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Archive mensuelle de novembre 2009

Love Boat : Eloge (s) de l’amour / Alain Badiou / Elias Jabre / Jean-Luc Godard

1 : ELOGE DE L’AMOUR… ET DE LA MEMOIRE / Elias Jabre
Les vieillards ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir…
Dans l’amour, il y a trois âges : la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse.
Edgar rappelle qu’il y a également quatre moments : « la rencontre, la passion amoureuse, la séparation, les retrouvailles. »
Edgar auditionne une vieille actrice qui joue le troisième âge de l’amour. Elle récite : « Ça dépend de l’idée que je me fais encore de moi. Quelqu’un qui a pour projet d’aller encore de l’avant, implique dans son précédent moi, le moi qui n’est plus, et il se désintéresse. Par contre, le projet de certains refuse le temps, et un lien solidaire très fort avec le passé s’établit. C’est le cas de presque tous les vieillards. Ils ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir chacun, en son moi intérieur. »
Dans la deuxième partie, Edgar répète ces mêmes mots deux ans plus tôt au vieux résistant figé dans son passé :
« Qui va décider si notre passé est vivant ou pas ? » demande le vieil homme.
- Ça dépend de ce que vous pensez, vous. Celui qui a pour projet d’aller encore de l’avant définit son ancien moi comme un moi qu’il n’est plus. Au contraire, le projet de certains implique le refus du temps, une étroite solidarité avec le passé. La plupart des vieillards sont dans ce cas. Ils refusent le temps parce qu’ils ont peur de déchoir. Chacun garde la conviction d’être demeuré immuable. Mais dans quelle mesure la mémoire nous permet-elle de récupérer nos vies ? » répond Edgar.
De même, Berthe demandera à sa grand-mère : « Il y a une question que je n’ai jamais osé poser, à grand-papa, non plus. Pourquoi vous avez gardé votre nom de bataille, et pas le vrai (…) Vous vous appelez encore Bayard. Pendant la guerre, oui, mais après ? »
Bayard, nom héroïque de chevalier… La vieille femme ne répond pas.
Ce passage entre en résonance avec le temps présent qui semble arrêté. Peut-être peut-on déceler un indice de cette glaciation ?
Si l’on reprend les quatre moments de l’amour, il semble que ces vieillards aient été saisis d’une telle passion pour leur moi héroïque de résistants (deuxième moment de l’amour), qu’ils n’auraient jamais réussi à passer le moment de la séparation. Et comme si ce refus de la séparation avait entravé le mouvement en empêchant les générations suivantes d’exister, le référent ultime restant cette période glorieuse qui aurait émasculé tout devenir.
Lorsque Edgar arrive chez le couple de vieux résistants, des américains débarquent au même moment leur racheter leurs souvenirs afin d’en faire un film.
Les deux vieux semblent alors les représentants d’un peuple immobile qui n’a jamais su se défaire de son histoire. Ils ont perdu leurs enfants qui se sont suicidés après 68 et voient aujourd’hui un monde sans mémoire qui fonctionne sur les images de leur passé. Passé qu’ils vendent à présent à Hollywood pour retrouver un peu de couleur ou gagner un peu d’argent.
Cette impossibilité de la séparation avec cette tranche d’héroïsme ou simplement cette longue digestion naturelle semble avoir vitrifié le temps, quelles que soient les poussées de désir des générations suivantes. Car jusqu’à présent, les valeurs de notre temps restent perpétuées par ces images de résistance. Des images mortes de héros du passé qui ont donné leurs noms à des rues que les passants ont oublié….
Un monde qui a perdu la mémoire…
Tout au long du film, Godard incruste des mots sur fond noir qui scandent l’histoire.
Eloge de l’amour… de quelque chose,… de quelque chose… de quelque chose… La locution « de quelque chose » réapparaît régulièrement, comme si le titre lui-même cherchait à se souvenir de quoi…
Mais qu’est-ce qui a été perdu ? La mémoire de l’amour ? Ou la mémoire de la mémoire ?
Eloge de l’amour est un éloge de l’amour de la mémoire, comme si l’un n’allait pas sans l’autre.
Dés le début de la première partie, Edgar demande à une jeune fille qui passe le casting, si elle se souvient des noms des personnages qu’elle doit jouer :
« - Vous vous souvenez des noms ?
- Non, je ne sais plus du tout. »
répond la jeune actrice.
Le film commence et se termine avec la même réplique. On entend, en effet, pendant le générique de fin qui boucle la deuxième partie, Edgar répéter cette phrase qui fait ainsi la jonction avec la première partie (chronologiquement inversée).
« - Vous vous souvenez des noms ? Ou peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit », répète la voix désabusée d’Edgar, et le film s’achève.
Tous les acteurs ou comédiens qu’Edgar rencontrera semblent souffrir de la même amnésie.
Il demandera à l’un d’entre eux venu lire un passage du Bleu du ciel : « Vous avez entendu parler de cet écrivain ? – Bataille ? non. »
L’acteur lira son texte avec emphase, comme un héros de spectacle, et Edgar de conclure, comme à chaque fois : « Non, ça n’ira pas ».
Ce dernier lui demande « Mais pourquoi ? ». La réponse d’Edgar : « Je l’ai déjà dit, un adulte, ça n’existe pas », comme si ces acteurs n’étaient pas à la hauteur de son projet, étant juste capables de jouer des rôles, mais non d’incarner ses personnages.
Une autre actrice essuiera sa colère : « Il faut apprendre à lire, Madame, ou à dire, ou apprendre à écouter ». Puis, « Ça n’ira pas. » répète Edgar, avant de la laisser avec Philippe qui chantonne le texte qu’elle ne sait pas lire.
Edgar erre dans un monde vieux où les jeunes n’ont pas de mémoire, les jeunes étant jusqu’à cette vieille actrice au regard vide et poignant à laquelle il fait la leçon.
Hollywood au service du capitalisme et de l’Etat américain
Cette amnésie mêlée à cette vitrification des images du passé semble entretenue par une machine infernale qu’alimentent les « américains », peuple sans histoire qui dévore les histoires des autres au profit du commerce.
Dans la deuxième partie du film, le producteur américain venu acheter les souvenirs du couple de vieux résistants compte faire un film avec Juliette Binoche. Il est accompagné d’un homme du State Department qui représente l’Etat : « Washington is the real director of the ship, and Hollywood is only the Stewart. (…) Ils disent que le cinéma est l’avant-garde du commerce. »
Les américains sont présentés comme n’aimant pas l’histoire, mais les histoires.
Quand Edgar fait une remarque à la productrice américaine sur le concepteur de sa voiture, une Lotus, elle lui répond avec agacement :
« So what?
- You don’t like history, miss »
répond à son tour Edgar.
Lors d’une discussion avec Berthe, dans la première partie, Edgar lui dit : « les Américains du Nord, ils n’ont pas de mémoire à eux ou très peu. Alors ils achètent celles des autres. Surtout de ceux qui ont résisté, ou ils vendent des images parlantes, mais une image ne dit jamais rien. On n’y voit plus rien, mais c’est ça qu’ils veulent.
- Je suis de votre avis. »
, répond la jeune femme.
Aujourd’hui, les histoires des peuples sont brouillées par les images hollywoodiennes. La résistance est devenue un divertissement pour des foules qui leur permettra de s’exalter le temps d’une séance, avant de reprendre leur place dans un monde immobile.
Matrix apparaît plusieurs fois. Dans la deuxième partie, des jeunes filles habillées et coiffées en costumes traditionnels font signer une pétition pour passer Matrix en breton. Scène improbable de notre modernité où les images d’un passé devenu folklorique se durcissent et luttent contre les images d’un monde de marchandise. Images gelées du passé, images marchandises du présent, décomposition de notre temps.
Matrix, dont on voit l’affiche dans la première partie, est également l’illustration de la superproduction américaine qui utilise la résistance comme un thème hollywoodien au service du commerce, ce qui la déconnecte de toute politique.
Edgar, dans la deuxième partie colorisée, discute au restaurant à propos du capitalisme et du spectacle avec l’homme qui l’aide à faire son travail de recherche :
« - Ceux dont on parle, en fait, ils considèrent la vie comme une pute dont ils profitent pour améliorer leur existence. Ils confondent la vie et l’existence
- L’extraordinaire pour améliorer l’ordinaire, comme on dit.
- C’est exact.
- On peut jouir de l’existence, pas de la vie. »

On retrouve plus loin un échange similaire entre Edgar et la jeune femme : « Quand est-ce que le regard a basculé à votre avis ?
- (…) avant la préséance de la télé (…) sur la vie. »

La discussion résume un monde où le capitalisme serait une sorte de maladie parasitaire qui se nourrirait de la vie, l’exploitant jusque dans ses derniers retranchements pour fabriquer des images extraordinaires au service d’existences gelées.
Monde d’ennui avec des moments de spectacle. Monde de la fin de l’histoire et de la mort de la politique.
Elias Jabre
Eloge de l’amour… et de la mémoire / 2009
Extrait du texte publié dans Chimères n°70 Dedans-Dehors 1

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2 : ELOGE DE L’AMOUR / Alain Badiou
(…) la France est simultanément le pays des révolutions et une grande terre de la réaction. C’est un élément dialectique de compréhension de la France. J’en discute souvent avec mes amis étrangers, parce qu’ils continuent à entretenir la mythologie d’une merveilleuse France toujours sur la brèche des inventions révolutionnaires. Alors, ils ont forcément été un peu surpris par l’élection de Sarkozy, qui ne s’inscrit pas tout à fait dans ce registre… Je leur réponds qu’ils font une histoire de France dans laquelle se succèdent les philosophes des Lumières, Rousseau, la Révolution française, Juin 48, la Commune de Paris, le Front populaire, la Résistance, la Libération et Mai 68. Fort bien. Le problème, c’est qu’il y en a une autre : la Restauration de 1815, les Versaillais, l’Union sacrée pendant la guerre de 14, Pétain, les horribles guerres coloniales… et Sarkozy. Il y a donc deux histoires de France, emmêlées l’une à l’autre. Là où, en effet, les grandioses hystéries révolutionnaires se donnent libre cours, les réactions obsessionnelles leur répondent. De ce point de vue, je pense que l’amour aussi est en jeu. D’ailleurs, il a toujours été très lié aux événements historiques. Le Romantisme amoureux est lié aux révolutions du XIX° siècle. André Breton, c’est aussi le Front populaire, la Résistance, le combat antifasciste. Mai 68 a été une grande explosion de tentatives de nouvelles conceptions de la sexualité et de l’amour. Mais lorsque le contexte est dépressif et réactionnaire, ce qu’on tente de mettre à l’ordre du jour, c’est l’identité. Cela peut prendre différentes formes, mais c’est toujours l’identité. Et Sarkozy ne s’en est pas privé. Cible numéro un : les ouvriers de provenance étrangère. Instrument : des législations féroces et répressives. Il s’était déjà exercé là-dedans quand il était ministre de l’Intérieur. Le discours en vigueur mêle identité française et identité occidentale. Il n’hésite pas à faire un numéro colonial sur « l’homme africain ». La proposition réactionnaire est toujours de défendre « nos valeurs » et de nous couler dans le moule général du capitalisme mondialisé comme seule identité possible. La thématique de a réaction est toujours une thématique identitaire brutale sous une forme ou sous une autre. Or, quand c’est la logique de l’identité qui l’emporte, par définition, l’amour est menacé. On va mettre en cause son attrait pour la différence, sa dimension sociale, son côté sauvage, éventuellement violent. On va faire de la propagande pour un « amour » en toute sécurité, en parfaite cohérence avec les autres démarches sécuritaires. Donc défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment. Dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence au lieu de la soupçonner. Et dans la Réaction, on soupçonne toujours la différence au nom de l’identité ; c’est sa maxime philosophique générale. Si nous voulons au contraire, ouvrir à la différence et à ce qu’elle implique, c’est-à-dire que le collectif soit capable d’être celui du monde entier, un des points d’expérience individuelle praticables est la défense de l’amour. Au culte identitaire de la répétition il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger. J’écrivais en 1982 dans Théorie du sujet : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. »
(…) Godard a toujours inscrit dans ses films, moment historique après moment, ce qu’il estimait être les points de résistance, les points de création aussi, et plus généralement tout ce qui méritait à ses yeux d’entrer dans la composition d’une image. Sur l’amour, essentiel pour lui, il me semble qu’il le distribue entre une conception forte et puritaine à la fois de la sexualité, et une tension proprement amoureuse dont les femmes principalement sont dépositaires, au point que les rejoindre, ou en accepter l’autorité sur ce point, est pour tout homme une épreuve. Je viens de travailler avec lui sur son prochain film, où je ferai peut-être, dans le rôle du philosophe-conférencier d’une croisière en bateau de luxe, un passage, ou peut-être pas, car qui sait ce que cet artiste va faire à la fin de tout ce qui fut tourné ? J’ai admiré de près son exactitude, son exigence, unique. Et c’est presque toujours de l’amour qu’il s’agit. Cependant, la différence que je verrai entre lui et moi sur la connexion entre l’amour et résistance, c’est la mélancolie qui chez Godard est la couleur de toute chose. Je suis incurablement éloigné, y compris s’agissant de l’amour, de ce coloris subjectif.
(…) En politique, comme nous l’avons dit, il y a des ennemis. Donc, on ne va pas se soucier de leurs souffrances d’amour. Ils ne vont pas, si vous me passez l’expression, nous la faire ! Si on est lucide politiquement, on dira que le fait que Sarkozy ait été ou non trompé par sa femme n’est pas, franchement, notre problème. Mais dans un autre registre, celui d’un savoir diffus concernant les vertus de l’amour, un registre qui a d’ailleurs été cimenté par le christianisme,, il faut bien reconnaître que l’on s’intéresse à la visibilité de l’amour. Et, finalement, cette visibilité fait partie du champ sans bornes où se façonne, avec des matériaux impurs, le courage politique, le quel part toujours de ceci que les ennemis n’ont aucune signification surnaturelle, ni aucune force transcendante. Je songe – pour ne pas nous cantonner aux médiocrités sarkoziennes – à un exemple d’amour intense, sublime, de notre histoire : celui qui, du temps de la Fronde, a lié la régente Anne d’Autriche à ce politique génial, corrompu et retors qu’était Mazarin. Du point de vue des émeutiers, cet amour a été indissolublement un terrible obstacle (jamais la régente ne lâchera son homme) et un aliment essentiel de la polémique populaire, qui représentait Mazarin en cochon pervers. On ne saurait mieux dire qu’entre la politique et l’amour n’existent que des rapports ambigus, une sorte de séparation poreuse, ou de passage interdit, dont il faut rien de moins que les ressources du théâtre pour rendre raison. Comédie ? Tragédie ? Les deux. Aimer, c’est être aux prises, au-delà de toute solitude, avec tout ce qui du monde peut animer l’existence. Ce monde, j’y vois, directement, la source du bonheur qu’être avec l’autre me dispense. « Je t’aime » devient : il y a dans le monde la source que tu es pour mon existence. Dans l’eau de cette source, je vois notre joie, la tienne d’abord. Je vois, comme dans le poème de Mallarmé : Dans l’onde toi devenu(e) / ta jubilation nue.
Alain Badiou
Eloge de l’amour / entretiens avec Nicolas Truong / 2009

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Le festival de la couille / Chuck Palahniuk

Une jolie blonde repousse sur l’arrière son chapeau de cow-boy. De cette façon, elle peut sucer son partenaire sans que le bord du Stetson vienne lui frotter le bide. La chose se passe sur une scène, dans un bar bondé. Ils sont tous les deux nus et barbouillés de pudding au chocolat et de crème Chantilly. On appelle ça « Concours mixte de Body Painting ». La scène est couverte d’un tapis rouge. Lumières fluo. La foule scande : « On veut la pipe ! On veut la pipe ! »
Le cow-boy vaporise de la crème Chantilly entre les fesses de la blonde et commence à la lécher. Elle le masturbe d’une main pleine de chocolat. Un autre couple monte sur scène et l’homme se met à sucer le pudding dans la chatte rasée de sa copine. Une fille avec une queue-de-cheval châtain et les seins à l’air fait un pompier à un ado non circoncis.
Pendant ce temps, les spectateurs chantent You’ve Lost That Loving Feeling.
Lorsqu’elle quitte la scène, une de ses copines hurle « Tu l’as sucé, espèce de petite salope ! »
Les gens sont serrés comme des sardines, ils fument des cigares, boivent de la bière Rainier, de la Schmidt’s et de la Miller, tout en mangeant des testicules de taureau frits dégoulinant de mayonnaise à l’ail. Ça sent la sueur et quand quelqu’un lâche une caisse, le pudding au chocolat fait soudain penser à autre chose.
Testy Festy, le festival de la couille du Rock Creek Lodge vient de commencer.
Il se tient à environ trente-cinq kilomètres à l’est de Missoula, Montana, où au cours de ce même week-end des drag queens venues d’une douzaine d’Etats se retrouvent pour couronner leur impératrice. Du coup, des centaines de chrétiens envahissent la ville et s’installent sur des chaises de jardin aux coins des rues et montrent du doigt les drag queens qui se pavanent e minijupe et les quinze mille motards en cuir qui tournent dans les rues sur leur chopper bruyant. Les chrétiens agitent la main et hurlent sur leur passage : « Démon ! Je te vois, démon ! Je t’ai repéré ! »
Une fois dans l’année, pour le premier week-end de septembre, Missoula est le centre de notre putain d’univers.
Au Rock Creek Lodge, pendant deux jours, des gens se succèdent sur le Stairway to Heaven, la scène en plein air, pour faire… vous savez quoi.
A un jet de pierre à l’est, les camions filent sur l’Interstate 90 et klaxonnent à mort, tandis que des filles, sur scène, serrent les barrières entre leurs jambes et soulèvent leur sexe rasé vers le ciel. A un jet de pierre à l’ouest, les conducteurs des trains de marchandises de la Burlington Northern ralentissent pour se rincer l’oeil et jouent de la sirène.
« J’ai construit cette estrade avec treize marches, dit le fondateur du festival, Rod Jackson. Elle pourrait toujours servir de gibet. »
Et à part qu’elle est peinte en rouge, elle ressemble en effet à une potence.
Des motards, des étudiants, des yuppies, des camionneurs, des cow-boys décharnés et des péquenauds se pressent pour assister au concours des plus belles femmes en tee-shirt mouillé. Une blonde chaussée de talons hauts minables aposé une jambe sur la balustrade et s’est accroupie sur l’autre pour que les spectateurs du premier rang puissent lui planter un doigt dans la chatte.
La foule s’époumone : « Le Barbu ! Le Barbu ! Le Barbu »
Une blonde aux cheveux courts avec un piercing dans une de ses grandes lèvres, arrache le tuyau de jardin des mains du juge du concours.
Elle s’inonde avec puis elle s’avance au bord de la scène et douche le public.
Deux brunettes se lèchent mutuellement leurs seins dégoulinants et s’embrassent à pleine bouche. Une autre femme monte sur scène avec un berger allemand. Elle s’allonge, place la gueule du chien entre ses cuisses et fait des va-et-vient avec ses hanches.
Un couple entièrement vêtu de fringues en daim commence à se désaper, puis il copule dans différentes positions tandis que les spectateurs entonnent : « Baise-la ! Baise-la ! Baise-la ! »
Une étudiant aux cheveux vénitiens se suspend à la balustrade par les jambes et approche lentement son sexe rasé vers le visage hilare de l’organisateur du concours, Gary « Le Tuyau », et la foule chante London Bridge Is Falling Down.
Dans la boutique de souvenirs, des gens à poil, cramés par le soleil, font la queue pour acheter des tee-shirts du festival (11,95 dollars). Des types en cache-sexe noirs du Festival de la couille (5,95 dollars) s’offrent des godes sculptés à la main, les fameux « Piverts du Montana » (15 dollars). Sur la scène extérieure, dans la chaleur du Montana qui tape dur, tandis que les routiers et les conducteurs de locomotive klaxonnent, un « pivert » explore la fente d’une fille nue.
Les clients passent devant un tonneau plein de cannes d’un mètre de long, couleur cuir, qui collent aux doigts. Une femme corpulente qui attend pour payer un tee-shirt explique : « Ce sont des bites de taureaux séchées. » Elle dit que l’on peut s’en procurer dans des boucheries ou des abattoirs, puis elle précise comment on les étire et les fait sécher. On s’en sert comme décoration, après un léger ponçage et plusieurs couches de vernis.
Un type nu, à côté d’elle, le corps aussi marqué et tanné que les cannes en question, lui demande si elle s’en est fabriqué une.
Elle pique un fard et répond : « Bon sang, non ! Je serais trop gênée de demander une queue de taureau à mon boucher…
- Il penserait probablement que c’est pour t’en servir sur toi… », persifle le bronzé.
Et tout le monde, y compris la grosse, rigole à n’en plus finir.
Chaque fois qu’une nana monte sur scène, une forêt de bras lève des appareils photo orange jetables et le cliquetis des obturateurs sonne comme une invasion de criquets.
Ici, ces appareils coûtent 15,99 dollars.
Pendant le concours des hommes torse nu, la foule entonne « La queue et les couilles ! La queue et les couilles ! » tandis que les motards, les cow-boys et les étudiants bourrés du Montana se mettent en rang pour se désaper et agiter leurs parties sous le nez du public. Un gars qui ressemble à Brad Pitt arbore une belle érection.
Une femme lui saisit le sexe par-derrière et entreprend de le masturber. Soudain, il se retourne et il la gifle avec sa queue.
Elle l’entraîne en bas de la scène en le tirant par le membre.
Des vieux, assis sur des rondins, boivent de la bière et lancent des pierres sur les toilettes préfabriquées en fibres de verre où les filles vont faire leurs besoins. Les mecs, eux, pissent un peu n’importe où.
A présent, le parking est couvert de boîtes de bière écrasées.
A l’intérieur du Rock Creek Lodge, des femmes rampent sous une statue de taureau pour embrasser son paquet – il paraît que ça porte bonheur.
Sur un chemin de terre qui longe la propriété, les bikers participent au concours de morsure de la couille. Assise à l’arrière de la moto, une fille doit réussir à planter ses dents dans un testicule de taureau qui pend sur le parcours et en arracher un morceau au moment où l’engin passe dessous à toute vitesse.
A l’écart de la foule principale, un sentier conduit au champ où on a monté les tentes et garé les camping-cars. Deux femmes sont en train de se rhabiller. Elles disent qu’elles sont « juste deux filles normales de White Fish, avec des boulots ordinaires et tout ça ».
L’une d’elles ajoute : « T’as entendu ces appalaudissements ? On a gagné. On a absolument gagné.
- Z’avez gagné quoi ? » grommelle un jeune type bourré.
La fille répond : « Il n’y a pas de prix, ni rien. Mais on est les vainqueurs, sûr de sûr. »
Chuck Palahniuk
le Festival de la couille et autres histoires vraies / 2005
voir aussi Fight Club
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Le corps utopique / Michel Foucault / Pas de deux / Norman McLaren

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place – puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le « bouger », le remuer, le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.
Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que a vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’et contre lui et pour l’effacer qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d’un éclair, c’est le pays où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant, c’est le pays où on est visibles quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie, c’est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après tout, qu’est-ce que c’est ? C’est l’utopie du corps nié et transfiguré. La momies, c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur les visages des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux ; les gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l’immobilité une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologique du corps, c’est le grand mythe de l’âme qui nous la fournit depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper : elle s’en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche ; et si mon corps boueux – en tout cas pas très propre – vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais ; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait man basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tourne-main, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propre et fantastique ; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j’en suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir ; et puis, je peux fermer l’une ou l’autre séparément. Et pourtant, il n’y en a qu’une seule, de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses viennent à se loger en elle. Elles y entrent – et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau -, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un de la tête aux pieds, je sais ce que c’est qu’être épié par-derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends, je sais ce qu’est être nu ; pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais ; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir ; et qu’est-ce que c’est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j’ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l’âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable ; rien n’est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d’être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps. Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même et ses ont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes ses ont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ? C’est la vieille utopie de géants, qu’on trouve au coeur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable ; se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu’on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace.
Ecoutez par exemple ce conte japonais et la manière dont un tatoueur fait passer dans un univers qui n’est pas le nôtre le corps de la jeune fille qu’il désire : « Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l’eau formaient un dessin de vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une sorte d’extase. C’est à présent qu’il goûtait pleinement l’étrange beauté de la jeune fille. Il lui semblait qu’il pouvait rester assis devant ce visage immobile pendant des dizaines et des centaines d’années sans jamais ressentir ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre magnifique d’Egypte de pyramides et de sphynx, ainsi Seikichi de tout son amour voulut embellir de son dessin la peau fraîche de la jeune fille. Il lui appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce, l’annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main droite. »
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou civil fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps – dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme -, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l’espace du religieux et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du contre-monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors, le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés ; les possédés, dont le corps devient enfer ; les stigmatisés, dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mot pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C’est ce cadavre, par conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps ; c’est le miroir et c’est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture – qui est maintenant pour nous scellée – cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici.
Michel Foucault
le Corps utopique / 1966
Conférence radiophonique sur France-Culture

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Norman McLaren / Pas de deux / 1968

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