Archive pour le Tag 'Ecosophie'

Devenirs révolutionnaires / édito Chimères n°83 / Christiane Vollaire, Valentin Schaepelynck, Florent Gabarron-Garcia, Jean-Philippe Cazier, Marco Candore

Pour Deleuze et Guattari, s’éloigner de « l’histoire » et de la « révolution » pour valoriser les « devenirs révolutionnaires » a consisté en une tentative de soustraire l’analyse au sempiternel « échec de la révolution » afin de rendre possible une attention au présent vivant des luttes.
La distinction faite par Deleuze entre la révolution et le devenir révolutionnaire appelle à repenser « la révolution » pour faire émerger des réalités et des possibles effectivement révolutionnaires. De manière analogue, lorsque Guattari rédige les textes qui composent La Révolution moléculaire, l’attention au révolutionnaire moléculaire n’est pas du tout coupée d’une dimension révolutionnaire générale : « Il n’y a pas d’un côté une lutte particulière à mener dans les entreprises avec les ouvriers, une autre dans les hôpitaux avec les malades et une troisième dans l’université avec les étudiants. Le problème de l’université, on l’a bien vu en 68, n’est pas celui des étudiants et des professeurs, c’est le problème de l’ensemble de la société ». Le molaire et le moléculaire ne sont pas deux réalités opposées et étanches, qui renverraient, la première, au « macro », et la deuxième au microsocial, mais ce sont les deux termes d’un mouvement par lequel le moléculaire fait fuir l’ordre molaire, où l’instituant vient subvertir l’institué.
Un tel rapport entre le molaire et le moléculaire est d’autant plus à interroger si l’on considère le travail de Guattari autour de l’écosophie, qui questionne les modalités par lesquelles il devient possible d’agir en vue de sortir de « l’impasse planétaire ». Guattari essaie ainsi de penser des conditions de mutations qui ne seraient pas tributaires d’une dialectique historique toute constituée ou de la fiction du « grand soir » : non une révolution mais un processus révolutionnaire multiple, impliquant des fractures et mutations locales, relatives, collectives et incessantes.
Ce sont ces préoccupations que rejoignent, dans ce numéro, les diverses expériences de terrain qui sont évoquées. Du côté des femmes en lutte, celles de Tunisie sont présentées par l’expérience et la réflexion de Samia Ammar au tournant des révolutions arabes. Celles du groupe « Femmes en lutte 93 », en région parisienne, racontent de quelle manière elles articulent luttes LGBT, féminisme populaire et internationalisme. Et Marc Estève présente poétiquement la liste des Sans-voix dans le 18ème arrondissement de Paris – ceux qui, venus de pays divers, veulent avoir voix au chapitre dans les décisions qui les concernent sur le territoire français.
Peut-être que ces réalités diverses trouveraient une articulation à travers le concept de précarité, que Judith Butler met en avant, comme possible dénominateur commun des mouvements populaires contemporains.
Dans le monde du travail, François Longérinas analyse l’autogestion mise en place par les Fralibs en 2010, et Philippe Borel rencontre certains de ceux qui tentent d’inventer des formes alternatives de solidarité économique et sociale. Sur le site emblématique de ND des Landes, Philippe Coutant met en évidence un rapport au politique qui n’est plus séparé de la vie, et la manière dont ce nouveau rapport s’affronte à la répression policière.
Ce qui caractérise ces luttes en cours est leur transversalité et leur conscience internationale : les Fralibs créent des relations avec des coopératives de production du Viêtnam, la Zad interagit avec les Italiens militant autour de Turin contre le tracé du TGV, les femmes du 93 se lient à toutes celles venues d’ailleurs, avec ou sans papiers, les initiatives alternatives de Romans sur Isère s’inspirent de modèles indiens ou latino-américains. Et l’on voit qu’agir contre l’implantation d’un aéroport conduit à repenser le rapport à la production, à la sexualité, au travail, à la communauté.
Saïd Bouamama, dans son livre Figures de la révolution africaine, souligne que ces croisements étaient présents dès les années 1950. L’échec historique des révolutions dont il parle est lié au fait que les interactions dont elles avaient besoin ont été empêchées, violemment bloquées, dans des processus de fragmentation intentionnellement produits par le jeu de la corruption et de l’ethnicisation, alors que s’ébranlait contre elles le rouleau compresseur de la globalisation, prenant le relais des politiques coloniales.
C’est aussi ce processus de fragmentation qu’analyse Hamit Bozarslan dans le Moyen-Orient contemporain, en Syrie ou en Libye, en montrant comment il conduit à une brutalisation du politique, s’opposant au potentiel d’un devenir révolutionnaire. La violence révolutionnaire s’avère parfois nécessaire : elle ne l’est qu’en réaction à l’ultra-violence qui fait obstruction au devenir politique. Et la foule révolutionnaire, comme l’écrit Sophie Wahnich, loin de pouvoir être rabattue sur une dimension primitive et sauvage, est aussi animée par cette forme de jubilation qui porte la vitalité d’un collectif.
C’est de tout ce potentiel moléculaire dont était porteur le Yiddishland, tel que le racontent Jean-Marc Izrine et Alain Brossat, en tant que forme de déterritorialisation révolutionnaire – à l’encontre de ce qu’est devenu l’Etat d’Israël dans sa constitution molaire, identitaire et violente.
Jon Solomon met en évidence le potentiel révolutionnaire dans le Printemps de Taïwan de 2014, analysant conjointement le sens d’une occupation du Parlement et celui d’un travail sur la traduction, sur la transmission et les modes de communication qui ne passent pas par les médias communicationnels dominants.
Le Guattari Group témoigne, par son expérience d’Occupy New York, de la reconfiguration des pensées et relations que ce mouvement a engendrée. Et c’est à ce type d’expérience que pourrait être relié ce qu’Orazio Irrera, analysant la pensée de Foucault, désigne comme une généalogie de la subjectivité militante, portée par la force des émotions et engagée dans une problématique du courage. Car le devenir révolutionnaire, comme toute forme d’opposition au pouvoir et à la domination, est marqué par le risque, et le militantisme ne peut alors se vivre sans danger. N’est-ce pas ce que dit le destin de la plupart des penseurs combattants de l’Afrique de la décolonisation, enlevés, torturés et assassinés, de Patrice Lumumba à Amilcar Cabral ? La question du risque et de l’inégalité des risques dans le militantisme est aussi ce que souligne ici Alain Brossat, revenant sur la période du coup d’Etat pinochétiste de 1973, sur l’écart entre le vécu des militants latino-américains et celui des militants européens, engagés de loin dans ce combat.
La condamnation de l’idéal et des pratiques révolutionnaires est de fait utile à la légitimation de l’ordre actuel du monde – ordre inégalitaire, injuste, raciste, hétérosexiste, mortifère et psychiquement destructeur, qui s’efforce par cette condamnation de produire les situations et subjectivités nécessaires à son existence. S’il n’est pas question de nier les échecs des révolutions qui jalonnent l’histoire, encore moins de fermer les yeux sur les vies massacrées que ces révolutions ont produites, il faut cependant se demander si ce que montre l’histoire est suffisant pour faire de nous-mêmes les complices de ce qui est fait du monde, pour nous satisfaire d’un réformisme qui ne remet finalement pas grand-chose en cause et sert le plus souvent de masque à une domination plus destructrice.
Le travail artistique de Dan Mihaltianu, auteur des images de ce numéro, et auquel est consacré un entretien, pousse ainsi à interroger une cyclicité du devenir révolutionnaire : non la forme sclérosée des « révolutions » historiques d’Europe de l’Est, pas davantage les « libérations » factices produites par la chute des régimes qui en étaient issus, mais un mouvement perpétuel de subjectivation par lequel se produit aussi une dynamique d’échanges esthétiques et politiques. Pierre Macherey propose en ce sens de valoriser les espaces d’intervention hétérodoxes qui peuvent apparaître comme de nouvelles possibilités du devenir révolutionnaire pour les subjectivités autant que pour le social. Florent Gabarron-Garcia, à travers une expérience de clinique infantile, montre que la grande Histoire s’invite au cœur des subjectivités individuelles, là où on ne l’attendait pas, mais où il faut pourtant la débusquer pour rendre possible une autre thérapeutique. Elias Jabre perçoit les intensités d’un devenir révolutionnaire dans la fiction neuronale ID-O, et René Schérer dans les multiples reconfigurations de l’affrontement au ressentiment.
Ne s’agirait-il pas aussi, en définitive, de définir l’ennemi ? Ou plutôt de s’interroger différemment sur ce qui est à affronter dans notre présent ? L’idée de révolution émerge dans un contexte historique dont elle est tributaire, contexte occidental, relatif à une représentation du pouvoir dans laquelle celui-ci est compris comme l’action d’un groupe défini sur un autre, d’une institution sur un ensemble d’individus, action qui essentiellement réprime et empêche. Il s’agirait alors, et il suffirait, pour « être révolutionnaire », de s’opposer à cet ennemi homogène, clairement identifié (l’Etat, le Capital, etc.). Mais si l’on considère les analyses du pouvoir menées par Foucault, ou celles que Guattari consacre à ce qu’il appelle le « Capitalisme Mondial Intégré », cette identification évidente de l’ennemi semble devoir être complexifiée. Si le pouvoir est diffus, s’il consiste moins à réprimer qu’à gérer et inciter, s’il enveloppe un ensemble de dimensions multiples et hétérogènes, comment identifier « l’ennemi », le combattre ?  Cette dissémination du pouvoir, dans ses dimensions actuelles, impliquerait de repenser les rapports de force et les stratégies, de repenser les formes de résistance, en reconfigurant l’idée de révolution. Il s’agit, au-delà des désenchantements, et dans une perspective critique à l’égard d’une globalisation « démocratique », catastrophique et violente, de rouvrir la question d’une pensée des devenirs, des tactiques efficaces, et d’en retrouver le tranchant.
Christiane Vollaire, Valentin Schaepelynck, Florent Gabarron-Garcia, Jean-Philippe Cazier, Marco Candore
Devenirs révolutionnaires / octobre 2014
Édito de la revue Chimères n°83

Photo Dan Mihaltianu

dan C 83

Présentation de Théories et pratiques écologiques – de l’écologie urbaine à l’imagination environnementale / Ouvrage collectif sous la direction de Manola Antonioli / Installation Francine Garnier / Performance Alain Engelaere – Aude Antanse – Marco Candore / Galerie Dufay/Bonnet / Jeudi 3 avril, Paris

La plupart des textes réunis dans cet ouvrage s’inscrivent dans les traces de l’écosophie guattarienne, pour la prolonger, la critiquer ou la remettre en question. En 1989, dans Les Trois écologies, Félix Guattari affirmait qu’il est impossible de séparer les phénomènes de déséquilibre écologique qui menacent aujourd’hui la planète de la détérioration qui affecte en même temps nos intelligences, nos sensibilités, nos modes de vie : il s’agit désormais de penser « ensemble » la sauvegarde et la réinvention de notre environnement naturel, psychique et social. L’écosophie est présentée donc comme le projet (philosophique, politique et esthétique) d’une nouvelle articulation complexe et désormais indispensable « entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine ». L’objet écosophique ne se ramène donc pas à un objectif défini de façon univoque ou à un projet politique traditionnel, mais constitue plutôt une passerelle transversaliste entre des domaines hétérogènes, dans une perspective fondamentalement hétérogénétique et re-singularisante. Il implique une remise en question permanente des institutions existantes, mais également une ouverture attentive aux mutations subjectives de notre époque, une vision radicalement transformée de la société, de la nature et de la technique, la nécessité de repenser et de réinventer sans cesse nos environnements.
(…) L’intention première de cet ouvrage est celle de donner un aperçu global des champs théoriques et pratiques où une nouvelle pensée des environnements et des natures/cultures est en train aujourd’hui de prendre forme, dans l’espoir qu’il puisse contribuer à l’ouverture des possibles que le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa appelle de ses vœux dans sa contribution, ouverture nécessaire pour que nous puissions espérer nous soustraire aux menaces d’étouffement, d’ordre théorique, politique, esthétique et existentiel qui pèsent sur nous de toutes parts.
Manola Antonioli
Théories et pratiques écologiques :
de l’écologie urbaine à l’imagination environnementale
/ 2014
Présentation du livre / Installation et performance JEUDI 3 AVRIL 2014

GALERIE DUFAY/BONNET
Cité artisanale – 63 rue Daguerre – Paris 14ème

francinegarnier.com
mecanoscope.com

visuel 3 avril
Fly 3 avril

Des voix en faveur des animaux – Une fantaisie sur la représentation des animaux / Peter Sloterdijk (texte inédit) / Chimères n°81 / Bêt(is)es

Le pré-monde dans le monde
Il est une séparation des pouvoirs (Gewalten) dont la philosophie politique ne sait rien. Nous devons à la mythologie grecque d’inoubliables intuitions (Intuitonen) quant aux drames primitifs qui se jouent dans les profondeurs entièrement voilées de l’Être bien avant qu’un quelconque monde ordonné puisse émerger. Si les êtres et les choses qui adviennent au monde (Welt-Geschehen) ne se laissent pas encore d’eux-mêmes représenter (darstellt) – comme voudra nous le faire croire par la suite une philosophie plus édifiante – au sein des cercles paisibles de l’ordonnancement de l’Être, mais déterminent bien plutôt une position (Stellung) dans l’affrontement des puissances (Mächte) cosmogoniques, alors chaque état du monde (Welt-Zustand), dans son actualité, ne peut être compris que comme une « posture » (Lage), au sens stratégique que ce mot revêt. Les âges du monde (Weltalter) et le canon des divinités portent l’empreinte de cet affrontement initial. Mêmes les formes politiques selon lesquelles s’organise la vie des hommes, leur existence au sein d’empires et de cités, reposent sur les fondements éphémères d’un ordonnancement de l’Être, lequel n’est que le résultat provisoire de l’affrontement formidable qui se joue dans les profondeurs entre les puissances (Mächte). Il est dans la nature des choses que les puissances colossales – celles-là mêmes que les Grecs attribuaient aux Titans – préparent leur percée, telle une source trop longtemps comprimée dans le sous-sol dont la puissance s’accumule pour jaillir brutalement. Les conteurs de mythes de la période classique étaient bien conscients que le règne des dieux olympiens sous le commandement de Zeus ne constituait rien d’autre qu’un compromis historique. Le monde antérieur au règne des dieux de l’Olympe, situé dans les profondeurs, où bouillonnent les éléments premiers et le titanesque, le surpuissant et le monstrueux, a été momentanément mis en sommeil, mais il peut à tout instant se réveiller ; il est recouvert par le vernis des images (Bilder) de la représentation du monde (Welt-Anschauung) qui a pris forme au-dessus de lui ; les abstractions (Abstraktionen) olympiennes le rendent difficilement perceptible.
Mais dans la mesure où les inventions techniques des dieux de l’Olympe sont utilisées par les hommes pour la commodité de la vie civilisée, en leur apportant stabilité et sécurité, la victoire des nouveaux dieux sur les anciens trouve dans l’établissement du monde des hommes une sorte de prolongement. Les hommes jouissent du statu quo en recueillant les fruits de la domestication du monstrueux. Ils mettent dans leurs fourneaux l’élément volcanique – le feu ; ils transportent la mer dans leurs cruches ; ils laissent la tempête se déchaîner dans leurs voiles ; ils offrent l’occasion à la Terre mère d’exercer ses pouvoirs de croissance dans leurs champs ; ils domestiquent les forces élémentaires de la reproduction pour mieux sélectionner les espèces animales.
Les conteurs de mythes n’ignoraient pas que l’ordre paisible du règne olympien n’était qu’un simple cessez-le-feu, conquis de haute lutte aux temps préhistoriques de la guerre des dieux, qu’un nouveau soulèvement des puissances (Mächte) pré-olympiennes pouvait rompre à tout instant. La séparation des pouvoirs (Gewalten) n’est jamais achevée une bonne fois pour toutes, parce qu’elle est elle-même la bataille de formation du monde (weltbidende Streit). Il en va dans cette guerre mondiale de l’indemnisation des sans-part, de ceux dont l’existence est toujours ramenée au simple paraître (Schein) – il en va de la représentation (Repräsentation) du pré-monde dans le monde. Ce que l’on appelle la civilisation n’est jamais rien d’autre qu’une pause dans la bataille interminable qui oppose la puissance (Gewalt) des éléments au pouvoir (Macht) configuré.
La civilisation ne s’est-elle pas vue par là prescrire une tâche qu’il ne lui est pas possible d’accomplir ? Car si les éléments, comme forces pures et irréfléchies de la nature, précèdent toute représentation (Repräsentation), alors comment l’irreprésentable (Unrepräsentierbaren) peut-il se voir attribuer un lieu, une place, une voix, dans l’ordre représentatif (repräsentativen Ordnung) ? L’archaïque peut-il trouver une représentation (Vertretung) dans le monde contemporain, qui ne soit pas une manière de reconduire par d’autres moyens la mise sous tutelle initiale dont il a fait l’objet ?
Peter Sloterdijk
Des voix en faveur des animaux
Une fantaisie sur la représentation des animaux
/ 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

P. Sloterdijk / « Stimmen für Tiere. Phantasie über animalische Repräsentation ». Cet article a été initialement écrit pour accompagner le catalogue de l’exposition Herausforderung Tier : Von Beuys bis Kabakov qui s’est tenue entre le 15 avril et le 30 juillet 2000 à la Städtische Galerie de Karlsruhe. Il a été publié dans le volume éponyme dirigé par Regina Haslinger aux éditions Prestel (Munich-Londres- New York, 2000, p. 128-133).
Nous remercions Peter Sloterdijk de nous avoir gracieusement autorisés à en publier une traduction. / Comité de rédaction de la revue Chimères

maurizio-cattelan-otruch

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