L’écriture n’a pas pour objet de précipiter le politique.
La notion de centre, de périphérie, je me souviens que je l’ai désignée dans la Lézarde, où, pour parler de la France et de Paris et du gouvernement, j’emploie le mot « Centre » avec un C majuscule.
C’est alors la première fois que j’utilise ce mot. Le problème est qu’en fait j’écris la Lézarde alors que je me trouve déjà en France. C’est-à-dire déjà dans le Centre. On ne peut bien comprendre le rapport d’une centre à une périphérie qu’en faisant l’expérience du Centre. parce que le centre se déplace comme centre, mais ne rapporte ce qu’il est qu’en se démarquant comme Centre. La figuration du centre peut apparaître comme mythique, vue de la périphérie.
Ecrivant dans le Centre, on commence à percevoir que peut-être il y a une pensée excentrique, qui se déplace hors de la norme du centre. Et je peux dire, sans aller à des outrances ou à des enflures, que c’est à l’époque où j’écris la Lézarde que je commence à comprendre qu’il y a une donnée de la pensée excentrique, intéressante par rapport à une forme de la pensée centrée. C’est l’expérience que je fais en France, à Paris, et cette expérience-là, je l’ai d’ailleurs rapportée dans un livre, Soleil de la conscience, où je reprends les thèmes d’une poétique de la mesure et de la démesure, la comparaison des paysages entre eux, le paysage de la source et du pré si cher au Moyen Age étudié par Ernst Robert Curtius et le paysage de la jungle que je commence à ce moment-là à repérer, à apprécier dans la poétique de Saint-John Perse. Par conséquent, le fait d’être allé, d’avoir vécu dans le Centre, et fait une expérience du Centre, non pas seulement comme centre mythique, mais en ce qu’il est réellement, m’a sans doute autorisé à fonder cet écart, que, plus tard, j’ai essayé le plus souvent possible d’établir, entre une pensée excentrique et une pensée centrée. Par ailleurs, les poètes français que je fréquentais étaient eux-mêmes excentrés, par rapport à toute cette parole centrée qui les environnait et dont ils s’occupaient peu. C’étaient des personnages excentrés, non pas dans leur vie, mais dans leur poésie, leur écriture, leur poétique. Phénomène qui m’a toujours passionné. Giroux, par exemple, tendait déjà vers une sorte de silence, et une sorte d’amenuisement de la parole dans un absolu de silence. Cela, si je ne pouvais pas le partager, je pouvais l’estimer. Et puis il y avait des poètes qui, comme Jacques Charpier et Jean Laude, témoignaient d’une sorte de rare confiance (instinctive) dans la parole et le geste rhétorique. poisition qui m’intéressais encore plus, parce que je pensais (et je continue à penser) que la rhétorique de notre écriture, à nous autres poètes écrivains, disons en gros du Sud, passe par cette confiance dans le langage : on n’a pas peur en ce lieu, on n’est pas avare face aux mots, on n’est ni prudent ni réticent, on n’a aucune honte de l’accumulation, de la répétition, de l’étendue baroque. Ces deux ordres de rhétorique : le mot qui s’épuise, le mot qui multiplie, voyons, je ne peux pas dire qu’à l’époque nous les désignions d’une manière décisive, mais on les sentait, on les pressentait, on les devinait. La fréquentation de ces poètes, qui étaient tous de très bons amis, parmi les meilleurs, a été pour moi quelque chose de remarquable.
J’ai déjà parlé de l’espèce de dispute qu’il y avait dans ma vie entre cette fréquentation et ma relation organique à mes frères antillais. Par exemple, quand j’ai participé au Front antillo-guyanais, à Paris (en 1960), eh bien, mes amis français n’ont rien su de cet aspect de mon existence, de même que les Antillais ne savaient rien de ce dont je discutais avec ces poètes-là. Autrement dit, il y avait quand même une sorte de division établie. Mais j’ai déjà réaffirmé, et je voudrais y revenir, que cette division établie n’en était pas une : ce que je recherchais dans les deux cas, c’était cette parole excentrée et, dans le deux cas, je trouvais des ressources, des secours utiles à cette recherche même. Je le redis, parce que la répétition et le ressassement m’aident ainsi à fouiller.
En ce qui concerne les luttes de décolonisation, je veux souligner ceci, de manière tout à fait innocente et instinctive, non pas savante : elles ont constitué à un moment le véritable décentrement de la pensée, exercé entre autres par Franz Fanon, mais je me suis inquiété de la façon dont ces luttes avaient été continuées, par exemple en Afrique ou dans un certian nombre de pays du monde que je connaissais, tant de morts, tant de sacrifices, et j’avais le pressentiment que ces luttes avaient ét conduites sur le même modèle imposé par ceux-là à qui elles s’opposaient. Et c’est plus tard, à bon repos, que j’ai essayé de voir en quoi le modèle avait déterminé ces luttes. Et j’en suis arrivé à la question de l’identité comme être. Ces luttes de décolonisation, qui ont nécessité tant de sacrifices, tant de morts, tant de guerres, avaient été poursuivies sur le principe même que l’Occident avait formulé, de l’identité comme racine unique. Je n’hésitais pas à adhérer à ces luttes, mais une inquiétude m’habitait. Les décolonisations ont été suivies par une série de déceptions angoissantes : des peuples qui s’étaient héroïquement battus se déchiraient ensuite de manière interne et féroce, ils adoptaient sans travail critique toutes les idées de puissance territoriale, de puissance militaire, la conception même de l’Etat, et le reste, qui les ouvrait à la corruption. Cela démontrait a contrario que les décolonisations avaient été absolument nécessaires, mais que, si elles avaient été non moins absolument héroïques, elles n’avaient pas été accompagnées d’un travail suffisant de réflexion critique quant aux idées mêmes que l’Occident avait proposées au monde. Il y avait là bien plus que l’expression d’un point de vue intellectuel. C’était une inquiétude qui devait colorer mes réflexions et, plus important, celle de beaucoup d’autres.
Edouard Glissant (avec Alexandre Leupin)
les Entretiens de Bâton Rouge / 2008
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