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« D’un signe à l’autre » : quand Guattari entreprit de problématiser l’enseignement de Lacan / Mayette Viltard / l’Unebévue n°31 : Inéchangeable et Chaosmose

Pour aborder la force des propositions de schizoanalyse de Deleuze et Guattari, on cite d’emblée comme textes précurseurs de leurs cinq livres (1), les ouvrages de Deleuze, Différence et répétition (2) et Logique du sens (3), peut-être moins souvent cite-t-on « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » (4), lecture précise et précieuse de la question de la primarité du signifiant. Mais on donne généralement moins d’importance, sinon aucune, aux deux textes qu’on peut dire « fondamentaux » de Guattari, qui sont « D’un signe à l’autre » (5) et « Machine et structure » (6). Pourtant, à propos de ces deux textes, Deleuze a écrit, à la fin de « Trois problèmes de groupe » [à lire sur le Silence qui parle 1 et 2] qui est sa présentation du premier livre-recueil de Guattari, Psychanalyse et transversalité : « Ce livre doit être pris comme le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. Parfois des rouages tout petits, très minutieux, mais en désordre, et d’autant plus indispensables. Machine de désir, c’est-à-dire de guerre et d’analyse. C’est pourquoi l’on peut attacher une importance parti-culière à deux textes, un texte théorique où le principe même d’une machine se dégage de l’hypothèse de la structure et se détache des liens structuraux (« Machine et structure »), un texte-schizo (« D’un signe à l’autre ») où les notions de « point-signe » et de « signe-tache » se libèrent de l’hypothèse du signifiant. » (7)
Il serait ridicule d’en déduire que « se dégager de l’hypothèse de la structure », « se détacher des liens structuraux », « se libérer de l’hypothèse du signifiant », signifieraient ne plus tenir compte de la structure et du signifiant. Opposer Deleuze et Guattari à Lacan, comme je l’entends souvent dire, est une absurdité, ils sont parmi les très rares chercheurs qui restent fondamentalement concernés par la psychanalyse, et qui problématisent l’enseignement de Lacan, et ce, non par consensus, mais par dissensus radical. Ils ne s’y opposent pas, ils ne le relativisent pas, ils construisent une question. Comme a pu l’écrire Deleuze à propos de Nietzsche : « C’est à force d’admiration qu’on retrouve la vraie critique. La maladie des gens aujourd’hui, c’est qu’ils ne savent plus rien admirer : ou bien ils sont « contre », ils situent tout à leur taille, et bavardent, et scrutent. Il ne faut pas procéder ainsi : il faut remonter jusqu’aux problèmes que pose un auteur de génie, jusqu’à ce qu’il ne dit pas dans ce qu’il dit, pour en tirer quelque chose qu’on lui doit toujours, quitte à se retourner contre lui en même temps ». (8)
Mayette Viltard
« D’un signe à l’autre » : quand Guattari entreprit de problématiser l’enseignement de Lacan / 2014
Extrait du texte publié dans l’Unebévue n°31 – Inéchangeable et Chaosmose : 1 La fêlure de l’immanence
L’Unebévue n°32 – Inéchangeable et Chaosmose : 2 Désarticuler le discours succube du signifiant

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1 Deleuze & Guattari, aux Éditions de minuit, à Paris, Capitalisme et schizophrénie 1: L’Anti-Œdipe. 2 : Mille Plateaux, 1980, Kafka, 1975, Rhizome, 1976, et Qu’est-ce que la philosophie ?, 1991.
2 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, 1968.
3 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
4 G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », texte de 1967, publié en 1972 par François Châtelet, dans le tome VIII de son Histoire de la philosophie et repris in L’île déserte et autres textes, op. cit., pp. 238-269.
5 Félix Guattari, « D’un signe à l’autre » in Recherches n°2, du 3 février 1966, ce sont des extraits qui sont publiés dans Psychanalyse et transversalité, [Maspéro 1972], La Découverte, 2003.
6 F. Guattari, « Machine et structure » in Change n°12, Désir et déraison, Paris, 1972.
7 G. Deleuze, « Trois problèmes de groupe », introduction à Psychanalyse et transversalité, op. cit.
8 Gilles Deleuze, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée », Entretien avec Jean-Noël Vuarnet, [février 1968], in L’île déserte et autres textes, Éditions de Minuit, 2002, p. 192.

Le corps de la déconstruction et les fascismes à venir / Thierry Briault

Il s’agirait de penser une théorie du « corps plastique » chez Derrida, à la fois comme un corps politique, un corps explosif de la guerre ou du terrorisme, comme une œuvre artistique, et comme image du philosophe, de son geste, de ses auto-portraits ainsi que de la dynamique politique d’un habitus derridien interprété là aussi comme une sorte de corps politique. Réalité d’un art, d’un concept, réalité d’un philosophe. Mais aussi une « substance », ou un corps social et politique, une « substance » faite déconstruction. Et repenser le corps artistique de la plastique pure face à la plasticité du corps politique comme nazisme aux yeux de Philippe lacoue-labarthe et de Jean-Luc Nancy. Dans cette perspective, déconstructive, esthétique et picturale, on abordera les micro-fascismes évoqués par Deleuze et Foucault, promis selon eux à un bel avenir. Mais aussi les lucioles qui disparaissent, et la société de consommation, tandem de Pasolini pour qui le fascisme triompherait là. Les lucioles sont aussi en enfer pour Dante ce sont parfois de mauvaises conseillères.
Le derridien s’il en est que nous voulions interroger d’abord sur la question de la plastique est Philippe Lacoue-Labarthe. Sa thèse sur la plastique est la suivante : « Le politique (la Cité) relève d’une plastique, formation et information, fiction au sens strict. C’est un motif profond, issu des textes politicopédagogiques de Platon (La République avant tout) et qui ressurgit sous le couvert des concepts de Gestaltung (figuration, installation figurale) ou Bildung, dont la polysémie est révélatrice (mise en forme, composition, organisation, éducation, culture, etc.). Que le politique relève ainsi d’une plastique ne signifie en aucune manière que la polis est une formation artificielle ou conventionnelle, mais bien que le politique relève de la technè au sens le plus haut du terme… »1
Notre technè plastikè s’en trouverait remise en jeu. En effet, si l’on pense la peinture comme plastique ou comme le monde des rapports plastiques, on rencontre la conception du mythe nazi que Lacoue-Labarthe présente ainsi : la politique depuis les grecs est pensée comme une oeuvre d’art, et il s’agit pour les nazis de reproduire le peuple dans une sorte d’auto-plasticité tautégorique. Qu’en est-il de la plastique dans les arts plastiques au regard du politique, au regard du fascisme et de la démocratie ? et au regard de l’imitatio, de la technique, et de la mimèsis dans le mythe politique ? de la plastique pure des arts plastiques et de l’onto-typologie que Lacoue-Labarthe a révélé : question d’une plastique pure naturelle (le sublime de plastique pure) et de sa mimétologie originaire. Sur l’onto-typologie, thèse maîtresse de Lacoue-Labarthe reliée à la question de la politique comme fiction plastique, nous avons ce passage : « Si quelque chose préexiste, ce n’est pas même comme le croit Platon, une substance, sous les espèces d’une pure malléabilité ou d’une pure plasticité que le modèle viendrait frapper de son “type” ou auquel il imprimerait sfigure. Une telle substance est en réalité déjà un sujet, et ce n’est pas à partir d’une éidétique qu’on peut espérer penser le procès mimétique, si l’eidos -ou plus largement le figural – est le présupposé même de l’identique. Et c’est du reste parce que, de Platon à Nietzsche et Wagner, puis Jünger – et même Heidegger, le lecteur de Trakl en tout cas, qui pourtant nous l’a appris – , une telle éidétique sous-tend la mimétologie, dans la forme de ce que j’ai cru pouvoir appeler onto-typologie, que toute une tradition (elle culmine avec le nazisme) aura pensé que le politique relève du fictionnement des êtres et des communautés. »2
Si notre plastique pure est aussi une politique notamment par rapport aux forces de réification qui définissent négativement l’espace de résistance artistique, l’ “artisticité” selon Adorno , qui est fondée sur le travail spécifique du matériau, et qui n’est pas un formaliste du médium, mais un formalisme de la logique plastique, cette conception de la plastique pure rencontre cet édifice érigé par Lacoue-Labarthe. Est-ce qu’il y a pour autant incompatibilité entre cette plastématique ou théorie des rapports plastiques en peinture, et la dénonciation d’une plastique entendue comme mythe politique, comme “mythation” de l’Occident, enfin comme nazisme ?
Le modèle nietzschéen de la “force plastique” comme force figurative ou force fictionnante qui doit se faire selon Nietzsche à coups de marteau, cette “force plastique est la faculté de croître soi-même et de s’accomplir soi-même”.
La vie est ainsi pensée sur le modèle de l’art, comme capacité artistique, puissance au sens ontologique, nous dit Lacoue-Labarthe. Et si la vie plastique rejoint comme modèle mimétique de l’art celui du mythe politique de l’auto-formation du peuple autochtone, qui doit se purifier, on aura compris que notre sublime de plastique pure, notre mimétologie originaire de plastique pure échappe sans coup férir à ce type d’objection, mythique, citationnelle et enfin politique. La plastique pure n’imite jamais que les rapports plastiques, la force plastique ici, qu’elle soit vie et capacité fictionnante, ne produit que des rapports plastiques, ce que nous appelons des plastèmes, et n’engendre que des exigences d’un discours spécifiquement pictural – c’est-à-dire non poétique -,d’un discours attentif à sa plastophanie ou révélation discursive de sa vérité. La plastique pure est politique en tant qu’elle défend socialement et contre d’autres arts, la pratique, l’ethos et l’habitus de son effectuation, et ceci comme dit Mondrian, le plus consciemment possible.
Le « corps de la déconstruction » vient d’abord des portraits de Derrida, mais c’est une notion plus générale. Derrida y répondit d’abord ainsi :
« Alors ce qui m’a surpris à un moment donné, quand j’ai entendu « corps allégorisé de la personne physique de Derrida », je me suis dit : « Eh, eh, et s’il y avait dans mon corps, dans mon habitus physique, dans ma voix, mes gestes, ma manière de poser mon regard etc., quelque chose qui dise autrement (allegoria, allégorie c’est ce qui parle autrement par la voix de l’autre), qui dise autrement par la voix de l’autre, qui dise autrement ce qu’on appelle déconstruction et qui la dise peut-être mieux ».
Le « corps de la déconstruction » et les fascismes à venir : Pasolini pense qu’il y a le fascisme-fasciste et le fascisme-démocrate chrétien héritier du précédent. La théorie des lucioles fait de la société de consommation un fascisme réussi. Serait-ce un fascisme anglo-saxon ? Les lucioles qui symbolisent une culture engloutie et une forme de résistance, disparaissent dans la campagne romaine comme sous les gros projecteurs de la société contemporaine, sous l’emprise des grands médias à la lumière éblouissante. Mais en art c’est autre chose. Avec une théorie pasolinienne repise par Didi-Huberman, c’est tout différent. Que les lucioles servent l’expression du milieu le plus autorisé du biggest artistique marchand nous amènerait plutôt à abandonner au fond cette théorie. Les « lucioles » ne désignent-elles pas les mauvais conseillers dans l’Enfer de Dante ? Le dadaocapitalisme luciole ? La vidéo des émigrants clandestin de Sangatte dans la nuit de Calais ? Je ne le crois pas, malheureusement.
Il faudrait certes penser le minuscule, le point infinitésimale de la luciole, un « point » de résistance, incertain. Et donc évoquer les scènes miniatures, les plans où le micro s’exprime. Il y a le fascisme selon Deleuze, par exemple. Micro-fascisme infini. Disséminé ? Chacun est susceptible d’accomplir des petits gestes d’exclusion, de rejet, et d’interdiction violente. Ceux-ci se sont perpétrés régulièrement autour de nous depuis des années. Ce sont de petits corps, parfois ambivalents. Le micro-fascisme est en chacun de nous disait Deleuze, il est ce qui hante nos esprits, nos conduites et nos vies quotidiennes, il nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite. Mais c’est une terrible théorie de la vie quotidienne qui nous attend, une communaulogie inquiète, une communologie performative comme j’appelle ma théorie du sens commun : « pragmatique déconstructive ». La dissémination et le contagieux touchent ces attitudes, guident le désir vers le meilleur et parfois le pire, la plasticité mortifère. Si l’échec, dans la théorie des actes de langage, est une condition de possibilité du performatif même, selon Derrida, la condition du pire à venir deviendrait presque la condition de possibilité de tout événement. Encore un effort pour définir une « vie non-fasciste » comme l’a fait Foucault à partir de Deleuze.
Le corps de la déconstruction est aussi à entendre à la fois comme la geste et le geste de Derrida, entre mes portraits peints de Derrida et le « corps » de Derrida, homme et pensée : résistance et désistance. Substance d’une peinture pure. Matière aristotélicienne.
Penser à l’avenir le si difficile « fascisme philosophique » : Platon peut-être, ou Heidegger ? Et le fascisme des disciples, certains « derridiens » ?
C’est toujours une menace lovée dans la chance. Mais aussi une Chose de l’Etat. Philosophes du Pentagone et inscription des philosophes sur la liste des gens à éliminer. Le philosophe comme terroriste. Pentagon preparing for mass civil breakdown Social science is being militarised to develop ’operational tools’ to target peaceful activists and protest movements (article du Guardian du 12 juin 2014).
Penser les fascismes religieux, les intégrismes en Israël, ou dans l’Islam. On le fera grâce à Derrida aujourd’hui, avec son geste dans la question israélienne, et au risque d’un avenir et d’une saturation de l’avenir, par appropriation de l’ouvert ou de l’ouverture même.
Derrida disait , il m’a dit un jour : « Israêl est le dernier Etat colonial ». Propos lapidaire, certes, mais : jurons que Derrida aujourd’hui aurait développé son accusation lui le militant anti-apartheid, lui qui a vécu la guerre d’Algérie. Je ne dois pas être le seul à avoir entendu le fond de sa pensée sur la politique d’Israël. Le massacre de Sabra et Chatila, qui avait provoqué les réactions véhémentes de Jean Genet, ne l’avait pas laissé non plus sans voix. 
Derrida disait donc : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Formule qui renferme tout ce que l’on peut dire de responsable sur Israël aujourd’hui, et sa politique de colonisation des territoires occupés. 
On peut encore ajouter ceci de la part de Derrida pour bien préciser les choses sur l’antisémitisme dont on accuse souvent ceux qui dénoncent la politique israélienne.
Lors d’un échange épistolaire avec Claude Lanzmann :
 »Ne crois pas que ma vigilance critique soit unilatérale. Elle est aussi vive à l’endroit de l’antisémitisme ou d’un certain anti-israélisme, aussi vive à l’égard d’une certaine politique de tels pays du Moyen-Orient et même de l’Autorité palestinienne [...], sans parler bien entendu du « terrorisme ». Mais je crois de ma responsabilité de le manifester davantage du côté auquel, par « situation », je suis censé appartenir : le « citoyen français » que je suis manifestera publiquement une plus grande attention critique à l’endroit de la politique française qu’à l’égard d’une autre, à l’autre bout du monde. Le « juif », même s’il est aussi critique à l’égard des politiques des ennemis d’Israël, tiendra plus à faire savoir son inquiétude devant une politique israélienne qui met en danger le salut et l’image de ceux qu’elle est censé représenter. »
A entendre certains « on devrait se sentir coupable ou présumé coupable dès lors qu’on murmure la moindre réserve au sujet de la politique israélienne, [...] voire d’une certaine alliance entre telle politique américaine et une certaine politique israélienne ».
 »Coupable au moins sous quatre chefs : anti-israélisme, antisionisme, antisémitisme, judéophobie (concept récemment mis à la mode, tu le sais, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire) – sans parler de l’anti-américanisme comme on dit primaire…
Eh bien, non, non, non et non ! Quatre fois non. C’est exactement pour cela que je voudrais te dire, et c’est pour cela que je t’ai écrit[...]. S’il y a des procédés d’intimidations totalitaires, ils sont là, justement, dans cette tentative de faire taire toute analyse critique des politiques et israélienne et américaine.[...] Je veux pouvoir me livrer à cette analyse critique, la compliquer ici, la nuancer là, la radicaliser parfois, sans la moindre judéophobie, sans le moindre anti-américanisme, et , dois-je l’avouer, sans le moindre antisémitisme. » A une époque où la pensée de Derrida se réduirait pour certains si j’ose dire à la défense des animaux ou à une pensée de l’animalité, une cause importante bien sûr, mais souvent au détriment du Derrida dénonciateur du « poker menteur » selon son expression : FMI, OMC, Banque mondiale, OCDE, le Derrida politique à l’encontre de l’ordre du monde mérite de retrouver le chemin de l’actualité et de tout ce qui vient : puisque le « ce qui arrive » est une des sortes de définitions de la déconstruction qu’il s’est risqué à donner.
Ce qui vient est un horizon peut-être obscurci dans le fameux horizon sans horizon d’attente d’une ouverture et d’une force faiblement messianique susceptible de surgir comme événement politique.
Cette fois-ci, « ce qui vient » autant que ce « qui arrive », c’est peut-être l’événement de l’obscurcissement possible de la pensée, de la politique et du rapport à l’autre. Car je n’ai, pour ma part, jamais été très convaincu par ces semblants de définitions de la déconstruction souvent marquées si l’on peut dire par l’avenir.
La déconstruction écrivait Derrida « c’est ce q‎ui arrive dans le monde ». 
La déconstruction bien sûr ne se décide pas. Il y va de l’événementialité.
Oui, le « ça se déconstruit » est fondamental, « on » ne décide pas la déconstruction, Derrida lors de la soirée de l’Odéon avec nos portraits, avait repris l’un des intervenants qui parlait d’une déconstruction qu’il faut faire, et en disant « je ». Pour ma part je tique encore sur le « ce qui arrive », et en particulier dans le monde, comme si l’événement dans le monde ou ailleurs devait toujours être lié à ce qu’on appelle la déconstruction. Ce qui arrive et fait événement caractérise, spécifie si l’on peut dire quelque chose comme la déconstruction, mais aussi ce qui est en déconstruction comporte un élément qui n’est pas encore déconstruit, ce qui arrive n’est pas toujours ce qui arrive par et avec cet « en déconstruction ». Sans même supposé un prêt à déconstruire, une métaphysique disponible, un sens commun qui se laisserait déconstruire apparemment, avec l’assurance encore étrange du ça se déconstruit, et du déconstruit lui-même, on peut faire l’expérience que ce qui arrive, arrive aussi autrement qu’en déconstruction. En un mot je voulais dire que (tout) ce qui arrive, et donc l’événement, ne « relève » pas toujours de la déconstruction.
Le « ce qui arrive » sera, était, a toujours été encore – une kitschdéconstruction. Ce que j’appelle ainsi, d’un autre appel.
La kitschdéconstruction visait d’abord le cliché d’une imagerie cubiste ou dadaïste, voire l’urinoir de Duchamp comme nécessairement « déconstructif ». J’avais essayé de cerner un style déconstructif en peinture comme en architecture. 
Mais le frelaté, mieux : l’hérésie et la camelote intéresse si l’on peut dire la déconstruction, c’est le côté vulgaire et vulgarisé de la déconstruction, tout ce qui se range sous le sens commun et qui produit aussi des effets déconstructifs. Le sens commun populaire et kitsch agit à sa façon sur le geste de la déconstruction, et y concourt à sa façon : il s’y prête d’abord, il semble s’offrir à elle et la responsabilité impossible du sens qui se donne ainsi très vite, qui se partage, le sens commun décrit une communauté, une communau/ologie difficilement contrôlable, une contagion métaphysique qui est peut-être rendue nécessaire depuis toujours. Il n’y a pas de concept non métaphysique. Mais y a t-il une déconstruction non inspirée par la métaphysique ? n’est-ce pas toujours elle qui est en déconstruction ? Le non déconstruit est aussi ce qui arrive, et il est aussi déconstructif, comme sens commun présupposé ou non. Et la déconstruction comme sens commun, sens partagé, est aussi ce qu’il faut interroger, il y va de sa forme de donation. Son évidence « propre » obligerait toujours à se demander si elle a lieu, la déconstruction, en sommes-nous si sûr ? A cause du « frelaté » ? Derrida semblait persuadé à la fin de sa vie, menacé par la maladie, qu’au lendemain même de sa mort, tout ce qu’il avait écrit et pensé sombrerait dans l’oubli, brutalement, du jour au lendemain. Et qu’ainsi il n’en resterait rien. D’un seul coup. 
Il n’en n’a rien été, bien sûr, mais en sommes-nous si sûr ? Peut-être qu’un tel naufrage a eu lieu, ou se montre soudain, maintenant, dix ans après sa disparition. C’est au contraire la multiplicité des héritages supposés et des commentaires incessants qui contribueraient peut-être à la disparition de la pensée de Derrida.
Derrida -une disparition à venir ?
Et la question du fascisme comme ligne de fuite « plastique » ou en « plasticité », une ligne de vie qui tourne mal, qui devient ligne de mort selon Deleuze, n’est pas si éloignée du mythe nazi que nous avions trouvé proprement incroyable, chez Philippe Lacoue-labarthe et Jean-Luc Nancy, à savoir nous l’avons vu, un façonnage du peuple, une « fiction » politique, un peuple comme œuvre d’art. Vous imaginez la surprise pour le moins du peintre que je suis en découvrant ces pensées de la « plastique ».
La ligne de fuite devenue ligne de mort, le fascisme c’est ce qui veut la mort de l’autre, selon Deleuze, est donc une thanatographie plastique, une plastique thanatographique. Car pour revenir aux définitions improbables de la déconstruction, celle de la judéité pour Derrida devenait encore plus difficile : c’est le rapport à l’à-venir, disait-il aussi. « Etre juif c’est être ouvert à l’avenir ». Etrange spécificité. L’hyperbole derridienne rejoint peut-être l’hubris ici aussi.
Il se disait enfin, selon une condensation dont il a souvent eu le secret : « Je suis le dernier des juifs ». Je crois que c’est dans cette tension à laquelle il nous invitait entre le « dernier », le moins juif de tous, le moins recommandable, le dernier des derniers, le moins fidèle en somme, et aussi avec l’idée qu’il était le dernier juif, le seul, l’unique, le plus fidèle, celui qui dit d’un même mouvement peut-être : je suis en tant que juif, le dernier, inconditionnellement ouvert à l’avenir et donc je vous le dis : « Israël est le dernier Etat colonial ».
Il faudra penser le « terrorisme » selon Derrida, comme un corps possiblement « plastique », corps explosif. En art et en politique. Derrida disait au musée du Moma, à propos d’Artaud : « Il faut faire sauter tous les musées d’art plastique ». Lesquels ? Les musées duchampiens ? Artaud n’y suffirait sans doute pas, bien au contraire. Mais le dernier Derrida soutenant l’alter-mondialisation anti-néolibérale, s’accompagnait aussi d’un marxisme derridien souvent négligé.
Nous avons vu que notre plastique pure est difficilement compatible avec une plasticité du corps politique qui définirait le nazisme pour Lacoue-Labarthe et Nancy. Mais pour Deleuze la ligne de fuite n’est pas non plus une « plasticité » du corps politique. Toutefois il y a bien une sorte de « plasticité » de la « ligne » de fuite.
Il faudrait à l’avenir s’essayer à penser ce Deleuze là , on se permettra ainsi une longue citation : « Qu’est-ce qui se passe ? Alors, je dis, sous les formes exaspérées, c’est comme ça si vous voulez, si j’essaye de donner un contenu concret, vécu, vivant, à la notion de fascisme. J’ai essayé de dire plusieurs fois à quel point pour moi, le fascisme et le totalitarisme, c’était pas du tout la même chose. C’est que le fascisme, ça paraît un peu mystique ce que je dis, mais il me semble que ça l’est pas.
Le fascisme, c’est typiquement un processus de fuite, une ligne de fuite, qui tourne alors immédiatement en ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même. Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ? Tous les fascistes l’ont toujours dit. Le fascisme implique fondamentalement, contrairement au totalitarisme, l’idée d’un mouvement perpétuel sans objet ni but. Mouvement perpétuel sans objet ni but, d’une certaine manière, c’est, on peut dire, c’est ça un processus. En effet, le processus, c’est un mouvement qui n’a ni objet ni but. Qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent.
Mais, voilà qu’il y a fascisme lorsque ce mouvement sans but et sans objet, devient mouvement de la pure destruction. Étant entendu quoi ? Étant entendu qu’ on fera mourir les autres, et que sa propre mort couronnera celle des autres. Je veux dire quand je dis ça paraît tout à fait mystique, ce que je dis là sur le fascisme, en fait les analyses concrètes, il me semble, le confirment très fort.
Je veux dire un des meilleurs livres sur le fascisme, que j’ai déjà cité, qui est celui d’Arendt, qui est une longue analyse, même des institutions fascistes, montre assez que le fascisme ne peut vivre que par une idée d’une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère. Au point que dans l’histoire du fascisme, plus la guerre risque d’être perdue pour les fascistes, plus se fait l’exaspération et l’accélération de la guerre, jusqu’au fameux dernier télégramme d’Hitler, qui ordonne la destruction de l’habitat et la destruction du peuple.
Ça commencera par la mort des autres, mais il est entendu que viendra l’heure de notre propre mort. Et ça les discours de Goebbels dès le début le disaient, on peut toujours dire propagande, mais ce qui m’intéresse c’est pourquoi la propagande était orientée dans en sens dès le début. C’est complètement différent d’un régime totalitaire à cet égard. Et une des raisons pour lesquelles, il me semble, une des raisons, là, historique importante, c’est pourquoi est-ce qu’encore une fois, les Américains, et même l’Europe, a pas fait une alliance avec le fascisme. Et bien on pouvait leur faire confiance, c’est pas la moralité ni le soucis de la liberté qui les a entraîné. Donc pourquoi ils ont préféré s’allier à la Russie, et au régime stalinien ? dont on peut dire tout ce qu’on veut, et c’est un régime que l’on peut appeler totalitaire, mais c’est pas un régime de type fasciste et c’est très différent. C’est évidemment que le fascisme n’existe que par cette exaspération du mouvement, et que cette exaspération du mouvement ne pouvait pas donner de garanties suffisantes, enfin … Et la méfiance à l’égard du fascisme au niveau des gouvernements et au niveau des États qui ont fait l’alliance pendant la Guerre, c’est il me semble. Si vous voulez, c’est là où il y a toujours un fascisme potentiel là lorsqu’une ligne de fuite tourne en ligne de mort. Alors presque, c’est pour ça que vous comprenez, la distinction que je ferais entre schizophrénie comme processus et schizophrène comme entité clinique, c’est que la schizophrénie comme processus c’est : l’ensemble de ces tracés de lignes de fuites. Mais la production de l’entité clinique, c’est lorsque précisément quelque chose ne peut pas être tenu sur les lignes de fuites. Quelque chose est trop dur, quelque chose est trop dur pour moi. Et à ce moment-là ça va tourner en ligne, soit en ligne d’abolition soit en ligne de mort. »
Plasticité thanatographique ? Le corps de la déconstruction, comme le corps de la plastique pure, donnerait à penser encore autrement, sans aucunement négliger la schizophrénie, mais sans ignorer non plus une vie soumise peut-être pareillement à un art contemporain entendu aussi comme biopouvoir esthétisé, voire un flux et un art devenu mouvement exaspéré, un art liquide.
Thierry Briault
Le corps de la déconstruction et les fascismes à venir / 2014
Publié sur Ici et ailleurs

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Le philosophe renversé / Alain Brossat

Je voudrais parler d’un geste qui se reproduit tout au long du parcours de la philosophie occidentale ou plutôt qui en affecte le corps sur un mode qui n’est pas celui de la répétition mécanique, mais de ce que Kierkegaard appelle la reprise. Ce geste, c’est celui du philosophe qui tombe. Hans Blumenberg, dans son essai Le rire de la servante de Thrace fait le choix de travailler sur cette reprise en suivant le fil de la réinvention perpétuelle de l’ « anecdote » de la chute de Thalès dans le puits, alors qu’il marche la tête en l’air le regard rivé sur la voûte stellaire, il suit les parcours de cette anecdote dans toutes ses variantes et « lectures » divergentes, de Platon à Heidegger, donc.
Je procéderai différemment, tout en partant moi aussi du faux-pas de Thalès, mais en enchaînant sur d’autres chutes philosophiques notoires, qui nous conduiront, pour le coup, non pas de Thalès à Heidegger, mais de Thalès à Barthes et Foucault, en passant par Montaigne et Rousseau. Le philosophe, donc, tombe, avec une insistance telle que l’on en viendrait à soupçonner que c’est sa condition même qui le destine à la chute. Mais chacune de ces tombées philosophiques est, dans l’élément même de la répétition, spécifique. Elle se produit en situation. Dans le cas de Thalès, elle s’associe à l’eau, dans ceux de Montaigne et Rousseau à l’animal qui jette le philosophe à terre, et avec Foucault et Barthes, elle a pour cadre la civilisation automobile qui est aussi celle de l’asphalte et de sa dureté de pierre.
J’ai parlé au début d’un geste – tomber comme un geste. Mais est-ce si sûr ? Il ne s’agit pas, assurément, d’un mouvement volontaire, tout au contraire, mais n’oublions pas pour autant que tout geste, loin de là, ne résulte pas de l’action consciente et volontaire d’un sujet le mettant en œuvre en vue d’une fin – il existe toutes sortes de gestes automatiques, d’habitude, qui investissent un corps et le mettent en mouvement sans relever le moins du monde d’une décision.
Cependant, ce qui caractérise le geste, c’est qu’il est du côté de l’actif, qu’il déploie une puissance, de quelque espèce ou valeur que soit celle-ci. Or, la tombée du philosophe, au sens où la nuit tombe, comme quelque chose qui, purement et simplement, advient, que ce soit par la nature des choses ou par accident, se produit en dehors de tout champ d’intentionnalité, c’est-à-dire de déploiement ou de projection d’une subjectivité et d’un corps dans un espace donné. Elle est le temps d’arrêt pur, la stase ou la coupure qui met à mal et la continuité de l’existence et l’intégrité du corps du philosophe. Il y avait un bonhomme qui se déplaçait (ce sont malheureusement, dans les cas que relève la tradition philosophique, tous les hommes), à pied, à cheval, en voiture, et voici que ce mouvement vers l’avant est brutalement interrompu. Tomber, choir, être renversé (etc.), cela suppose bien toutes sortes de mouvements, que vont reconstituer nos philosophes accidentés après-coup, mais ces mouvements (désordonnés, involontaires) ne sont pas à proprement parler des gestes – plutôt l’inverse.
Le geste, c’est précisément dans la reprise que le philosophe va faire de sa propre chute (ou de celle d’un autre philosophe, mort en général), dans le retour sur l’accident qu’il va prendre forme. Le propre d’un geste, qu’il soit volontaire ou non, c’est de déployer du sens, de peupler le monde de tout un ensemble de signes et de valeurs. Ce n’est évidemment pas dans l’instant-brèche de sa tombée que le philosophe entre dans ce geste, c’est-à-dire l’accomplit ou est traversé par lui. C’est dans l’après-coup où il revient sur l’interruption que constitue la tombée pour faire de ce suspens (et de ce qui s’y associe, on va le voir : état-limite, excentration, descellement, dédoublement, désubjectivation…) que prend corps le geste consistant non pas tant à faire de la chute l’objet d’une méditation philosophique, mais plutôt de placer la condition de l’humain et celle du philosophe sous le signe de la chute – tout autre chose, ici, nous le verrons, que le péché originel.
Soit Thalès de Milet, donc, que Blumenberg désigne comme le « protophilosophe » et qui, six siècles avant Jésus-Christ, inaugure la lignée des philosophes « tombeurs ». Il existe, dans l’Antiquité même, de nombreuses versions de sa chute, celle du fabuliste Esope, celle de Platon dans le Théétète,  et, plus tard, celle de Diogène Laërce, notamment, dans sa célèbre Vie, sentence et doctrines des philosophes illustres. Je m’en tiens ici à celle de Platon : « Thalès étant tombé dans un puits, tandis que, occupé d’astronomie, il regardait en l’air, une petite servante de Thrace, toute mignonne et pleine de bonne humeur, se mit, dit-on, à le railler de mettre tant d’ardeur à savoir ce qui est au ciel, alors qu’il ne s’apercevait pas de ce qu’il avait devant lui et à ses pieds ! »

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Le livre de Blumenberg va consister à montrer que l’endurance de cette anecdote dans la tradition occidentale, au point qu’on ne prend pas grand risque à la qualifier rétrospectivement de fondatrice, tient à sa parfaite ambivalence. La tradition, pour dire les choses de façon volontairement simplificatrice, ne va cesser de se diviser, de Platon à nos jours, en partisans du savant astronome (le premier qui sut prédire une éclipse de soleil) et supporteurs de la petite servante. Pour Platon, rappelle Blumenberg, Thalès n’est jamais qu’un alias de Socrate : derrière le rire de la petite servante se fait entendre le grondement de la foule vitupèrant le philosophe qui déprave la jeunesse ; la « comédie qui se joue au bord du puits », dit Blumenberg, a pour équivalent « la tragédie qui se déroule devant le tribunal populaire ». Thalès-Socrate, ce n’est pas tant pour Platon le philosophe qui s’efforce de percer les secrets de la nature, mais le champion du concept, et c’est dans la mesure où il se détourne de la polis pour se tourner vers les idées et tente de convaincre ses auditeurs de le suivre sur cette voie qu’il suscite la haine des citoyens. Il se rend coupable de détourner les citoyens du proche, du sensible, au profit d’un lointain nébuleux et c’est ainsi qu’il deviendra le martyr de la « pure idéalité ». Il est intéressant que ce soit ici un personnage féminin qui, dans le récit platonicien, incarne la vox populi, ce bon sens populaire qui s’amuse du tournant dont Socrate se fait l’avocat et qui le conduit à sa chute. Toute mignonne et pétulante qu’elle est, dans la version platonicienne, ce qu’annonce son éclat de rire n’a rien de bien joyeux : l’enchaînement d’une persécution sur un faux-pas.
Chez Esope, fabuliste à demi-légendaire, l’anecdote semble prendre une toute autre tournure : pas de noms propres, dans sa version, juste « un astronome » qui, plongé dans la contemplation du ciel, tombe dans un puits, et « un passant » qui, entendant ses « cris lamentables » et ses « gémissements », lui fait la leçon : « Eh bien, toi ! Dit-il à l’astronome, « tu cherches à saisir les phénomènes célestes, et ce qu’il y a sur terre, tu ne le vois pas ». Esope ébauche ici un sillon qui deviendra profond, puisque cette version de l’observateur des étoiles se ridiculisant en « trébuchant sur les plus basses réalités qui se trouvent devant ses pieds », on va en identifier toutes sortes de reprises, de Montaigne à Feuerbach, en passant par Samuel Richardson et Pierre Bayle…
La version de Montaigne mérite d’être citée, à cause de son tranchant : « Je sais bon gré à la garce milésienne qui voyant le philosophe Thalès s’amuser continuellement à la contemplation de la voûte céleste, et tenir toujours les yeux contremont, lui mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’avertir qu’il serait temps d’amuser son pensement aux choses qui étaient dans les nues quand il aurait pourvu à celles qui étaient à ses pieds ;elle lui conseillait certes bien de regarder vers soi qu’au ciel… » (Essais, II, XXII).
On voit bien ici ce qui est en jeu dans la reprise de l’anecdote où il est question du philosophe qui tombe: tout en confiant à la servante le soin d’administrer la philosophie de la « fable », au prix d’une inversion brutale des positions, Montaigne produit un déplacement de sens décisif : il fait de la servante l’avocate non plus de la prise en compte des réalités immédiates, mais de la connaissance et du souci de soi – quand bien même ceux-ci, pour la position sceptique qu’il incarne ici, s’avéreraient en fin de compte tout  aussi difficiles à atteindre que la connaissance des astres…
Pour le reste, on mentionnera au passage que la sagesse change ici également de camp à l’occasion de ce plongeon mémorable, en termes de « catégories sociales et de genre : elle passe de celui du savant, un citoyen distingué, on peut le supposer, à celui du plus infime – l’esclave, elle passe d’un vieil homme à une jeune femme.
Nietzsche, lui, voit les choses tout différemment. Pour lui, c’est Thalès le réaliste, pas la servante de Thrace : c’est que, voyant dans l’eau l’origine de toute chose – ici s’éclaire sous un tout autre jour, donc, la chute dans le puits – , il rompt avec les approches mythiques ou allégoriques de la physis en concevant pour la première fois l’univers entier, si hétéroclite soit-il, comme résultant de l’évolution d’une matière unique. Pour Nietzsche, c’est ce sens de l’abstraction, son indifférence aux dieux des Grecs, sous l’influence, peut-être, des Egyptiens, qui va faire de lui un « homme d’Etat », un homme politique d’influence qui perçoit la menace perse pesant sur les villes ioniennes et leur conseille de s’unir en un Etat fédéral, plutôt que de cultiver leurs particularismes et le folklore mythologique qui l’accompagne. Contre le rire superficiel de la servante de Thrace qui condense tous les préjugés anthropocentriques de Grecs, Thalès est pour Nietzsche le réaliste « parce qu’il a commencé sans fables fantastiques à regarder les profondeurs de la nature, en y voyant une exigence pour la survie de la polis ». Thalès est, pour Nietzsche, le philosophe des commencements par excellence en ce sens que, sans craindre de s’opposer à la tradition grecque de son temps, il finit par répondre au roi Crésus qui lui demande ce qu’il pense des dieux, après avoir demandé plusieurs fois un temps de réflexion, laconiquement – Rien. En ce sens aussi, qu’avec ce « rien », lorsqu’il est question de répondre à la question « d’où vient le monde ? », il dit : de l’eau.

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Je n’ai pas le temps de m’étendre plus longtemps sur cette étoile filante qu’est, dans le ciel de la philosophie occidentale, l’anecdote relative à la chute de Thalès ; mais j’espère avoir fait ressortir avec celle-ci la façon dont prend corps le geste ou la suite gestuelle de la philosophie en relation avec cet effondrement : c’est tout un champ de pensée qui se constitue autour de cette image et de ses innombrables anamorphoses. Un  champ de pensée traversé par toutes sortes de discontinuités et de tensions. L’image est ici tout sauf une reproduction ou une surface de réfraction, elle est une force motrice, un élément dynamique qui soutient la philosophie et au delà la pensée dans leur effort pour se redonner prise sur elles-mêmes là où un accident est venu interrompre le cours de leur progression. Ce n’est pas pour rien que c’est ici Montaigne dont nous avons vu le parti qu’il tire de la mésaventure de Thalès qui se présente comme notre prochain « tombeur »…
Au chapitre VI du second livre des Essais, « De l’exercitation », Montaigne fait entrer   le récit de la chute  dans le champ de l’expérience propre du philosophe. Avec le plongeon de Thalès dans le puits, on demeurait dans celui, incertain, de la fable circulant de bouche en bouche (Benjamin) et, pour cette raison même, sujette à toutes les variations. Montaigne relate une chute de cheval intervenue sur ses terres, en Dordogne, au temps troublé des guerres civiles en France (les guerres de religion), et consignée comme telle, avec grande précision. Un jour qu’il prenait de l’exercice à une lieue de sa gentilhommière, sur le dos d’un petit cheval docile, il est jeté cul par dessus tête par une puissante monture, lancée imprudemment au galop par l’un de ses serviteurs. Le récit imagé qu’il fait de cette collision est entré dans les annales : « Un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avait la bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons vint à le pousser à toute bride droit dans ma route et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contre mont : et si que voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au-delà, mort, écorché, mon épée que j’avais à la main, à plus de dix pas au-delà, ma ceinture en pièces, n’ayant ni mouvement ni sentiment, non plus qu’une souche ».
Dans son récit de l’accident et de ses suites, Montaigne entend témoigner de l’expérience qu’il a faite d’un état limite, intermédiaire entre la vie et la mort, il s’agit d’une véritable « mise en philosophie » de cette brutale interruption de sa promenade tranquille. Tout, dans cette expérience, se présente au rebours du témoignage attendu : alors même qu’il lui apparaît, dans l’état qui suit immédiatement la chute et le choc, que [s]a vie ne tient plus qu’au bout des lèvres », dans cet état intermédiaire entre conscience et inconscience, sa sensation dominante est « non seulement exempte de déplaisir, ains [mais] mêlée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil ». L’état limite qu’il va ensuite analyser est celui d’un vif mouvement de désubjectivation, de perte de l’empire du sujet sur lui-même : ce sont des sensations qui le traversent, des « imaginations » de toutes sortes, plutôt que des pensées. C’est la vie qui, dans cet état nébuleux, se poursuit en lui, sans que la conscience l’accompagne. Il va donc découvrir, en revenant après-coup sur ce qu’il a alors éprouvé, que le champ de la subjectivité est autrement plus vaste que celui de la réflexivité ou de l’exercice de l’empire d’un sujet souverain : « Étant tout évanoui, je me travaillais d’entrouvrir mon pourpoint à belles ongles (car j’étais désarmé), et si sais je ne me sentais en l’imagination rien qui me blessât : car il y a plusieurs mouvements en nous qui ne partent pas de notre ordonnance ».

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Montaigne va comparer ces mouvements involontaires et les sensations qui les accompagnent dans cet état comateux à ces « douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons [et qui] ne sont pas à nous [je souligne, A.B.]. Il consigne dans son récit un certain nombre de faits et gestes dont il n’a gardé aucune mémoire, mais qui lui ont été rapportés plus tard par son entourage : « Ils disent que je m’avisai de commander qu’on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s’empêtrer et se tracasser dans le chemin qui est montueux et malaisé ». Il se voit donc rétrospectivement dans les dispositions qui sont alors les siennes, mais comme dédoublé, ce moi qui « commande » alors est à plus d’un titre un autre. Un moi-autre dont les sentiments et les pensées ont pris un tour vraiment insolite  – prêt, notamment, à accueillir la mort comme une issue heureuse à sa présente situation : « On me présenta force remèdes, de quoi je n’en reçus aucun, tenant pour certain que j’étais blessé à mort par la tête. C’eût été sans mentir une mort bien heureuse ; car la faiblesse de mon discours me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir ». Ce n’est que le lendemain que lui revient la mémoire de l’accident et de l’enchaînement des circonstances qui l’ont conduit au  piteux état dans lequel il se trouve.
La principale conclusion qu’il tire de cet « événement assez léger » est la suivante : il est bon que le philosophe, le sage « s’épie de près », qu’il consigne et communique le récit de ce studieux examen de soi. De cet examen, il attend une connaissance de ses propres « profondeurs opaques et replis internes ». Il va en faire, en fin de compte, le but de son existence, indissociable, bien sûr, de sa condition de maître, et de l’otium qui en constitue d’une des principales attributions : « Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour le coucher sur moi [je souligne, A. B.], ou en moi, pour mieux dire ».
Montaigne ne craint pas ici de se déclarer en conflit ouvert avec la maxime chrétienne qui répute le parler de soi comme haïssable, l’associant à l’orgueil, et qui, pour cette raison, le prohibe. Se réclamant de Socrate, il voit ce récit de soi non pas comme inspiré par la vanité, comme un exercice narcissique, mais bien comme une tentative d’approcher, à travers une singularité, la condition humaine elle-même ; il s’agit donc pour lui d’un exercice de paradoxale humilité, puisque ce sera d’abord dans toutes ses défaillances et faiblesses (faisant bonne place à la mémorable chute qui est ici en question) que s’observe, se médite et se relate ce singulier ; ce dont il s’agit en effet de témoigner en fin de compte, c’est de la « nihilité  de l’humaine condition ».
« Ce sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence », dit Montaigne. En tramant un récit de soi qui tente de se tenir au plus près de ses gestes et de ses défaillances, il prolonge, pour les autres, ce qu’il appelle « son métier » – vivre. Son métier et son « art » (l’écriture), dit-il, c’est « vivre ».

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Ce qui se présente à nous ici peut être décrit comme une figure dialectique exemplaire : Montaigne relève, surmonte, transforme (hebt auf…) l’épreuve de l’accident qui, dans le temps de son effectuation se présente comme pure interruption, en expérience malgré tout : le sujet jeté bas, destitué, coupé de ses bases conscientes se reprend et se retrouve dans la méditation après-coup non seulement sur la fragilité de la condition humaine, mais aussi sur les faiblesses de l’imagination et les craintes imaginaires – celle de la mort au premier lieu. Il ne se contente pas d’inventer une forme du récit autobiographique dans lequel sont en tension sagesse antique (les influences stoïciennes notamment) et culture chrétienne de l’aveu ; il dessine une configuration dans laquelle l’ « extrême » (ici, la chute comme expérience limite), tend à devenir cet espace indistinct dans lequel un sujet humain explore les sous-sols de sa condition propre. L’expérience paradoxale que décrit ici Montaigne trouve son écho immédiat pour nous non seulement dans l’invention, au XX° siècle du domaine de l’existentiel, mais aussi dans la relation que nous établissons tout naturellement, après les cataclysmes de ce siècle d’épouvante, entre l’épreuve du désastre et la découverte de vérités « cachées » sur notre propre condition (la guerre totale, les camps, le génocide, la maladie et la vieillesse comme champ infiniment renouvelé des « expériences extrêmes »). C’est en ce sens que, plus de quatre siècles après sa mort, Montaigne persiste à être notre parfait contemporain.
On pourrait aussi, pour s’amuser un peu, dessiner une allégorie politique à propos de la chute de Montaigne : en ces temps troublés où tout, dans le royaume de France, est out of joint, c’est un serviteur imprudent et incapable, littéralement, de rester à sa place, qui désarçonne le maître et le jette à terre, le privant de cette posture verticale  dans laquelle il domine le monde. On ne manquera pas de voir dans cette conduite maladroite du « puissant roussin » par le serviteur un acte manqué tendant à la destitution du maître : c’est bien miracle si celui-ci n’en meurt pas et c’est bien comme en un cortège funéraire que ses gens reconduisent chez lui son corps inanimé…
Le maître, ici, fait corps avec son cheval, constitue avec celui-ci un agencement de maîtrise, pour le meilleur et pour le pire : la scène que rapporte Montaigne trouve sa place dans une inépuisable série dans laquelle s’identifieraient d’autres cavaliers fragiles et voués à la destitution – Don Quichotte, le maître de Jacques dans le roman de Diderot, etc.
En 1774, Rousseau s’est, depuis plusieurs années déjà, détaché du monde. Il a rompu avec ses anciens amis les philosophes, a pris ses distances avec ses puissants admirateurs et protecteurs, il a voyagé et s’est enfermé dans une croissante solitude, poursuivi par des « ennemis », entouré de « complots » – réels ou imaginaires. Il continue d’écrire, mais pour soi seulement, en quête de « tranquillité ». Dans cet état, il est, dit-il, « cent fois plus heureux » qu’il ne l’était lorsqu’il vivait parmi les hommes. C’est que  ceux-ci ont « arraché à [s]on cœur toutes les douceurs de la société ». Leur jugement lui est désormais indifférent, au point qu’il se sent « sur terre comme dans une planète où [il] serait tombé de celle qu’[il] habitait ».
Le voici donc qui, tout entier revenu à soi, se promène, contemple, médite et consigne pour lui seul (dit-il dans Les Rêveries) les résultats de ses réflexions. De la même façon, note-t-il, qu’il se sent « nul désormais parmi les hommes », il tend, dit-il, vers le « désœuvrement de [s]on corps », au fur et à mesure qu’il s’éloigne des soucis terrestres : « Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis ». Montaigne, dans Les Essais, se prend pour objet d’étude afin de rejoindre par ce biais, l’humaine condition. Dans Les Rêveries, appendice aux Confessions en forme d’ « informe journal », Rousseau se dissocie explicitement du premier : il écrit, dit-il, « avec un but contraire au sien » : C’est que Montaigne, « n’écrivit ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi ».
Tel est donc le contexte moral dans lequel a lieu, le jeudi 24 octobre 1776, cet « accident imprévu [qui] vient rompre le fil de mes idées et leur donner pour quelque temps un autre cours ». Un accident en forme de bifurcation, donc, encore une fois. Ce jour-là, raconte Rousseau, il remonte après dîner  la rue du Chemin-Vert en direction de Ménilmontant et de là, « prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies », il traverse « jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages ». Il chemine joyeusement, herborise comme à son habitude, médite sur le cours des saisons en cette belle journée d’automne. De sombres pensées l’assaillent tout à coup – « Qu’ai-je fait ici-bas ? J’étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu… », puis il redescend « sur les six heures » la colline de Ménilmontant. C’est alors qu’un « gros chien danois » lancé à toute vitesse devant une voiture vient le heurter en pleine course et le projette en l’air. « Je ne sentis, consigne Rousseau, ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi ». Non pas « désoeuvrement » du corps, donc, mais, carrément, absentement
Lorsqu’il reprend connaissance, il se trouve « entre les bras de trois ou quatre jeunes gens » qui lui racontent ce qui s’est passé : tombé la tête la première sur un pavé « très raboteux », dans le sens de la descente, il a manqué se faire écraser par la voiture que précédait le chien – le cocher étant parvenu in extremis à retenir ses chevaux.
Une chute dont les circonstances présentent de frappantes parentés avec celle de Montaigne. Mais le caractère de « reprise » de l’accident dont est victime Rousseau saute davantage encore aux yeux dès lors que l’on examine la façon dont le narrateur va l’élaborer : « La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans toute mon âme un calme ravissant auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus ».
Dans ce passage célèbre, à l’instar de celui où Montaigne relate sa chute de cheval, Rousseau, pourrait-on dire, renchérit sur les principaux motifs de celle-ci : perte de toute sensation de la durée, dissociation du sujet d’avec son corps, dispersion – le tout sur fond de tranquillité d’âme supérieure et d’une forme de jouissance confinant à l’extase. Dans cet présent éternisé de la sensation pure, indissociable de la désindividuation du sujet, c’est une renaissance, un recommencement absolu qui se dessinent, un retour aux sources de la vie. Sur ce point aussi, Rousseau va « plus loin » que Montaigne sur la voie de la transfiguration de la chute accidentelle en révélation, événement fondateur ou refondateur.
Car ce n’est pas seulement, dans l’instant suspendu de la « première sensation » la crainte (imaginaire) de la mort qui s’évanouit. Ce n’est pas seulement que le sujet semble y parachever, n’éprouvant aucune douleur et voyant son propre sang s’écouler comme celui d’un autre, le processus de mise à distance de son propre corps dans lequel il s’est, on l’a vu, engagé. Ce n’est pas seulement qu’une paradoxale sensation de souveraineté et de légèreté vient alors repousser la sensibilité ordinaire de l’individu à sa vulnérabilité – celle de son enveloppe corporelle, celle de son existence même. Non, c’est surtout, et c’est ici que la « reprise » rousseauiste va distinctement se décaler de l’accident relaté par Montaigne, le narrateur des Rêveries voit se découvrir sous ses yeux tout un panorama ;  il va apprendre à s’y voir, par les yeux des autres, comme s’il était déjà mort.

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Sous l’instant extatique inscrit dans le creux de la chute-interruption, se dessine alors la reprise du fil de l’idée fixe de Rousseau – le désir de sa mort qui anime les conspirateurs qui l’entourent.
En effet, alors même que l’accident le laisse certes tout contusionné mais, comme par miracle, sans « rien de brisé, pas même une dent », Rousseau voit avec horreur se reformer dans les heures qui suivent les « ténèbres » qui, depuis si longtemps, entourent son existence, du fait de l’inlassable activisme de ses ennemis : la rumeur de sa mort se met à circuler dès les lendemains de l’accident, accompagné de toutes sortes de manœuvres visant à lui attribuer un recueil d’écrits « fabriqués tout exprès » et destinés, bien sûr, à salir son nom. Il est alors frappé par le vif désir de le voir disparaître qu’inspirent à ses contemporains sa « droiture », sa « franchise », il comprend alors que sa mort elle-même ne mettra pas un terme à l’acharnement de ses ennemis  à le diffamer et à nuire à sa mémoire. Il entre alors dans ces dispositions énoncées comme définitives dans lesquelles il s’en remet à la seule mansuétude divine, convaincu que « tôt ou tard », justice lui sera rendue. Tel serait donc le paradoxe de la syncope consécutive à la chute : bien loin qu’elle soit un moment d’obscurcissement, de perte, elle est le creuset d’une révélation qui va permettre au sujet de s’établir dans cette position où il se voit hors d’atteinte, à tout jamais, des épreuves que lui imposent ses contemporains, où il devient indifférent à leur jugement.
Ayant fait un tour complet sur lui-même suivi d’une petite mort, il revient de cette épreuve comme un ressuscité, lucide, fortifié, prêt une fois pour toutes à faire face au « mensonge du monde » (Jean Starobinski) et à affronter le tribunal de la postérité.
On tourne le dos ici distinctement à cette sorte de retour de sagesse antique que mettait en scène Montaigne en méditant sur sa chute de cheval, pour aller vers un motif infiniment plus moderne – celui du mensonge social, du mensonge inhérent à la constitution sociale de nos sociétés. Le Socrate moderne qui vit dans la vérité et la proclame est condamné à se heurter à cette règle du jeu inavouable qui voue les individus à l’hypocrisie, à la médisance, à la méchanceté.
Juillet 1978. La civilisation mécanique de la voiture automobile s’est, depuis longtemps, imposée sur celle du cheval et autres animaux utiles. Foucault, sortant de chez lui, se fait renverser par un taxi en traversant la rue de Vaugirard. Il avait, comme il devait le confier un peu plus tard à l’historien Paul Veyne, consommé de l’opium. On voit à nouveau ici comment la reprise de la scène de la chute du corps philosophique procède par différenciation, au fil du temps, mettant chaque fois en scène des personnages différents : le cavalier tranquille, le promeneur qui enrichit son herbier, le piéton distrait, voire envapé qui traverse en dehors des clous… Version journaliste de l’accident, rapportée par Didier Eribon, le biographe français de Foucault : « Conduit à l’hôpital, il [Foucault] avait demandé qu’on avertisse Simone Signoret, à qui il devait remettre le texte d’une pétition. Quel ne fut pas l’étonnement de l’actrice lorsqu’un policier lui demande au téléphone, en s’excusant de la déranger : ‘Il y a un M. Foucault qui voudrait qu’on vous prévienne qu’il a eu un accident’. ‘Vous ne savez pas qui il est ?, s’exclame-t-elle. C’est le plus grand philosophe français !’ Eribon ne dit pas jusqu’à quel point le policier fut impressionné…
Dans un entretien avec Stephen Riggins, réalisé à Toronto en 1982 (Dits et Ecrits, texte 336, IV, p. 534), Foucault va, lui, présenter l’affaire sous un tout autre jour : « Une fois, j’ai été renversé par une voiture dans la rue. Je marchais. Et pendant deux secondes peut-être, j’ai eu l’impression que j’étais en train de mourir, et j’ai éprouvé un plaisir très, très intense. Il faisait un temps merveilleux. C’était vers sept heures, un soir d’été. Le soleil commençait à baisser. A ce jour, cela reste l’un de mes meilleurs souvenirs ».
Revient donc ici avec éclat la petite musique lancinante de l’extase, associée à l’expérience limite, à ce que l’on pourrait appeler l’ « impression de mort ». Une extase, un plaisir extrême mais sans durée, celui d’un instant, mais suffisamment intense pour éloigner toute sensation ou représentation associée aux affres de la mort, à l’agonie. Comme Montaigne, comme Rousseau, Foucault insiste sur le caractère de révélation de cette expérience du renversement violent, dans ce qu’elle a d’unique et d’instantané. Il franchit un nouveau palier dans la surenchère en parlant de cet événement comme de l’un de ses meilleurs souvenirs.
Cette intensité éprouvée dans l’instant du renversement, il va l’opposer à ce qui s’associe aux plaisirs ordinaires – boire un verre de bon vin, par exemple. L’agrément  résultant d’un telle action est bien fade auprès de ce qu’il a ressenti alors. « Un plaisir doit être quelque chose d’incroyablement intense », ajoute-t-il aussitôt, précisant qu’il ne pense pas être le seul à voir les choses ainsi. L’accident, donc, comme figure de l’exception, se présente comme un moment d’intensification de la vie, sans égal, ce qui s’oppose résolument « aux plaisirs intermédiaires qui font  la vie de tous les jours » et qui, insiste-t-il, « ne signifient rien pour moi ».
Comme chez Montaigne, l’accident est ici cette expérience personnelle unique qu’un sujet fait de sa propre dissolution, une expérience des confins (de la conscience, du moi, de l’expérience elle-même) mais dans la brèche de laquelle va paradoxalement se découvrir la possibilité d’un partage : « Je ne pense pas être le seul dans ce cas », dit-il, évoquant l’association du plaisir à l’extrême.
L’accident, le renversement violent vont dès lors pouvoir être associés à d’autres circonstances ou pratiques sources de plaisirs intenses – la drogue (inséparable, ici, on l’a vu, de l’épisode en question), mais aussi le sexe, les backrooms dont il a découvert l’usage en Californie, etc.  Dans le même passage de l’entretien avec Stephen Riggins, il prolonge le récit de l’accident avec cette formule incandescente : « Je voudrais et j’espère mourir d’une overdose de plaisir, quel qu’il soit ». Avec le corps du philosophe, ce sont toutes sortes d’inhibitions, de conventions, de retenues qui « tombent » : le récit de l’accident est pour lui l’occasion de se livrer à cette confidence un peu forte…
Le philosophe renversé puis revenu à lui-même se fait à son tour l’agent d’un radical renversement : il inverse et destitue le récit compassionnel de la « solitude des mourants » dont l’essai (ainsi nommé) de Norbert Elias constitue la version la plus dense. Mourir, bien loin d’être en toutes circonstances, associé à la désolation, peut se transfigurer en ultime expérience de l’excès et de la transgression – « overdose ». Dans sa sulfureuse biographie de Foucault, David Miller mentionne un entretien que Foucault lui aurait accordé, dans lequel ce dernier évoquerait ce même épisode comme une « out-of-body experience » – une formule qui fait signe aussi bien vers l’extase mystique que vers le « voyage » hallucinatoire sous l’effet de drogues. Dans l’édition de poche de son autobiographie de Foucault, Eribon enchaîne directement de l’accident de la rue de Vaugirard sur une autre anecdote : une prise de LSD par Foucault débouchant sur une overdose…
Une rupture de tradition peut en cacher une autre : dans ses remarques succinctes mais étincelantes sur l’accident de la rue de Vaugirard, Foucault ne rompt pas seulement de manière fracassante avec un certain récit traditionnel (chrétien) de la mort qui installe l’agonie du mourant au centre de celle-ci et y associe tous les éléments d’une ritualité spécifique. Il prend aussi congé avec ironie et panache d’avec la tradition antique, cynique ou stoïcienne la plus vénérable pour qui la mort « n’est rien » et ne doit en conséquence faire l’objet d’aucune crainte particulière ; il affirme au contraire que la mort peut bien être « quelque chose » en s’associant au plaisir le plus extrême ; mais il va même plus loin en retrouvant l’inspiration  bataillienne pour suggérer qu’il n’est guère de plaisir authentique, c’est-à-dire délié des conditions de la vie quotidienne, qui ne se trouve par quelque biais associé à la mort. En termes ontologiques, ce n’est pas dans la durée mais dans la brèche du temps que surgit l’éclat de la vérité, c’est dans le moment du choc et de l’interruption (l’accident) que le fond inavouable de l’être humain se donne à voir. L’accident, si l’on peut dire, prend ici sa revanche sur la substance. Le Foucault qui, ici, célèbre la gloire de l’accident peut être décrit comme le cousin  philosophe du cinéaste qui célèbre les virtualités du crash automobile – David Cronenberg.

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Mais voici que, sans crier gare, la mort change de jeu et de visage : le 25 mars 1980, Roland Barthes est renversé par la camionnette d’une entreprise de blanchisserie devant le Collège de France où il se rend pour donner son cours. Il meurt à l’hôpital le lendemain. Plus de « tauromachie » (Michel Leiris) avec la mort, plus d’expérience-limite inopinée avec cette froide banalité de la rencontre mortelle entre le corps fragile du philosophe et le métal de l’automobile. De cette chute-là, c’est nécessairement un autre qui va devoir parler, dans les termes de l’hommage. Evoquant la disparition de son collègue et ami (Dits et Ecrits IV , texte 228, pp. 124-5), Foucault parle de « la violence bête des choses, la seule réalité qu’il [Barthes] était capable de haïr » ; il prononce, pour les auditeurs du disparu, un éloge funèbre bien dans sa manière consistant, pour l’essentiel, moins à louer les qualités de l’homme qu’à renvoyer les auditeurs à la lecture de l’oeuvre, restée « seule, désormais ». Autant la quasi-mort, la petite mort simulée du philosophe renversé, évanoui, contusionné et revenu à la philosophie dans l’après-coup de sa méditation est bavarde, autant l’accident fatal survenu à l’ami philosophe se prête peu à la glose : la chute finale du corps du philosophe émancipe en quelque sorte d’oeuvre à laquelle s’appliquent d’autres lois de la pesanteur – mais ce n’est pas là, nécessairement le genre de vérité qui se prête à être criée sur les toits au lendemain de la  mort violente d’un ami…
Il semblerait donc bien que nous autres philosophes ayons une certaine propension à chuter, ceci dans les circonstances les plus variables, propension avérée tout au long de notre déjà longue histoire. Déplacée du côté d’une histoire des corps et des accidents susceptibles de les affecter, mais aussi des gestes prolongeant ces affections, l’histoire de la philosophie prend la tournure d’un perpétuel recommencement ou d’un éternel retour de ce moment d’effondrement ou de défaillance : le philosophe était debout, il portait beau, il raisonnait avec assurance – et patatras, le voici par terre, le nez dans la poussière… Au beau récit des origines du discours philosophique assignée à telle ou telle formule sacramentelle – connais-toi toi-même, cogito, sum, etc. – se substitue la figure d’un perpétuel recommencement prenant la forme d’une reprise ou d’une relance de la pensée, là où un événement inopiné a fait que le sol s’est brusquement dérobé sous nos pas.
L’accident détache violemment le sujet philosophique de sa condition et il va lui permettre, dans son après-coup, de révoquer en doute toutes sortes d’évidences durcies, enracinées dans le terreau de l’habitude et de la répétition. Foucault le souligne, la chute accidentelle est un formidable intensificateur de vie, elle produit une ouverture dans laquelle se dévoile tout un champ d’expérience nouveau.
Or, nous le savons bien, c’est tout autant dans le domaine politique que cette figure trouve son champ d’application. L’irrégularité, l’interruption, le choc, le suspens et la chute y sont la condition première pour que se produisent ces salutaires bifurcations à la faveur desquelles se trouve relancée la dynamique de l’émancipation. La chute est alors tout à fait distinctement, la condition de notre métamorphose, d’une relance du principe Espérance, elle cesse absolument de revêtir un sens négatif lorsque nous autres Français, particulièrement, parlons de « chute de l’Ancien régime ». La chute est, dans le cours de l’Histoire, moderne tout particulièrement, le moment suspensif,  la coupure dans le creuset de laquelle prennent forme les gestes qui nous arrachent au régime de la répétition en nous donnant le force de différer d’avec notre présent et d’avec nous-mêmes.
Malheur à ceux qui vivent dans la présomption de leur chute impossible ! Nos démocraties se caractérisent entre autres choses par leur souci de se doter de toutes sortes de dispositifs et mécanismes anti-chute, destinés à leur permettre d’échapper aux incertitudes pesant la condition des gouvernants dans les mondes traditionnels, destinés aussi à entretenir la croyance naïve en une sorte de « bout de l’histoire » en forme de démocratisation du monde. Malheur  à ceux qui ne trébuchent ni ne tombent jamais ! Leur destin est celui des automates que rien ne détourne de leur chemin : plus dure sera leur chute, au bout du compte !
Alain Bossat
Le Philosophe renversé / 2014
Communication produite à Korça (Alabanie)
Université d’été d’Ici et d’ailleurs / Les usages politiques du corps

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