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Il n’y a pas de bon sens de l’histoire / Pierre Macherey / Chimères n°83 – Devenirs révolutionnaires

Jean-Philippe Cazier : Qu’est-ce qui serait révolutionnaire dans la façon dont Marx pense la révolution ?

Pierre Macherey : Marx ne s’est pas contenté de « penser la révolution », il s’est posé la question de savoir comment la faire concrètement, en l’intégrant au devenir réel du monde humain. Ce faisant, il s’est confronté à une difficulté dont les enjeux sont théoriques et pratiques. Il fallait concevoir les lois d’un devenir obéissant à ses nécessités propres et il fallait trouver les moyens, en faisant fond sur ces lois, d’intervenir sur ce devenir, pour en modifier le rythme ou lui imprimer une nouvelle orientation. La première exigence relève d’une logique de l’être, qui se situe dans une perspective de conservation, la seconde d’une logique du devoir-être, qui se situe dans une perspective d’innovation. Marx a cru surmonter cette contradiction avec le schéma de la dialectique hégélienne, sous condition que celle-ci soit « remise sur ses pieds ». De ce schéma se dégage la représentation d’une histoire ayant en elle-même le principe de sa Veränderung (devenir), qui ne soit pas réductible à une somme d’accidents externes, aléatoires. Pour adapter cette représentation au projet d’une politique matérialiste, il devait suffire d’assigner comme moteur à ce devenir le développement naturel des forces productives et des rapports de production, dont les interactions engendrent la lutte des classes. Le problème est que ce « renversement », ce passage d’une dialectique idéaliste à une dialectique matérialiste, laisse intacte la conception d’une histoire qui ne s’en dirige pas moins vers ses fins, à la jointure entre être et devoir-être, dans une perspective eschatologique. Ce qui est discutable, c’est la prétention de retotaliser l’ensemble des éléments qui interviennent dans le processus historique, en présupposant qu’ils doivent converger, faisant ainsi l’objet d’une représentation globale dont le fait révolutionnaire constitue l’un des moments. La question est alors de savoir si la conjoncture est ou non en soi révolutionnaire, ce qui est la condition pour qu’elle le soit aussi pour soi, en devenant la cible de l’action qui vise à la transformer. Cette question, qui se veut pratique, est en réalité purement théorique. Dans les faits, la conjoncture n’est jamais tout à fait révolutionnaire, programmée dans le cadre du devenir historique considéré dans son ensemble de telle manière que la révolution puisse ou doive y advenir. Ce qui signifie que la conjoncture est aussi toujours révolutionnaire, par un côté qui demeure à découvrir, et qui n’est pas fatalement le « bon » côté, celui qui regarde dans le sens où l’histoire, d’elle-même, est censée se diriger.
Il faut renoncer à voir les choses sous cet angle et prendre acte que, dans les faits, ça ne marche pas. L’idée de la grande Révolution, celle de la « lutte finale » qui, d’un seul coup bien placé, doit tout changer en bloc, a fait son temps. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut abandonner tout projet révolutionnaire, mais revoir l’allure générale de ce projet, en l’inscrivant dans une perspective non de globalisation et de concentration, mais de division et de dispersion. Apprendre à le décliner au pluriel, ce qui est le moyen d’en réconcilier les aspects objectifs et subjectifs, plutôt qu’assumer un projet de rupture définitive, répondant à la formule « classe contre classe » et/ou élaboré sous forme de programme ou de ligne sous la responsabilité d’une élite dirigeante. Les acteurs réels du devenir historique n’ont d’espoir de résister au système dans lequel ils sont pris dès leur naissance, et qui constitue la clé d’un assujettissement qui fait d’eux des sujets soumis au jeu clivant des normes, qu’en s’engageant dans des luttes partielles, souvent improvisées, qui profitent des occasions dans lesquelles ce système laisse émerger les équivoques et les contradictions sur lesquelles il est bâti et dont il ne parvient pas à effacer tout à fait la marque. Une politique matérialiste, pour autant qu’elle ne dispose d’aucune légitimité a priori, ne peut qu’être pragmatique, éclectique. Pour reprendre la maxime de Bonaparte : on avance et puis on voit. Que l’histoire n’aille nulle part, c’est une perspective d’ouverture, une chance dont il serait absurde de ne pas se saisir.
Pierre Macherey
Il n’y a pas de bon sens de l’histoire / 2014
Extrait de l’entretien publié dans Chimères n°83

Photo : Dan Mihaltaniu

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Chimères n°83 Devenirs révolutionnaires / sommaire complet

Éditorial Christiane Vollaire, Valentin Schaepelynck, Florent Gabarron-Garcia, Jean-Philippe Cazier, Marco Candore, Devenirs révolutionnaires

Concept
Judith Butler, Démocratie radicale. Entretien avec Jean-Philippe Cazier.
Pierre Macherey, Il n’y a pas de bon sens de l’histoire. Entretien avec Jean-Philippe Cazier.
Orazio Irrera, Michel Foucault – Une généalogie de la subjectivité militante

Politique
Alain Brossat, Un geste actif perpétuellement
Hamit Bozarslan, Des tentatives révolutionnaires à l’heure des fragmentations sociales. Entretien avec Christiane Vollaire.
René Schérer, Des modalités du ressentiment dans les devenirs révolutionnaires

Agencements
Hanane et Sy, Femmes en lutte 93. Entretien avec Valentin Schaepelynck.
Samia Ammar, Autour de la condition féminine en Tunisie
François Longérinas, Les Fralibs, de la résistance ouvrière à l’alternative coopérative
Alain Brossat, Jean-Marc Izrine, Le Yiddishland, une déterritorialisation révolutionnaire. Entretien avec Marco Candore.
Sophie Wahnich, L’auto-contrôle de la cruauté des foules révolutionnaires

Esthétique
Dan Mihaltianu, Vie liquide et plaques tournantes. Entretien avec Christiane Vollaire.
Marc Estève, Tresse solidaire

Terrain
Jon Solomon, Le Printemps de Taïwan : quand les Transformers envahissent les boîtes noires
Philippe Borrel, L’urgence de ralentir. Entretien avec Alexandra de Séguin.
Philippe Coutant, Réinventer le politique : autour de la ZAD de N.D. des Landes
Group Guattari New York, Devenir planétaire

Clinique
Florent Gabarron-Garcia, Lucille et la guerre – Clinique, Histoire et Socius

Fiction
Elias Jabre, ID-O

LVE (Lu-Vu-Entendu)
Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine, par Christiane Vollaire
Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, par Jean-Philippe Cazier
Michel Pastoureau, Histoire d’une couleurLe vert, par Anne Querrien

Chimères n°83 / Devenirs révolutionnaires / octobre 2014

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Devenirs révolutionnaires / édito Chimères n°83 / Christiane Vollaire, Valentin Schaepelynck, Florent Gabarron-Garcia, Jean-Philippe Cazier, Marco Candore

Pour Deleuze et Guattari, s’éloigner de « l’histoire » et de la « révolution » pour valoriser les « devenirs révolutionnaires » a consisté en une tentative de soustraire l’analyse au sempiternel « échec de la révolution » afin de rendre possible une attention au présent vivant des luttes.
La distinction faite par Deleuze entre la révolution et le devenir révolutionnaire appelle à repenser « la révolution » pour faire émerger des réalités et des possibles effectivement révolutionnaires. De manière analogue, lorsque Guattari rédige les textes qui composent La Révolution moléculaire, l’attention au révolutionnaire moléculaire n’est pas du tout coupée d’une dimension révolutionnaire générale : « Il n’y a pas d’un côté une lutte particulière à mener dans les entreprises avec les ouvriers, une autre dans les hôpitaux avec les malades et une troisième dans l’université avec les étudiants. Le problème de l’université, on l’a bien vu en 68, n’est pas celui des étudiants et des professeurs, c’est le problème de l’ensemble de la société ». Le molaire et le moléculaire ne sont pas deux réalités opposées et étanches, qui renverraient, la première, au « macro », et la deuxième au microsocial, mais ce sont les deux termes d’un mouvement par lequel le moléculaire fait fuir l’ordre molaire, où l’instituant vient subvertir l’institué.
Un tel rapport entre le molaire et le moléculaire est d’autant plus à interroger si l’on considère le travail de Guattari autour de l’écosophie, qui questionne les modalités par lesquelles il devient possible d’agir en vue de sortir de « l’impasse planétaire ». Guattari essaie ainsi de penser des conditions de mutations qui ne seraient pas tributaires d’une dialectique historique toute constituée ou de la fiction du « grand soir » : non une révolution mais un processus révolutionnaire multiple, impliquant des fractures et mutations locales, relatives, collectives et incessantes.
Ce sont ces préoccupations que rejoignent, dans ce numéro, les diverses expériences de terrain qui sont évoquées. Du côté des femmes en lutte, celles de Tunisie sont présentées par l’expérience et la réflexion de Samia Ammar au tournant des révolutions arabes. Celles du groupe « Femmes en lutte 93 », en région parisienne, racontent de quelle manière elles articulent luttes LGBT, féminisme populaire et internationalisme. Et Marc Estève présente poétiquement la liste des Sans-voix dans le 18ème arrondissement de Paris – ceux qui, venus de pays divers, veulent avoir voix au chapitre dans les décisions qui les concernent sur le territoire français.
Peut-être que ces réalités diverses trouveraient une articulation à travers le concept de précarité, que Judith Butler met en avant, comme possible dénominateur commun des mouvements populaires contemporains.
Dans le monde du travail, François Longérinas analyse l’autogestion mise en place par les Fralibs en 2010, et Philippe Borel rencontre certains de ceux qui tentent d’inventer des formes alternatives de solidarité économique et sociale. Sur le site emblématique de ND des Landes, Philippe Coutant met en évidence un rapport au politique qui n’est plus séparé de la vie, et la manière dont ce nouveau rapport s’affronte à la répression policière.
Ce qui caractérise ces luttes en cours est leur transversalité et leur conscience internationale : les Fralibs créent des relations avec des coopératives de production du Viêtnam, la Zad interagit avec les Italiens militant autour de Turin contre le tracé du TGV, les femmes du 93 se lient à toutes celles venues d’ailleurs, avec ou sans papiers, les initiatives alternatives de Romans sur Isère s’inspirent de modèles indiens ou latino-américains. Et l’on voit qu’agir contre l’implantation d’un aéroport conduit à repenser le rapport à la production, à la sexualité, au travail, à la communauté.
Saïd Bouamama, dans son livre Figures de la révolution africaine, souligne que ces croisements étaient présents dès les années 1950. L’échec historique des révolutions dont il parle est lié au fait que les interactions dont elles avaient besoin ont été empêchées, violemment bloquées, dans des processus de fragmentation intentionnellement produits par le jeu de la corruption et de l’ethnicisation, alors que s’ébranlait contre elles le rouleau compresseur de la globalisation, prenant le relais des politiques coloniales.
C’est aussi ce processus de fragmentation qu’analyse Hamit Bozarslan dans le Moyen-Orient contemporain, en Syrie ou en Libye, en montrant comment il conduit à une brutalisation du politique, s’opposant au potentiel d’un devenir révolutionnaire. La violence révolutionnaire s’avère parfois nécessaire : elle ne l’est qu’en réaction à l’ultra-violence qui fait obstruction au devenir politique. Et la foule révolutionnaire, comme l’écrit Sophie Wahnich, loin de pouvoir être rabattue sur une dimension primitive et sauvage, est aussi animée par cette forme de jubilation qui porte la vitalité d’un collectif.
C’est de tout ce potentiel moléculaire dont était porteur le Yiddishland, tel que le racontent Jean-Marc Izrine et Alain Brossat, en tant que forme de déterritorialisation révolutionnaire – à l’encontre de ce qu’est devenu l’Etat d’Israël dans sa constitution molaire, identitaire et violente.
Jon Solomon met en évidence le potentiel révolutionnaire dans le Printemps de Taïwan de 2014, analysant conjointement le sens d’une occupation du Parlement et celui d’un travail sur la traduction, sur la transmission et les modes de communication qui ne passent pas par les médias communicationnels dominants.
Le Guattari Group témoigne, par son expérience d’Occupy New York, de la reconfiguration des pensées et relations que ce mouvement a engendrée. Et c’est à ce type d’expérience que pourrait être relié ce qu’Orazio Irrera, analysant la pensée de Foucault, désigne comme une généalogie de la subjectivité militante, portée par la force des émotions et engagée dans une problématique du courage. Car le devenir révolutionnaire, comme toute forme d’opposition au pouvoir et à la domination, est marqué par le risque, et le militantisme ne peut alors se vivre sans danger. N’est-ce pas ce que dit le destin de la plupart des penseurs combattants de l’Afrique de la décolonisation, enlevés, torturés et assassinés, de Patrice Lumumba à Amilcar Cabral ? La question du risque et de l’inégalité des risques dans le militantisme est aussi ce que souligne ici Alain Brossat, revenant sur la période du coup d’Etat pinochétiste de 1973, sur l’écart entre le vécu des militants latino-américains et celui des militants européens, engagés de loin dans ce combat.
La condamnation de l’idéal et des pratiques révolutionnaires est de fait utile à la légitimation de l’ordre actuel du monde – ordre inégalitaire, injuste, raciste, hétérosexiste, mortifère et psychiquement destructeur, qui s’efforce par cette condamnation de produire les situations et subjectivités nécessaires à son existence. S’il n’est pas question de nier les échecs des révolutions qui jalonnent l’histoire, encore moins de fermer les yeux sur les vies massacrées que ces révolutions ont produites, il faut cependant se demander si ce que montre l’histoire est suffisant pour faire de nous-mêmes les complices de ce qui est fait du monde, pour nous satisfaire d’un réformisme qui ne remet finalement pas grand-chose en cause et sert le plus souvent de masque à une domination plus destructrice.
Le travail artistique de Dan Mihaltianu, auteur des images de ce numéro, et auquel est consacré un entretien, pousse ainsi à interroger une cyclicité du devenir révolutionnaire : non la forme sclérosée des « révolutions » historiques d’Europe de l’Est, pas davantage les « libérations » factices produites par la chute des régimes qui en étaient issus, mais un mouvement perpétuel de subjectivation par lequel se produit aussi une dynamique d’échanges esthétiques et politiques. Pierre Macherey propose en ce sens de valoriser les espaces d’intervention hétérodoxes qui peuvent apparaître comme de nouvelles possibilités du devenir révolutionnaire pour les subjectivités autant que pour le social. Florent Gabarron-Garcia, à travers une expérience de clinique infantile, montre que la grande Histoire s’invite au cœur des subjectivités individuelles, là où on ne l’attendait pas, mais où il faut pourtant la débusquer pour rendre possible une autre thérapeutique. Elias Jabre perçoit les intensités d’un devenir révolutionnaire dans la fiction neuronale ID-O, et René Schérer dans les multiples reconfigurations de l’affrontement au ressentiment.
Ne s’agirait-il pas aussi, en définitive, de définir l’ennemi ? Ou plutôt de s’interroger différemment sur ce qui est à affronter dans notre présent ? L’idée de révolution émerge dans un contexte historique dont elle est tributaire, contexte occidental, relatif à une représentation du pouvoir dans laquelle celui-ci est compris comme l’action d’un groupe défini sur un autre, d’une institution sur un ensemble d’individus, action qui essentiellement réprime et empêche. Il s’agirait alors, et il suffirait, pour « être révolutionnaire », de s’opposer à cet ennemi homogène, clairement identifié (l’Etat, le Capital, etc.). Mais si l’on considère les analyses du pouvoir menées par Foucault, ou celles que Guattari consacre à ce qu’il appelle le « Capitalisme Mondial Intégré », cette identification évidente de l’ennemi semble devoir être complexifiée. Si le pouvoir est diffus, s’il consiste moins à réprimer qu’à gérer et inciter, s’il enveloppe un ensemble de dimensions multiples et hétérogènes, comment identifier « l’ennemi », le combattre ?  Cette dissémination du pouvoir, dans ses dimensions actuelles, impliquerait de repenser les rapports de force et les stratégies, de repenser les formes de résistance, en reconfigurant l’idée de révolution. Il s’agit, au-delà des désenchantements, et dans une perspective critique à l’égard d’une globalisation « démocratique », catastrophique et violente, de rouvrir la question d’une pensée des devenirs, des tactiques efficaces, et d’en retrouver le tranchant.
Christiane Vollaire, Valentin Schaepelynck, Florent Gabarron-Garcia, Jean-Philippe Cazier, Marco Candore
Devenirs révolutionnaires / octobre 2014
Édito de la revue Chimères n°83

Photo Dan Mihaltianu

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