La comédie humaine
La commedia dell’arte et ses masques ont été introduits dans ma pédagogie dès le début de l’Ecole. Malheureusement, au fil du temps, l’apparition de clichés, une manière dite « à l’italienne » de jouer a commencé à se répandre. De jeunes comédiens ont fait des stages de commedia dell’arte un peu partout et le jeu s’est appauvri. Le terme lui-même commençait à me gêner. J’ai donc été amené à retourner le phénomène pour en découvrir les dessous, à savoir la comédie humaine. Dès lors, empruntant un chemin beaucoup plus large, nous avons retrouvé une grande liberté d’invention.
Dans ce territoire, sont en jeu les grandes tricheries de la nature humaine : faire croire, leurrer, profiter de tout ; les désirs sont urgents, les personnages en état de « survie ». Dans la commedia dell’arte, tout le monde est naïf et malin ; la faim, l’amour, l’argent animent les personnages. Le thème de base, c’est tendre un piège, pour n’importe quelle raison : pour avoir la fille, l’argent, la nourriture. Très vite, les personnages emportés par leur bêtise se trouvent pris dans leurs propres intrigues. Ce phénomène, poussé à l’extrême, caractérise la comédie humaine et met en évidence le fond tragique qu’elle recouvre.
Loin du cliché sautillant, Arlequin essaie vraiment de comprendre ce qu’il lui arrive, sans y parvenir. Apparaît alors la limite de la nature humaine : pourquoi ne sommes-nous pas plus intelligents pour mieux comprendre ? Tous les personnages ont peur de tout : de se faire prendre, de manquer, de mourir… C’est cette peur profonde qui fait naître l’avarice de Pantalon : il conserve ! Ce fond tragique est un élément essentiel dont Molière s’est emparé dans ses pièces.
De la tradition, deux personnages principaux sont restés : Arlequin le serviteur, et Pantalon son patron. Peu à peu, l’Arlequin primitif appelé zanni, naïf et malin, venu des campagnes de Bergame, est devenu espiègle, intelligent et intrigant. Il s’appelle Scapin chez Molière, après une évolution du personnage pendant plus de deux siècles. Pantalon, marchand de Venise, PDG trafiquant de richesses venues du Moyen-Orient est très intelligent. Il se fait dévaliser »sous amour », croyant avec naïveté qu’il est toujours aimé des belles filles. D’où la pitié que l’on peut avoir pour lui. Cette dimension tragique dans le comique fait rire le public, jamais les personnages.
Si les canevas sont la route à suivre, route obligée qui s’est peu à peu précisée avec le public, si cette route s’est affirmée avec la tradition transmise de père en fils, il faut se méfier de la mécanique et retourner sans cesse vers des situations où l’humanité complexe des personnages peut apparaître.
La commedia dell’arte est un art d’enfance. On passe très rapidement d’une situation à une autre, d’un état à un autre. Arlequin peut pleurer la mort de Pantalon et se réjouir aussitôt de ce que la soupe soit prête ! En cela, la commedia constitue un territoire très cruel, mais surtout un fabuleux territoire de jeu. Les thèmes proposés sont particulièrement simples : Arlequin se gratte ou Arlequin mange des spaghetti, Pantalon compte son argent… Quelqu’un appelle quelqu’un peut devenir un très grand thème, à condition, bien entendu, que celui qui est appelé n’arrive pas ! Entre l’appel de l’un et l’arrivée de l’autre, tout le théâtre peut exister.
Le pédagogue est attentif à deux éléments complémentaires : d’un côté le canevas, l’histoire, les points de passage obligés des joueurs lorsqu’ils improvisent ensemble ; de l’autre, et cela est plus important, il doit insister sur le moteur du jeu. Le moteur, ce n’est pas quoi jouer, c’est comment il faut le jouer. Quelles sont les forces en jeu ? Qui tire ? Qui pousse ? Qui se tire, qui se pousse ? Qui est tiré, qui est poussé ? Répondre à ces questions simples, c’est donner une dynamique au parcours. Si le canevas est linéaire, d’un point à un autre, le moteur est dynamique et procure le relief indispensable au jeu. Cette dynamique monte ou descend, elle ne reste jamais horizontale et, dans la commedia dell’arte, elle déborde les comportements quotidiens pour atteindre une dimension imaginaire. On ne sourit pas, on meurt de rire !
Dans la commedia dell’arte / comédie humaine, le style de jeu est poussé au maximum, les situations portées à leur extrême. Le joueur atteint un très haut niveau de jeu et le public peut observer l’aboutissement d’un comportement… jusqu’à la mort. Fausse, en l’occurrence !
Mon regard porte en priorité sur la capacité des élèves à déployer un sens tactique du jeu. Comment parviennent-ils à monter ou descendre une situation ? Comment mènent-ils un renversement de situation (le voleur volé…) ? Comment s’inscrivent-ils dans un échange rythmé de la parole ?
Une des difficultés rencontrée avec le demi-masque est liée à la voix. En première année, les élèves avaient très peu parlé, or ils se trouvent soudain devant une grande liberté de parole. Ils ont alors tendance à utiliser leur propre voix, ce qui est impossible sous le masque. Le travail consiste donc à trouver la voix du personnage, une voix publique à la dimension du jeu masqué. De même qu’il est impossible de bouger sous un masque comme dans la vie, on ne peut dire un texte sous un demi- masque sans qu’il soit essentialisé. Sous un demi-masque, le texte lui-même est masqué ! Il n’y a aucune possibilité de jeu psychologique. Le dialogue tend au botte e riposte, que les amoureux jouent sans masque.
Les personnages de la comédie italienne naviguent en permanence entre deux pôles contradictoires. Arlequin est à la fois naïf et malin, le Capitaine est fort et peureux, le Docteur sait tout et ne connaît rien, Pantalon est à la fois chef d’entre- prise, maître de lui et totalement fou sous amour. Cette dualité, poussée au maximum, est d’une extrême richesse.
Dans la commedia dell’arte, on meurt de tout : d’envie, de faim, d’amour, de jalousie. En ce sens, ce territoire dramatique prolonge ce que la vie apporte. Le niveau de jeu sera donc poussé au maximum, jusqu’à l’acrobatie. Cependant, comme il est impossible d’en rester toujours au stade extrême du sentiment – on ne peut mourir ou avoir faim en permanence -, le personnage se trouve toujours renvoyé, brutalement, d’un sentiment à l’autre. Celui qui rit au maximum finit par pleurer : nous pouvons ainsi constater qu’entre le rire et les pleurs les gestes sont les mêmes. Arlequin qui pleure ou qui rit se roule par terre de la même manière !
Les lazzi constituent l’espace principal de jeu de la commedia dell’arte. Dans un livre de commedia dell’arte, le moment le plus intéressant est celui où il n’y a rien écrit mais où est signifié lazzi. Seul l’acteur, par son jeu et sa présence comique, peut faire exister cette partie du texte. L’apparente maigreur des canevas est due à la difficulté d’écrire sur du papier ce que l’on doit faire pour être drôle, touchant, convaincant. Il manque l’acteur en jeu. La grande différence entre les gags et les lazzi, c’est que ces derniers ont toujours une référence humaine. Le gag peut être purement mécanique ou absurde, sortir d’une logique pour en proposer une autre, le lazzo met toujours en évidence un élément de l’humanité des personnages.
Dans la commedia dell’arte, principalement réaliste, les objets sont également en jeu de manière fabulante. La batte d’Arlequin peut lui servir de queue, elle peut remplacer sa main quand il veut dire bonjour… sans toucher l’autre. La bourse de Pantalon peut pendre entre ses jambes. L’objet n’est jamais ici un simple accessoire, il permet le développement d’un imaginaire très fort. C’est pourquoi nous ne mimons jamais les objets, nous les utilisons vraiment.
Il est resté peu de textes véritables de la commedia dell’arte, à l’exception des canevas et des botte e riposte. Nous abordons donc parrallèlement les auteurs qui ont emprunté à ce territoire : Molière, Ruzzante, Gozzi, Goldoni, mais aussi Shakespeare ou Goethe. Il est impressionnant de voir combien d’auteurs ont été influencés dans leurs œuvres poétiques par ces comédiens italiens parcourant l’Europe. Ma préférence pédagogique va au début de la commedia dell’arte, à Ruzzante. Elle se porte aussi sur le Molière des débuts, celui des farces.
La technique du corps que nous appliquons est celle de tous les théâtres masqués du monde. Pour que le corps parle au public dans cette forme de théâtre, il doit être parfaitement articulé. J’ai donc mis au point une gymnastique de l’Arlequin. La dimension acrobatique est également présente, comme toujours, justifiée par le drame. Lorsque Pantalon en colère fait un saut périlleux arrière, le public ne doit pas dire : « Quel beau saut périlleux ! » mais « Quelle colère ! ». Pour arriver à un tel niveau d’engagement physique et justifier un tel geste, il faut une charge émotive extraordinaire, en même temps qu’un parfait savoir-faire technique du saut périlleux.
Les dérives les plus courantes sont les hurlements, les gesticulations, le surjeu inutile. Lorsque les élèves ne sont pas assez forts pour atteindre le niveau de jeu exigé, ils essaient, en vain, de compenser par le cri. Pour cette raison, la commedia dell’arte est difficilement abordable par des acteurs trop jeunes. A vingt ans, les élèves n’ont souvent pas le vécu nécessaire, il leur manque notamment la dimension tragique, élément constitutif important de ce territoire. Si nous faisons malgré tout ce travail à l’Ecole, ce n’est pas pour une utilisation immédiate mais pour qu’ils gardent le souvenir de ce niveau de jeu dans leur corps et dans leur tête afin qu’ils puissent s’en servir plus tard.
Rechercher une commedia dell’arte contemporaine a souvent été le rêve des gens de théâtre. Certains souhaiteraient renouveler les archétypes pour les inscrire dans l’actualité sociale ou politique. Cette démarche m’a toujours semblé discutable car historiquement, dans la commedia dell’arte, les relations sociales sont immuables. Il y a des maîtres et des valets, mais le propos n’est pas de changer la société. Il s’agit de mettre en lumière la nature humaine dans la comédie faite de tricheries et de compromis indispensables à la survie des personnages. Arlequin ne fait pas la grève : il s’arrange ! Pantalon ne fait jamais faillite, même s’il le prétend ! La commedia dell’arte est partout et de tous les temps, tant qu’il y aura des patrons et des valets indispensables à son jeu. Ces éléments permanents de la comédie humaine m’intéressent, pour que les élèves, qui eux sont évidemment « contemporains », puissent inventer le théâtre de leur temps.
« C’est du silence que naît le verbe, et le mouvement, de l’immobilité. »
Jacques Lecoq
le Corps poétique / 1997
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Archive mensuelle de septembre 2010
Le 3ème Meeting national du Collectif des 39 a été un nouveau succès. Près de 1000 personnes ont participé à cette rencontre centrée sur le projet de révision de la loi de 90, « projet relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et à leurs modalités de prise en charge ».
La mise en forme de ce Meeting a fait une large place aux débats, qui ont laissé apparaître dès le matin, l’inanité d’un tel projet de loi liberticide dont le seul but est de renvoyer « les schizophrènes en Schizophrénie ».
À noter les nombreuses prises de position de patients témoignant de leur refus de cette loi et du climat qui déferait les liens d’amitié et de confiance.
Des jeunes infirmiers ont aussi témoigné des lacunes de leur formation en psychiatrie et exprimé que parfois même des collègues vivaient, du fait de cette formation insuffisante « dans la terreur » des patients! Il y a là un effort très important à faire comme nous n’avons de cesse de le revendiquer.
Devant la nécessité de constituer un large front de refus de cette loi, dont il est totalement inconsidéré d’envisager quelques amendements que ce soit, nous avons invité les représentants des partis politiques et des syndicats à s’exprimer. Celles et ceux qui ont accepté notre invitation à prendre publiquement position vis-à-vis de cette loi, au nom de leurs organisations, ont été à la hauteur de nos espérances en refusant toute compromission.
Les partis politiques représentés, partis de gauche, PS, PCF, Europe Écologie-les Verts, Parti de Gauche, NPA, ont affirmé leur rejet total de ce projet de loi, en se déclarant favorables à son retrait. La CGT au nom de la Fédération de la Santé et de l’Action Sociale ainsi que le syndicat Sud Santé sociaux se sont aussi prononcés pour le retrait du projet de loi.
Nous sommes très préoccupés de la position ambiguë de certains syndicats de psychiatres. Nous notons que le Syndicat National des Psychiatres Privés (SNPP) a partagé les critiques du Collectif des 39 sur le projet de réforme de la loi, ainsi que l’Union Syndicale de la Psychiatrie (USP) qui s’est aussi exprimée contre la loi en centrant sa position sur la proposition de la judiciarisation.
Le Collectif des 39 considère que la judiciarisation demande réflexion et nécessite des débats afin que les questions qu’elle soulève puissent être discutées. Cette discussion ne saurait représenter une divergence, et n’entame en rien notre détermination à faire front contre cette loi.
La position du SPH continue de nous étonner, critiquant comme nous l’essentiel de la loi et sa dérive sécuritaire, mais en acceptant les soins ambulatoires sous contrainte que nous considérons comme une régression des pratiques de soin, qui prétendrait répondre au déni psychotique par une contrainte prolongée au-delà de la crise. Lors des débats, nous avons rappelé que pour nous, le soin sous contrainte ne peut s’envisager que pour les périodes de crise, et que rien ne justifie d’étendre la privation de liberté au-delà de ce temps. L’exception que constitue les sorties d’essai n’a pas à devenir la règle.
Finalement, lors du débat, le président du CASP s’est exprimé d’une façon claire, pour le rejet de cette loi, ouvrant le chemin a une position plus radicalement affirmée des autres syndicats. La lutte doit continuer pour emporter toutes les conviction.
Au delà de la psychiatrie c’est la conception même du lien social qui est en jeu : la folie en tant que part indissociable de l’humain est un fait de culture. Ainsi, le Collectif des 39 a-t-il lancé un « appel à la culture » qui s’adresse au monde de l’art et de la culture, le combat d’une hospitalité pour la folie n’étant pas qu’une affaire de spécialistes.
Selon l’écrivain Leslie Kaplan : « Ces mesures proposées par le gouvernement actuel révèlent une tendance profonde qui s’aggrave tous les jours : promouvoir avant tout et toujours la simplification, instaurer une civilisation simplifiée, dans laquelle je refuse de me reconnaître et que j’appelle ‘ une civilisation du cliché’ ».
Le passage à l’acte de la circulaire officielle du mois d’Août, désignant nommément un groupe de population à exclure marque un point de bascule de cet « Etat limite », décrit par Serge Portelli, magistrat, vers un Etat policier où la Norme devient loi.
Après les Roms, serait-ce au tour des fous ?
L’exécution en Virginie de Teresa Lewis ne peut que renforcer notre inquiétude sur la dérive de nos démocraties quand la norme fait Loi et que le sécuritaire allié au gestionnaire exclut de plus en plus de citoyens, poussant chaque sujet vers l’incarnation d’un « contrôleur de la norme ». Il est possible de dire « Non ! », et nous devons l’affirmer avec force devant toutes ces dérives.
Le débat ouvert par ce projet de réforme va au-delà de la seule question de la contrainte : Quelle est la nature de la norme incluse dans la notion de « santé mentale » ? Cette notion floue englobe des impératifs économiques de rentabilité du sujet. Madame Montchamp, présidente de la fondation FondaMental, député UMP, le dit de façon explicite dans le documentaire de Philippe Borrel, un Monde sans fous : « la maladie chronique, ou la santé mentale, changent la manière d’être compétent dans une entreprise, aller dans ce sens-là, c’est se donner les chances de plus d’efficacité, de plus de performance ».
Dans le climat ambiant, toute pensée est attaquée par un volontarisme simplificateur. Comme l’a remarqué Pierre Dardot, philosophe, nous vivons sous un régime de la norme. Les lois produites par le gouvernement ont une fonction : faire prévaloir des normes.
Ce 25 septembre 2010, nous avons encore une fois montré notre détermination. Il nous faut continuer à porter le refus de certaines pratiques, continuer à lutter sur ce terrain. Nos métiers sont touchés au quotidien par l’intégration de normes. Contre cela, il nous faut toujours plus travailler à la mise en commun, de nos savoir-faire et d’une conception humaniste de la psychiatrie et du bien commun.
La force et la dynamique du collectif des 39 a emporté durant cette journée l’adhésion de syndicats et des partis politiques. Notre refus du projet de loi sur les soins en ambulatoire sans consentement est désormais suivi par beaucoup qui appelaient initialement à « raison garder ». Ce n’est pas suffisant mais c’est un début.
Dès lors, les psychiatres, les professionnels qui acceptent ce projet de loi, font rentrer la haine et la défiance envers les patients dans des pratiques qui vont se centrer sur le contrôle.
Le collectif des 39 est né en réaction au discours de Nicolas Sarkozy le 2 décembre 2008 à Antony. Nous avions alors dis « Non » à la stigmatisation, à la banalisation de la violence institutionnelle sur les patients et les professionnels niés dans leur savoir faire. Il s’agit aujourd’hui encore de dire « Non » à cette loi liberticide et sans aucune dimension sanitaire. Cette journée de débat et de rencontre s’est clôturé par « l’appel des 1000″.
Cette revendication sera répétée et confirmée lors de la journée de grève du mardi 28 septembre 2010 à l’appel des syndicats de psychiatres. Puis lors du colloque à l’Assemblée Nationale organisé par le collectif des 39 le lundi 4 octobre 2010.
Il ne peut y avoir de proposition d’amendement ou de volonté d’adapter ce texte. Tous ensemble, nous demandons le retrait pur et simple de ce projet de réforme.
Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire
27 septembre 2010
www.collectifpsychiatrie.fr
Appel des 1000
Le Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire, fort de 30 000 signatures de soutien a organisé un grand meeting à Villejuif le 25 septembre 2010.
Mille citoyens, soignants en psychiatrie, parents, patients, artistes, sociologues, psychanalystes avec la participation de nombreux représentants syndicaux politiques et associatifs ont largement débattu du projet de loi sur la psychiatrie adopté en conseil des ministres.
Ces 1000 déclarent ce projet liberticide et exigent son retrait immédiat et définitif.
Il s’agit en effet d’un enjeu de civilisation :
- le souci sécuritaire s’opposerait au soin et désignerait des populations à la vindicte,
- la continuité de la contrainte remplaçant la continuité des soins serait non seulement une insulte à la souffrance des patients et de leurs familles mais également une insulte à la culture.
Le choix serait la piqûre ou l’enfermement qui plus est sous la menace ; le sécuritaire s’opposant ainsi au sanitaire.
La confiance dans la relation étant pour nous la condition absolue du soin, enfermer les patients dehors sous contrainte légale et chimique serait une caricature de la psychiatrie et témoignerait du démembrement des conditions d’hospitalité pour la folie.
Il s’agit là d’un enjeu majeur de société.
Il est donc indispensable qu’un grand mouvement unitaire s’organise pour faire céder le gouvernement.
Déjà des initiatives nombreuses ont été prises allant dans ce sens : grève des psychiatres des hôpitaux le mardi 28 septembre, création du collectif « Mais c’est un homme, nombreuses initiatives locales prévues.
Par ailleurs un colloque à l’Assemblée Nationale organisé par le collectif des 39 le 4 octobre sera l’occasion de poser ces questions vitales pour l’avenir du soin en psychiatrie à la représentation nationale largement invitée à en débattre.
Organisons-nous pour préparer tous ensemble une manifestation devant l’Assemblée Nationale le jour où ce projet sera soumis au parlement.
C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons, se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers, et, au milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, avec ses portes rouges écartelées d’une croix noire, ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur.
Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Egyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles. D’autres, qui s’étaient par pompe barbouillés de vermillon, ressemblaient à des statues de corail.
Ils s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des boeufs. Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux çà et là, les chansons commençaient.
D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fève et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cigales frites et loirs confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa foetida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques− uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples. La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avec l’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion.
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur l’avenue de cyprès et l’on apporta des flambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres, les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris, ce qui mit les soldats en gaieté.
Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d’airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères, à bordure de miroirs convexes, multipliaient l’image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s’y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables, les escabeaux d’ivoire et les spatules d’or. Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres, les vins de Campanie enfermés dans des amphores, les vins des Cantabres que l’on apporte dans des tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où l’on glissait. La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles, des chansons, des coupes, le fracas des vases campaniens qui s’écroulaient en mille morceaux, ou le son limpide d’un grand plat d’argent.
A mesure qu’augmentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus l’injustice de Carthage. En effet, la République, épuisée par la guerre, avait laissé s’accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient. Giscon, leur général, avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l’acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru qu’ils finiraient par consentir à quelque diminution. Mais on leur en voulait aujourd’hui de ne pouvoir les payer. Cette dette se confondait dans l’esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius, et ils étaient, comme Rome, un ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute.
Fiers d’avoir fait plier la République, les Mercenaires croyaient qu’ils allaient enfin s’en retourner chez eux, avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les vapeurs de l’ivresse, leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées. Ils se montraient leurs blessures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et les chasses de leurs pays. Ils imitaient le cri des bêtes féroces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes gageures ; ils s’enfonçaient la tête dans les amphores, et restaient à boire, sans s’interrompre, comme des dromadaires altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque, portant un homme au bout de chaque bras, parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines. Des Lacédémoniens qui n’avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d’un pas lourd. Quelques uns s’avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ; d’autres se mettaient nus pour combattre, au milieu des coupes, à la façon des gladiateurs, et une compagnie de Grecs dansait autour d’un vase où l’on voyait des nymphes, pendant qu’un nègre tapait avec un os de boeuf sur un bouclier d’airain.
Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un chant fort et doux, qui s’abaissait et remontait dans les airs comme le battement d’ailes d’un oiseau blessé.
C’était la voix des esclaves dans l’ergastule. Des soldats, pour les délivrer, se levèrent d’un bond et disparurent.
Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la poussière, une vingtaine d’hommes que l’on distinguait à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme conique, en feutre noir, couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche.
Ils arrivèrent dans l’avenue des cyprès, où ils se perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L’un d’eux était resté à l’écart, debout. A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres. Baissant le menton, il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses paupières dans l’éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait, un grand soupir s’échappa de sa poitrine : il balbutiait, il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein, le leva droit en l’air au bout de ses bras d’où pendaient des chaînes, et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe, il dit :
- « Salut d’abord à toi, Baal-Eschmoûn libérateur, que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois ! et à vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à vous, hommes forts aux armures reluisantes, qui m’avez délivré ! »
Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On le nommait Spendius. Les Carthaginois l’avaient pris à la bataille des Egineuses, et parlant grec, ligure et punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin, il les félicita du banquet, tout en s’étonnant de n’y pas apercevoir les coupes de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C’était un privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la République n’était plus convoité des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à cause de cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l’inconcevable plaisir d’y boire. Donc ils commandèrent d’aller chercher les coupes. Elles étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites dormaient.
- « Qu’on les réveille ! » répondirent les Mercenaires. Après une seconde démarche, on leur expliqua qu’elles étaient enfermées dans un temple.
- « Qu’on l’ouvre ! » répliquèrent-ils.
Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué qu’elles étaient entre les mains du général Giscon, ils s’écrièrent :
- « Qu’il les apporte ! »
Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau noir, retenu sur sa tête à une mitre d’or constellée de pierres précieuses, et qui pendait tout à l’entour jusqu’aux sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la couleur de la nuit. On n’apercevait que sa barbe blanche, les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine.
Les soldats, quand il entra, le saluèrent d’une grande acclamation, tous criant :
- « Les coupes ! Les coupes ! »
Il commença par déclarer que, si l’on considérait leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de joie, en applaudissant.
Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère !
- « C’est vrai ! c’est vrai ! » , disaient-ils.
Cependant, continua Giscon, la République avait respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes, leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée, c’était une propriété particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois s’élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon, qu’il menaçait en gesticulant avec deux épées nues.
Le général, sans s’interrompre, le frappa sur la tête de son lourd bâton d’ivoire : le Barbare tomba. Les Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux autres, allait emporter les légionnaires. Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir. Il songeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes, exaspérées. Il valait mieux plus tard s’en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et s’éloigna lentement. Puis, sous la porte, se tournant vers les Mercenaires, il leur cria qu’ils s’en repentiraient.
Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux, dans l’ombre, leur fit peur, tout à coup, avec ses entassements d’escaliers, ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple. Au loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se souvinrent d’Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés, la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n’étaient sans doute qu’un jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui : et ils le maudissaient s’exaspérant les uns les autres par leur propre colère. A ce moment-là, il se fit un rassemblement sous les platanes. C’était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe, le cou tordu, l’écume aux lèvres. Quelqu’un cria qu’il était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s’éleva, et un vertige de destruction tourbillonna sur l’armée ivre. Ils frappaient au hasard, autour d’eux, ils brisaient, ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d’autres, s’accoudant sur la balustrade des lions, les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants, ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l’ivoire.
Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller plus commodément, avaient tourné l’angle du palais, furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes. Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur de longues paraboles, comme des fusées d’étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs d’arbre barbouillés de cinabre, qui ressemblaient à des colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre, et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux, comme d’énormes prunelles qui palpiteraient encore. Les soldats s’éclairaient avec des torches, tout en trébuchant sur la pente du terrain, profondément labouré.
Mais ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues. L’onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu’au fond, sur un lit de cailloux blancs et de poussière d’or. Elle se mit à bouillonner, des paillettes lumineuses glissèrent, et de gros poissons, qui portaient des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface.
Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables.
C’étaient les poissons de la famille Barca. Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l’oeuf mystique où se cachait la Déesse. L’idée de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d’airain et s’amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l’eau bouillante.
La houle des soldats se poussait. Ils n’avaient plus peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux, et s’appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires, ils promenaient à l’entour leurs gros yeux ivres, pour dévorer par la vue ce qu’ils ne pouvaient prendre. D’autres, marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied les escabeaux d’ivoire et les fioles tyriennes en verre. Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin, des viandes, de l’or. Ils criaient pour avoir des femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait autour d’eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils s’imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages. L’incendie de l’un à l’autre gagnait tous les arbres, et les hautes masses de verdure, d’où s’échappaient de longues spirales blanches, semblaient des volcans qui commencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l’ombre.
Le palais s’éclaira d’un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s’ouvrit, et une femme, la fille d’Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage, puis le second, le troisième, et elle s’arrêta sur la dernière terrasse, au haut de l’escalier des galères. Immobile et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux longues théories d’hommes pâles, vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds. Ils n’avaient pas de barbe, pas de cheveux, pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d’anneaux ils portaient d’énormes lyres et chantaient tous, d’une voix aiguë, un hymne à la divinité de Carthage. C’étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l’escalier des galères. Les prêtres la suivirent. Elle s’avança dans l’avenue des cyprès, et elle marchait lentement entre les tables des capitaines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.
Sa chevelure, poudrée d’un sable violet, et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu’aux coins de sa bouche, rose comme une grenade entrouverte. Il y avait sur sa poitrine un assemblage
de pierres lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d’une murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles une chaînette d’or pour régler sa marche, et son grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés, et dans les intervalles de la musique, on entendait le petit bruit de la chaînette d’or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène.
Ils l’entendaient murmurer :
- « Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac, je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux, plus limpides que les globules des fleuves. » Et elle les appelait par leurs noms, qui étaient les noms des mois.
- « Siv ! Sivan ! Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar !
- Ah ! pitié pour moi, Déesse ! »
Les soldats, sans comprendre ce qu’elle disait, se tassaient autour d’elle. Ils s’ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard épouvanté, puis s’enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras, elle répéta plusieurs fois :
- « Qu’avez-vous fait ! qu’avez-vous fait !
- Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain, des viandes, de l’huile, tout le malobathre des greniers ! J’avais fait venir des boeufs d’Hécatompyle, j’avais envoyé des chasseurs dans le désert ! » Sa voix s’enflait, ses joues s’empourpraient. Elle ajouta : » Où êtes-vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou dans le palais d’un maître ? Et quel maître ? le suffète Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes, rouges du sang de ses esclaves, c’est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J’emporterai avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me suivra ; et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire sur l’écume des flots. »
Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s’alanguirent ; elle reprit :
- « Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n’as plus pour te défendre les hommes forts d’autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons. »
Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille.
Elle disait l’ascension des montagnes d’Ersiphonie, le voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents :
- « Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d’argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d’un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme des harpons de pêcheurs, s’allongeaient en se recourbant jusqu’au bord de la flamme. »
Puis Salammbô, sans s’arrêter, raconta comment Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée.
- « A chaque battement des flots, elle s’enfonçait sous l’écume ; mais le soleil l’embaumait, elle se fit plus dure que l’or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau. »
Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n’entendaient pas les Barbares. Ils se demandaient ce qu’elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; et montés autour d’elle sur les tables, sur les lits, dans les rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allongeant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination, à travers l’obscurité des théogonies, comme des fantômes dans des nuages.
Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des lyres, frémissaient, et de temps à autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient à la fois d’émotion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares ne s’en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter.
Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats de sa nation. Sa ceinture était si hérissée de dards, qu’elle faisait une bosse dans son large manteau, noué à ses tempes par un lacet de cuir. L’étoffe, bâillant sur ses épaules, enveloppait d’ombre son visage, et l’on n’apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes. C’était par hasard qu’il se trouvait au festin, son père le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six mois que Narr’Havas y logeait, il n’avait point encore aperçu Salammbô ; et, assis sur les talons, la barbe baissée vers les hampes de ses javelots, il la considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les bambous.
De l’autre côté des tables se tenait un Libyen de taille colossale et à courts cheveux noirs frisés. Il n’avait gardé que sa jaquette militaire, dont les lames d’airain déchiraient la pourpre du lit. Un collier à lune d’argent s’embarrassait dans les poils de sa poitrine. Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face, il s’appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il souriait.
Salammbô n’en était plus au rythme sacré. Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et chacun en l’écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s’enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait, les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; et pressant son coeur à deux mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes.
Mâtho le Libyen se penchait vers elle. Involontairement elle s’en approcha, et, poussée par la reconnaissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe d’or un long jet de vin pour se réconcilier avec l’armée.
Gustave Flaubert
Salammbô / 1862-1874