« Il y a un problème de redéfinition des pratiques sociales, de réinvention des modes de concertation, des modes d’organisation, des rapports avec les médias, etc. Et ça devient politique : savoir qu’est-ce qu’on veut faire. Est-ce que justement on veut changer radicalement les systèmes de valorisation ? Auquel cas il faut les prendre dans leur globalité, dans leur ensemble. Si on prétend changer seulement sectoriellement, constituer une petite force d’appoint, un petit lobby de pression sur l’environnement, alors moi je pense que c’est perdu d’avance ; parce que ça marchera très bien : l’industrie ne demande pas mieux que d’utiliser le mouvement écologiste comme elle a utilisé le mouvement syndical pour sa propre structuration du champ social. Ça serait très vite digéré par l’industrie, par l’Etat, par les forces dominantes. Il faut un autre niveau d’exigence. Je propose ce terme d’écosophie pour montrer l’amplitude de la problématique des valeurs ».
« Une immense reconstruction des rouages sociaux est nécessaire pour faire face aux dégâts du Capitalisme Mondial Intégré. Seulement, celle-ci passe moins par des réformes de sommet, des lois, des décrets, des programmes bureaucratiques que par la promotion de pratiques innovantes, l’essaimage d’expériences alternatives, centrées sur le respect de la singularité et sur un travail permanent de production de subjectivité, s’autonomisant tout en s’articulant convenablement au reste de la société « .
Félix Guattari
La décroissance comme on le sait aujourd’hui amène non seulement à ce que S. Latouche appelle une « révolution culturelle », c’est-à-dire à la décolonisation d’un imaginaire économiciste, politiste et progressiste, mais plus encore, elle mène aussi et surtout à privilégier comme l’a fait le situationnisme, une profonde révolution de la vie quotidienne enfin constituée en autant de moments réellement vécus. Par des pratiques autonomisantes, d’auto-détermination et de réappropriation de sa propre vie, par l’auto-production, l’auto-consommation, l’auto-construction, le « do it yourself », les « réductions », les « TAZ », les Bolo’bolo, c’est-à-dire par la construction situationnelle de formes-de-vie, c’est le « système de la quotidienneté asservie et programmée » (H. Lefebvre) par l’échange marchand qui a déjà colonisé toutes les dimensions du pouvoir-capacité que nous avions individuellement et collectivement sur notre propre vie, qui est ébranlé dans ses fondements réels comme imaginaires. Il s’agit donc ici d’une certaine « dérive urbaine » lettriste, qui notamment au travers de l’écriture de Bernard-Marie Koltès (lui aussi lecteur de Deleuze et probablement de Foucault), dit assez bien l’instabilité, l’impossibilité de s’ancrer, la dissymétrie entre une vie normée et une vie mouvante, la dichotomie entre la nuit et le jour, quand il écrit qu’il « ne conçoit un avenir que dans une espèce de déséquilibre permanent de l’esprit, pour lequel la stabilité est non seulement un temps mort, mais une véritable mort ». On pourrait aussi parler plus particulièrement d’extension du domaine de la lutte contre la mort économique qui nous traverse, en parlant de « dérive rurale » au travers des expérimentations que nous mettons en place. Et c’est dans cette perspective d’une décroissance comprise comme « révolution de la vie quotidienne » qui ne se réduise donc pas à la simplicité de la simplicité volontaire et à ses petits gestes éco-citoyens et politiciens propres à la sobriété économe du développement durable et d’une certaine « décroissance soutenable », comme aux politiques publiques de toute l’écologie politique technocratique – qui tous ensemble mis bout à bout ne cessent d’être que les compléments dialectiques au replâtrage réformiste de la Méga-machine techno-politico-économique -, que la lecture de l’ouvrage les Trois écologies de Félix Guattari peut nous être aujourd’hui des plus précieuses pour dé-penser et re-penser notre rapport à la question politique, et à son impuissance contemporaine à nous arracher à cette nuit juste avant les forêts qui nous enserre de toute part, sans entraves et sans temps morts, surtout sans possibilité d’aucun dehors.
Guattari ne pouvait en effet que critiquer le tournant funeste de l’écologie politique naissante en 1974 lors de la candidature de « l’ex-technocrate René Dumont » (Charbonneau) , pour ensuite prendre à contre-pied toute la gauche. Car « les milieux « alternatifs » écrit-il, méconnaissent généralement l’ensemble des problématiques relatives à l’écologie mentale ». Et c’est là que nous pouvons déjà trouver un lien évident avec la décroissance dans son positionnement vis-à-vis des politiques publiques écologiques. « Tant que le marteau économique reste dans nos têtes écrit S. Latouche, toutes les tentatives de réformes sont des agitations vaines, stériles et le plus souvent dangereuses ». En mettant donc en avant la nécessité d’une « déséconomicisation des esprits » avant tout autre chose, la décroissance a donc un lien évident avec « l’écologie de l’imaginaire » de Guattari dont elle est le prolongement. Car la traditionnelle « écologie environnementale, telle qu’elle existe aujourd’hui poursuit-il, n’a fait, à mon sens, qu’amorcer et préfigurer l’écologie généralisée que je préconise ici (…). Les actuels mouvements écologiques ont certes biens des mérites, mais à la vérité, je pense que la question écosophique globale est trop importante pour être abandonnée à certains de ses courants archaïsants et folklorisants, optant quelquefois délibérément pour un refus de tout engagement politique à grande échelle. La connotation de l’écologie devrait cesser d’être liée à l’image d’une petite minorité d’amoureux de la nature ou de spécialistes attitrés (…) J’y insiste, ce choix [écosophique] n’est plus uniquement entre une fixation aveugle aux anciennes tutelles étatico-bureaucratiques, un welfare généralisé ou un abandon désespéré ou cynique à l’idéologie des « yuppies » (…). La question est dès lors de savoir si de nouveaux opérateurs écologiques et de nouveaux Agencements d’énonciation écosophiques parviendront ou non à les orienter dans des voies moins absurdes, moins en impasse que celles du Capitalisme Mondial Intégré (CMI) ». Voilà qui est en effet posé.
En dehors d’une conception héroïque et téléologique de la politique, cet ouvrage présente alors de manière originale la nécessité d’une recomposition et d’une redéfinition des pratiques sociales et individuelles rangées selon les trois rubriques complémentaires de l’écologie sociale, l’écologie mentale et l’écologie environnementale, et qu’il regroupe sous l’égide éthico-esthétique d’une écosophie à venir et qui pourrait bien porter aujourd’hui le nom de « décroissance ». Pour lui la décroissance amènerait ainsi à dé-penser et re-vivre les rapports de l’humanité au socius, à la psychè et à la « nature ». A l’inverse des « objecteurs de croissance » qui se bornent à nous resservir des formes politiques et militantes à l’agonie dont il est fort à craindre qu’elles ne lassent plus rapidement que le cinéma et la télévision, il s’agirait pour Guattari d’une véritable « recomposition et un recadrage des finalités des luttes émancipatrices » en fonction des « trois types de praxis éco-logiques » mis en évidence.
La subjectivité croissanciste et son monde-d’un-seul-tenant.
Notons d’abord que la critique que porte Guattari est bien celle de la « mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines » et avant tout la dénonciation de « l’imperium d’un marché mondialisé qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens naturels, les biens culturels, les sites naturels ». Avec Guattari nous ne sommes donc pas en des terres si étrangères à la pensée de la décroissance. On peut noter aussi une certaine proximité de notre auteur avec la critique de l’occidentalisation du monde par le déploiement planétaire du « développement », puisque qu’il remarque qu’il faudrait aussi parler de « déterritorialisation sauvage du Tiers Monde, qui affecte concurremment la texture culturelle des populations, l’habitat, les défenses immunitaires, le climat, etc. ». De plus nous nous retrouvons encore en terres connues, quand il écrit que « l’époque contemporaine, en exacerbant la production de biens matériels et immatériels, au détriment de la consistance des Territoires existentiels individuels et de groupe, a engendré un immense vide dans la subjectivité qui tend à devenir de plus en plus absurde et sans recours ». Critique de la forme-valeur et non seulement critique de la plus-value, prise en compte des éthnocides et de la destruction du lien social et des cultures, enfin analyse de la subjectivité capitalistique dans son mode sérialisé, sous la forme de la perte de sens, de l’ennui, de l’impuissance et de l’irresponsabilité permanente, voilà donc des thèmes très proches de la décroissance.
Mais l’originalité de Guattari au travers de cet ouvrage, c’est qu’il veut particulièrement mettre en évidence dans sa perspective éco-sophique, « les modes de production de la subjectivité, c’est-à-dire de connaissance, de culture, de sensibilité, et de sociabilité relevant de systèmes de valeur incorporelle se situant désormais à la racine des nouveaux Agencements productifs » des sociétés de croissance. Et c’est là un angle mort de l’écologie politique traditionnelle qui ne sait toujours poser qu’un aspect minime de ses possibilités sous la forme de l’écologie environnementale. Or la prise en compte de la subjectivité capitaliste sérialisée pourrait être des plus importantes. Et d’ailleurs Guattari n’a pas été le premier à en faire la remarque aux écologistes puisque on sait que Bernard Charbonneau a justement voulu montrer combien « le sentiment de la nature » et l’écologie politique rapidement récupérée par la société industrielle, étaient eux-mêmes des formes intrinsèques à la production de subjectivité capitalistique. « Réaction à l’organisation, le sentiment de la nature ramène à l’organisation » remarquait-il, pensant que le « sentiment de la nature » n’était finalement que le produit des sociétés industrielles. C’est donc par la non prise en compte d’une véritable « écologie de l’imaginaire » qui puisse réellement se détacher des formes à l’agonie de la modernité politique, que l’écologie environnementale et ses politiciens sont aujourd’hui à l’avant-garde de l’organisation de la survie du capitalisme. Car c’est là, remarque Guattari, le travers qu’il trouve à l’écologie traditionnelle, il ne faut « jamais perdre de vue que le pouvoir capitaliste s’est délocalisé, déterritorialisé, à la fois en extension, en étendant son emprise sur l’ensemble de la vie sociale, économique et culturelle de la planète et, en « intension » en s’infiltrant au sein des strates subjectives les plus inconscientes ». Comment tiennent les différents collages du Capitalisme Mondial Intégré (CMI) ? Michel Foucault analysait déjà finement la mutation de la domination vers désormais le double aspect d’un « contrôle social » qui se matérialise à la fois par le très classique « gouvernement des populations », mais aussi par le « gouvernement par l’individualisation ». Guattari reprend cette perspective, puisque « c’est à partir des données existentielles les plus personnelles – on devrait dire infra-personnelles – que le CMI constitue ses agrégats subjectifs massifs, accrochés à la race, à la nation, au corps professionnel, à la compétition sportive, à la virilité dominatrice, à la star mass-médiatique… En s’assurant du pouvoir sur le maximum de ritournelles existentielles pour les contrôler et les neutraliser, la subjectivité capitalistique se grise, s’anesthésie elle-même, dans un sentiment collectif de pseudo-éternité ». Il y a là bel et bien le mode de production de la subjectivité des sociétés de croissance. Ainsi comme nous y invitait Foucault sur la question du pouvoir – qui est aujourd’hui un système bien plus subtil que la froide coercition de la « raison d’Etat » théorisée par Hobbes car le gouvernement se fait aujourd’hui par l’investissement beaucoup plus serré des individus, une individualisation du pouvoir s’attachant toujours à modeler l’individu et à en gérer l’existence -, la question de la religion de l’économie de croissance est quelque chose de bien plus subtil que celle d’une extériorité transcendante que l’on pourrait réguler, gérer, moraliser, écologiciser en lui opposant notre rage, notre critique, des politiques publiques, des contre-feux ou une militance clé en main. « Illusion politique » que dénonçait déjà J. Ellul, ou encore « militantisme, stade suprême de l’aliénation » comme s’intitulait une brochure situationniste, alors que les vieux schémas marxistes continuent dans l’altermondialisme d’opposer le travail au capital et la politique à l’économique. Et Guattari dans cette perspective de mise en évidence de la subjectivité capitalistique dont une des formes est par exemple le citoyennisme (« le travail c’est la citoyenneté » proclame N. Sarkozy dans un de ses slogans de campagne), considère lui aussi qu’« il devient plus difficile, de soutenir que les sémiotiques économiques et celles qui concourent à la production de biens matériels occupent une position infrastructurale par rapport aux sémiotiques juridiques et idéologiques comme le postulait le marxisme. L’objet du CMI est, à présent, d’un seul tenant : productif-économique-subjectif (…). Il résulte à la fois de causes matérielles, formelles, finales et efficientes ». Il préfère ainsi appeler le capitalisme post-industriel des sociétés de la Triade, de Capitalisme Mondial Intégré (CMI) qui repose sur quatre instruments d’un seul tenant : les sémiotiques économiques : (instruments monétaires, financiers, comptables, de décision…), les sémiotiques politico-juridiques : (titres de propriété, législation et réglementations diverses…), les sémiotiques technico-scientifiques (plans, diagrammes, programmes, études, recherches…), les sémiotiques de subjectivation (urbanisme architecture, équipements collectifs…). La production et la croissance économique sont alors désormais détachées de l’espace de l’usine et de sa relation au travail salarié pour proliférer dans tout le champ social à travers l’ensemble de nos « corps politiques ». Il n’y a pas d’un côté les patrons et de l’autre les salariés, les antilibéraux contre les ultra-libéraux, ou encore les vilains pollueurs puis les gentils écologistes. A l’âge d’une mégamachine planétairement intégrée et qui s’est maintenant répandue dans nos vies d’un seul tenant, « nous sommes le réseau » dit Baudrillard. Il faut bien reconnaître que « les activités de circulation, de distribution, de communication, d’encadrement… constituent des vecteurs économico-écologiques se situant rigoureusement sur le même plan, au point de vue de la création de la plus-value, que le travail directement incorporé dans la production de biens matériels ». Et ce caractère d’un seul tenant du CMI, Jacques Ellul l’a particulièrement mis en évidence en parlant de l’illusion de la politique comme « choix réel » du fait de sa technicisation, ou encore de son économicisation comme l’a démontré le groupe allemand Krisis, c’est-à-dire de l’immanentisation générale du politique, du militantisme, de la technique et de l’économique au sein d’un CMI désormais sans possibilité de dehors car sans limites. On ne peut plus opposer la politique à l’économique, ou « l’alter-gestion » à la gestion ordinaire des propriétaires de la société car on le sait maintenant, « la lutte des classes a été la forme de mouvement immanente au capitalisme, la forme dans laquelle s’est développée sa base acceptée par tout le monde : la valeur ». Il n’est donc plus étonnant de voir tous ceux qui vieillissent dans les catégories fossilisées de pensée, comme les différentes extrêmes gauches, verser dans la tentation de la réforme . Et encore moins de constater l’irrésistible attrait de la LCR et des diverses lunes immanentes à l’ontologie de la forme-valeur que sont la socialisation des moyens de production ou encore l’antiproductivisme, sur certains décroissants (sans parler de l’altermondialisme et des comiques « anti-libéraux »). Le CMI est désormais d’un seul tenant et il faut donc le confondre en un seul tenant, dans sa totalité, y compris et surtout désormais avec ses supposés « opposants ». C’est là l’originalité de la perspective de Guattari par rapport à la régression qu’a pu être l’écologie politique depuis 1974, « les trois écologies devraient être conçues, d’un même tenant, comme relevant d’une commune discipline éthico-esthétique et comme distinctes les unes des autres du point de vue des pratiques qui les caractérisent ».
Clément Homs
Publié sur Nouveau millénaire, défis libertaires / avril 2007
(notes consultables sur le site d’origine)

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« Qu’est-ce que la philosophie ? ». Dans ce livre, écrit à deux mains (Gilles Deleuze et Félix Guattari, les Editions de Minuit, Paris, septembre 1991, pp. 207), on est d’abord saisi par l’extraordinaire richesse de la pensée. Et puis, il y a l’écriture, de multiples plans d’écriture qui se succèdent, se superposent, s’entrecroisent. Comme dans l’Anti-OEdipe, Mille Plateaux, une écriture plurielle et intense, rhizomatique et pleine. Ce qui est nouveau, c’est que ce livre est simple. Pour la première fois un ouvrage de Deleuze-Guattari est animé par une veine pédagogique profonde et heureuse. On y sent la volonté (qui a réussi) d’élaborer un schéma de raisonnement qui, en parcourant les oeuvres précédentes (celles que les deux auteurs ont écrites ensemble et celles qu’ils ont produites individuellement), offre une grille d’interprétation longuement mûrie, liée à un ensemble systématique de concepts et de dynamiques conceptuelles. Il s’agit donc d’abord d’une instance pédagogique, qui s’avoue expressément comme telle, organisée de façon à établir une trame conceptuelle qui sépare les différentes approches de la production de vérité (la philosophie, la science, l’art) pour les réunifier par la construction de l’esprit, que les auteurs requalifient en bons matérialistes comme « cerveau ». Ce qui saute encore aux yeux, dans une première approche du texte, c’est la volonté de se confronter à l’histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie est toujours une pédagogie organisée autour des concepts-clés d’une vérité qui se déploie historiquement. Ce concept d’histoire de la philosophie est a priori nié ici : l’histoire de la philosophie, dans son ensemble comme dans ses traditions singulières, ne constitue pas une totalité en tant que telle mais un ensemble complexe de singularités. L’irruption de la pensée dans ce domaine se fera donc sous la forme de la confrontation singulière, et son exposition se fera sous la forme d »"Exempla« . Il s’agit d’une proposition méthodologique d’une histoire de la philosophie conduite selon la tradition des « Scolia » spinoziennes : l’histoire de la philosophie est désormais fragmentée en problématiques, ramenée à la discontinuité des différentes singularités. Ce n’est pas une Geschichte mais une Geschehen, ce n’est pas une historia mais les res cogitatae mêmes. Ceci n’empêche pas qu’il soit possible de faire une lecture horizontale et spécifique de ces « Exempla » : ce qui nous est offert, c’est le fil conducteur pour une nouvelle lecture de la tradition philosophique, une « autre » histoire, discontinue, non plus fondée sur un concept générique historiquement distendu mais sur (intensité de l’élaboration de termes philosophiques qui révèlent de nouvelles choses au cerveau humain. Toute découverte philosophique est « intempestive » et « inactuelle ». C’est entre Nietzsche et Foucault que la nouvelle histoire de la philosophie, que Deleuze et Guattari illustrent pédagogiquement, trouve sa fondation.
Et ‘est sur cette base, tout à la fois pédagogique et critique, que l’oeuvre de Deleuze et Guattari s’élance vers son premier objectif substantiel : définir la philosophie face aux autres formes de production de connaissance que sont la science et l’art, non pas comme encyclopédie de l’esprit mais comme herméneutique de la singularité. Nous avons là un troisième niveau de lecture de Qu’est-ce que la philosophie ?, et c’est le point central, quand la définition surgit de la capacité de se confronter à la différence. Qu’est-ce donc que la philosophie ? « La philosophie c’est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ». Et qu’est-ce que le concept ? « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie » (p. 26). « Le concept philosophique ne se réfère pas au vécu par compensation, mais consiste, par sa propre création, à dresser unévénement qui survole tout vécu, non moins que tout état de chose. Chaque concept taille l’événement, le retaille à sa façon. La grandeur d’une philosophie s’évalue à la nature des événements auxquels ses concepts nous appellent, ou qu’elle nous rend capables de dégager dans des concepts. Aussi faut-il éprouver dans ses moindres détails le lien unique, exclusif, des concepts avec la philosophie comme discipline créatrice » (p. 37). Le concept c’est la singularité et l’événement de la singularité. La philosophie n’est ni réflexion abstraite, ni contemplation, ni volonté de vérité, mais fabrication de vérité. Mais qu’est-ce alors que la science face à la philosophie ? « La science n’a pas pour objet des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des propositions dans des systèmes discursifs (…) Une notion scientifique est déterminée non par des concepts, mais par fonctions ou propositions » (p. 111). La fonction scientifique renonce à la tentative qu’effectue le concept de donner consistance à l’infini et figure au virtuel : par ce renoncement elle se qualifie cependant comme « une référence capable d’actualiser le virtuel ». La science ralentit le mouvement infini et par ce ralentissement crée une condition de réflexivité coextensive au mouvement. La science est paradigmatique, idéographique, davantage animée par une tension spirituelle que par une intuition spatiale. La création scientifique se redouble et se singularise chez les « observateurs partiels » qui se déploient sur un champ de variables, continuellement réouvertes, de manière multiple, comme le sont les états de choses, les ruptures, les bifurcations, les catastrophes, les branchements que poursuit la fonction. Le champ de la référence et la référence elle-même sont élaborés en permanence ; il n’est jamais question de la relativité du vrai, appréhendée d’un point de vue absolu, mais de la vérité du relatif construite par les fonctions. Au contraire du concept qui s’absolutise dans le survol du réel, la fonction scientifique et les observateurs partiels qui l’élaborent s’établissent dans le flux du réel. Les observateurs partiels idéaux, ce sont les fonctions elles-mêmes, comme perceptions et affects, telles qu’elles se construisent dans le réel. Quant à l’art (et à ce sujet, ce livre apporte des ouvertures formidables), c’est ici la sensation qui domine (« affect et percept »), et fait se dresser les figures esthétiques à partir d’un plan de composition. L’art nous jette dans le fini – là où précisément, il veut dans l’expression concrète, dans le monument, construire, comprendre, produire l’infini, l’absolu. Une fois déterminée la différence au niveau de la perception (concepts, prospects, affects), chacune de ces trois formes d’esprit développe un niveau ontologique spécifique à l’intérieur d’elle-même. Pour les concepts c’est le « plan d’immanence », pour les fonctions le « plan de référence », pour l’art le « plan de composition ». Les mille plateaux sont réduits à trois dans la schématisation pédagogique actuelle. « Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace le plan d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou concepts consistants, sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit, chaque fois des états de choses, des fonctions ou des propositions référentielles, sous l’action d’observateurs partiels. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l’action de figures esthétiques. » (p. 186). Mais s’il n’existe aucune hégémonie de l’une de ces formes sur les autres, il existe cependant un effet négatif : quand il y a confusion de ces différentes formes, il n’y a pas de pensée, il n’y a que l’ »opinion ». La pensée contemporaine excelle dans cette confusion, toutes les fois qu’elle requiert des synthèses supérieures. De fait, quand la puissance singulière du concept est réduite à la forme discursive de la fonction, aucune des deux ne survit, et c’est de nouveau le chaos qui règne. Quand la puissance du concept ou la forme de la fonction se trouvent subordonnées à la communication, alors c’est le rapport même à l’être qui vole en éclats. La « doxa » la plus banale, démocratique, populaire, la conversation à la Rorty, se substituent au philosophe qui plonge dans la vie et seul lui rend sa dignité. Chaque forme de perception renvoie donc à un plan de fonctionnement. En outre, toute forme perceptive renvoie à une figure d’ »agencement » structural (les personnages conceptuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques). Avec l’identification de ces plans et l’élaboration de ces figures, nous abordons une quatrième approche dans la lecture de l’oeuvre de Deleuze-Guattari, que nous pouvons définir alors comme « essai de philosophie de l’au-delà du post-moderne ». Cet « au-delà » est défini dans des directions de recherche différentes, celles-ci ayant en commun une seule dimension fondamentale : l’insertion ontologique. C’est en cela que résident l’élément essentiel de Qu’est-ce que la philosophie ? et sa véritable nouveauté. Une profonde nouveauté qui – selon nous – marque un moment essentiel de la pensée contemporaine et fait que cette oeuvre (comme les précédentes) ajoute un élément de plus au seul système métaphysique que le XXe siècle ait produit après Heidegger – et qui est, plus encore, le premier système du XXIe siècle. En effet, entre Heidegger et Deleuze-Guattari, il y a 68, c’est-à-dire l’invention du XXe siècle, et la distance qui les sépare consiste en la réinvention par les seconds d’une ontologie ouverte et constructive. L’insertion ontologique est immédiate : ce qui veut dire que la théorie des plans est une théorie de la transformation des formes perceptives en figures de l’être… « Penser et être sont une seule et même chose. Ou plutôt le mouvement n’est pas image de la pensée sans être aussi matière de l’être. » (p. 41). La référence à Heidegger est précise « Heidegger invoque une « compréhension pré-ontologique de l’être », une compréhension « pré-conceptuelle » qui semble bien impliquer la saisie d’une matière de l’être en rapport avec une disposition de la pensée » (p. 43). Mais la différence par rapport à Heidegger, le bond en avant constitutif, est tout aussi précise : « Pré-philosophique ne signifie pas quelque chose qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes. Le non-philosophique est peut-être plus au coeur de la philosophie que la philosophie même, et signifie que la philosophie ne peut pas se contenter d’être comprise seulement de manière philosophique ou conceptuelle, mais s’adresse aussi aux non-philosophes, dans son essence. La philosophie est à la fois création de concepts et instauration du plan. Le concept est le commencement de la philosophie, mais le plan en est l’instauration. Le plan ne consiste évidemment pas en un programme, un dessein, un but ou un moyen ; c’est un plan d’immanence qui constitue le sol absolu de la philosophie, sa Terre ou sa déterritorialisation, sa fondation, sur lesquels elle crée ses concepts. Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme deux ailes ou deux nageoires. » (pp. 43-44). La théorie des plans ne se présente donc pas comme théorie du fondement mais comme ontologie de la constitution. Elle se confronte au chaos et construit de l’être à l’intérieur du chaos : « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. » (p. 44). « Le chaos n’est pas un état inerte ou stationnaire, ce n’est pas un mélange au hasard. Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge… Donner consistance sans rien perdre de l’infini… » (p. 45). L’au-delà du post-moderne, dans un autre sens, ce sont aussi ces points autour desquels s’organise l’être que sont les personnages intellectuels, les observateurs partiels, les figures esthétiques. Dans le survol du réel qu’effectue le concept, les territoires se construisent d’une part et d’autre part se peuplent. L‘insertion ontologique se subjectivise. Ici, le constructivisme radical qui marque si profondément la métaphysique de cette théorie, se singularise. Le concept, la fonction, l’affect se singularisent. Il n’y a plus rien de faible dans cette métaphysique : « Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l’immanence pure. Il remplace la généalogie par une géologie. » (p. 46). Et « les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester les territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la pensée. » (p. 67). En philosophie, comme dans la science et l’art sous d’autres aspects, le réel est reconstruit de manière singulière après la traversée du chaos. En survolant le réel, le concept charge ses ailes de réalité. Les plans d’immanence révèlent des degrés d’être différents et spécifiques : mais le processus, le devenir, la singularisation du « cerveau » sont irrésistibles, c’est une production d’être continue. L’au-delà du post-moderne c’est enfin la reconstruction de l’horizon humain : « Du chaos au cerveau. » Voilà donc le post-moderne redéfini dans son angoissante indétermination, et voici la philosophie exerçant sa vocation qui est à la fois de recomposer un horizon et de constituer des sujets. D’un côté : « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. Rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l’apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature ni pensée. C’est l’instant dont nous ne savons s’il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouets qui claquent comme des artères. » (p. 189). Nous cherchons des certitudes, quelques certitudes, un ordre de pensée qui nous empêche de sombrer dans le délire ou la folie. Mais, d’un autre côté, nous voici toujours pris dans l’être : « On dirait que la lutte contre le chaos ne va pas sans affinité avec l’ennemi, parce qu’une autre lutte se développe et prend plus d’importance, contre l’opinion qui prétendait pourtant nous protéger du chaos lui-même. » (p. 191). Philosophie, science et art éprouvent une profonde attraction pour le chaos que pourtant ils combattent. De ce point de vue nous reconnaissons que « le chaos a trois filles suivant le plan qui le recoupe : ce sont les chaoïdes (objets chaotiques), l’art, la science et la philosophie, comme formes de la pensée ou de la création. On appelle chaoïdes les réalités produites sur des plans qui recoupent le chaos. » (p. 196). Mais nous n’allons pas nous arrêter là. Il y a malgré tout une force qui dépasse le chaos, qui construit à travers lui le désir du cosmos. Des figures diverses se succèdent ; dans ce mouvement alterné, le monde se représente comme « chaosmos » selon le mot de Joyce. C’est le « cerveau » qui opère cette traversée qui est reconstruction, constitution – son oeuvre est de réouvrir sans cesse l’infini tout en continuant d’organiser la finitude constructive des singularités : « La jonction des trois plans (non pas l’unité), c’est le cerveau » (p. 196). Là est le tournant de tout le raisonnement – là ou le cerveau devient sujet, il y a sujet : « La philosophie, l’art, la science ne sont pas les objets mentaux d’un cerveau objectivé, mais les trois aspects sous lesquels le cerveau devient sujet » (p. 198). Une forme en soi, une forme consistante absolue : « Le cerveau est l’esprit même. » (p. 198). Reprenons et poursuivons le raisonnement. Il s’est agi de rechercher la spécificité des niveaux d’expression du vrai. Mais « les trois plans sont irréductibles à leurs éléments : plan d’immanence de la philosophie, plan de composition de l’art, plan de référence ou de coordination de la science ; forme du concept, force de la sensation, fonction de la connaissance ; concepts et personnages conceptuels, sensations et figures esthétiques, fonctions et observateurs partiels » (p. 204). Mais cette irréductibilité n’empêche pas l’interférence des plans qui se joignent dans le cerveau. Ces interférences sont complexes : elles peuvent être extrinsèques, comme lorsque la vérité est recherchée à travers la forme des perceptions ; elles peuvent être intrinsèques, comme lorsque le plan d’immanence se forme et se développe à travers les « agencements » singuliers, les processus de subjectivation. C’est ainsi que l’ordre de la production de l’être se constitue et avance. Mais de nouveau celui-ci s’ouvre : les interférences redeviennent illocalisables parce qu’elles se présentent singulièrement sur le nouveau plan d’immanence et donc s’ouvrent à nouveau à l’être. Illocalisables parce que leur mouvement et leur construction ont reproduit cet élément pré-philosophique qui est au coeur de la philosophie, parce qu’elles se sont de nouveau ouvertes au fond potentiel de l’être : « La philosophie a besoin d’une non philosophie qui la comprend, elle a besoin d’une compréhension non-philosophique, comme l’art a besoin de non-art, et la science de non-science. Ils n’en ont pas besoin comme commencement, ni comme fin dans laquelle ils seraient appelés à disparaître en se réalisant, mais à chaque instant de leur devenir ou de leur développement. Or, si les trois Non se distinguent encore par rapport au plan cérébral, ils ne se distinguent plus par rapport au chaos dans lequel le cerveau plonge. Dans cette plongée, on dirait que s’extrait du chaos l’ombre du « peuple à venir », tel que l’art l’appelle, mais aussi la philosophie, la science : peuple-masse, peuple-monde, peuple-cerveau, peuple-chaos. » (pp. 205-206). Ce passage nous amène à la cinquième approche de notre ouvrage. Il s’agit de la perspective éthico-politique. Celle-ci se trouve au coeur des oeuvres de Deleuze-Guattari, elle est en quelque sorte décisive : y compris ici. Au coeur de l’oeuvre, qui plus est, parce que c’est vraiment au beau milieu qu’elle affronte le discours spécifiquement politique, là où l’analyse du plan d’immanence rencontre la problématique de l’événement historique. La question du devenir se heurte au probléme de la territorialisation du sujet historique et la détermination historique à celui de la production subjective du cerveau, ou bien à la production singulière d’infini, toujours reprise, et la reterritorialisation à une déterritorialisation toujours en progrès. Ce processus, c’est le processus révolutionnaire : « Dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu… » (p. 96). « Il n’est pas faux de dire que la révolution, « c’est la faute des philosophes » (bien que ce ne soit pas les philosophes qui la mènent). Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa voie immanente. Comme le montrait Kant, le concept de révolution n’est pas dans la manière dont celle-ci peut être menée dans un champ social nécessairement relatif, mais dans « l’enthousiasme » avec lequel elle est pensée sur un plan d’immanence absolu, comme une présentation de l’infini dans l’ici-maintenant, qui ne comporte rien de rationnel ou même de raisonnable. Le concept libère l’immanence de toutes les limites que le capital lui imposait encore (ou qu’elle s’imposait à elle-même sous la forme du capital apparaissant comme quelque chose de transcendant). Dans cet enthousiasme il s’agit pourtant moins d’une séparation du spectateur et de l’acteur que d’une distinction dans l’action même entre les facteurs historiques et « la nuée non historique », entre l’état de choses et l’événement. A titre de concept et comme événement, la révolution est auto-référentielle ou jouit d’une auto-position qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l’atténuer, même les déceptions de la raison. La révolution est la déterritorialisation absolue au point même où celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple. » (pp. 96-97). Pour ce nouveau peuple, la démocratie est trop étriquée. La forme actuelle de l’Etat démocratique, qui veut se présenter comme cogito communicationnel de la totalité des citoyens, est trop inconsistante et hypocrite. Elle perpétue la stabilité capitalistique et bloque toute transformation. C’est un concept réduit à l’opinion. Il sanctifie le présent et lui ôte sa dimension de résistance. Alors que résister c’est créer – « contre-effectuation », réouverture du devenir pur, affirmation de l’événement sur le terrain de l’immanence. A nouveau, l’inactuel, l’intempestif définissent l’être. La perspective politique prend donc tout son sens en se conjuguant à l’ouverture éthique du devenir. En quoi consiste alors l’éthique philosophique ? A donner un contenu créatif à la dimension pré-philosophique, en développant à l’extrême l’adhésion au plan d’immanence – éthique comme amor fati, amour du devenir pur : « Il y a une dignité de l’événement qui a toujours été inséparable de la philosophie comme amor fati ; s’égaler à l’événement, ou devenir le fils de ses propres événements -« ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » (Joe Bousquet). Je suis né pour l’incarner comme événement parce que j’ai su la désincarner comme état de choses ou situation vécue. Il n’y a pas d’autre éthique dans l’amor fati de la philosophie. La philosophie est toujours entre-temps. » (p. 151). La référenceà Spinoza n’étonnera pas ici . « Peut-on présenter toute l’histoire de la philosophie du point de vue de l’instauration d’un plan d’immanence ? » (p. 46) : c’est cette interrogation spinozienne qui est proposée comme fil conducteur pour opérer la rupture de l’histoire de la philosophie et l’identification des alternatives de la modernité. C’est un « exemplum » (pp. 46-50), destiné à illustrer et à approfondir l’alternative créative de la modernité qui se termine ainsi : « Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza » (p. 49). « Serons-nous jamais mûrs pour une inspiration spinoziste ? » (p. 50).
Le sommes-nous donc ? Sur ce point, probablement, l’ensemble des motivations théoriques qui constituent le cadre problématique se prête aux mises l’épreuve les plus exigeantes. L’éthique traverse l’ontologie pour se faire philosophie politique, expérience politique, ou encore philosophie et expérience de la révolution. S’avançant au-delà des limites de la théorie, la singularité traverse tout « agencement » collectif que lui présente l’histoire, en prend possession dans le survol du concept, et en même temps s’approprie réellement l’événement, créant ainsi une nouvelle réalité sans la soustraire à l’infini. L’éthique vit la mutation du concept en événement et produit dans la singularité la nouvelle réalité collective. Quant à la politique, elle apparaît ici comme un véritable entreprenariat de l’être, fabrique sociale de l’être collectif, construction de la liberté à travers son expression de masse. Adjoindre (ou non) le mot « communisme » à cette qualification ontologique n’est qu’une question de terminologie. Le retour à Spinoza dans la phase culturelle du post-marxisme se révèle ici chargé de tous les « enjeux » que la perspective marxiste a laissé ouverts. Serons-nous donc mûrs pour une inspiration communiste, dans la pratique de l’être ? Nous nous devons aussi de signaler les points faibles de l’argumentation, dans l’oeuvre qui nous occupe. Il me semble qu’il y a deux points faibles. Le premier réside dans la prise en considération de la fonction scientifique qui est peut-être insuffisante et dans l’absence d’analyse de son rapport à la technique par laquelle elle se traduit dans une efficace permanente. Les observateurs partiels se présentent aussi en tant qu’ingénieurs, et cette transformation implique un rapport spécifique, un nouveau rapport entre science et histoire, entre science et événement, entre science et capitalisme, qui est ici négligé, ou tout du moins laissé à l’arrière-plan (non soumis au regard de la critique des institutions politiques). Cette « doxa » interne au savoir scientifique qui le laisse désarmé face aux politiques d’armement, ce savoir capable de consacrer ses victoires à la destruction du monde, n’est pas problématisée. Le second point faible concerne ces caractérisations de la « géo-philosophie », ou encore de l’analyse de la reterritorialisation créative de la philosophie où un point de vue parfaitement juste – sur l’ordre stratigraphique du cours de l’histoire, sur les périodisations grandioses de la coexistence d’ordres de mentalité différents – semble se plier à la neutralité d’un développement braudélien et oublier (ou tout du moins laisser à part) les dimensions conflictuelles, les résistances, les contre-effectuations qui sont à l’origine de l’historicité (et aussi de l’accumulation de son résidu ontologique – toujours pourvu de sens, toujours tendanciel). L’analyse des caractères des « philosophies nationales » en résulte particulièrement floue. Le cadre d’ensemble est en contradiction avec les prémisses éthiques et la méthodologie même mise en acte dans l’élaboration des « exempla« . Ici, comme dans l’école braudelienne, la singularité semble quelque peu aplatie – la détermination antagoniste en est étouffée. Le temps long étouffe le temps court, l’histoire, l’événement. L’accumulation historique (ontologique) des contre-effectuations a été mise en évidence à juste titre, mais il faudrait malgré tout montrer qu’y est incluse une généalogie de l’antagonisme, de la pluralité, de la révolution qui brise la géologie du présent, qui exprime l’irréductibilité du devenir. Mais le fait de souligner ces points faibles ne remet pas l’oeuvre en cause. Ce sont des points à préciser dans un cadre métaphysique amplement et substantiellement consistant, – ces points faibles restant cependant importants.
Cette philosophie est en réalité l’exemple le plus fort d’une « philosophia comununis » qui se présente dans notre modernité comme une alternative à la modernité capitalistique. Par son matérialisme rigoureux elle se présente comme philosophia communis, par son instance d’immanence absolue elle liquide le post-moderne. Désormais cette philosophia communis doit se confronter aux problèmes nouveaux qu’elle pose et qu’elle révèle, elle doit effectuer sa propre contre-effectuation devant la nouvelle réalité sociale et politique du XXIe siècle. C’est à cette philosophie qu’échoit la tâche d’être le mime qui contre-effectue le nouveau réel : « Un tel mime ne reproduit pas l’état de chose, pas plus qu’il n’imite le vécu ; il ne donne pas une image, mais construit le concept. De ce qui arrive, il ne cherche pas la fonction mais extrait l’événement ou la part de ce qui ne se laisse pas actualiser, la réalité du concept. Non pas vouloir ce qui arrive, avec cette fausse volonté qui se plaint et se défend, et se perd en mimique, mais porter la plainte et la fureur au point où elles se retournent contre ce qui arrive, pour dresser l’événement, le dégager, l’extraire dans le concept vivant. Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but, et celui qui contre-effectue l’événement, c’est précisément le personnage conceptuel. Mime est un nom ambigu. C’est lui, le personnage conceptuel opérant le mouvement infini. Vouloir la guerre contre les guerres à venir et passées, l’agonie contre tous les morts, et la blessure contre toutes les cicatrices, au nom du devenir et non pas de l’éternel : c’est en ce sens seulement que le concept rassemble. » (p. 151). Que signifie donc mimer le monde du XXIe siècle ? Deleuze-Guattari laissent la question en suspens. Mieux, après nous avoir dit que l’horizon reste celui de la révolution, après nous avoir montré les déterminations de l’insurrection éthique et pointé l’urgence du devenir, après avoir dénoncé l’état de droit et la société de la communication comme forme actuelle du despotisme et de l’imbécillité, ils passent le relais. Est-ce cela le mime, le personnage conceptuel qui doit procéder dans le sens de la révolution aussi bien dans le travail que dans l’imagination collectifs ? Nous, nous croyons qu’il s’agit là du « general intellect » de la tradition marxienne. Deleuze et Guattari sont très probablement d’accord.
Toni Negri
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991

La thèse de la schizo-analyse est simple : le désir est machine, agencement machinique – machines désirantes. Le désir est de l’ordre de la production, toute production est à la fois désirante et sociale. Nous reprochons donc à la psychanalyse d’avoir écrasé cet ordre de la production, de l’avoir reversé dans la représentation. Loin d’être l’audace de la psychanalyse, l’idée de représentation inconsciente marque dès le début sa faillite ou son renoncement : un inconscient qui ne produit plus, mais qui se content de croire… L’inconscient croit à Oedipe, il croit à la castration, à la loi… Sans doute le psychanalyste est-il le premier à dire que la croyance, en toute rigueur, n’est pas un acte de l’inconscient ; c’est toujours le préconscient qui croit. Ne faut-il pas dire même que c’est le psychanalyste qui croit, le psychanalyste en nous ? La croyance serait-elle un effet sur le matériel conscient, que la représentation inconsciente exerce à distance ? Mais, inversement, qu’est-ce qui a réduit l’inconscient à cet état de représentation, sinon d’abord un système de croyances mis à la place des productions ? En vérité, c’est en même temps que la production sociale se trouve aliénée dans des croyances supposées autonomes, et que la production désirante se trouve détournée dans des représentations supposées inconscientes. Et c’est la même instance, nous l’avons vu, la famille, qui opère cette double opération, dénaturant, défigurant, menant dans une impasse la production désirante sociale. Aussi le lien de la représentation-croyance avec la famille n’est-il pas accidentel, il appartient à l’essence de la représentation d’être une représentation familiale. Mais la production n’est pas supprimée pour cela, elle continue à gronder, à vrombir sous l’instance représentative qui l’étouffe, et qu’elle peut faire résonner en revanche jusqu’à la limite de la rupture. Il faut alors que la représentation se gonfle de tout le pouvoir du mythe et de la tragédie, il faut qu’elle donne de la famille une présentation mythique et tragique (et du mythe et de la tragédie, une représentation familiale), pour quelle morde effectivement sur les zones de production. Le mythe et la tragédie ne sont-ils pas pourtant, eux aussi, des productions, des formes de production ? Sûrement pas ; ils ne le sont que rapportés à la production sociale réelle, à la production désirante réelle. Sinon, ce sont des formes idéologiques, qui ont pris la place des unités de production. Oedipe, la castration, etc., qui y croit ? Est-ce les Grecs ? Mais les Grecs ne produisaient-ils pas comme ils croyaient ? Est-ce les hellénistes, qui croient que les Grecs produisaient ainsi ? Au moins les hellénistes du XIX° siècle, ceux dont Engels disait : on dirait qu’ils y croient, au mythe, à la tragédie… Est-ce l’inconscient qui se représente Oedipe, la castration ? ou est-ce le psychanalyste, le psychanalyste en nous, qui représente ainsi l’inconscient ? Car jamais le mot de Engels n’a repris tant de sens : on diraient qu’ils y croient, les psychanalystes, au mythe, à la tragédie… (Ils continuent à y croire, quand les hellénistes ont cessé depuis longtemps.) Toujours le cas de Schreber : le père de Schreber inventait et fabriquait d’étonnantes petites machines, sadico-paranoïaques, à l’usage contraint des enfants pour qu’ils se tiennent bien droits, par exemple des serre-têtes à tige métallique et courroies de cuir (1). Ces machines ne jouent aucun rôle dans l’analyse freudienne. Peut-être aurait-il été plus difficile d’écraser tout le contenu social-politique du délire de Schreber si l’on avait tenu compte de ces machines désirantes du père et de leur évidente participation à une machine sociale pédagogique en général. Car toute la question est celle-ci : bien sûr, le père agit sur l’inconscient de l’enfant – mais agit-il comme père de famille dans une transmission familiale expressive, ou bien comme agent de machine, dans une information ou communication machiniques ? Les machines désirantes du président communiquent avec celles de son père : mais c’est par là, précisément, qu’elles sont dès l’enfance investissement libidinal d’un champ social. Le père n’y a de rôle que comme agent de production et d’anti-production. Freud au contraire choisit la première voie : ce n’est pas le père qui renvoie aux machines, mais juste le contraire ; il n’y a même plus lieu dès lors de considérer les machines, ni comme machines désirantes, ni comme machines sociales. En revanche, on gonflera le père de toutes les « puissances du mythe et de la religion », et de la philogénèse, pour que la petite représentation familiale ait l’air d’être coextensive au champ du délire. Le couple de production, machines désirantes et champ social, fait place à un couple représentatif d’une tout autre nature, famille-mythe. Encore une fois, avez-vous vu un enfant jouer : comment il peuple déjà les machines sociales techniques avec ses machines désirantes à lui, ô sexualité – le père ou la mère étant à l’arrière-plan, auxquels l’enfant emprunte au besoin des pièces et des rouages, et qui sont là comme agents émetteurs, récepteurs ou d’interception, agents bienveillants de production ou soupçonneux agents d’anti-production ? Pourquoi avoir accordé à la représentation mythique et tragique ce privilège insensé ? Pourquoi avoir installé des formes expressives, et tout un théâtre là où il y avait des champs, des ateliers, des usines, des unités de production ? Le psychanalyste plante son cirque dans l’inconscient stupéfait, tout un Barnum aux champs et dans l’usine. C’est cela que Miller, et déjà Lawrence, ont à dire contre la psychanalyse (les vivants ne sont pas des croyants, les voyants ne croient pas au mythe, à la tragédie) : « En remontant aux temps héroïques de la vie, vous détruisez les principes mêmes de l’héroïsme, car le héros, pas plus qu’il ne doute de sa force, ne regarde jamais en arrière. Hamlet se prenait sans doute pour un héros, et pour tout Hamlet-né, la seule voie à suivre est la voie que Shakespeare lui a tracée. Mais il s’agirait de savoir si nous sommes des Hamlet-nés. Etes-vous né Hamlet ? N’avez-vous pas plutôt fait naître Hamlet en vous ? Mais la question qui me semble la plus importante est celle-ci : pourquoi revenir au mythe ?… Cette camelote idéologique dont le monde s’est servi pour bâtir son édifice culturel est en train de perdre sa valeur poétique, son caractère mythique, parce qu’à travers une série d’écrits qui traitent de la maladie, et par conséquent des possibilités d’en sortir, le terrain se trouve déblayé, de nouveaux édifices peuvent s’élever (cette idée de nouveaux édifices m’est odieuse, mais ce n’est que la conscience d’un processus, et non le processus lui-même). Pour l’instant, mon processus, en l’occurrence toutes les lignes que j’écris, consiste uniquement à nettoyer énergiquement l’utérus, à lui faire subir un curetage en quelque sorte. Ce qui me conduit à l’idée, non pas d’un nouvel édifice, de nouvelles superstructures qui signifient culture, donc mensonge, mais d’une naissance perpétuelle, d’une régénération, de la vie… Il n’y a pas de vie possible dans le mythe. Il n’y a que le mythe qui puisse vivre dans le mythe… Cette faculté de donner naissance au mythe nous vient de la conscience, la conscience qui se développe sans cesse. C’est pourquoi, parlant du caractère schizophrénique de notre époque, je disais : tant que le processus ne sera pas terminé, c’est le ventre du monde qui sera le troisième oeil. Que voulais-je dire par là ? Sinon que, de ce monde d’idées où nous barbotons, un nouveau monde doit sortir ? Mais ce monde ne peut apparâitre que dans la mesure où il est conçu. Et, pour concevoir, il faut d’abord désirer… Le désir est instinctif et sacré, ce n’est que par le désir que nous opérons l’immaculé conception. » (2) Il y a tout dans ces pages de Miller : la menée d’Oedipe (ou d’Hamlet) jusqu’au point d’auto-critique, la dénonciation des formes expressives, mythe et tragédie, comme croyances ou illusions de la conscience, rien que des idées, la nécessité d’un nettoyage de l’inconscient, la schizo-analyse comme curetage de l’inconscient, l’opposition de la fente matricielle à la ligne de castration, la splendide affirmation d’un inconscient-orphelin et producteur, l’exaltation du processus comme processus schizophrénique de déterritorialisation qui doit produire une nouvelle terre, et à la limite le fonctionnement des machines désirantes contre la tragédie, contre « le funeste drame de la personnalité », contre « la confusion inévitable du masque et de l’acteur ». Il est évident que Michael Fraenkel, le correspondant de Miller, ne comprend pas. Il parle comme un psychanalyste, ou comme un helléniste du XIX° : oui, le mythe, la tragédie, Oedipe, Hamlet sont de bonnes expressions, des formes prégnantes ; ils expriment le vrai drame permanent du désir et de la connaissance… Fraenkel appelle au secours tous les lieux communs, Schopenhauer, et le Nietzsche de la Naissance de la tragédie. Il croit que Miller ignore tout cela, et ne se demande pas un instant pourquoi Nietzsche a lui-même rompu avec la Naissance de la tragédie, pourquoi il a cessé de croire à la représentation tragique… Michel Foucault a profondément montré quelle coupure introduisait l’irruption de la production dans le monde de la représentation. La production peut être cele du travail ou celle du désir, elle peut être sociale ou désirante, elle fait appel à des forces qui ne se laissent plus contenir dans la représentation, à des flux et des coupures qui la percent, la traversent de toutes parts : « une immense nappe d’ombre » étendue au-dessous de la représentation (3). Et cette faillite ou cet engloutissement du monde classique et de la représentation, Foucault en assigne la date, à la fin du XVIII° et au XIX° siècle. Il semble donc que la situation soit beaucoup plus complexe que nous ne disons ; car la psychanalyse participe au plus haut point de cette découverte des unités de production, qui se soumettent toutes les représentations possibles au lieu de se subordonner à elles. De même que Ricardo fonde l’économie politique ou sociale en découvrant le travail quantitatif au principe de toute valeur représentable, Freud fonde l’économie désirante en découvrant la libido quantitative au principe de toute représentation des objets et des buts du désir. Freud découvre la nature subjective ou l’essence abstraite du désir, comme Ricardo la nature subjective ou l’essence abstraite du travail, par-delà toute représentation qui les rattacherait à des objets, des buts ou même des sources en particulier. Freud est donc le premier à dégager le désir tout court, comme Ricardo « le travail tout court », et par là la sphère de la production qui déborde effectivement la représentation. Et, tout comme le travail subjectif abstrait, le désir subjectif abstrait est inséparable d’un mouvement de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des agents sous toutes les détermination particulières qui liaient encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à tel ou tel objet dans le cadre de la représentation. Machines et production désirantes, appareils psychiques et machines du désir, machines désirantes et montage d’une machine analytique apte à les décoder : le domaine des libres synthèses où tout est possible, les connexions partielles, les disjonctions incluses, les conjonctions nomades, les flux et les chaînes polyvoques, les coupures transductives – et le rapport des machines désirantes comme formations de l’inconscient avec les formations molaires qu’elles constituent statistiquement dans les foules organisées, l’appareil de répression-refoulement qui en découle… Telle est la constitution du champ analytique ; et ce champ sub-représentatif continuera de survivre et de fonctionner, même à travers Oedipe, même à travers le mythe et la tragédie qui marquent pourtant la réconciliation de la psychanalyse avec la représentation. Reste qu’un conflit traverse toute la psychanalyse, entre la représentation familiale mythique et tragique, et la production désirante et sociale. Car le mythe et la tragédie sont des systèmes de représentation symboliques qui ramènent encore le désir à des conditions extérieures déterminées comme à des codes objectifs particuliers – le corps de la terre, le corps despotique – et qui contrarient ainsi la découverte de l’essence abstraite ou subjective. On a pu remarquer en ce sens que, chaque fois que Freud remet au premier plan la considération des appareils psychiques, des machines désirantes et sociales, des mécanismes pulsionnels et institutionnels, son intérêt pour le mythe et la tragédie tend à décroître, en même temps qu’il dénonce chez Jung, puis chez Rank, la restauration d’une représentation extérieure de l’essence du désir en tant qu’objective, aliénée dans le mythe ou la tragédie (4). Comment expliquer cette ambivalence très complexe de la psychanalyse ? Nous devons distinguer plusieurs choses. En premier lieu, la représentation symbolique saisit bien l’essence du désir, mais en la référant à de grandes objectités comme à des éléments particuliers qui lui fixent objets, buts et sources. C’est ainsi que le mythe rapporte le désir à l’élément de la terre comme corps plein, et au code territorial qui distribue les interdits et prescriptions ; et la tragédie, au corps plein du despote et au code impérial correspondant. Dès lors, la compréhension des représentations symboliques peut consister en une phénoménologie systématique de ces éléments et objectités (à la manière des vieux hellénistes ou même de Jung); ou bien dans une étude historique qui les rapporte à leurs conditions sociales objectives et réelles (à la manière des hellénistes récents). De ce dernier point de vue, la représentation implique un certain décalage, et exprime moins un élément stable que le passage conditionné d’un élément à un autre : la représentation mythique n’exprime pas l’élément de la terre, mais plutôt les conditions sous lesquelles cet élément s’efface devant l’élément despotique ; et la représentation tragique n’exprime pas l’élément despotique à proprement parler, mais les conditions sous lesquelles, par exemple en Grèce au V° siècle, cet élément s’efface au profit du nouvel ordre de la cité (5). Or il est évident qu’aucun de ces traitements du mythe ou de la tragédie ne convient à la psychanalyse. La méthode psychanalytique est tout autre : au lieu de rapporter la représentation symbolique à des objectités déterminées et à des conditions sociales objectives, elle les rapporte à l’essence subjective et universelle du désir comme libido. Ainsi, l’opération de décodage dans la psychanalyse ne peut plus signifier ce qu’elle signifie dans les sciences de l’homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations sociales. L’interprétation psychanalytique ne consiste pas à rivaliser de code, à ajouter un code aux codes déjà connus, mais à décoder de manière absolue, à dégager quelque chose d’incodable en vertu de son polymorphisme et de sa polyvocité (6). Il apparaît alors que l’intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie) est un intérêt essentiellement critique, puisque la spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au soleil subjectif de la libido : c’est bien le monde de la représentation qui s’écroule, ou tend à s’écrouler. C’est dire, en second lieu, que le lien de la psychanalyse avec le capitalisme n’est pas moins profond que celui de l’économie politique. Cette découverte des flux décodés et déterritorialisés, c’est la même qui se fait pour l’économie politique et dans la production sociale, sous forme du travail abstrait subjectif, et pour la psychanalyse et dans la production désirante, sous forme de libido abstraite subjective. Comme dit Marx, c’est dans le capitalisme que l’essence devient subjective, activité de production en général, et que le travail abstrait devient quelque chosede réel à partir de quoi l’on peut réinterpréter toutes les formations sociales précédentes du point de vue d’un décodage ou d’un procès de déterritorialisation généralisés : « Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place au premier rang, et qui exprime un phénomène ancestral valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant comme pratiquement vrai, dans cette abstraction, qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne. » Il en est de même du désir abstrait comme libido, comme essence subjective. Non pas qu’on doive établir un simple parallélisme entre la production sociale capitaliste et la production désirante, ou bien entre les flux de capital-argent et les flux de merde du désir. Le rapport est beaucoup plus étroit : les machines désirantes ne pas ailleurs que dans les machines sociales, si bien que la conjonction des flux décodés dans la machine capitaliste tend à libérer les libres figures d’une libido subjective universelle. Bref, la découverte d’une activité de production en général et sans distinction, telle qu’elle apparaît dans le capitalisme, est inséparablement celle de l’économie politique et de la psychanalyse, par-delà les systèmes déterminés de représentation. Ce n’est pas dire évidemment que l’homme capitaliste, ou dans le capitalisme, désire travailler ni travaille suivant son désir. L’identité du désir et du travail est plutôt, non pas un mythe, mais l’utopie active par excellence qui désigne la limite à franchir du capitalisme dans la production désirante. Mais pourquoi, précisément, la production désirante est-elle à la limite toujours contrariée du capitalisme ? Pourquoi le capitalisme, en même temps qu’il découvre l’essence subjective du désir et du travail – essence commune en tant qu’activité de production en général – n’a-t-il de cesse de l’aliéner de nouveau, et aussitôt, dans une machine répressive qui sépare l’essence en deux, et la maintient séparée, travail abstrait d’un côté, désir abstrait de l’autre côté : économie politique et psychanalyse, économie politique et économie libidinale ? C’est là que nous pouvons apprécier toute l’étendue de l’appartenance de la psychanalyse au capitalisme. Car, nous l’avons vu, le capitalisme a bien pour limite les flux décodés de la production désirante, mais ne cesse de les repousser en les liant dans une axiomatique qui prend la place des codes. Le capitalisme est inséparable du mouvement de la déterritorialisation, mais ce mouvement, il le conjure par des re-territorialisations factices et artificielles. Il se construit sur les ruines des représentations territoriale et despotique, mythique et tragique, mais il les restaure à son service et sous une autre forme, à titre d’images du capital. Marx résume le tout en disant que l’essence subjective abstraite n’est découverte par le capitalisme que pour être à nouveau enchaînée, aliénée, non plus il est vrai dans un élément extérieur et indépendant comme objectité, mais dans l’élément lui-même subjectif de la propriété privée : « Autrefois, l’homme était extérieur à lui-même, son état était celui de l’aliénation réelle ; maintenant, cet état s’est changé en acte d’aliénation, de dépossession. » En effet, c’est la forme de la propriété privée qui conditionne la conjonction des flux décodés, c’est–dire leur axiomatisation dans un système où le flux des moyens de production, comme propriété des capitalistes, se rapporte au flux de travail dit libre, comme « propriété » des travailleurs (si bien que les restrictions étatiques sur la matière ou le contenu de la propriété privée n’affectent pas du tout cette forme). C’est encore la forme de la propriété privée qui constitue le centre des re-territorialisations factices du capitalisme. C’est elle enfin qui produit les images remplissant le champ d’immanence du capitalisme, « le » capitaliste, « le » travailleur, etc. En d’autres termes, le capitalisme implique bien l’écroulement des grandes représentations objectives déterminées, au profit de la production comme essence intérieure universelle, mais il ne sort pas pour cela du monde de la représentation, il opère seulement une vaste conversion de ce monde, en lui donnant la forme nouvelle d’une représentation subjective infinie (7). Nous semblons nous éloigner des soucis de la psychanalyse, et cependant jamais nous n’en avons été si près. Car, là aussi, nous l’avons vu précédemment, c’est dans l’intériorité de son mouvement que le capitalisme exige et institue non seulement une axiomatique sociale, mais une application de cette axiomatique à la famille privatisée. Jamais la représentation n’assurerait sa propre conversion sans cette application qui la creuse, la fend et la rabat sur elle-même. Alors le travail subjectif abstrait tel qu’il est représenté dans la propriété privée a pour corrélat le Désir subjectif abstrait, tel qu’il est représenté dans la famille privatisée. La psychanalyse se charge de ce second terme, comme l’économie politique du premier. La psychanalyse est la technique d’application, dont l’économie politique est l’axiomatique. Bref, la psychanalyse dégage le second pôle dans le mouvement propre au capitalisme, qui substitue la représentation subjective infinie aux grandes représentations objectives déterminées. Il faut en effet que la limite des flux décodés de la production désirante soit deux fois conjurée, deux fois déplacée, une fois par la position de limites immanentes que le capitalisme ne cesse de reproduire à une échelle de plus en plus large, une autre fois par le tracé d’une limite intérieure qui rabat cette reproduction sociale sur la reproduction familiale restreinte. L’ambiguïté de la psychanalyse par rapport au mythe ou à la tragédie s’explique dès lors ainsi : elle les défait comme représentations objectives, et découvre en elles les figures d’une libido subjective universelle ; mais elle les retrouve, et les promeut comme représentations subjectives qui élèvent à l’infini les contenus mythiques et tragiques. Elle traite le mythe et la tragédie, mais les traite comme les rêves et les fantasmes de l’homme privé. Homo familia – et en effet le rêve et le fantasme sont au mythe et à la tragédie ce que la propriété privée est à la propriété commune. Ce qui dans le mythe et la tragédie joue à l’état d’élément objectif, est donc repris et exhaussé par la psychanalyse, mais comme dimension inconsciente de la représentation subjective (le mythe comme rêve de l’humanité). Ce qui joue à titre d’élément objectif et public – le Terre, le Despote – est maintenant repris, mais comme l’expression d’une re-territorialisation subjective et privée : Oedipe est le despote déchu, banni, déterritorialisé, mais on re-territorialise sur le complexe d’Oedipe conçu comme le papa-maman-moi de l’homme quelconque aujourd’hui. La psychanalyse, et le complexe d’Oedipe, ramassent toutes les croyances, tout ce qui a été cru de tout temps par l’humanité, mais pour le porter à l’état d’une dénégation qui conserve la croyance sans y croire (ce n’est qu’un rêve… : la plus sévère pété, aujourd’hui, ne demande pas plus…). D’où cette double impression, que la psychanalyse s’oppose à la mythologie, non moins qu’aux mythologues, mais en même temps porte le mythe et la tragédie aux dimensions de l’universel subjectif : si Oedipe lui-même est « sans complexe », le complexe d’Oedipe est sans Oedipe, comme le narcissisme sans Narcisse (8). Telle est l’ambivalence qui traverse la psychanalyse, et qui déborde le problème particulier du mythe et de la tragédie : d’une main elle défait le système des représentations objectives (le mythe, la tragédie) au profit de l’essence subjective conçue comme production désirante, et de l’autre main reverse cette production dans un système de représentation subjectives (le rêve, le fantasme, dont le mythe et a tragédie sont posés comme développements ou projections). Des images, rien que des images. Ce qui reste à la fin, c’est un théâtre intime et familial, le théâtre de l’homme privé, qui n’est plus ni production désirante ni représentation objective. L’inconscient comme scène. Tout un théâtre mis à la place de la production, et qui la défigure encore plus que ne pouvaient le faire la tragédie et le mythe réduits à leurs seules ressources antiques.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
l’Anti-Oedipe, Capitalisme et schizophrénie, 1 / 1972
Voir Anti-Oedipe et revue Chimères

1 C’est W.G. Niederland qui a découvert et reproduit les machines du père de Schreber : cf notamment Schreber, Father and Son, Psychoanalytic Quaterly, 1959, t. 28, pp. 151-169. On trouve des instruments de torture pédagogique tout à fait semblable chez la comtesse de Ségur : ainsi « la ceinture de bonne tenue », « avec plaque de fer sur le dos et branche de fer qui prend le menton » (Comédies et proverbes, On ne prend pas les mouches…).
2 Henry Miller, Hamlet, tr. fr. Corrêa, pp. 156-159.
3 Michel Foucault, les Mots et les choses, Gallimard, 1966 : pp. 221-224 (sur l’opposition du désir ou de la production désirante avec la représentation); pp. 265-268 (sur l’opposition de la production sociale avec la représentation, chez Adam Smith et surtout chez Ricardo).
4 Didier Anzieu distingue notamment deux périodes : 1906-1920, qui « constitue la grande époque des travaux mythologiques dans l’histoire de la psychanalyse » ; puis une période de discrédit relatif, à mesure que Freud se tourne vers les problèmes de la seconde topique, et des rapports entre le désir et les institutions, se désintéressant de plus en plus d’une exploration systématique des mythes (Freud et la mythologie, in Incidences de la psychanalyse, n°1, 1970, pp. 126-129).
5 Sur le mythe comme exprimant l’organisation d’un savoir despotique qui refoule la Terre, cf. JP Vernant, les Origines de la pensée grecque, pp. 109-116 ; et sur la tragédie comme exprimant une organisation de la cité qui refoule à son tour le despote déchu, Vernant, Oedipe sans complexe, in Raison présente, août 1967.
6 On ne dira donc pas que la psychanalyse ajoute un code, psychologique, aux codes sociaux par lesquels historiens et mythologues expliquent les mythes. Freud le signalait déjà à propos du rêve : il ne s’agit pas d’un déchiffrement suivant un code. Cf. à cet égard les commentaires de Jacques Derrida, l’Ecriture et la différence, pp.310 sq. : « Sans doute (l’écriture du rêve) travaille-t-elle avec une masse d’éléments codifiés au cours d’une histoire individuelle ou collective. Mais, dans ses opérations, son lexique, et sa syntaxe, un résidu purement idiomatique est irréductible, qui doit porter tout le poids de l’interprétation, dans la communication entre les inconscients. Le rêveur invente sa propre grammaire. »
7 Foucault montre que les « sciences humaines » ont trouvé leur principe dans la production et se sont constituées sur la faillite de la représentation, mais qu’elles restaurent immédiatement un nouveau type de représentation, comme représentation inconsciente (les Mots et les choses, pp. 363-378).
8 Didier Anzieu, Freud et la mythologie, Incidences de la psychanalyse, n°1, 1970, pp.124 et 128 : « Freud n’accorde aucune spécificité au mythe. Ce point est un de ceux qui ont grevé le plus lourdement les relations ultérieures entre psychanalystes et anthropologues… Freud procède à une véritable mise à plat… L’article Pour introduire le narcissisme, qui marque une étape importante vers la révision de la théorie des pulsions, ne contient aucune allusion au mythe de Narcisse. »

