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Y a-t-il moyen de soustraire la pensée au modèle d’Etat ? / Gilles Deleuze & Félix Guattari

Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon. Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une « noologie », et qui serait comme la forme-Etat développée dans la pensée. Voilà que cette image possède deux têtes qui renvoient précisément aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai, opérant par capture magique, saisie ou lien, constituant l’efficacité d’une fondation (muthos) ; une république des esprits libres, procédant par pacte ou contrat, constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement (logos). Ces deux têtes ne cessent d’interférer, dans l’image classique de la pensée : une « république des esprits dont le prince serait l’idée d’un Etre suprême ». Et si les deux têtes interfèrent, ce n’est pas seulement parce qu’il y a beaucoup d’intermédiaires ou de transitions entre les deux, et parce que l’une prépare l’autre, et l’autre se sert de l’une et la conserve, mais aussi parce que, antithétiques et complémentaires, elles sont nécessaires l’une à l’autre. Il n’est pas exclu cependant que, pour passer de l’une à l’autre, il faille un événement d’une tout autre nature, « entre » les deux, et qui se cache hors de l’image, qui se passe en dehors (1). Mais, à s’en tenir à l’image, il apparaît que ce n’est pas une simple métaphore, chaque fois qu’on nous parle d’un imperium du vrai et d’une république des esprits. C’est la condition de constitution de la pensée comme principe ou forme d’intériorité, comme strate. On voit bien ce que la pensée y gagne : une gravité qu’elle n’aurait jamais par elle-même, un centre qui fait que toutes le choses ont l’air, y compris l’Etat, d’exister par sa propre efficace ou par sa propre sanction. Mais l’Etat n’y gagne pas moins. La forme-Etat gagne en effet quelque chose d’essentiel à se développer ainsi dans la pensée : tout un consensus. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un Etat universel en droit, élever l’Etat à l’universel de droit. C’est comme si le souverain devenait seul au monde, couvrait tout l’oecumène, et n’avait plus affaire qu’avec des sujets, actuels ou potentiels. Il n’est plus question des puissantes d’organisations extrinsèques, ni des bandes étranges : l’Etat devient le seul principe qui fait le partage entre des sujets rebelles, renvoyés à l’Etat de nature, et des sujets consentants, renvoyant d’eux-mêmes à sa forme. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’Etat, il est non moins intéressant pour l’Etat de s’étendre dans la pensée, et d’en recevoir la sanction de forme unique, universelle. La particularité des Etats n’est plus qu’un fait ; de même leur perversité éventuelle, ou leur imperfection. Car, en droit, l’Etat moderne va se définir comme « l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté » : la communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale (esprit d’un peuple), en même temps que son organisation la fait concourir à l’harmonie d’un universel (esprit absolu). L’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’Etats particuliers libres ». C’est un curieux échange qui se produit entre l’Etat et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’Etat de droit, tout comme l’Etat de fait est le devenir de la raison (2). Dans la philosophie dite moderne et dans l’Etat dit moderne ou rationnel, tout tourne autour du législateur et du sujet. Il faut que l’Etat réalise la distinction du législateur et du sujet dans des conditions formelles telles que la pensée, de son côté, puisse penser son identité. Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’est-à-dire à vous-même… Depuis que la philosophie s’est assignée le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’Etat. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’Etat porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la « critique » kantienne, reprise et développée par l’hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’Etat. Tout est réglé dès que la forme-Etat inspire une image de la pensée. A charge de revanche. Et sans doute, suivant les variations de cette forme, l’image elle-même prend des contours différents : elle n’a pas toujours dessiné ou désigné le philosophe, et elle ne le dessinera pas toujours.. On peut aller d’une fonction magique à une fonction rationnelle. Le poète a pu tenir par rapport à l’Etat impérial archaïque le rôle de dresseur d’image (3). Dans les Etats modernes, le sociologue a pu remplacer le philosophe (par exemple quand Durkheim et ses disciples ont voulu donner à la république un modèle laïc de la pensée). Aujourd’hui même, la psychanalyse prétend au rôle de Cogitatio universalis comme pensée de la Loi, dans un retour magique. Et il y a bien d’autres concurrents et prétendants. La noologie, qui ne se confond pas avec l’idéologie, est précisément l’étude des images de la pensée, et leur historicité. D’une certaine manière, on pourrait dire que cela n’a guère d’importance, et que la pensée n’a jamais eu qu’une gravité pour rire. Mais elle ne demande que ça : qu’on ne la prenne pas au sérieux, puisqu’elle peut d’autant mieux penser pour nous, et toujours engendre ses nouveaux fonctionnaires, et que, moins les gens prennent la pensée au sérieux, plus ils pensent conformément à ce qu’un Etat veut. En effet, quel homme d’Etat n’a pas rêvé de cette toute petite chose impossible, être un penseur ? Or la noologie se heurte à des contre-pensées, dont les actes sont violents, les apparitions discontinues, l’existence mobile à travers l’histoire. Ce sont les actes d’un « penseur privé », par opposition au professeur public : Kierkegaard, Nietzsche, ou même Chestov… Partout où ils habitent, c’est la steppe ou le désert. Ils détruisent les images. Peut-être le Schopenhauer éducateur de Nietzsche est-il la plus grande critique qu’on ait mené contre l’image de la pensée, et son rapport avec l’Etat. Toutefois, « penseur privé » n’est pas une expression satisfaisante, puisqu’elle enchérit sur une intériorité, tandis qu’il s’agit d’une pensée du dehors (4). Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre, c’est une entreprise étrange dont on peut étudier les procédés précis chez Nietzsche (l’aphorisme, par exemple, est très différent de la maxime, car une maxime, dans la république des lettres, est comme un acte organique d’Etat ou un jugement souverain, mais un aphorisme attend toujours son sens d’une nouvelle force extérieure, d’une dernière force qui doit le conquérir ou le subjuguer, l’utiliser). C’est aussi pour une autre raison que « penseur privé » n’est pas une bonne expression : car, s’il est vrai que cette contre-pensée témoigne d’une solitude absolue, c’est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n’existe que par lui, même sil manque encore… « Il nous manque cette dernière force, faute d’un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire… » Toute pensée est déjà une tribu, le contraire d’un Etat. Et une telle forme d’extériorité pour la pensée n’est pas du tout le symétrique de la forme d’intériorité. A la rigueur, il n’y aurait de symétrie qu’entre des pôles ou des foyers différents d’intériorité. Mais la forme d’extériorité de la pensée – la force toujours extérieure à soi ou la dernière force, la nième puissance – n’est pas du tout une autre image qui s’opposerait à l’image inspirée de l’appareil d’Etat. C’est au contraire la force qui détruit l’image et ses copies, le modèle et ses reproductions, toute la possibilité de subordonner la pensée à un modèle du Vrai, du Juste ou du Droit (le vrai cartésien, le juste kantien, le doit hégélien, etc.). Une « méthode » est l’espace strié de la cogitatio universalis, et trace un chemin qui doit être suivi d’un point à un autre. Mais la forme d’extériorité met la pensée dans un espace lisse qu’elle doit occuper sans pouvoir le compter, et pour lequel il n’y a pas de méthode possible, pas de reproduction concevable, mais seulement des relais, des intermezzi, des relances. La pensée est comme le Vampire, elle n’a pas d’image, ni pour constituer modèle, ni pour faire copie. Dans l’espace lisse du Zen, la flèche ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible. Le problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d’une cité modèle. « La nature envoie le philosophe dans l’humanité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part. Ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit. (…) Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu’ils constituent une excellente preuve pour la sagesse de ses fins. Ils ne touchent jamais qu’un petit nombre, alors qu’ils devraient toucher tout le monde, et la façon dont le petit nombre est touché ne répond pas à la force que mettent les philosophes et les artistes à tirer leur artillerie… » (5) Nous pensons surtout à deux textes pathétiques, au sens où la pensée y est vraiment un pathos (un antilogos et un antimuthos). C’est le texte d’Artaud dans ses lettres à Jacques Rivière, expliquant que la pensée s’exerce à partir d’un effondrement central, qu’elle ne peu vivre que de sa propre impossibilité de faire forme, relevant seulement des traits d’expression dans un matériau, se développant périphériquement, dans un pur milieu d’extériorité, en fonction de singularités non universalisables, de circonstances non intériorisables. Et c’est aussi le texte de Kleist, A propos de l’élaboration des pensées en parlant : Kleist y dénonce l’intériorité centrale du concept comme moyen de contrôle, contrôle de la parole, de la langue, mais aussi contrôle des affects, des circonstances et même du hasard. Il y oppose une pensée comme procès et processus, un bizarre dialogue anti-platonicien, un anti-dialogue du frère et de la soeur, où l’un parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’voir compris : c’est la pensée du Gemüt, dit Kleist, qui procède comme un général devrait le faire dans une machine de guerre, ou comme un corps qui se charge d’électricité, d’intensité pure. « Je mélange des sons inarticulés, rallonge les termes de transition, utilise également les appositions là où elles ne seraient pas nécessaires. » Gagner du temps, et puis peut-être renoncer, ou attendre. Nécessité de ne pas avoir le contrôle de la langue, d’être un étranger dans sa propre langue, pour tirer la parole à soi et « mettre au monde quelque chose d’incompréhensible ». Telle serait la forme d’extériorité, la relation du frère et de la soeur, le devenir-femme du penseur, le devenir-pensée de la femme : le Gemüt, qui ne se laisse plus contrôler, qui forme une machine de guerre ? Une pensée aux prises avec des forces extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou téorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère. Est-ce un hasard si, chaque fois q’un « penseur » lance ainsi une flèche, il y a un homme d’Etat, une ombre ou une image d’homme d’Etat qui lui donne conseil et admonestation, et veut fixer un « but ? Jacques Rivière n’hésite pas à répondre à Artaud : travaillez, travaillez, ça s’arrangera, vous arriverez à une méthode, et à bien exprimer ce que vous pensez en droit (Cogitatio universalis). Rivière n’est pas un chef d’Etat, mais ce n’est pas le dernier dans la NRF qui s’est pris pour le prince secret dans une république des lettres ou pour l’éminence grise dans un Etat de droit. Lenz et Kleist affrontaient Goethe, génie grandiose, véritable homme d’Etat parmi tous les hommes de lettres. Mais le pire n’est pas encore là : le pire est dans la façon dont les textes mêmes de Kleist, d’Artaud, finissent eux-mêmes par faire monument, et inspirer unmodèle à recopier beaucoup plus insidieux que l’autre, pour tous les bégaiements artificiels et les innombrables décalques qui prétendent les valoir. L’image classique de la pensée, et le striage de l’espace mental qu’elle opère, prétend à l’universalité. En effet, elle opère avec deux « universaux », le Tout comme dernier fondement de l’être ou horizon qui englobe, le Sujet comme principe qui convertit l’être en être pour-nous (6). Imperium et république. De l’un à l’autre, ce sont tous les genres du réel et du vrai qui trouvent leur place dans un espace mental strié, du double point de vue de l’Etre et du Sujet, sous la direction d’une « méthode universelle ». Dès lors, il est facile de caractériser la pensée nomade qui récuse une telle image et procède autrement. C’est qu’elle ne se réclame pas d’un sujet pensant universel, mais au contraire d’une race singulière ; et elle ne se fonde sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon comme espace lisse, steppe, désert ou mer. C’est un  tout autre type d’adéquation qui s’établit ici entre la race définie comme « tribu » et l’espace lisse défini comme « milieu ». Une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Etre englobant. Kenneth White a récemment insisté sur cette complémentarité dissymétrique d’une tribu-race (les Celtes, ceux qui se sentent Celtes) et d’une espace-milieu (l’Orient, l’Orient, le désert de Gobi…) : White montre comment cet étrange composé, les noces du Celte et de l’Orient, inspire une pensée proprement nomade, qui entraîne la littérature anglaise et constituera la littérature américaine (7). Du coup, l’on voit bien les dansgers, les ambiguïtés profondes qui coexistent avec cette entreprise, comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible. Car : comment faire pour que le thème d’une race ne tourne pas en racisme, en fascisme dominant et englobant, ou plus simplement en artistocratisme, ou bien en secte et folklore, en micro-fascismes ? Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réacive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ? Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme ; et ce n’est certes pas en invoquant un passé, réel ou mythique, qu’on échappe au racisme. Mais, là encore, les critères de distinction sont faciles, quels que soient les mélanges de fait qui les obscurcissent à tel ou tel niveau, à tel ou tel moment. La tribu-race n’existe qu’au niveau d’une race opprimée, et au nom d’une oppression qu’elle subit : il n’y a de race qu’inférieure, minoritaire, il n’y a pas de race dominante,, une race ne se définit pas par sa pureté, mais au contraire par l’impureté qu’un système de domination lui confère. Bâtard et sang-mêlé sont les vrais noms de la race. Rimbaud a tout dit sur ce point : seul peut s’autoriser de la race celui qui dit : « J’ai toujours été de race inférieure, (…) je suis de race inférieure de toute éternité, (…) me voici sur une plage armoricaine, (…) je suis une bête, un nègre, (…) je suis de race lointaine, mes pères étaient Scandinaves. » Et de même que la race n’est pas à retrouver, l’Orient n’est pas à imiter : il n’existe que par la construction d’un espace lisse, tout comme la race n’existe que par la constitution d’une tribu qui le peuple et le parcourt. C’est toute la pensée qui est un devenir, un double devenir, au lieu d’être l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2 / 1980
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1 Marcel Detienne (les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspéro) a bien dégagé ces deux pôles de la pensée, qui correspondent aux deux aspects de la souveraineté selon Dumézil : la parole magico-religieuse du despote ou du « vieux de la mer », la parole-dialogue de la cité. Non seulement les personnages principaux de la pensée grecque (le Poète, le Sage, le Physicien, le Philosophe, le Sophiste…) se situent par rapport à ces pôles ; mais Detienne fait intervenir entre les deux le groupe spécifique des Guerriers, qui assure le passage ou l’évolution.
2 Il y a un hégélianisme de droite qui reste vivant dans la philosophie politique officielle, et qui soude le destin de la pensée et de l’Etat. Kojève (Tyrannie et sagesse, Gallimard) et Eric Weil (Hegel et l’Etat ; Philosophie politique, Vrin) en sont les représentants récents. De Hegel à Max Weber s’est développée toute une réflexion sur les rapports de l’Etat moderne avec la Raison, à la fois comme rationnel-technique et comme raisonnable-humain. Si l’on objecte que cette rationalité, déjà présente dans l’Etat impérial archaïque, est l’optimum des gouvernants eux-mêmes, les hégéliens répondent que le rationnel-raisonnable ne peut pas exister sans un minimum de participation de tous. Mais la question est plutôt de savoir si la forme même du rationnel-raisonnable n’est pas extraite de l’Etat, de manière à lui donner nécessairement « raison ».
3 Sur le rôle du poète antique comme « fonctionnaire de la souveraineté » cf. Dumézil, Servius et la Fortune, pp. 64 sq., et Detienne, pp. 17 sq.
4 Cf. l’analyse de Foucault, à propos de Maurice Blanchot et d’une forme d’extériorité de la pensée : la Pensée du dehors in Critique juin 1966.
5 Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 7.
6 Un curieux texte de Jaspers, intitulé Descartes (Alcan), développe ce point de vue et en accepte les conséquences.
7 Kenneth White, le Nomadisme intellectuel. Le deuxième tome de cet ouvrage inédit s’intitule précisément Poetry and Tribe.

le Capitalisme mondial intégré et la révolution moléculaire / Félix Guattari

Le CMI (capitalisme mondial intégré) ne respecte ni les territorialités existantes, ni les modes de vie traditionnels, ni les modes d’organisation sociale des ensembles nationaux, qui paraissent aujourd’hui les mieux établis.
Le capitalisme contemporain peut être défini comme capitalisme mondial intégré parce qu’il tend à ce qu’aucune activité humaine sur la planète ne lui échappe. On peut considérer qu’il a déjà colonisé toutes les surfaces de la planète et que l’essentiel de son expression concerne, à présent, les nouvelles activités qu’il entend surcoder et contrôler.
Ce double mouvement d’extension géographique qui se clôture sur elle-même et d’expansion moléculaire proliférante est corrélatif d’un processus général de déterritorialisation. Le CMI (capitalisme mondial intégré) ne respecte ni les territorialités existantes, ni les modes de vie traditionnels, ni les modes d’organisation sociale des ensembles nationaux, qui paraissent aujourd’hui les mieux établis. Il recompose les systèmes de production et les systèmes sociaux sur ses propres bases, sur ce que j’appellerai sa propre axiomatique (axiomatique étant ici opposé à programmatique). En d’autres termes, il n’y a pas un programme défini une fois pour toutes : il est toujours susceptible, à propos d’une crise, ou d’une difficulté imprévue, d’ajouter des axiomes fonctionnels supplémentaires ou d’en retrancher. Certaines formes capitalistes paraissent s’effondrer à l’occasion d’une guerre mondiale ou d’une crise comme celle de 1929, puis renaissent sous d’autres formes, retrouvent d’autres fondements. Cette déterritorialisation et cette recomposition permanentes concernent aussi bien les formations de pouvoir (1) que les modes de production (je préfère parler de formations de pouvoir plutôt que de rapports de production, car cette notion est trop restrictive par rapport au sujet considéré ici).
J’aborderai la question du capitalisme mondial intégré sous trois angles : – celui de ses systèmes de production, d’expression économique et d’axiomatisation du socius (2).
– celui des nouvelles segmentarités qu’il développe au niveau transnational ou dans le cadre européen ou encore au niveau moléculaire ;
– enfin, sous l’angle de ce que j’appelle les machines de guerre révolutionnaires (3), les agencements de désir (4) et les luttes de classes.
Le CMI et ses systèmes de production
Je rappelle qu’il n’existe plus seulement une division internationale du travail mais une mondialisation de la division du travail, une captation générale de tous les modes d’activités, y compris de celles qui échappent formellement à la définition économique du travail. Les secteurs d’activité les plus « arriérés » et les modes de production marginaux, les activités domestiques, le sport, la culture, qui ne relevaient pas jusqu’à présent du marché mondial, sont en train de tomber les uns après les autres sous la coupe.
Le CMI intègre donc l’ensemble de ces systèmes machiniques (5) au travail humain et à tous les autres types d’espaces sociaux et institutionnels, comme les agencements technico-scientifiques, les équipements collectifs ou les médias. La révolution informatique accélère considérablement ce processus d’intégration, qui contamine également la subjectivité inconsciente, tant individuelle que sociale. Cette intégration machinique-sémiotique(6) du travail humain implique donc que soit pris en compte, au sein du processus productif, la modélisation de chaque travailleur, non seulement son savoir — ce que certains économistes appellent le « capital de savoir » — mais aussi l’ensemble de ses systèmes d’interaction avec la société et avec l’environnement machinique.
L’expression économique du CMI
L’expression économique du CMI — son mode d’assujettissement sémiotique des personnes et des collectivités — ne relève pas uniquement de systèmes de signes monétaires, boursiers ou d’appareils juridiques relatifs au salariat, à la propriété, à l’ordre public. Elle repose également sur des systèmes d’asservissement (7) au sens cybernétique du terme. Les composants sémiotiques du capital fonctionnent toujours sur un double registre : celui de la représentation (où les systèmes de signes sont indépendants et distanciés des référents économiques) et celui du diagrammatisme (où les systèmes de signes entrent en concaténation (8) directe avec les référents, en tant qu’instrument de modelage, de programmation, de planification des segments sociaux et des agencements productifs).
Ainsi, le capital est beaucoup plus qu’une simple catégorie économique relative à la circulation des biens et à l’accumulation.
C’est une catégorie sémiotique qui concerne l’ensemble des niveaux de la production et l’ensemble des niveaux de stratification des pouvoirs. Le CMI s’inscrit non seulement dans le cadre de sociétés divisées en classes sociales, raciales, bureaucratiques, sexuelles et en classes d’âge, mais aussi au sein d’un tissu machinique proliférant. Son ambiguïté à l’égard des mutations machiniques matérielles et sémiotiques, caractéristiques de la situation actuelle, est telle qu’il utilise toute la puissance machinique, la prolifération sémiotique des sociétés industrielles développées, dans le même temps qu’il la neutralise par ses moyens d’expression économique spécifiques. Il ne favorise les innovations et l’expansion machinique qu’autant qu’il peut les récupérer, et consolider les axiomes sociaux fondamentaux sur lesquels il ne peut pas transiger : un certain type de conception du socius, du désir, du travail, des loisirs, de la culture.
L’axiomisation du socius
L’axiomatisation du socius est caractérisée, dans le contexte actuel, par trois types de transformation : de clôture, de déterritorialisation et de segmentarité.
– La clôture : À partir du moment où le capitalisme a envahi l’ensemble des surfaces économiquement exploitables, il ne peut plus maintenir l’élan expansionniste qui était le sien durant ses phases coloniales et impérialistes.
Son champ d’action est clôturé et cela lui impose de se recomposer sans arrêt sur lui-même, sur les mêmes espaces, en approfondissant ses modes de contrôle et d’assujettissement des sociétés humaines.
Sa mondialisation, loin d’être un facteur de croissance, correspond donc, en fait, à une remise en question radicale de ses bases antérieures. Elle peut aboutir soit à une involution complète du système, soit à un changement de registre. Le CMI devra trouver son expansion, ses moyens de croissance, en travaillant les mêmes formations de pouvoir, retransformant les rapports sociaux, et en développant des marchés toujours plus artificiels, non seulement dans le domaine des biens mais aussi dans celui des affects. J’émets l’hypothèse que la crise actuelle — qui, au fond, n’en est pas une, c’est plutôt une gigantesque reconversion — est précisément cette oscillation entre l’involution d’un certain type de capitalisme, qui se heurte à sa propre clôture, et une tentative de restructuration sur des bases différentes.
– La déterritorialisation :
Il lui faut, en d’autres termes, opérer une reconversion décisive, quitte à liquider complètement des systèmes antérieurs, que ce soit au niveau de la production ou des compromis nationaux (avec la démocratie bourgeoise ou la social-démocratie).
C’est la fin des capitalismes territorialisés, des impérialismes expansifs et le passage à des impérialismes déterritorialisés et intensifs : l’abandon de toute une série de catégories sociales, de branches d’activités, de régions sur lesquelles le CMI reposait ; le remodelage et le domptage des forces productives de façon à ce qu’elles s’adaptent au nouveau mode de production.
La déterritorialisation du capitalisme sur lui-même, c’est ce que déjà Marx avait appelé « l’expropriation de la bourgeoisie par la bourgeoisie » mais cette fois-ci, à une tout autre échelle. Le CMI n’est pas universaliste.
Il ne tient pas à généraliser la démocratie bourgeoise sur l’ensemble de la planète, pas plus, d’ailleurs, qu’un système de dictature. Mais il a besoin d’une homogénéisation des modes de production, des modes de circulation et des modes de contrôle social. C’est cette unique préoccupation qui le conduit à s’appuyer ici sur des régimes relativement démocratiques et, ailleurs, à imposer des dictatures. Cette orientation, d’une façon générale, a pour effet de reléguer les anciennes territorialités sociales et politiques, ou tout au moins à les dessaisir de leurs anciennes puissances économiques. Mais cela n’est possible que si lui-même fonctionne à partir d’un multicentrage de ses propres centres de décision.
Aujourd’hui, le CMI n’a pas un centre unique de pouvoir. Même sa branche nord-américaine est polycentrée. Les centres réels de décision sont répartis sur toute la planète. Il ne s’agit pas seulement d’états-majors économiques au sommet, mais aussi de rouages du pouvoir s’étageant à tous les niveaux de la pyramide sociale, du manager au père de famille. D’une certaine façon, le CMI instaure sa propre démocratie interne. Il n’impose pas nécessairement une décision allant dans le sens de ses intérêts immédiats. Par des mécanismes complexes, il « consulte » les autres centres d’intérêt, les autres segments avec lesquels il doit composer. Cette – « négociation » n’est plus politique comme jadis. Elle met en jeu des systèmes d’information et de manipulations psychologiques à grande échelle, par le biais des mass-media.
La dégénérescence des localisations concentriques des modes de pouvoir et des hiérarchies qui s’étageaient des aristocraties aux prolétariats en passant par les petites bourgeoisies n’est pas incompatible avec leur maintien partiel. Mais elles ne correspondent plus aux champs réels de décisionalité.
Le pouvoir du CMI est toujours ailleurs, au coeur de mécanismes déterritorialisés.
C’est ce qui fait qu’il paraît aujourd’hui impossible de le cerner, de l’atteindre et de s’y attaquer. Cette déterritorialisation engendre également des phénomènes paradoxaux, comme le développement de zones du Tiers-monde dans les pays les plus développés et, inversement, l’apparition de centres hyper-capitalisés à l’intérieur de zones sous-développées.
Le système général de segmentarité
Le capitalisme n’étant plus dans une phase expansive au niveau géopolitique est amené à se réinventer sur les mêmes espaces selon une sorte de technique de palimpseste (9). Il ne peut pas plus se développer selon un système de centre et de périphérie, qu’il transforme synchroniquement.
Son problème sera de trouver de nouvelles méthodes de consolidation de ses systèmes de hiérarchie sociale. Il s’agit là d’un axiome fondamental : pour maintenir la consistance de la force collective de travail à l’échelle de la planète, le CMI est tenu de faire coexister des zones de superdéveloppement, de superenrichissement au profit des aristocraties capitalistes (pas uniquement localisées dans les bastions capitalistes traditionnels), et des zones de sous-développement relatif, et même des zones de paupérisation absolue.
C’est entre ces extrêmes qu’une disciplinarisation générale de la force collective de travail et un cloisonnement, une segmentarisation des espaces mondiaux, peuvent s’instituer. La libre circulation des biens et des personnes est réservée aux nouvelles aristocraties du capitalisme.
Toutes les autres catégories de population sont assignées à résidence sur un coin de la planète, devenue une véritable usine mondiale, à laquelle sont adjoints des camps de travail forcé ou des camps d’extermination à l’échelle de pays entiers (le Cambodge).
Cette redéfinition permanente des segments sociaux ne concerne pas seulement les questions économiques. C’est l’ensemble de la vie sociale qui se trouve remodelé.
Là où, dans l’Est de la France, on vivait de père en fils de l’acier, le CMI décide de liquider le paysage industriel. Tel autre espace sera transformé en zone touristique ou en zone résidentielle pour les élites. Des niveaux de standing sont bouleversés à l’échelle de régions entières. De nouvelles interactions, de nouveaux antagonismes surgissent entre les segments du CMI et les agencements humains qui cherchent à résister à son axiomatisation et à se reconstituer sur d’autres bases.
À quelles conditions vaut-il la peine de continuer à vivre dans un tel système ? Quelles attaches inconscientes font que l’on continue d’y adhérer malgré soi ? Tous ces axiomes de segmentarité sont liés les uns aux autres. Le CMI non seulement intervient à l’échelle mondiale, mais aussi aux niveaux les plus personnels. Inversement, des déterminations moléculaires inconscientes ne cessent d’interagir sur des composantes fondamentales du CMI.
La segmentarité transnationale
L’antagonisme Est-Ouest tend à perdre sa consistance. Même lors des phases de tension, comme celle qui s’affirme depuis quelque temps, il prend un tour artificiel, théâtral. Car l’essentiel des contradictions ne se situe plus dans l’axe Est-Ouest, mais dans l’axe Nord-Sud, étant entendu qu’il s’agit toujours, en fin de compte, pour le CMI, de s’assurer du contrôle de toutes les zones qui tendent à lui échapper, et qu’il existe des Nord et des Sud à l’intérieur de chaque pays. Suffirait-il, alors, de dire que la nouvelle segmentarité repose sur le « croisement » entre un phénomène essentiel, une guerre larvée Nord-Sud, et un phénomène secondaire, les rivalités Est-Ouest. Je crois que ce serait tout à fait insuffisant.
Le clivage tiers-monde en-voie-dedéveloppement (voire même hyperdéveloppé : les pays pétroliers) et Tiers-monde – en-voie-de-paupérisation absolue, en voie d’extermination, est devenu lui aussi une donnée permanente de la situation actuelle. Mais d’autres facteurs entrent également en ligne de compte.
L’opposition entre le capitalisme transnational, multinational, lobbies internationaux, et le capitalisme national, tout en subsistant localement, n’est plus vraiment pertinente d’un point de vue global. En fait, toutes ces contradictions internationales s’organisent entre elles, se croisent, développent des combinaisons complexes qui ne se résument pas dans des systèmes d’axe Est-Ouest, Nord-Sud, national-multinational. Elles prolifèrent comme une sorte de rhizome (10) multidimensionnel, incluant d’innombrables singularités géopolitiques, historiques et religieuses.
On ne saurait trop insister sur le fait que l’axiomatisation, la production d’axiomes nouveaux en réponse à ces situations spécifiques, ne relève pas d’un programme général, ni ne dépend d’un centre directeur qui édicterait ces axiomes.
L’axiomatique du CMI n’est pas fondée sur des analyses idéologiques, elle fait partie de son procès de production.
Dans un tel contexte, toute perspective de lutte révolutionnaire circonscrite à des espaces nationaux, toute perspective de prise de pouvoir politique par la dictature du prolétariat, apparaissent de plus en plus illusoires. Les projets de transformation sociale sont condamnés à l’impuissance s’ils ne s’inscrivent pas dans une stratégie subversive à l’échelle mondiale.
La segmentarité européenne
L’opposition au sein de l’Europe entre Est et Ouest est amenée, elle aussi, à évoluer considérablement dans les années à venir.
Ce qui nous paraissait être un antagonisme fondamental s’avérera peut-être de plus en plus « phagocytable », négociable à tous les niveaux. Donc, pas de modèle germanoaméricain, pas de retour au fascisme d’avant-guerre, mais plutôt évolution, par approximations successives, vers un système de démocratie autoritaire d’un nouveau type.
Les méthodes de répression et de contrôle social des régimes de l’Est et de l’Ouest tendent à se rapprocher les uns des autres, un espace répressif européen de l’Oural à l’Atlantique menace de relayer l’actuel espace judiciaire européen.
La segmentarité moléculaire
Dans les espaces capitalistiques, on retrouvera constamment deux types de problèmes fondamentaux : – les luttes d’intérêt, économiques, sociales, syndicales, au sens classique ; – les luttes relatives aux libertés, que je regrouperai, dans le registre de la révolution moléculaire, avec les luttes de désir, les remises en question de la vie quotidienne, de l’environnement.
Les luttes d’intérêt, les questions de niveau de vie demeurent porteuses de contradictions essentielles. Il n’est pas question ici de les sous-estimer. Cependant, on peut faire l’hypothèse que, faute d’une stratégie globale, elles prêteront toujours plus le flanc à une récupération, à leur intégration par l’axiomatique du CMI. Elles n’aboutiront jamais par elles-mêmes à une transformation sociale réelle. On n’aura jamais plus d’affrontement type 1848, la Commune de Paris ou 1917 en Russie ; plus jamais de rupture nette classe contre classe amorçant la redéfinition d’un nouveau type de société.
En cas d’épreuve de force majeure, le CMI est en mesure de déclencher une sorte de plan Orsec international et de plan Marshall permanent. Les pays européens, le Japon et les États-Unis peuvent subventionner à perte, et pendant une longue période, l’économie d’un bastion capitaliste en péril. Il y va de la survie du CMI qui fonctionne ici comme une sorte de compagnie d’assurances internationale capable, sur le plan économique comme sur le plan répressif, d’affronter les épreuves les plus difficiles.
Alors que va-t-il se passer ? La crise actuelle débouchera-t-elle sur un nouveau statu quo social, sur une normalisation à « l’allemande », une ghettoïsation des marginaux, un welfare State généralisé, avec l’aménagement par-ci par-là de quelques niches de liberté ? C’est une possibilité mais ce n’est pas la seule. Dès que l’on sort des schémas simplificateurs, on s’aperçoit que des pays comme l’Allemagne ou le Japon ne sont pas à l’abri de grands bouleversements sociaux. Quoi qu’il en soit, il semble que, tout au moins en France, la situation évolue vers une liquidation de l’équilibre sociologique qui se manifestait depuis des décennies par une relative parité entre les forces de gauche et de droite. On s’oriente vers une coupure du type : 90 % du côté d’une masse conservatrice, apeurée, abrutie par les mass-media et 10 % du côté de minoritaires plus ou moins réfractaires.
Mais si on aborde ce problème sous un autre angle, non plus seulement sous celui des luttes d’intérêt mais des luttes moléculaires, le panorama change. Ce qui apparaît dans ces mêmes espaces sociaux, apparemment quadrillés et aseptisés, c’est une sorte de guerre sociale bactériologique, quelque chose qui ne s’affirme plus selon des fronts nettement délimités (fronts de classe, luttes revendicatrices), mais sous forme de bouleversements moléculaires difficiles à appréhender.
Toutes sortes de virus de ce genre attaquent déjà le corps social dans ses rapports à la consommation, au travail, aux loisirs et à la culture (autoréductions, mise en question du travail, du système de représentation politique, radios libres).
Des mutations aux conséquences imprévisibles ne cesseront de se faire jour dans la subjectivité, consciente et inconsciente, des individus et des groupes sociaux.
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Agencements de désir et lutte des classes
Jusqu’où pourra aller cette révolution moléculaire ? N’est-elle pas condamnée, dans le meilleur des cas, à végéter dans des ghettos à l’allemande ? Le sabotage moléculaire de la subjectivité sociale dominante ne suffit-il pas à lui-même ? La révolution moléculaire doit-elle passer alliance avec des forces sociales du niveau molaire ? La thèse principale, qui est soutenue ici, est que les axiomes du CMI — clôture, déterritorialisation, multicentrage, nouvelles segmentarités — ne parviendront jamais à en venir à bout. Les ressources du CMI sont peut-être infinies dans l’ordre de la production et de la manipulation des institutions et des lois. Mais elles se heurtent, et se heurteront toujours plus violemment, à un véritable mur, ou plutôt à un enchevêtrement de chicanes infranchissables, dans le domaine de l’économie libidinale des groupes sociaux. Cela tient à ce que la révolution moléculaire ne concerne pas seulement les rapports quotidiens entre les hommes, les femmes, les pédés, les hétéros, les enfants, les adultes et les « gardarem » de toutes catégories. Elle intervient aussi, et avant tout, dans les mutations productrices en tant que telles. On la trouvera au cœur des processus mentaux mis en jeu par la nouvelle division mondiale du travail, par la révolution informatique. L’essor des forces productives dépend d’elle. Et c’est pour cela que le CMI ne pourra pas la contourner.
Cela ne signifie pas que cette révolution moléculaire soit automatiquement porteuse d’une révolution sociale capable d’accoucher d’une société, d’une économie et d’une culture libérées du CMI. N’était-ce pas déjà une révolution moléculaire qui avait servi de ferment au national-socialisme ? Le meilleur et le pire peut en sortir.
L’issue de ce type de transformations dépend essentiellement de la capacité des agencements explicitement révolutionnaires à les articuler avec les luttes d’intérêt, politiques et sociales. Telle est la question essentielle. Faute d’une telle articulation, toutes les mutations de désir, toutes les révolutions moléculaires, toutes les luttes pour des espaces de liberté ne parviendront jamais à embrayer sur des transformations sociales et économiques à grande échelle.
Comment imaginer que des machines de guerre révolutionnaires de type nouveau parviennent à se greffer à la fois sur les contradictions sociales manifestes et sur cette révolution moléculaire ? La plupart des militants professionnels reconnaissent l’importance de ces nouveaux domaines de contestation, mais ajoutent aussitôt qu’il n’y a rien à en attendre de positif pour l’instant : « Il faut d’abord que nous ayons atteint nos objectifs sur le plan politique avant de pouvoir intervenir dans ces questions de vie quotidienne, d’école, de rapport entre groupes, de convivialité, d’écologie. » Presque tous les courants de gauche, d’extrême gauche, ou de l’autonomie, se retrouvent sur cette position. Chacun, à sa façon, est prêt à exploiter les « nouveaux mouvements sociaux » qui se sont développés depuis les années soixante, mais personne ne pose jamais la question de forger des instruments de lutte qui leur seraient réellement adaptés. Dès qu’il est question de cet univers flou des désirs, de la vie quotidienne, des libertés concrètes une étrange surdité et une myopie sélective apparaissent chez les porte-parole attitrés qui sont paniqués à l’idée qu’un désordre pernicieux puisse contaminer les rangs de leurs organisations.
Les pédés, les fous, les radios libres, les féministes, les écolos, tout ça, au fond, c’est un peu louche ! En fait, ils se sentent menacés dans leur personnage de militant et dans leur fonctionnement personnel, c’est-à-dire non seulement dans leurs conceptions organisationnelles mais aussi dans leurs investissements affectifs sur un certain type d’organisation.
Question lancinante : comment « inventer » de nouveaux types d’organisations oeuvrant dans le sens de cette jonction, de ce cumul d’effets des révolutions moléculaires, des luttes de classe en Europe et des luttes d’émancipation du Tiers-monde (capables de répondre, cas par cas, sinon au coup par coup, aux transformations segmentaires du CMI qui ont précisément pour conséquence, qu’on ne puisse plus parler de masses indifférenciées) ? Comment de tels agencements de lutte, à la différence des organisations traditionnelles, parviendront-ils à se doter de moyens d’analyse leur permettant de ne plus être pris de court ni par les innovations institutionnelles et technologiques du capitalisme, ni par les embryons de réponse révolutionnaire que les travailleurs et les populations assujetties au CMI expérimentent à chaque étape ? Personne ne peut définir aujourd’hui ce que seront les formes à venir de coordination et d’organisation de la révolution moléculaire, mais il est évident qu’elles impliqueront, à titre de prémisse absolue, le respect de l’autonomie et de la singularité de chacune de ses composantes.
Il est clair dès à présent que leur sensibilité, leur niveau de conscience, leurs rythmes d’action, leurs justifications théoriques ne coïncident pas. Il paraît souhaitable, et même essentiel, qu’ils ne coïncident jamais. Leurs contradictions, leurs antagonismes ne devront être « résolus » ni par une dialectique contraignante, ni par des appareils de direction les surplombant et les oppressant.
Pour des machines de guerre révolutionnaires et efficaces
Quelles formes d’organisation ? Quelque chose de flou, de fluide ? Un retour aux conceptions anarchiques de la belle-époque ? Pas nécessairement, et même sûrement pas ! À partir du moment où cet impératif de respect des traits de singularite et d’hétérogénéité des divers segments de luttes serait mis en oeuvre, il deviendrait possible de développer, sur des objectifs délimités, un nouveau mode de structuration, ni flou ni fluide. Comme la révolution sociale, la révolution moléculaire se heurte à de dures réalités qui appellent la constitution d’appareils de luttes, de machines de guerre révolutionnaires efficaces. Mais, pour que de tels organismes de décision deviennent « tolérables » et ne soient pas rejetés comme des greffes novices, il est indispensable qu’ils soient libérés de toute « systémocratie », tant à un niveau inconscient qu’idéologique manifeste. Beaucoup de ceux qui ont expérimenté les formes traditionnelles de militantisme se contentent aujourd’hui de réagir de façon hostile à toute forme d’organisation, voire à toute personne qui prétendrait assumer la présidence d’une réunion ou la rédaction d’un texte. Dès lors que la préoccupation première et permanente devient la jonction entre les luttes molaires et les investissements moléculaires, la question de la mise en place d’organismes d’information mais aussi de décision se pose sous un nouveau jour, que ce soit à l’échelle locale, d’une ville, d’une région, d’une branche d’activité, ou à l’échelle européenne, et même au-delà. Cela implique rigueur et discipline d’action, selon des méthodes, certes, radicalement différentes de celles des sociaux-démocrates et des bolcheviques, c’est-à-dire non pas programmatiques mais diagrammatiques.
Que dire de plus à propos de cette complémentarité (qui n’est pas simple coexistence pacifique) entre : – un travail analytico-politique relatif à l’inconscient social ; – de nouvelles formes de lutte pour les libertés (du type de celle d’une fédération des groupes « SOS libertés ») ; – les luttes des multiples catégories sociales « non garanties », marginalisées par les nouvelles segmentarités du CMI ; – les luttes sociales plus traditionnelles.
Les quelques ébauches, apparues à partir des années soixante aux États-Unis, en Italie et en France, ne sauraient guère servir de modèle. C’est cependant à travers ce type d’approches partielles qu’on avancera dans la reconstruction d’un véritable mouvement révolutionnaire. À cet égard, on peut se préparer aux rendez-vous les plus imprévus, à l’entrée en scène de personnages tout à fait surprenants tels le juge Bidalou ou l’humoriste Coluche, au développement de techniques subversives encore inimaginables, en particulier dans le domaine des médias et de l’informatique.
Les mouvements ouvriers et les mouvements révolutionnaires sont encore loin d’avoir compris l’importance du débat sur toutes ces questions d’organisation. Ils feraient bien de se recycler au plus vite en se mettant à l’école du CMI qui, lui, s’est donné les moyens de forger de nouvelles armes pour affronter les bouleversements que ses reconversions et sa nouvelle segmentarité engendrent. Le CMI ne recourt pas à des experts sur ces questions, il n’en a pas besoin, il lui suffit d’une pratique systématique.
Il sait ce que c’est que le multicentrage des décisions. Cela ne lui pose pas de problème de ne pas disposer d’état-major central, ni de superbureau politique pour s’orienter dans des situations complexes.
Tant que nous-mêmes demeurerons prisonniers d’une conception des antagonismes sociaux qui n’a plus grand chose à voir avec la situation présente, nous continuerons à tourner en rond dans nos ghettos, nous demeurerons indéfiniment sur la défensive, sans parvenir à apprécier la portée des nouvelles formes de résistance qui surgissent dans les domaines les plus divers. Avant tout, il s’agit de percevoir à quel point nous sommes contaminés par les leurres du CMI. Le premier de ces leurres c’est le sentiment d’impuissance, qui conduit à une sorte « d’abandonnisme » aux fatalités du CMI. D’un côté, le Goulag, de l’autre, les miettes de liberté du capitalisme, et hors de cela, des approximations fumeuses sur un vague socialisme dont on ne voit ni le début du commencement, ni les finalités véritables.
Que l’on soit de gauche ou d’extrême gauche, que l’on soit politique ou apolitique, on a l’impression d’être enfermé au sein d’une forteresse, ou plutôt d’un réseau de barbelés, qui se déploie non seulement sur toute la surface de la planète, mais aussi dans tous les recoins de l’imaginaire. Et pourtant, le CMI est beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît. Et par la nature même de son développement, il est appelé à se fragiliser de plus en plus. Sans doute parviendra-t-il encore, à l’avenir, à résoudre nombre de problèmes techniques, économiques et de contrôle social. Mais la révolution moléculaire lui échappera de plus en plus. Une autre société est d’ores et déjà en gestation dans les modes de sensibilité, les modes relationnels, les rapports au travail, à la ville, à l’environnement, à la culture, bref dans l’inconscient social. À mesure qu’il se sentira débordé par ces vagues de transformations moléculaires, dont la nature et le contour mêmes lui échappent, le CMI se durcira.
Mais les centaines de millions de jeunes qui se heurtent à l’absurdité de ce système, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, constituent une vague porteuse d’un autre avenir. Les néo-libéraux de tout poil se font de douces illusions s’ils pensent vraiment que les choses s’arrangeront toutes seules dans le meilleur des mondes capitalistes.
On peut raisonnablement conjecturer que les épreuves de force révolutionnaires les plus diverses iront en se développant dans les décennies à venir.
Et il appartient à chacun d’entre nous d’apprécier dans quelle mesure, si petite soit elle, il peut travailler à la mise à jour des machines révolutionnaires politiques, théoriques, libidinales, esthétiques, qui pourront accélérer la cristallisation d’un mode d’organisation social moins absurde que celui que nous subissons aujourd’hui.
Félix Guattari / 1981

1 Formation de pouvoir : ensemble de relations entre les hommes, les choses et les institutions produisant des effets de domination, de capture des flux de désir, de territorialisation des événements.
2 Socius : la société inscrite dans son espace matériel est transformable le long de vecteurs sociaux par des actions microscopiques qui se propagent en son sein.
3 Machines de guerre révolutionnaires : organisations temporaires d’une mise en mouvement social.
4 Agencement de désir : nous vivons dans des flux de désir infiniment nombreux et différenciées qui s’articulent pour chaque être en une singularité perceptible. Tout être doté d’une consistance subjective, d’une capacité d’action est agencement de désir, les êtres individuels, y compris animaux et plantes, comme les êtres collectifs.
5 Machinique : un dispositif sémiotique transforme l’agencement de désir en changeant l’orientation des flux, en les articulant autrement, en transmettant les variations de désir à une autre échelle.
6 Sémiotique : un dispositif sémiotique opère à partir des représentations, mène son action d’innovation et de transformation au niveau des formes d’expression, création artistique, intellectuelle, technique.
7 Un système d’asservissement machinique est un système de communication d’un tempo ou d’une autre dimension de l’action, d’un agencement de désir à un autre. C’est la reprise du modèle cybernétique. Le système d’asservissement machinique crée des automatismes de répétitions, tels ceux qu’inculque le système éducatif.
8 Une concaténation est, d’habitude, un enchaînement de causes et d’effets, mais pour Félix, cet enchaînement se déroule dans un espace à dimensions multiples, ce qui lui donne la forme d’une prise des flux de désir.
9 Un palimpseste est un parchemin partiellement effacé sur lequel on écrit de nouveau. Félix est sensible aux traces de l’écriture précédente qui interfèrent avec le nouveau message, y ajoutent du bruit ou du sens adventice, et rendent possible de tirer de nouvelles lignes de désir de cette accumulation de signes.
10 Un rhizome est un mode de croissance végétal par tous les bouts grâce à l’indifférenciation de la tige et de la racine. Faire rhizome c’est pousser dans toutes les directions, passer d’un milieu à un autre et revenir, c’est refuser le sens unique des formations de pouvoir.

L’Anti-Oedipe : une introduction à la vie non-fasciste / Michel Foucault

Pendant les années 1945-1965 (je pense à l’Europe), il y avait une certaine manière correcte de penser, un certain style de discours politique, une certaine éthique de l’intellectuel. Il fallait être à tu et à toi avec Marx, ne pas laisser ses rêves vagabonder trop loin de Freud, et traiter les systèmes de signes – le signifiant – avec le plus grand respect. Telles étaient les trois conditions qui rendaient acceptable cette singulière occupation qu’est le fait d’écrire et d’énoncer une part de vérité sur soi-même et sur son époque.
Puis vinrent cinq années brèves, passionnées, cinq années de jubilation et d’énigme. Aux portes de notre monde, le Vietnam, évidemment, et le premier grand coup porté aux pouvoirs constitués. Mais ici, à l’intérieur de nos murs, que se passait-il exactement ? Un amalgame de politique révolutionnaire et antirépressive ? Une guerre menée sur deux fronts – l’exploitation sociale et la répression psychique ? Une montée de la libido modulée par le conflit des classes ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, c’est par cette interprétation familière et dualiste que l’on a prétendu expliquer les événements de ces années. Le rêve qui, entre la Première Guerre mondiale et l’avènement du fascisme, avait tenu sous son charme les fractions les plus utopistes de l’Europe – l’Allemagne de Wilhelm Reich et la France des surréalistes – était revenu pour embraser la réalité elle-même : Marx et Freud éclairés par la même incandescence.
Mais est-ce bien là ce qui s’est passé ? S’est-il bien agi d’une reprise du projet utopique des années trente, cette fois à l’échelle de la pratique historique ? Ou y a-t-il eu, au contraire, un mouvement vers des luttes politiques qui ne se conformaient plus au modèle prescrit par la tradition marxiste ? Vers une expérience et une technologie du désir qui n’étaient plus freudiennes ? On a certes brandi les vieux étendards, mais le combat s’est déplacé et a gagné de nouvelles zones.
L’Anti-Oedipe montre, tout d’abord, l’étendue du terrain couvert. Mais il fait beaucoup plus. Il ne se dissipe pas dans le dénigrement des vieilles idoles, même s’il s’amuse beaucoup avec Freud. Et surtout, il nous incite à aller plus loin.
Ce serait une erreur de lire l’Anti-Oedipe comme la nouvelle référence théorique (vous savez, cette fameuse théorie qu’on nous a si souvent annoncée : celle qui va tout englober, celle qui est absolument totalisante et rassurante, celle, nous assure-t-on, dont « nous avons tant besoin » en cette époque de dispersion et de spécialisation d’où « l’espoir » a disparu). Il ne faut pas chercher une « philosophie » dans cette extraordinaire profusion de notions nouvelles et de concepts-surprise : l’Anti-Oedipe n’est pas un Hegel clinquant. La meilleure manière, je crois, de lire l’Anti-Oedipe, est de l’aborder comme un « art », au sens où l’on parle d’ »art érotique », par exemple. S’appuyant sur les notions en apparence abstraites de multiplicités, de flux, de dispositifs et de branchements, l’analyse du rapport du désir à la réalité et à la « machine » capitaliste apporte des réponses à des questions concrètes. Des questions qui se soucient moins du pourquoi des choses que de leur comment. Comment introduit-on le désir dans la pensée, dans le discours, dans l’action ? Comment le désir peut-il et doit-il déployer ses forces dans la sphère du politique et s’intensifier dans le processus de renversement de l’ordre établi ? Ars erotica, ars theoretica, ars politica.
D’où les trois adversaires auxquels l’Anti-Oedipe se trouve confronté. Trois adversaires qui n’ont pas la même force, qui représentent des degrés divers de menace, et que le livre combat par des moyens différents.
1. Les ascètes politiques, les militants moroses, les terroristes de la théorie, ceux qui voudraient préserver l’ordre pur de la politique et du discours politique. Les bureaucrates de la révolution et les fonctionnaires de la Vérité.
2. Les pitoyables techniciens du désir – les psychanalystes et les sémiologues qui enregistrent chaque signe et chaque symptôme, et qui voudraient réduire l’organisation multiple du désir à la loi binaire de la structure et du manque.
3. Enfin, l’ennemi majeur, l’adversaire stratégique (alors que l’opposition de l’Anti-Oedipe à ses autres ennemis constitue plutôt un engagement tactique) : le fascisme. Et non seulement le fascisme historique de Hitler et de Mussolini – qui a su si bien mobiliser et utiliser le désir des masses – mais aussi le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite.
Je dirais que l’Anti-Oedipe (puissent ses auteurs me pardonner) est un livre d’éthique, le premier livre d’éthique que l’on ait écrit en France depuis assez longtemps (c’est peut-être la raison pour laquelle son succès ne s’est pas limité à un « lectorat » particulier : être anti-Oedipe est devenu un style de vie, un mode de pensée et de vie). Comment faire pour ne pas devenir fasciste même quand (surtout quand) on croit être un militant révolutionnaire ? Comment débarrasser notre discours et nos actes, nos cœurs et nos plaisirs, du fascisme ? Comment débusquer le fascisme qui s’est incrusté dans notre comportement ? Les moralistes chrétiens cherchaient les traces de la chair qui s’étaient logées dans les replis de l’âme. Deleuze et Guatari, pour leur part, guettent les traces les plus infimes du fascisme dans le corps.
En rendant un modeste hommage à saint François de Sales (Homme d’Eglise du XVIIe siècle, qui fut évêque de Genève. Il est connu pour son Introduction à la vie dévote), on pourrait dire que l’Anti-Oedipe est une introduction à la vie non fasciste.
Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient déjà installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de la vie quotidienne :
* Libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante.
* Faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale.
* Affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune) que la pensée occidentale a si longtemps tenu sacré en tant que forme de pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniformité, les flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire mais nomade.
* N’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire.
* N’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de Vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique.
* N’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse les « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement, l’agencement de combinaisons différentes. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation ».
* Ne tombez pas amoureux du pouvoir.
On pourrait même dire que Deleuze et Guattari aiment si peu le pouvoir qu’ils ont cherché à neutraliser les effets de pouvoir liés à leur propre discours. D’où les jeux et les pièges que l’on trouve un peu partout dans le livre, et qui font de sa traduction un véritable tour de force. Mais ce ne sont pas les pièges familiers de la rhétorique, ceux qui cherchent à séduire le lecteur sans qu’il soit conscient de la manipulation, et finissent par le gagner à la cause des auteurs contre sa volonté. Les pièges de l’Anti-Oedipe sont ceux de l’humour : tant d’invitations à se laisser expulser, à prendre congé du texte en claquant la porte. Le livre donne souvent à penser qu’il n’est qu’humour et jeu là où pourtant quelque chose d’essentiel se passe, quelque chose qui est du plus grand sérieux : la traque de toutes les formes de fascisme, depuis celles, colossales, qui nous entourent et nous écrasent, jusqu’aux formes menues qui font l’amère tyrannie de nos vies quotidiennes.
Michel Foucault
Préface à l’édition américaine de l’Anti-Oedipe, Capitalisme et schizophrénie 1 de Gilles Deleuze et Félix Guattari / 1977
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