1993

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À lire également : Derrida et le terrorisme / Manola Antonioli

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Présentation de Théories et pratiques écologiques – de l’écologie urbaine à l’imagination environnementale / Ouvrage collectif sous la direction de Manola Antonioli / Installation Francine Garnier / Performance Alain Engelaere – Aude Antanse – Marco Candore / Galerie Dufay/Bonnet / Jeudi 3 avril, Paris

La plupart des textes réunis dans cet ouvrage s’inscrivent dans les traces de l’écosophie guattarienne, pour la prolonger, la critiquer ou la remettre en question. En 1989, dans Les Trois écologies, Félix Guattari affirmait qu’il est impossible de séparer les phénomènes de déséquilibre écologique qui menacent aujourd’hui la planète de la détérioration qui affecte en même temps nos intelligences, nos sensibilités, nos modes de vie : il s’agit désormais de penser « ensemble » la sauvegarde et la réinvention de notre environnement naturel, psychique et social. L’écosophie est présentée donc comme le projet (philosophique, politique et esthétique) d’une nouvelle articulation complexe et désormais indispensable « entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine ». L’objet écosophique ne se ramène donc pas à un objectif défini de façon univoque ou à un projet politique traditionnel, mais constitue plutôt une passerelle transversaliste entre des domaines hétérogènes, dans une perspective fondamentalement hétérogénétique et re-singularisante. Il implique une remise en question permanente des institutions existantes, mais également une ouverture attentive aux mutations subjectives de notre époque, une vision radicalement transformée de la société, de la nature et de la technique, la nécessité de repenser et de réinventer sans cesse nos environnements.
(…) L’intention première de cet ouvrage est celle de donner un aperçu global des champs théoriques et pratiques où une nouvelle pensée des environnements et des natures/cultures est en train aujourd’hui de prendre forme, dans l’espoir qu’il puisse contribuer à l’ouverture des possibles que le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa appelle de ses vœux dans sa contribution, ouverture nécessaire pour que nous puissions espérer nous soustraire aux menaces d’étouffement, d’ordre théorique, politique, esthétique et existentiel qui pèsent sur nous de toutes parts.
Manola Antonioli
Théories et pratiques écologiques :
de l’écologie urbaine à l’imagination environnementale
/ 2014
Présentation du livre / Installation et performance JEUDI 3 AVRIL 2014

GALERIE DUFAY/BONNET
Cité artisanale – 63 rue Daguerre – Paris 14ème

francinegarnier.com
mecanoscope.com

visuel 3 avril
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Animots / Manola Antonioli / revue Chimères n°81 / Bêt(is)es

Tout en étant peut-être moins visibles que d’autres figures conceptuelles qui peuplent la pensée de Derrida, l’animal et l’animalité sont (au même titre que la « différance », la « femme » et le « féminin », la « technique », l’« événement » ou l’« écriture ») des « mots de guerre » dont Derrida s’est toujours servi dans sa longue et patiente entreprise de déconstruction des oppositions de la métaphysique occidentale. L’animal surgit ainsi systématiquement au détour des longs commentaires que le philosophe consacre aux principaux textes de Heidegger, dont la remise en cause de l’humanisme n’échappe pas au partage qui lui est propre entre l’homme et l’anima (1). Si l’animal a traditionnellement servi à définir négativement l’homme, remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain et les rapports qui les lient, étendre les domaines de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme chez Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique).
La réflexion de Derrida autour de l’animal a acquis une toute nouvelle visibilité avec la publication des entretiens avec Élisabeth Roudinesco parus en 2003 (2) (dont le chap. 5 est entièrement dédié à une réflexion sur les « Violences contre les animaux ») et après sa mort, quand Marie-Louise Mallet a édité dans l’ouvrage L’animal que donc je suis (3) un ensemble de textes essentiels consacrés à cette question, partout présente également dans l’édition posthume du séminaire « La bête et le souverain » (4). Dans L’animal que donc je suis, Derrida développe longuement par ailleurs une parenthèse « zoo-auto-bio-biblio-biographique » dans le cadre d’une décade de Cerisy consacrée à la question de « L’animal autobiographique », en rappelant toutes les circonstances dans lesquelles, depuis le début de son oeuvre, l’animal est apparu dans ses écrits, de la critique du concept d’animal rationale dans sa lecture de Husserl jusqu’à une sorte de grouillement des figures animales (du singe qui apparaît dans « La main de Heidegger » au hérisson de « Qu’est-ce que la poésie ? »), dans la création d’une sorte de bestiaire personnel qui s’efforce à tout moment d’éviter la fable en tant qu’apprivoisement anthropomorphique ou domestication moralisatrice de l’animalité, la réduction du discours sur l’animal à un discours de l’homme sur l’homme ; le lieu de l’animal dans ses écrits lui apparaît comme étant le lieu du « démonique ».
Pour citer un autre philosophe passionné d’animaux, on peut rappeler que dans Différence et répétition, Gilles Deleuze évoque le démonique au sujet d’une nouvelle répartition, nomade, des territoires de la pensée, dans laquelle on se distribue dans un espace ouvert sans limite précise, un espace plutôt « démonique » que « divin », puisque les démons sont des figures de l’intervalle, des êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux, qui peuplent les espaces interstitiels et qui brouillent les frontières et les propriétés, qui ne disposent pas (comme les dieux) d’un domaine spécifique de l’existence où exercer leurs pouvoirs. Chez les deux auteurs, donc, l’animal apparaît comme une machine de guerre contre l’image traditionnelle de la pensée.
Dans l’avant-propos à L’animal que donc je suis, Marie-Louise Mallet souligne le fait que la présence insistante de la question de l’animal dans la pensée de Derrida dérive certainement d’un intérêt philosophique et profondément réfléchi pour le rôle joué par l’animal et l’animalité dans la tradition philosophique occidentale, mais aussi d’une « sensibilité particulière et vive, une certaine aptitude à se sentir en “sympathie” avec les aspects de la vie animale les plus méprisés ou oubliés par la philosophie » (5), d’où l’importance qu’il accorde à la question de la souffrance animale. Il est important également de rappeler les deux sens (au moins…) du « je suis » du titre : le verbe être qui renvoie à l’être ou au devenir animal de l’homme et le verbe suivre, qui nous indique que quelque chose d’essentiel suit, se suit ou se poursuit à travers l’animal pour ce « je » qui excède à tout moment la première personne du philosophe, la dimension de « l’animal autobiographique » (pour se référer au titre d’une autre publication de et autour de Derrida) (6).

Porosité
La question de l’animal, nous rappelle Derrida, est avant tout la question d’un « passage des frontières » entre l’homme et l’animal, la question d’une « porosité » essentielle, qu’il faut entendre dans toute sa complexité. Dans un ouvrage consacré aux liens entre philosophie et architecture et à la « porosité » de l’habiter, le philosophe et théoricien de l’architecture Benoît Goetz nous rappelle en effet que ce qui est « poreux » est ce qui donne accès, un passage, une voie de communication (7), ce qui renvoie à une traversée et qui entremêle fermeture et ouverture. Tout le travail de Derrida sur l’animal (comme sur beaucoup d’autres notions de la tradition philosophique) consiste à aménager des passages et des traversées (autre nom de l’expérience) entre des termes qui paraissent à première vue opposés (ici, l’homme et l’animal).
L’animal est aussi le nom d’une altérité irréductible, que Derrida analyse à travers l’expérience de la nudité. La réflexion autour de l’animal s’enracine ainsi dans l’expérience sensible et autobiographique (sachant, par ailleurs, que chez Derrida l’autobiographie est toujours par essence une hétérobiographie) du malaise que le « je » (tout « je ») peut éprouver face au regard qu’un animal (ici le chat, animal par essence familier et énigmatique à la fois, jamais totalement « domestiqué », toujours prêt à franchir des seuils entre le dedans et le dehors, animal de frontière par excellence) peut porter sur sa nudité. Le thème de la nudité permet ainsi à Derrida de lier la question de l’animal à une autre dimension de la porosité, la dimension technique. La nudité est en effet l’absence de vêtement, vêtement que nous sommes habitués à considérer comme le « propre » de l’homme, une des déclinaisons des « propres » de l’humanité que l’on a voulu toujours nier à l’animal et dont Derrida esquisse dans ces pages une liste non exhaustive (la parole, la raison, le logos, l’histoire, le rire, le deuil, la sépulture, le don, l’art). L’animal, privé de technique, être de nature et d’instinct, serait incapable de se sentir et de se voir nu, tout comme de voir et de ressentir la nudité de l’homme, être de culture et de technique, qui « s’invente un vêtement pour cacher son sexe ».
L’animal ne devrait donc avoir aucune sensibilité face à la nudité, et le malaise ressenti par le « je » humain serait donc totalement déraisonnable et injustifié. Ce malaise est ainsi la perception sensible de l’insuffisance de toutes les frontières traditionnellement établies entre l’humain et l’animal, la nature et la culture, le signe que l’existence animale (tout comme la rencontre du « je » avec l’animal) les transgresse et les met incessamment en question. Derrida insiste ainsi sur la réalité et la singularité du chat qui le regarde, sur la dimension sensible, non métaphorique, non littéraire, non poétique du regard que « son » chat porte sur lui, pour marquer (dit-il) « son irremplaçable singularité ».
Dans un autre contexte, Jean-Christophe Bailly écrit ainsi qu’ « au commencement de toute considération sur les animaux, il y a ou il devrait y avoir la surprise, la surprise qu’ils existent » (8).

Le regard
Dans les pages de Derrida, le lieu de cette « surprise » est la rencontre avec le regard de l’animal, confrontation avec une altérité irréductible qui n’est pas celle de l’autre homme, ni du « visage » levinassien (réservé au prochain en tant qu’homme ; ce serait plutôt la femme, chez Levinas, qui se situerait du côté du félin) (9). C’est autour de ce regard que Derrida conçoit ainsi un autre partage, une nouvelle frontière : celle entre les gens qui ont pensé l’animal sans jamais se « voir vus » par lui, souvent des philosophes, de Descartes, à Kant, Heidegger, Lacan et Levinas (« Les hommes de cette configuration, c’est comme s’ils avaient vu sans être vus, comme s’ils avaient vu l’animal sans s’être vus par lui : sans s’être vus vus nus par quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale, et non seulement par le regard, les aurait obligés de reconnaître, au moment de l’adresse, que cela les regardait ») (10)  et ceux qui se voient et se savent « être vus » par des regards animaux.
C’est encore à partir de la confrontation directe et frontale avec ce regard ou ces regards que Derrida formule plusieurs hypothèses qui concernent toutes cette porosité essentielle entre l’homme et l’animal (ou mieux les animaux). Le diagnostic formulé est celui d’une altération, d’une transformation radicale de l’expérience que nous faisons de l’animalité, expérience qui ne peut qu’affecter, que nous en soyons ou pas conscients, l’expérience de ce que nous appelons l’humain, transformation qui prend les contours d’une accélération du rapport de domination que les hommes (textes bibliques à l’appui) ont exercé sur des animaux assujettis, domptés, dominés, dressés ou domestiqués, sur lesquels ils ont mis à l’œuvre leur pouvoir et leur autorité, qu’ils ont depuis toujours sacrifiés, chassés, pêchés, dont ils ont exploité l’énergie dans les transports ou le labour. Ces rapports traditionnels entre l’homme et l’animal, toujours empreints de pouvoir et de violence, toujours techniques, ont été bouleversés justement par l’évolution technique qui a transformé l’élevage et le dressage à une échelle jamais connue auparavant, qui a industrialisé la production de la viande animale et a de plus en plus finalisé l’existence animale au bien-être des humains.
Ce qui est évoqué ici est donc « la proportion sans précédent de cet assujettissement de l’animal » dans le monde contemporain (11), assujettissement violent qui ne se réduit pas à un anéantissement des espèces (qui par ailleurs a également lieu), mais qui passe par les conditions d’une « survie » artificielle et interminable. En utilisant une comparaison qui est elle aussi d’une grande violence, Derrida écrit que c’est « comme si, par exemple, au lieu de jeter un peuple dans des fours crématoires et dans des chambres à gaz, des médecins ou des généticiens (par exemple nazis) avaient décidé d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la surgénération de Juifs, Tziganes et d’homosexuels qui, toujours plus nombreux et plus nourris, auraient été destinés, en un nombre toujours croissant, au même enfer, celui de l’expérimentation génétique imposée, de l’extermination par le gaz ou par le feu. Dans les mêmes abattoirs » (12), comparaison dont il thématise explicitement le « pathos » et la dimension « pathétique ».
La question de l’animal est aussi et surtout la question de la souffrance, de la pitié et de la compassion à l’égard de sa souffrance, et de la place qu’il faut accorder dans le droit, l’éthique et la politique à ce partage de la souffrance entre des êtres vivants, question exprimée par Bentham dans la question préalable et nécessaire « Can they suffer? », à laquelle il donne la priorité (comme Derrida lui-même) sur toute réflexion sur le pouvoir ou l’avoir de l’animal, passivité, vulnérabilité et sensibilité qui l’emportent ainsi sur tous les discours autour du logos nié à l’animal.
Manola Antonioli
Animots / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêti(s)es

kaputt

1 À ce sujet, je renvoie à l’entrée « Animal » rédigée par Jean-Philippe Cazier in Manola Antonioli (dir.), Abécédaire de Jacques Derrida, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2006, p. 7-10, qui cite « Les fins de l’homme », in Marges- de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, ou les chapitres « De l’esprit » et « La main de Heidegger » dans l’ouvrage Heidegger et la question, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1990.
2 J. Derrida et É. Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Fayard/Galilée, 2001 (les citations qui suivent sont tirées de l’édition de l’ouvrage dans la coll. « Champs », 2003).
3 Paris, Galilée, 2006.
4 J. Derrida, Séminaire La bête et le souverain vol. I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008 et vol. II (2002-2003), Paris, Galilée, 2010.
5 M.-L. Mallet, Avant-propos à Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 9-10.
6 M.-L. Mallet (dir.), L’animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999.
7 Benoît Goetz, Théorie des maisons, Paris, Verdier, 2011, chap. III « Oikos et poros ».
8 J.-C. Bailly , « La forme animale », Le Portique [En ligne], 23-24 | 2009, document 1, mis en ligne le 28 septembre 2011, Consulté le 09 novembre 2013. URL : http://leportique.revues.org/2426
9 Cf. E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, M. Nijhoff, 1961, rééd. Le Livre de Poche, coll. « biblios essais », chap. « Au-delà du visage », p. 284-320 dans cette dernière édition.
10 J. Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 32.
11 Ibid., p. 46.
12 Ibid., p. 47.

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