La difficulté générale de cantonner une analyse du pouvoir politique dans le seul registre de la souveraineté se retrouve lorsqu’il est question d’envisager le problème de l’ennemi : la prolifération des formes possibles de ce dernier tend en effet paradoxalement à indiquer que ce qui est ainsi désigné, c’est avant tout une figure témoignant de l’actuelle domination du paradigme pastoral lui-même. C’est donc ce déplacement de la souveraineté politique vers le règne de la biopolitique qui nous conduirait à envisager de nouveau le propos de Carl Schmitt regrettant la disparition de l’ennemi, dans le cas de guerres « justes », c’est-à-dire conduites au nom de l’humanité elle-même. Dès lors, on peut constater que les formes contemporaines revêtues par ce que l’on continue pourtant à nommer « l’ennemi » apparaissent comme disparates (citons pour mémoire « l’axe du mal » de George W. Bush, Oussama Ben Laden comme figure de l’ennemi dans une « guerre contre le terrorisme », « l’ultragauche » dans « l’affaire de Tarnac », les « anarchistes » grecs enflammant les rues d’Athènes, ou encore les « casseurs » et autres « émeutiers » et « incendiaires » de 2005 en France), et il s’agirait de se demander quels sont les éventuels points communs entretenus entre ces diverses formes prises par la figure de l’ennemi, ou plutôt quelle configuration esthético-narrative de l’ennemi s’agirait-il ainsi de tracer. On a certes toujours construit la figure de l’ennemi, en l’animalisant notamment, mais il s’agirait cette fois de chercher quels peuvent être les paradigmes qui guident la construction contemporaine de la (des) figure archétypique du représentant de l’hostilité en tant que telle, pour ce qu’ils témoignent d’un déplacement du concept d’ennemi vers celui de criminel.
Le « terroriste » contemporain, cependant, semblant ne pas convenir véritablement à la figure du « partisan » tracée par Schmitt, il va nous falloir essayer de désigner au plus juste cet ennemi théorique stratégiquement construit que, sous des accoutrements divers, nos démocraties actuellement élaborent, de façon à endosser éventuellement cet habit, non plus sous le coup d’une identité subie, mais bien en se la réappropriant. L’état d’exception se trouve donc aujourd’hui explicitement remis à l’ordre du jour par le pouvoir politique, précisément en vue de lutter contre « l’hydre terroriste » (on comprend déjà, à travers cette expression, que la lutte sera interminable), constituant une menace constante contre la population – ce n’est donc plus seulement, ni surtout essentiellement, au regard des exigences, notamment territoriales, de la souveraineté que l’état d’exception est décrété, comme c’était le cas pour les guerres interétatiques, mais au nom de la sécurité de la population civile. La restriction des libertés contre laquelle un citoyen aurait eu naguère tendance à s’élever, devient dès lors un mouvement qu’il tendra davantage à accompagner, voire à solliciter, puisque le bien-être de la population (le sien aussi par conséquent) en dépend – alors que si des guerres entre Etats ennemis entretenaient aussi des restrictions de liberté, celles-ci devaient être acceptées dans un état d’esprit qui était celui du sacrifice (pour le bien général, éventuellement contre l’intérêt privé). Dans cette configuration, le Patriot Act ne sera généralement pas vécu comme un moindre mal, mais bien plutôt comme une décision de salut public, par conséquent pour le bien de tous – qu’il ait été décidé, après la mort de Ben Laden, de reconduire ce dispositif jusqu’en 2015, met en évidence la fonction épiphanique (manifestant le diabolique, si l’on veut) du personnage désigné comme l’ennemi ; que le Fichier National des Empreintes Génétiques, en France, puisse présenter des dangers pour nos libertés, cela apparaît désormais comme une objection bien légère, au regard de l’armée supposée de pédophiles et autres délinquants sexuels que ce système serait censé mettre hors d’état de nuire. Si l’état d’exception (pourtant juridiquement exorbitant, par définition) semble de moins en moins vécu comme un état de fait inacceptable, sous des régimes de type démocratique, c’est que d’une certaine façon, il va au-devant des demandes de protection de la part de la population – il y a en cela une forme d’assentiment fondé sur l’idée de réconciliation entre le bien commun et l’intérêt particulier (qu’on retrouve jusque dans la figure criminalisée du « chauffard », commandant qu’on mette tout en œuvre pour éradiquer la « violence routière »). L’ennemi sera alors celui qui, en s’opposant au bien commun, s’oppose aussi à mes propres intérêts ; plus besoin en ce cas d’en passer par un appel au patriotisme (nécessaire aussi longtemps que les restrictions de liberté se vivent sur le mode du sacrifice), sans lequel, auparavant, une défense de la souveraineté d’un État aurait eu bien du mal à s’installer efficacement.
Le pays sera moins sûr aussi longtemps que Ben Laden sera en vie, décrétait en substance l’administration Bush ; à suivre cette déclaration, la mise à mort de l’ennemi (mais Al Qaida envisagée comme « nébuleuse » permet que perdure l’ennemi, par-delà l’un de ses avatars), sous l’administration d’Obama, aurait donc été la condition sine qua non d’un surcroît de sécurité pour les États-Unis, et le « monde libre », selon l’expression consacrée – raison pour laquelle la chasse contre Ben Laden, et plus largement les opérations militaires en Afghanistan, méritent plus le nom d’opérations de maintien de l’ordre (au nom de la sécurité de la population américaine et plus largement occidentale) que de guerre. La criminalisation du « terroriste » en fait effectivement autre chose qu’un ennemi, et l’assassinat de Ben Laden est là pour nous le rappeler. Or, n’est-ce pas toujours ce reste, inassimilé/inassimilable par les institutions démocratiques, et qu’on peut appeler barbares, plèbe, sous-prolétariat, casseurs, voyous (avec la variante des fameux « États voyous ») qui se trouve stigmatisé sous la figure du criminel, jugé indigne d’une dénomination (et donc d’un traitement) relevant de la terminologie (et de la pratique) politique ? Et encore devrait-on dire qu’un criminel de droit commun peut bénéficier d’un jugement, sinon nécessairement équitable, du moins dans les formes, quand le terroriste criminalisé peut être, sans autre forme de procès, exécuté. La satisfaction unanime des démocraties face au meurtre perpétré contre Ben Laden tendrait à confirmer qu’en effet, selon le mot de Benjamin, désormais, c’est l’exception qui est devenue la règle.
Qu’il n’y ait aujourd’hui, du point de vue des États, plus d’ennemi possible, au sens classique du terme, c’est bien ce que les analyses de Carl Schmitt tendent à démontrer. En cela, c’est la distinction fondatrice du politique qui disparaîtrait, raison pour laquelle si des affrontements armés se poursuivent néanmoins, ils ne le devraient cependant pas à une réactivation du clivage ami/ennemi, mais à la mise en œuvre du concept de « guerre juste », c’est-à-dire d’opérations militaires conduites au nom de l’humanité. Dans ces conditions, l’usage du terme même de « guerre » (comme dans l’expression de George W. Bush de « guerre contre le terrorisme ») ne va pas de soi, en ce que c’est le clivage guerre/paix qui devient beaucoup plus difficile à penser : si c’est la guerre elle-même, en tant qu’agression, et/ou en tant que violation des frontières d’un territoire souverain qui est considérée comme criminelle, alors, l’ennemi se transforme, de fait, en criminel. L’hostilité doit donc être première, et rendre possible le déclenchement d’opérations militaires, ce qui revient à dire que ces dernières ne sont justifiables, du point de vue du droit international, qu’à la condition d’avoir au préalable constitué l’adversaire en criminel : « dans le système du pacte de Genève qui gouverne la politique d’après-guerre [ce texte date de 1938 – AN], c’est l’agresseur qui est désigné comme ennemi. […] L’agresseur y devient, au plan du droit international, ce qu’est le délinquant dans le droit pénal actuel, l’auteur de l’acte délictueux, du crime, c’est-à-dire un criminel. […] l’intention profonde de tous ces efforts qui tendent à définir l’agresseur et à préciser le constat du délit d’agression est de construire un ennemi dans le but de donner un sens à une guerre qui sans lui n’en aurait aucun » (1). Entendons bien ce que nous dit ici Carl Schmitt : si cette guerre a besoin d’un ennemi pour prendre un sens, ce n’est pas qu’elle n’obéirait, en elle-même, à aucun intérêt, mais seulement qu’une guerre n’aurait de sens qu’à travers le clivage ami/ennemi, autrement dit, qu’en procédant de l’hostilité. Dans le cas de la seconde guerre du Golfe, c’est parce que des armes de destruction massive auraient été fabriquées et stockées par l’Irak (selon le mensonge d’État qu’on sait) que le déclenchement des hostilités devenait possible : les États-Unis disposaient alors d’un ennemi, défini comme criminel (puisque supposé avoir enfreint les traités internationaux) ; tout comme la première guerre avait été déclenchée après la violation de la frontière koweitienne par l’armée irakienne – action réputée criminelle en tant qu’agression contre un État disposant d’un territoire souverain. En cette affaire, les intérêts, notamment financiers, des États-Unis, sautent effectivement aux yeux, mais pour Carl Schmitt, une guerre serait absurde, dépourvue de sens, si elle ne reposait ultimement sur le clivage ami/ennemi : « Il n’est pas possible d’aboutir à la polarité ami-ennemi, et donc à une guerre en partant des oppositions spécifiques de ces domaines de l’activité humaine [l’auteur les évoque dans la phrase précédente : religion, morale, droit, économie – AN]. […] La seule question qui se pose […] est de savoir si la polarité ami-ennemi existe ou non dans la réalité ou comme virtualité du réel, sans que l’on ait à se demander quels sont les mobiles humains assez puissants pour la faire apparaître » (2). Par conséquent, l’intervention militaire des États-Unis en Irak semble bien difficile à classer du côté de la « guerre » si l’on veut respecter la définition schmittienne, et il est encore plus évident que le « maintien de l’ordre » par les soldats américains, en collaboration avec l’armée irakienne, après la phase des bombardements, ou encore les opérations militaires en Afghanistan, suite au 11 septembre, relèvent d’une forme d’opérations de police, et non pas d’une guerre, dans le sens classique du terme – ce qui pose, d’ailleurs, toute la question du caractère de plus en plus indiscernable entre état de guerre et état de paix (avec l’idée que la paix pourrait bien être la poursuite de la guerre, à travers d’autres moyens). Dire qu’il s’agit au fond d’ininterrompues actions policières, cela n’est pas sans cohérence, du moins s’il est vrai que l’ennemi prend aujourd’hui systématiquement la figure du criminel – et plus précisément de celui qui commet des crimes contre l’humanité. Et comment pourrait-il en aller autrement, puisque la guerre, entendue comme déclenchement des hostilités, est désormais considérée comme criminelle en elle-même, ce qui implique que la combattre ne peut plus alors s’effectuer qu’au nom de la paix – et l’on pourra penser aux opérations de « pacification » de la France en Algérie pour prendre la mesure de l’ambiguïté des termes. On aboutit ainsi à une forme de dépolitisation de la guerre, celle-ci étant réduite, de fait, à des opérations de maintien de l’ordre, autrement dit, officiellement, à la recherche d’une situation de tranquillité sociale, de paix civile – toutes choses qu’un pouvoir pastoral se doit de garantir à la population, contre ce qui en constitue la menace permanente, sous les formes changeantes du fauteur de trouble, du terroriste.
Alain Naze
Vers une nouvelle théorie du partisan / 2012
Extrait du texte publié dans Outis ! n°2
1 Carl Schmitt, La notion de politique (« Corollaire II », de 1938), in La notion du politique. Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p.162-163.
2 Carl Schmitt, La notion de politique, op. cit., p.74.