Comme tous les plateaux de Mille plateaux, le plateau 6, consacré au corps sans organes, est daté : « 28 novembre 1947″… Il est introduit par une image, celle de l’œuf Dogon parcouru par des lignes pointillées qui correspondent à ses « répartitions d’intensité ». Il s’ouvre sur l’affirmation péremptoire qu’on a tous un « corps sans organes », ou mieux que nous passons toute notre existence à le fabriquer, l’inventer, le produire, à essayer de l’habiter ou de nous en servir.
Jamais donné d’emblée, comme peuvent l’être notre visage, nos jambes, nos bras, il fait l’objet d’une expérience et d’une expérimentation plus ou moins risquées, plus ou moins audacieuses pour chacun d’entre nous. « Ce n’est pas rassurant, écrivent Deleuze et Guattari, parce que vous pouvez le rater » : désir et anti-désir, force de vie et puissance de mort, production et anti-production, le CsO est très dangereux et inquiétant. On ne retrouve rien en lui de la tranquille familiarité, d’emblée chargée de sens, du « corps propre » de la phénoménologie. Il peut souffrir, s’emballer, dériver, se révolter, proliférer ou se détraquer : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratiques. »
Le « 28 novembre 1947″ rappelle la date de l’enregistrement de la célèbre allocution radiophonique où Antonin Artaud « déclare la guerre aux organes » : Pour en finir avec le jugement de Dieu. Celle-ci est une déclaration contre le corps « sain », organisé et organique, fait à l’image de Dieu et des médecins. Elle fut en réalité enregistrée dans les studios de la radio française entre le 22 et le 29 novembre 1947. Ce texte radiophonique, initialement une commande de l’ORTF, fut censuré la veille de sa première diffusion, et il fallut attendre 20 ans pour qu’il passe sur les ondes. Évocation d’un corps sans organes qui défiait toute censure et tout tabou, corps physique, corps symbolique et corps politique, il ne pouvait que s’attirer les foudres de la censure et de la répression : « Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. »
Le CsO est le corps qui veut se défaire de ses organes et de sa belle unité et qui sait inventer mille façons de s’en débarrasser : corps de l’hypocondriaque qui perçoit la destruction progressive de ses organes ; corps paranoïaque qui se perçoit perpétuellement attaqué par des influences hostiles extérieures et perpétuellement restauré par des énergies divines, mystérieuses (pensons aux Mémoires d’un névropathe du Président Schreber et aux rayons divins qui le traversent) ; corps schizo plongé dans la catatonie ; corps drogué ; corps masochiste qui se fait coudre, suspendre, désarticuler (et sur lequel Gilles Deleuze avait réfléchi en 1967 dans sa Présentation de Sacher-Masoch) ; corps torturé par l’anorexie ou la boulimie.
Le CsO est toujours une entité multiple, mais aussi biface : d’une part des corps pétrifiés, humiliés, souffrants, de l’autre des corps pleins de gaieté, d’extase, de danse, ceux qui se révèlent dans l’activité érotique, dans la musique. Les origines du jazz et son histoire, par exemple, révèlent la double nature de l’expérience du corps associée à la musique : né des rythmes qui accompagnaient des corps humiliés et anéantis dans la cale des bateaux négriers et ensuite pliés sous la fatigue de l’esclavage dans les plantations, il a ensuite pu accompagner des corps jouissants et dansants dans les clubs américains.
Des corps qui devraient être plein de désir, finissent ainsi, inexplicablement, par devenir des corps vides, vidés, des corps morts : les exemples ne manquent pas parmi les grands génies de la musique du XXe siècle, les corps de John Coltrane, Billie Holiday, Janice Joplin, Jim Morrison ou Jimi Hendrix, capables d’extraordinaires performances et en même temps comme anéantis par la même puissance qui traversait leurs œuvres, se retournant violemment contre elle-même.
Ne plus supporter les organes est dangereux et demande une grande dose de prudence, l’invention de règles immanentes à l’expérimentation : comme toujours, Deleuze et Guattari ne nous invitent pas à « jouir sans entraves » et coûte que coûte, mais ils prônent une alliance étrange et improbable, sûrement très difficile à atteindre, entre une expérimentation ininterrompue avec le corps et une forme de prudence ou de mesure (au fond, très aristotélicienne) qui nous évite de précipiter sans remède et sans retour dans les trous noirs du CsO comme anti-production. C’est aussi cette tension entre les deux faces du CsO, entre la puissance solaire et les forces les plus sombres, qui s’exprime dans les intonations littéralement inouïes de la voix d’Antonin Artaud prononçant la « déclaration de guerre » de Pour en finir avec le jugement de Dieu.
Un CsO est « fait de telle manière qu’il ne peut être occupé, peuplé que par des intensités », il n’est ni une scène sur laquelle il suffirait de se produire, ni un lieu qu’on occupe, ni un support inerte soumis aux directives d’un esprit désincarné qui lui serait étranger. L’espace qui le constitue est un espace intensif, un espace de perceptions, de sensations et d’affects, une sorte d’œuf plein qui précède et accompagne l’existence des organes, proche de l’œuf cosmique et cosmogonique que l’on retrouve à l’origine de l’univers dans beaucoup de mythologies, dont la mythologie Dogon évoquée au début du plateau. Deleuze et Guattari vont jusqu’à suggérer que le vrai grand livre sur le CsO serait l’Éthique de Spinoza, le grand œuvre de l’immanence. Les attributs seraient ainsi les types ou les genres du CsO (grande substance ou matrice indifférenciée), les modes tout ce qui se passe sur cette surface infinie : ondes et vibrations, seuils et gradients, intensités produites à partir de cette grande matrice communes : « Les drogués, les masochistes, les schizophrènes, les amants, tous les CsO rendent hommage à Spinoza. »
Le CsO s’inscrit dans un champ d’immanence qui doit être construit, et qui peut l’être dans des formations sociales très différentes, et selon des modalités culturelles, philosophiques et esthétiques irréductibles : la musique balinaise ou le jazz, l’érotisme ou la mystique, des expérimentations politiques, le théâtre ou la danse. La danse est peut-être la vraie science de la production d’un corps sans organes, l’art de maîtriser et rendre visibles des intensités qui traversent le corps et qui ne pourraient jamais s’exprimer à travers des mots, art qui a été magistralement filmé par Wim Wenders dans son hommage à Pina Bausch, Pina, avec les danseurs et les danseuses du Tanztheater Wuppertal.
Le CsO est toujours construits morceau par morceau, à travers des lieux, des conditions et des techniques à chaque fois singuliers. Si l’on renonce aux organes, il faut à chaque fois inventer de nouvelles méthodes pour raccorder des morceaux disparates, méthodes qui peuvent réussir ou échouer et qui produisent nécessairement, à un moment ou à un autre, des entrecroisements monstrueux entre nature et culture, esthétique et technique.
Deleuze et Guattari empruntent à Gregory Bateson la notion de « plateau » comme une région d’intensité continue, qui ne se laisse pas arrêter par une frontière extérieure, qui procède par modulation, vibration et intensité, notion que Bateson lui-même avait élaborée à partir de la musique balinaise, qui ne procède pas par ruptures mais par variations d’intensités : « Un plateau est un morceau d’immanence. Chaque CsO est fait de plateaux. Chaque CsO est lui-même un plateau, qui communique avec les autres plateaux sur le plan de consistance. »
Le CsO n’est pas le contraire des organes, mais plutôt l’ennemi de l’organisme, conçu comme un principe d’organisation transcendant et immuable. Chaque organe peut devenir un objet partiel, dériver vers des devenirs imprévisibles, tout comme la voix extraordinaire d’Artaud, devenue tout à fait indépendante du reste de son « organisme », peut affirmer que « Le corps est le corps. Il est seul. Et n’a pas besoin d’organes. Le corps n’est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. »
Le « jugement de Dieu » s’exprime aussi dans l’organisme, dans le corps de la médecine scientifique, dans le corps d’autant plus artificiellement morcelé qu’il est artificiellement unifié par la science, la médecine ou la philosophie dominantes qui en font un organisme aux frontières bien définies et infranchissables. L’organisme n’est pas le corps, mais ce qui impose au corps des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées. Le CsO oscille entre deux pôles : l’organisme qu’on lui impose et le plan d’immanence sans frontières dans lequel il aspire à se déployer et à inventer de nouvelles expérimentations.
L’organisme est l’une des « strates », des principes transcendants qui nous ligotent, et va de pair avec la signifiance et la subjectivation : l’organisme doit être une totalité signifiante et appartenir à un sujet bien défini. Mais on ne défait pas les strates dans une désarticulation sauvage ; il s’agit bien au contraire de garder le minimum d’organisme nécessaire pour éviter de plonger dans le corps vidé et catatonique, des réserves de signifiance et de subjectivation qui nous évitent de plonger dans le vide. Deleuze et Guattari évoquent ainsi l’expérimentation du peyotl de Castaneda, expérience réelle ou imaginaire, peu importe, du moment où ils la lisent comme un « protocole d’expérimentation ». L’Indien force le jeune anthropologue à chercher un lieu, puis des alliés, puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à s’engager dans un devenir-animal et ensuite dans un devenir-imperceptible de plus en plus risqué et dangereux, comme si le CsO avait besoin de tout cela (d’un guide, d’alliés non humains, de techniques et de rituels, d’alliés humains, non humains et cosmiques). Il s’agit par là de se construire un Lieu, un Plan, mais aussi de s’inscrire dans un collectif avec des végétaux, des animaux, d’autres hommes, des techniques, de l’art.
Le CsO est le désir, le plan de consistance ou le champ d’immanence du désir, et il le reste même quand le désir désire en lui la déstratification brutale ou l’anéantissement, ce pourquoi sa construction exige tant de précautions, tant d’alliés, un apprentissage raffiné des bonnes vitesses et des lenteurs nécessaires.
Manola Antonioli
Retour sur le Corps sans organes / 2011
Texte publié sur Strass de la philosophie, le blog de Jean-Clet Martin
A lire également sur le Silence qui parle :
le Corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze

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Archive pour la Catégorie 'Guattari'
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Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : il restaurent des causalités par-après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. Prigogine a parlé de ces états où, même en physique, les petites différences se propagent au lieu de s’annuler, et où des phénomènes tout à fait indépendants entrent en résonance, en conjonction. En ce sens, un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société.
Et encore les phénomènes historiques que nous invoquons s’accompagnaient de déterminismes ou de causalités, même s’ils étaient d’une autre nature. Mai 68 est plutôt de l’ordre d’un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative. Son histoire est une « succession d’instabilités et de fluctuations amplifiées ». Il y a eu beaucoup d’agitations, de gesticulations, de paroles, de bêtises, d’illusions en 68, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que ce fut un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif sous la forme : « Du possible, sinon j’étouffe ». Le possible ne préexiste pas, il est créé par l’événement. C’est une question de vie. L’événement crée une nouvelle existence, il produit une nouvelle subjectivité (nouveau rapports avec le corps, le temps de la sexualité, le milieu, la culture, le travail…).
Marginalisé, ou caricaturé…
Quand une mutation sociale apparaît, il ne suffit pas d’en tirer les conséquences ou les effets suivant des lignes de causalités économiques et politiques. Il faut que la société soit capable de former des agencements collectifs correspondant à la nouvelle subjectivité, de telle manière qu’elle veuille la mutation. C’est cela, une véritable « reconversion ». Le New Deal américain, l’essor japonais furent des exemples très différents de reconversion subjective, avec toutes sortes d’ambiguïtés et même de structures réactionnaires, mais aussi avec la part d’initiative et de création qui constituait un nouvel état social capable de répondre aux exigences de l’événement. En France au contraire, après 68, les pouvoirs n’ont pas cessé de vivre avec l’idée que « ça se tasserait ». Et en effet, ça s’est tassé, mais dans des conditions catastrophiques. Mai 68 ne fut pas la conséquence d’une crise ni la réaction à une crise. C’est plutôt l’inverse. C’est la crise actuelle, ce sont les impasses de la crise actuelle, ce sont les impasses de la crise actuelle en France qui découlent directement de l’incapacité de la société française à assimiler Mai 68. La société française a montré une radicale impuissance à opérer une reconversion subjective au niveau collectif, telle que l’exigeait 68 : dès lors, comment pourrai-elle opérer actuellement une reconversion économique dans des conditions de « gauche » ? Elle n’a rien su proposer aux gens : ni dans le domaine de l’école, ni dans celui du travail. Tout ce qui était nouveau a été marginalisé ou caricaturé. On voit aujourd’hui les gens de Longwy s’accrocher à leur acier, les producteurs laitiers à leurs vaches, etc. : que feraient-ils d’autre, puisque tout agencement d’une nouvelle existence, d’une nouvelle subjectivité collective a été écrasé d’avance par la réaction contre 68, à gauche presque autant qu’à droite ? Même les radios libres. Chaque fois le possible a été refermé.
Les enfants de Mai 68, on les retrouve un peu partout, ils ne le savent pas eux-mêmes, et chaque pays en produit à sa manière. Leur situation n’est pas brillante. Ce ne sont pas de jeunes cadres. Ils sont bizarrement indifférents, et pourtant très au courant. Ils ont cessé d’être exigeants, ou narcissiques, mais savent bien que rien ne répond actuellement à leur subjectivité, à leur capacité d’énergie. Ils savent même que toutes les réformes actuelles vont plutôt contre eux. Ils sont décidés à mener leur propre affaire, autant qu’ils peuvent. Ils maintiennent une ouverture, un possible. Leur portrait poétisé, c’est Coppola qui l’a fait dans Rusty James ; l’acteur Mickey Rourke explique : « C’est un personnage qui est un peu au bout du rouleau, sur la tranche. Il n’est pas le genre Hell’s Angel. Il a des cellules grises, en plus il a du bon sens. Un mélange de culture venant de la rue et de l’université. Et c’est ce mélange qui l’a rendu fou. Il ne voit rien. Il sait qu’il n’y a aucun boulot pour lui, puisqu’il est plus futé que n’importe quel type prêt à l’engage… » (Libération, 15 février 1984).
Il n’y a de solution que créatrice
C’est vrai du monde entier. Ce qu’on institutionnalise, dans le chômage, la retraite, l’école, ce sont les « situations d’abandon » contrôlées, avec les handicapés pour modèle. Les seules reconversions subjectives actuelles, au niveau collectif, sont celles d’un capitalisme sauvage à l’américaine, ou bien d’un fondamentalisme musulman comme en Iran, des religions afro-américaines comme au Brésil : ce sont les figures opposées d’un nouvel intégrisme (il faudrait y ajouter le néopapisme européen). L’Europe n’a rien à proposer, et la France ne semble plus avoir d’autre ambition que de prendre la tête d’une Europe américanisée et surarmée qui opérerait d’en haut la reconversion économique nécessaire. Le champ des possibles est pourtant ailleurs : suivant l’axe Ouest-Est, le pacifisme, en tant qu’il se propose de désagréger les rapports de conflit, de surarmement, mais aussi de complicité et de répartition entre les Etats-Unis et l’URSS. Suivant l’axe Nord-Sud, un nouvel internationalisme, qui ne se fonde plus seulement sur une alliance avec le Tiers-Monde, mais sur les phénomènes de tiers-mondanisation dans les pays riches eux-mêmes (par exemple l’évolution des métropoles, la dégradation des centres-villes, la montée d’un Tiers-Monde européen telles que Paul Virilio les analyse). Il n’y a de solution que créatrice. Ce sont ces reconversions créatrices qui contribueraient à résoudre la crise actuelle et prendraient la relève d’un Mai 68 généralisé, d’une bifurcation ou d’une fluctuation amplifiées.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mai 68 n’a pas eu lieu / Publié dans les Nouvelles / mai 1984

Comment expliquez-vous que notre société moderne génère une population d’exclus de plus en plus importante ?
Il me semble qu’il y a aujourd’hui une décomposition des stratifications traditionnelles. Le phénomène d’exclusion crée une misère incroyable, équivalente aux situations les plus lamentables du tiers-monde, mais qui coexiste avec ou a côté du luxe. C’est comme si le système de l’économie capitaliste libérale ne pouvait subsister qu’en créant une dynamique artificielle entre des mondes riches et des mondes paupérisés. Pour se maintenir actuellement dans le rythme urbain et assurer un niveau de vie satisfaisant, l’individu doit « sur-travailler » et sacrifier une grande partie de ses relations sociales (les exemples du Japon ou de New-York sont particulièrement parlants). S’il n’arrive pas à s’assumer et à s’insérer dans ce codage social, il se paupérise très rapidement.
On a souvent vécu avec l’idée que les progrès technologiques et les conquêtes sociales effaceraient les différences (Illusion du New-Deal, du Kennedysme, du Mendèsisme…). En réalité, que ce soit à l’échelle planétaire ou d’une ville, on observe qu’il n’y a pas d’amoindrissement des rapports d’exclusion, mais au contraire une exacerbation des différences sociales. Cela fait partie du rouage même des systèmes de valorisation. En fait, on ne peut mettre les individus au travail, les inciter à se positionner dans le champ social qu’à travers cette tension entre un monde oligarchique (basé sur des valeurs de consommation), et ce monde de paupérisation absolue du homeless, relayé maintenant par le sida. Auparavant, et à un certain tournant du christianisme, existait cette polarité entre le diable et le bon dieu. Aujourd’hui, on a ce relais entre les riches et les pauvres.
Cette désaffiliation sociale d’une frange de la population serait selon vous un repère et une dynamique pour les sociétés actuelles ?
C’est exactement cela. Ces exclus servent de système de polarité. On a tendance à considérer cette population pauvre comme résiduelle, une marge. Or cela fait partie intrinsèquement du système de valorisation dominant. C’est la fonction de la peur, de l’angoisse, du vertige existentiel, de la décomposition qu’engendre notre système.
Comment expliquez-vous la maintenance de cette peur de la décomposition sociale?
Tout d’abord parce qu’on évite d’en parler trop. Cela s’inscrit dans la subjectivité collective ou la « capitalistique » (capitalisation subjective dans le système) qui est fondamentalement infantilisante. Elle a pour but d’exclure tout ce qui est singularité, mort, douleur; souffrance, « hors-norme ». Ça gêne, on ne présente que des images ou des récits redondants et rassurants. Les événements dérangeants sont eux-mêmes présentés avec des systèmes de « rassurance ». Ce que développe le monde mass-médiatique est un univers où les choses vont de soi. C’est un comportement global d’évitement qui est la condition pour que les gens aillent au métro, boulot, dodo… On les transforme en somnambules qui suivent leur plan de carrière pour les uns, et leur marche vers la retraite pour les autres.
Face à cette aliénation, les idéologies porteuses comme peut l’être le marxisme, semblent aussi s’inscrire dans cette décomposition ?
Marx nous a fait un apport considérable en complexifiant les schémas sociaux, en introduisant la notion de conflit social au coeur des rapports de production. Il me semble qu’aujourd’hui on a tendance à schématiser; à réifier la pensée marxiste plutôt que de la suivre dans son mouvement. Il faudrait conserver à l’esprit qu’il n’y a, pas qu’un marxisme, mais un phylum marxiste, une pensée marxiste qui s’est enrichit, s’est différenciée, et par la suite a été figée, dogmatisée.
En outre, ce mouvement de complexification n’a pas été compris par les théoriciens, en particulier sur le fait que les contradictions ne sont pas uniquement des contradictions de classes mais qu’elles sont également agités par des problématiques relatives à d’autres systèmes antagonistes : Nord / Sud, Hommes / Femmes, entre des temporalités multiples au sein de la machine capitalistique. Il est nécessaire d’aller vers une pensée de l’objet complexe, de l’objet écosophique qui prend en compte les flux économiques d’exploitation, d’expropriation des moyens de productions, mais également les territoires existentiels, la façon dont les gens vont se recroqueviller sur une identité personnelle, ethnique, religieuse, tous ces phénomènes qui ont échappé à la pensée marxiste et qui explosent aujourd’hui avec la montée du racisme, de l’intégrisme, et de la xénophobie.
Une autre dimension repose sur les systèmes de valorisations marxistes qui ne reprennent pas suffisamment à leur compte des imaginaires libertaires de valorisations, et des systèmes utopiques. L’utopie dans l’histoire du mouvement ouvrier a été de plus en plus restreinte. Actuellement la complexité de l’existence humaine dans le contexte des nouvelles technologies et des nouvelles relations internationales ne trouve pas de moyen d’expression dans les systèmes idéologiques dominants.
Dans les grandes grèves ouvrières des années 30, et dans la révolte de 68, on retrouvait justement ce paradigme de l’utopie, de l’avenir de l’homme, de l’existentiel. Aujourd’hui, les contestations sociales semblent se focaliser simplement sur les salaires. Comment analysez-vous cette perte de valeurs ?
C’est effectivement la constatation d’un affaissement des univers de valeurs. Comme S’il n’y avait qu’une seule référence, à savoir; l’univers de la communication et de l’échangisme généralisé, s’incarnant très bien dans le mythe du marché. La Vérité prend place sur le marché mondial. Dans l’imaginaire des grandes grèves de 1936, il y avait aussi des dimensions corporatistes mais associées avec tout une symbolique de la libération d’un autre monde nouveau, libre, etc. et donc des univers de valeurs qui coexistaient. Actuellement, c’est vrai, ces univers ont moins de consistance et moins de possibilités de trouver leurs statuts.
En outre, les socialistes actuels sont les gestionnaires de la subjectivité capitalistique. Ceci dit, il y a tout de même des transferts subjectifs très significatifs qui échappent à la normalité. Il y a celle du Front national, du fascisme, qui représente des univers de valeurs d’une motivation subjective dans le conservatisme néofasciste très prégnants, et, à l’autre pôle, les valeurs écologiques qui cherchent de façon confuse et approximative une autre voie de rapport au monde, à l’environnement, au travail.
Comment dénoncer la tromperie des univers de valeurs que représente le Front national ?
C’est justement ce caractère trompeur et absurde qui leur donne une énergie. C’est un paradoxe qu’on trouve dans l’histoire des religions :
a) Le Christ est mort, c’est absurde.
b) Il est ressuscité, c’est encore plus absurde.
Mais c’est justement parce que « c’est encore plus absurde » que cela devient vrai. Il y a une forme de jouissance de la mauvaise foi, une complicité de la désagrégation des schémas mentaux rationnels. Ce n’est pas en donnant des explications pédagogiques qu’on luttera contre ce phénomène, mais c’est en cherchant à aller au coeur de cette décomposition subjective que cela représente, et, aussi, en trouvant d’autres possibilités de promotions d’univers de valeurs.
Ces univers potentiels de valeurs peuvent-ils s’organiser sur des bases contre-culturelles, telles qu’on les a vécues dans les années 60 et 70, aux Etats-Unis et en Europe ?
C’est ma conviction. Mais cette perspective est corrélative de ce que j’appelle la « chaosmose » de l’humanité (Yougoslavie, Afrique, URSS…), une sorte de tourbillon, de système catastrophique, où manifestement les systèmes de régulation sociaux, de relations internationales sont carencés. Actuellement, il y a une désertification sociale vertigineuse. La « chao-cosmos » , cette plongée chaotique peut nous fournir la capacité de recharger la complexité de nouveaux schèmes, de nouveaux agencements pragmatiques ; faute de tels dispositifs de production de subjectivités, la « chaosmose » continuera de tourner sur elle-même et aboutira à des systèmes où le fascisme hitlérien et mussolinien nous apparaîtront comme une douce plaisanterie par comparaison à des systèmes de sauvagerie tout à fait ahurissants.
C’est la catégorie de l’être lui-même qui est en danger. La philosophie a toujours vécu dans une sorte de passivité par rapport à l’être. Aujourd’hui, on produit une homogénèse de l’être, une catégorie détaxée, dénaturée. C’est un rétrécissement de l’altérité, le rétrécisse-ment du rapport à l’être.
Peut-on se déterminer positivement en fonction de cette altérité de l’être, de ce négatif ?
Le négatif est toujours corrélatif d’une promotion de références transcendantes, de droits (Droits de l’Homme, etc.). Il est sûr que l’opposition manichéiste entre le bien et le mal, le riche et le pauvre est quelque chose qui fait manquer un rouage essentiel : celui de l’affirmation existentielle. Celle-ci devrait avoir droit d’expression dans les rapports de pouvoir politiques, mais doit avoir aussi une affirmation dans l’ordre de l’économie du désir.
A ce moment-là, ce n’est plus le bien, mais les catégories immanentes de Spinoza, de la joie, de la créativité, du rêve qui deviennent des relais. Actuellement, la carence fondamentale est celle des pratiques. La question que l’on se pose est : y-a-t-il une pratique de la vie, une inventivité possible dans le domaine de la vie sociale immédiate, de la vie collective, esthétique, etc. ? Le concept de « pratique » se trouve affaissé. Si l’on ne réinvente pas des pratiques de solidarité, des praxis de la construction de l’existence, on risque de s’engager dans une épreuve de dépression catastrophique.
On en reviendrait à une forme de pragmatisme comme source de changement ?
Oui, absolument ! La praxis précède l’être. Dans les faits, il y a des résidus de tentatives de rénovation pédagogique. Plus généralement, il y a aussi des mouvements progressistes dans le champ social. Les pratiques psychanalytiques telles que les thérapies familiales sont, par ailleurs, des instances de production de subjectivité, d’invention de subjectivité, là où il n’y avait que des réponses de ségrégations, de marginalisations et d’évitement des problèmes. Cependant, cela reste dans un état de décomposition, de démoralisation, et ne trouve pas d’expression sociale à plus large échelle. Il y a tout de même une énorme potentialité de refus de ce système de valorisation dominant. Toutes ces pratiques microscopiques conjuguées les unes aux autres vont aboutir à des mutations d’univers de valeurs.
Est-il encore possible, selon vous, d’associer ces univers de valeurs au triangle majeur des instances lacaniennes ou dans la dualité sartrienne ?
L’alternative duelle (de l’être et du néant) ou le triangle Lacanien (Réel / Symbolique / Imaginaire) sont en opposition avec ce que j’appelle l’homogénèse de l’être. Il y a des dimensions hétérogénétiques de l’être. Il y a des univers incorporels différenciés qui sont porteurs de complexité. Cette complexité qui n’est pas seulement l’imbrication d’éléments les uns par rapport aux autres, mais qui est une production de la complexité (c’est-à-dire de foyers de subjectivation). Il n’y a donc pas les trois instances Réel / Symbolique / Imaginaire, mais des niveaux de réalité stratifiés les uns par rapport aux autres (des Imaginaires, des Territoires existentiels…). Il n’y a pas de mathèmes universels, mais des modes de sémiotisation, des codages qui s’articulent les uns avec les autres, des cartographies… Quant au néant, c’est un horizon de la subjectivité capitalistique. Beaucoup de sociétés n’ont pas vécu avec le néant. Et même chez Sartre, l’expérience du néant reste très littéraire…
Propos recueillis par Guy Benloubu / 1992
Publié sur le site de la clinique de La Borde
Voir également : Polymorphous Space (Tetsuo Kogawa)


