Certains manuels du champ psychanalytique n’hésitent pas à suggérer que Freud aurait été étonné de l’implication du mouvement psychanalytique français autour de mai 1968 (1). Le milieu analytique dominant contemporain estime que, depuis ces années « d’errance », la psychiatrie et la psychanalyse auraient enfin atteint « l’âge de raison » : la « malheureuse parenthèse du militantisme » dans l’histoire de la psychanalyse serait close (2). Dans un précédent article, nous avions montré comment la critique du freudo-marxisme par les disciples patentés de Freud et de Lacan relevait de l’idéologie : la psychanalyse échouait dans l’impasse du psychanalysme (3). Nous poursuivons ici notre critique en dévoilant un autre motif de ce dernier, relatif à la manière d’écrire ou de réécrire l’histoire de la discipline psychanalytique. La décrédibilisation de l’entreprise freudo-marxiste n’était pas suffisante : il fallait « purifier » la psychanalyse. Axiomatisant la notion de « l’or pur de la psychanalyse (4) », le psychanalysme impose alors un choix impossible : ou bien « l’illusion fantasmatique du politique » ou bien « l’éthique du Sujet et sa vérité ». Une fois « dégrisé des idéaux », il ne se peut pas que le psychanalyste soit (ou ait été) militant… sauf de la psychanalyse (5). Les « dangereux excès politiques » de l’Anti-Œdipe ou d’un Reich indiqueraient leur « méconnaissance de la clinique ». Il ne s’agirait, du reste, que de « figures isolées » et bien « marginales ». Jones n’avait-il pas rapporté que Freud était sans couleur politique, sinon celle de la « chair (6) » ? La position du maître viennois était donc censée relever de « l’indifférentisme », soit le « parti pris… de n’en n’avoir pas » (7). Dans le même temps, cette vulgate mettait également en avant une historiographie bien particulière relative aux rapports des analystes avec l’armée dans l’entre-deux-guerres (8). Freud ne découvrait-il pas en effet la compulsion de répétition mortifère avec le problème des traumatismes de guerre ? Dès lors, « l’indifférentisme freudien » se doublait du « pessimisme freudien », cause d’une glose infinie et convenue du psychanalysme. Mais c’est ainsi qu’étaient relégués dans l’ombre d’autres faits d’histoire pourtant cruciaux.
Quiconque se penche en effet sur les pratiques analytiques découvre une tout autre histoire que la fable unilatérale et pessimiste promue par le psychanalysme. En effet, les analystes des années 1920 baignaient dans un contexte révolutionnaire et les candidats à l’analyse, pas plus que Freud, n’étaient des conservateurs (9). C’est ainsi qu’ils fondèrent la policlinique de Berlin dont l’orientation politique s’exprime jusque dans son choix orthographique : le « i » de policlinique signifiait le politique, la cité, et l’aide à une population démunie (10). À l’instar de Berlin, plusieurs institutions voient ainsi le jour à partir de préoccupations relatives à la « justice sociale » (11). De plus, si on élargit la focale d’analyse historique de cette séquence de l’entre-deux-guerres à celle des analystes politisés de l’après-guerre française et de la fin des années 1960, on relèvera sans peine, non seulement une forme de continuité dans leurs préoccupations, mais plus encore une filiation. Freud n’aurait pas été étonné du mouvement psychanalytique autour de mai 1968. In fine, c’est bien la promotion de « l’indifférentisme » en analyse qui pose question : comment rendre compte de cette histoire occultée des pratiques analytiques ? Le traitement si particulier des figures emblématiques de la psychanalyse engagée (comme Reich ou Guattari) allait se révéler en réalité consubstantiel à une autre opération qui venait réifier la psychanalyse.
Florent Gabarron-Garcia
Pour une histoire populaire de la psychanalyse.
De quoi Ernest Jones est-il le nom ? / 2015
Extrait de l’article publié dans Actuel Marx 2015/2 (n° 58)
http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2015-2-page-159.htm
1 Mijolla Alain, Mijolla-Mellor Sophie, Psychanalyse, Paris, Puf, 1996, p. 792.
2 Déclaration de Jacques Hochmann au séminaire Utopsy.
3 Gabarron-Garcia Florent, « Psychanalyse du cuirassé Potemkine », Actuel Marx, n° 52, 2012, pp. 48-61. Pour rappel : le psychanalysme participe de la domination et de la fabrication de l’idéologie en un « sens marxiste classique » comme « ensemble des productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination ».
4 Il s’agirait d’opposer ainsi « l’or pur de la psychanalyse » au « plomb des psychothérapies ». Or, c’est là une erreur de traduction de Bernam du texte de Freud qui en inverse le sens, comme nous le verrons.
5 Miller Jacques-Alain, « Lacan et la politique », Cités, n° 16, 2003, pp. 105-123.
6 Jones Ernest, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Tome III, Paris, Puf, 2006, p. 389.
7 Assoun Paul-Laurent, « Freudisme et indifférentisme politique », Hermès, n° 5-6, 1989, p. 346.
8 Sokolowski Laura, Freud et les Berlinois, Paris, L’Harmattan, 2013.
9 Pappenheim Else, « Politik und Psychoanalyse in Wien vor 1938 », Psyche, n° 43, vol. 2, 1989, pp. 120-141 ; Federn Ernst, « Psychoanalyse und Politik. Ein historischer Überblick », Psychologie und Geschichte, n° 3, 1992 pp. 88-93.
10 Écrit avec un y, il se rattache à la racine du mot grec polus et désigne une clinique apte à donner des soins divers.
11 Danto Ann Elizabeth, Freud’s Free Clinics : Psychoanalysis and Social Justice, 1918-1938, New York, Columbia University Press, 2005.