Ce numéro de Chimères donne voix aux lectures collectives autour de Félix Guattari qui se sont déroulées d’octobre 2012 à avril 2013 à la Maison Populaire de Montreuil, et faisaient suite à une première série de lectures, présentées l’année dernière dans le n° 77, de Chimères, Chaosmose, penser avec Félix Guattari (1). Ces lectures sont placées sous le signe des temps pluriels : celui de notre actualité tendue, années d’hiver actuelles qui font écho à celles dont parlait Guattari dans la décennie des années quatre-vingt et qui sont traversées par les éclats, sursauts, tentatives et colères qui nous incitent à prendre Guattari comme un plongeoir ou un ressort, pour secouer le manteau de démoralisation collective qu’on ressent un peu partout en Europe. Temps pluriels, dont cette syncope entre des textes déjà anciens, qui n’ont pas épuisé leur potentiel, nous donne envie collectivement de mettre les textes de Guattari en percolation avec nos affects, nos pratiques, nos bricolages. Loin de nous tourner vers le passé, de sanctuariser ses propositions ni prétendre les figer en en fixant la ligne, notre désir est de provoquer de légers tremblements de pratiques, d’essayer à plusieurs, avec ceux qui ne sont pas spécialement lecteurs ou familiers de Guattari, mais dont les pratiques nous semblent proches, et d’autres, pour qui ces pages ont valeur prospective, entrecroisant des aventures de jeunesse, des bribes d’avenir tapies dans le passé, des incertitudes et des résolutions actuelles, de nous tenir dans cette chaosmose polyphonique, ces temps pluriels.
Chaque mois, nous avons donné rendez-vous au public autour de thèmes extraits de Chaosmose (1992) que nous avons doublés, comme d’une membrane sensible, de passages de l’Inconscient machinique (1979), en rehaussant certaines formules de Chaosmose avec ces énonciations plus anciennes, sorte de jeu de pistes à l’envers, pour voir ce qui se dégagerait, à la condition de mettre en confrontation ces accents théoriques avec d’autres expressions, affectives et non conceptuelles. Ce dispositif nommé pour l’occasion philoperformance cherche à rapprocher et faire prendre consistance ensemble des expressions habituellement cloisonnées, celles de la musique, du texte lu poétiquement, de la voix portée jusqu’au chant et au cri, avec des énoncés théoriques ou simplement des paroles, des constats, des questions ou des expériences. Confronter la tension discursive des énoncés aux provocations désopilantes des performances, imbriquer les interventions aux improvisations, mêler prises de parole et événements, tenter l’humour et une certaine légèreté, au lieu d’arpenter gravement un musée de papier, cordelette d’arpenteur à la main, pour mettre en tension pensées, affects et pratiques, et provoquer peut-être avec ces approches sensibles, d’angles et de niveaux différents – performances artistiques, théoriques, singulières – un décentrement des points. Un certain nombre des contributions que nous publions dans ce numéro résulte de ces rencontres, échanges après-coup, propos tenus en direct ou recueillis dans la foulée.
Temps pluriels cherche à mettre l’accent sur ce modèle instable de pluralité temporelle que propose Guattari. Plongée sensible dans une matière finie, avec les percussions de Seijiro Murayama, les galets et bouts d’asphalte en déséquilibre de Liping Ting, shifters de subjectivation avec le chaoscello de Deborah Walker, les lancers de poèmes de Cécile Duval ; nous avons exploré les ritournelles avec Maël Guesdon, Camille Chamois, Olivier Renaut, risqué des territoires existentiels disjoints avec les scansions temporelles de Carole Rieussec et Yannick Guédon, sortes d’installations (ou plutôt d’évacuations ?) temporelles, faites de courses, de pieds martelant l’espace , de nombres chuchotés, foyers mutants de subjectivation avec Françoise Pons et Claire Gillet, entre la parole et le chant, le cri instrumental et le souffle, pour nous donner envie de changer, de chercher, d’intervenir. « On ne pourra plus dire que tout est joué ». Tout se joue bien pourtant, ou se relance, de manière précaire et poignante, dans la rencontre avec ces univers.
L’accent mis sur la rencontre change nos conceptions du temps. L’invitation à des tentatives de resingularisation de nos modes de subjectivation développée dans Chaosmose invite à une démultiplication du temps, à la composition de temps qualitatifs, orientés, qui cessent d’être extérieurs, englobants, subis, même si nous restons soumis aux cadences et emplois du temps social, au battement masmédiatique, au journal de nos vies. Mais ces grands rythmes sociaux ne donnent pas la mesure d’un temps universel et sont capables de ralentissements ou d’embrayage, de shifters, de bifurcations et de nouvelles prises de consistance. Si la chaosmose opère par individuations de relations et de vitesses, reprises de virtualité, c’est tout le rapport du rythme à la mesure, de la répétition au changement qui se trouvent modifiés, de manière politique. Les processus de resingularisation sur lesquels insiste Guattari visent un possible changement dans la situation, la sortie hors des cadences universalisantes, la consistance d’espace-temps non homogènes, liés à l’instabilité des systèmes vivants. Loin de l’équilibre les « processus s’articulent en des agencements singuliers, sensibles aux circonstances, susceptibles de mutations qualitatives, agencements qui permettent de donner sens à une idée jusque-là inconcevable : expliquer la nouveauté sans la réduire à une apparence » (2). La consistance ne travaille pas sur une temporalité unifiée mais au contraire sur un chevauchement pluriel, à l’intersection de strates temporelles, mémoires du passé, possibilités à venir, échelles différentes qui coexistent, se contredisent et se transforment. Le temps machinique travaille à rebrousse-poil, en flèche ou en spirale, déstratifie des données du passé comme les projections du futur pour composer une brèche qui ouvre sur sa prise, sa surprise : la conception du temps, chez Guattari, est politique, parce qu’elle valorise les transformations.
Parallèlement à cette enquête sur le temps, la recherche de modes de subjectivation sensibles incite Guattari à se tourner vers les arts de la scène, la performance, le théâtre musical et la musique pour faire appel à une processualité créative susceptible de déjouer les cadres universalisants et homogénéisants des ritournelles capitalistiques.
Nous publions dans ce numéro un entretien inédit de Guattari sur la musique, réalisé en 1976 avec David Jisse, producteur à Radio-France. Ce dernier est suivi d’un extrait d’entretien réalisé plus tard, en 1991, témoignant de son intérêt pour le travail de Georges Aperghis. Plus récemment, lors d’un entretien réalisé en 2009, Georges Aperghis relate à son tour sa rencontre avec Guattari (3), lors de sa première création de La bouteille à la mer, en 1976, et l’amitié qui s’ensuivit.
Nous découvrons avec ces textes, une nouvelle facette de l’engagement de Guattari avec la création artistique, musicale cette fois.
Quels sont les aspects du sonore et du musical qui intéressent Guattari ? « Ah ! C’est parti ! C’est donc de la musique… ». Plus que d’autres arts, la musique est affaire de lancé et de vitesse, cristallisant des affects épars, collectant des univers de références qui viennent s’agglomérer en une « matière pathique », une ritournelle, car Guattari ne sépare pas « les éléments musicaux, musicologiques, des éléments personnels, affectifs, des fantasmes, des phobies, des modes de consommation courante » (4) mobilisés dans l’intersubjectivité du musical. Il mentionne dans l’un de ses derniers entretiens : « Les univers musicaux m’ont servi de références, de voies d’accès aux autres univers esthétiques, parce que finalement les univers musicaux sont les plus gratuits, ceux qui mettent le plus radicalement en cause les rapports intersubjectifs. Il y a une générosité ontologique dans la musique… » (5). Cette profusion tient à ce qu’elle lui semble « le mode de sémiotisation le plus a-signifiant », capable de traverser nos corps, nos oreilles autant que notre matière osseuse, nos souvenirs et nos chairs « comme un phénomène de synesthésie généralisée » (7). « Quelque chose se met à vivre ». La musique joue comme milieu d’individuation, écologie sonore et temporelle qui nous occupe littéralement et nous dispose à occuper socialement, physiquement, affectivement une temporalité non linéaire. C’est musicalement que Guattari pense la temporalité de manière plurielle, et cela joue pour la composition et les théories du musical aujourd’hui, autant que pour l’analyse des mutations subjectives.
« Quelque chose est donné de façon singulière, ça s’installe dans le cosmos, vous ne pouvez plus jamais faire que ça n’a pas été là ».
On mesurera d’ailleurs, avec un exposé inédit de Guattari « Le sujet, la coupure, l’histoire » (1966), combien l’émergence de la subjectivité est un sujet très tôt présent et partie prenante de son projet d’une « révolution subjective », révolution de la « subjectivité sociale » où les enjeux cliniques, envisagés à l’époque dans un vocabulaire qui dialogue dans une grande proximité avec Lacan, sont travaillés d’enjeux politiques, la rupture se marquant autour du signifiant, que Guattari envisage sur fond de transformation historique, c’est-à-dire de rupture politique et de recompositions sociales.
L’ensemble des contributions accueillies dans ce numéro expérimentent de telles formes polyphoniques de réappropriation subjective pour lesquelles des matières à option sont en jeu et proposent des variantes créatives, alternatives aux dispositifs officiels ou ricochant à partir d’eux. Qu’il s’agisse de matières artistiques ou cliniques, de terrain ou d’actions collectives, nous cherchons à relever le défi de carrefours praxiques, de recherches de consistances emportant, redistribuant nos références.
Le risque d’une ligne chaosmique (Peter Pal Pelbart et Olivier Apprill) et de transformation (Anne Sauvagnargues), celui de l’instabilité (Deborah Walker et Pascale Criton) et de l’improvisation (Thierry Madiot) ; le risque d’un temps génératif dans l’art du plateau (Alexis Forestier) et celui de l’impersonnel (Cécile Duval). Mais aussi la sagesse des constellations (Jean Oury et Danielle Sivadon) et l’analyse des répétitions inventives (Maël Guesdon). Le temps des bascules (Angeliki Tomprou), des ruptures (Pussy Riot), des franchissements (Groupe Félix Guattari NY). La force de l’imagination (Hey !), du discernement attentif (Anne Querrien) et de l’invention collective (Olivier Querouil). Mais aussi la légèreté de l’association (Bruno Heuzé), l’humour des lignes de fuite (Georges Comtesse) et le jeu des perceptions-insterstices (Carolina Saquel).
Pascale Criton et Anne Sauvagnargues
Temps pluriels / 2013
Edito de Chimères n°79 Temps pluriels
A lire sur le Silence qui parle : Vertige de l’immanence
et Produire une culture du dissensus : hétérogenèse et paradigme esthétique
1 Les interventions de cette première série de rencontres qui se sont déroulées d’octobre 2011 à mai 2012, à Mains-d’Œuvres (Saint-Ouen) et à la Maison Populaire (Montreuil), ont contribué au numéro Chaosmose, penser avec Félix Guattari, Chimères n° 77, érès, 2012, dirigé par Pascale Criton.
2 I. Stengers et I. Prigogine, Entre le temps et l’éternité, Paris, Fayard, 1988, p. 92.
3 G. Aperghis, « Organiser le chaos » publié dans ce numéro, p. 37.
4 F. Guattari, « Entretien sur la musique », publié dans ce numéro, p.17.
5 F. Guattari, « Vertige de l’immanence », entretien avec John Johnston (1992), Chimères, n° 38, Paris, 2000, p. 27.
7 F. Guattari, « Entretien sur la musique », op. cit. p.25.
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Archive mensuelle de août 2013
L’histoire des Editions Recherches commence en 1965 par la création de la revue Recherches. Regroupé autour du philosophe et psychanalyste Félix Guattari, un courant intellectuel et politique minoritaire, transversal aux courants communiste, anarchiste, socialiste, affirme poursuivre dans le quotidien l’engagement pris dans les luttes d’indépendance nationale. Il s’agit de construire une alternative multiple à l’enfermement de la folie par les institutions psychiatrique, scolaire, policière, judiciaire… Ce réseau militant cherche à élargir la brèche ouverte par la psychothérapie institutionnelle aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Il travaille par groupes affinitaires et thématiques. La revue Recherches est l’organe de la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI).
Mais comment trouver les moyens matériels et financiers d’étendre le réseau au-delà des bonnes volontés individuelles ? Des experts en santé publique, qui ont participé au numéro 6, Architecture, programmation et psychiatrie, conseillent de créer un bureau d’études, qui vendra aux institutions des idées susceptibles de les aider à se réformer. Le CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) est fondé en 1967. L’année 1968, les membres du CERFI participent au Mouvement du 22 Mars.
Dès 1969, le CERFI se développe comme collectif de travail autogéré et ouvert. Des contrats sont trouvés par relations. Et, ô miracle, le Ministère de l’Equipement trouve dans le numéro 6 des idées pour son projet de villes nouvelles. Il s’ensuit une période contractuelle un peu euphorique dans laquelle désirs des membres du CERFI et attentes des jurys d’appels d’offres s’enlacent dans la production de recherches originales. La revue publie les rapports comme autant de livres collectifs. Se constitue pour chaque numéro un groupe de travail hétérogène qui rebondit de là vers de nouvelles aventures.
Fort de son succès, le CERFI se disperse selon diverses pistes. Introduire inlassablement de la folie dans la place pour y maintenir sa ligne de fuite conduit à des dérives, inacceptables pour certains, mais aussi à des fulgurances sidérantes et admirées, tel le numéro 12 Trois milliards de pervers, interdit pour cause d’obscénité, et rédigé avec le Front homosexuel d’action révolutionnaire.
Jouer sur la scène des sciences humaines demande au contraire de la rigueur, du labeur, de la dignité, nouvelles valeurs qui prennent leur essor avec l’élection à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Fini de rire, de créer, de batifoler. Le cartel des groupes du CERFI tire ses dernières cartouches jusqu’aux années 1980. Mais déjà le cœur n’y est plus. Critiqué dans ses engagements par certains membres du CERFI, Félix Guattari, qui travaille et crée avec Gilles Deleuze, prend de la distance et fonde avec Mony Elkaïm le réseau Alternatives à la psychiatrie, que prolongera la revue Chimères.
Surtout l’argent ne suit plus, il est redirigé par l’Etat vers l’horizon néo-libéral et l’individualisme compétitif. Les membres du CERFI, négocient des insertions sociales diverses, selon les passions des uns et des autres. La revue se transforme en collection de livres, les groupes de travail en auteurs. La passion éditrice de Florence Pétry, secrétaire de rédaction de la revue, perdure dans les Editions Recherches qui naissent de cette transformation. De nouvelles coopérations se nouent, ponctuelles ou durables. La recherche urbaine insiste, architecturale, sociale, esthétique. Et du tronc des éditions Recherches se détache une maison d’édition littéraire et poétique, La Chambre d’échos, animée par Florence Pétry et ses amis.
Anne Querrien
secrétaire générale du Cerfi
http://www.editions-recherches.com/revue3.php
http://www.editions-recherches.com/
http://www.lachambredechos.com/
Pourquoi racontons-nous ces histoires ? Que sommes-nous venus chercher ici ? Que sommes-nous venus demander ? Loin de nous dans le temps et l’espace, ce lieu fait pour nous partie d’une mémoire potentielle, d’une autobiographie probable.
Nos parents ou nos grands-parents auraient pu s’y trouver, le hasard, le plus souvent, a fait qu’ils sont ou ne sont pas restés en Pologne, ou se sont arrêtés, en chemin en Allemagne, en Autriche, en Angleterre ou en France. Ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora. Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part. c’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent, comme si la recherche de mon identité passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir où des fonctionnaires harassés baptisaient des Américains à la pelle. Ce qui pour moi se trouve ici ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces, mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible, quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure, et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif.
Je ne sais pas très précisément ce que c’est qu’être juif, ce que ça me fait que d’être juif, c’est une évidence si l’on veut, mais une évidence médiocre, qui ne me rattache à rien ; ce n’est pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à une langue ; ce serait plutôt un silence, une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude.
Mais Ellis Island n’est pas un lieu réservé aux juifs, il appartient à tous ceux que l’intolérance et la misère ont chassés et chassent encore de la terre où ils ont grandi.
Les immigrants qui débarquaient pour la première fois à Battery Park ne tardaient pas à s’apercevoir que ce qu’on leur avait raconté de la merveilleuse Amérique n’était pas tout à fait exact : peut-être la terre appartenait-elle à tous, mais ceux qui étaient arrivés les premiers s’étaient déjà largement servis, et il ne leur restait plus, à eux, qu’à s’entasser à dix dans les taudis sans fenêtres du Lower East Side et travailler quinze heures par jour. Les dindes ne tombaient pas toutes rôties dans les assiettes et les rues de New York n’étaient pas pavées d’or. En fait, le plus souvent, elles n’étaient pas pavées du tout. Et ils comprenaient alors que c’était précisément pour qu’ils les pavent qu’on les avait fait venir. Et pour creuser les tunnels et les canaux, construire les routes, les ponts, les grands barrages, les voies de chemin de fer, défricher les forêts, exploiter les mines et les carrières, fabriquer les automobiles et les cigares, les carabines et les complets veston, les chaussures, les chewing-gums, le corned-beef et les savons, et bâtir des gratte-ciel encore plus hauts que ceux qu’ils avaient découverts en arrivant.
Georges Perec
Récits d’Ellis Island / 1980