Le petit moment qu’il a fallu à l’autobus pour remonter la colline m’a permis de penser un peu à mon feuilleton policier à Babylone. Je me suis installé confortablement et Babylone m’a envahi l’esprit, comme du sirop d’érable chaud qu’on verse sur des crêpes brûlantes.
… Hmmmmmmmmmmm, c’est bon.
… Hmmmmmmmmmmm, Babylone. Il me fallait un titre pour mon feuilleton.
Comment l’intituler ?
Voyons voir.
Alors j’ai réfléchi aux titres de feuilletons que j’avais vus ces dernières années. Je suis vraiment un passionné de cinéma.
Mandrake le Magicien
Quand rôde le Fantôme
Les Aventures du capitaine Marvel
Le Mystérieux Dr Satan
L’Ombre
Les Tambours de Fu Manchu
et La Griffe de Fer.
Ces titres-là étaient tous bien et pour mon feuilleton il fallait que j’en trouve un qui les vaille. Pendant que le bus montait vers Nob Hill, s’arrêtait à tous les arrêts, laissait monter et descendre des voyageurs, j’ai passé en revue cent titres dans ma tête. Les meilleurs que j’ai trouvés c’était :
L’Horreur du Dr Abdul Forsythe
Les Aventures d’un privé à Babylone
Quand rôdent les Ombres-Robots.
Pas de doute : ça allait être marrant. J’avais le choix entre des quantités de possibilités ; mais il fallait que je fasse attention à ne pas me laisser emballer. Même en essayant de bien maîtriser ma Babylone, j’ai laissé passer deux arrêts après ma station et il a fallu que je refasse le trajet à pied dans l’autre sens.
Il fallait que je me surveille de très près, surtout dans la mesure où j’avais un client, pour ne pas me laisser de nouveau déborder par Babylone.
Richard Brautigan
Un privé à Babylone / 1977
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
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Exit Jerry
Il y avait foule autour de la First National. Nous nous frayâmes un passage jusqu’à l’entrée de la banque et tombâmes sur un McGraw au visage hargneux.
« Ils étaient six, masqués, précisa-t-il au chef alors que nous pénétrions dans l’agence. Ils ont attaqué aux alentours de quatorze heures trente. Cinq ont filé indemnes en emportant le fric. Ce garde en a descendu un, Jerry Hooper. Il est raide mort, là-bas sur le banc. On a installé des barrages routiers et j’ai télégraphié partout, si c’est pas trop tard. La dernière fois qu’on les a vus, c’est quand ils ont tourné dans King Street au volant d’une Lincoln noire. »
Nous allâmes voir feu Jerry qui gisait sur un des bancs du hall d’entrée, recouvert d’une étoffe marron. La balle avait pénétré sous l’omoplate gauche.
Le garde de la banque, un vieux bonhomme à l’aspect inoffensif, bomba le torse et nous raconta :
« Au début, c’était pas possible de rien faire. Y sont arrivés avant que personne s’est rendu compte de rien. Sûrement qu’ils auraient pu aller plus vite, même. Ils ont tout raflé, bien comme il faut. Pas une chance de rien faire, là. Mais moi, je me dis : profitez-en bien, les p’tits gars, c’est vous qu’avez le dessus, là, mais attendez un peu le moment que vous voudrez partir. Et j’ai tenu parole, vous pouvez me croire. j’ai couru après eux et j’ai canardé avec mon vieux flingue. Çui qu’est là, je l’ai descendu quand y grimpait dans la voiture. Vous pouvez me croire que j’en aurais dégommé plus si j’aurais eu plus de cartouches, parce que c’est pas facile de tirer d’en haut comme ça quand c’est que… »
Noonan interrompit le monologue. Il lui appliqua des tapes d’encouragement dans le dos jusqu’à ce que ses poumons se vident tout en lui disant : « C’est une excellente chose. Une excellente chose. »
McGraw recouvrit le mort et grommela :
« Y en a pas un qu’est capable d’identifier quelqu’un. Mais avec Jerry dans le coup, y a pas à s’y tromper, c’est du Whisper tout craché. »
Le chef de la police hocha la tête avec entrain et déclara :
« Je te laisse diriger les opérations, Mac. » Puis il se tourna vers moi : « Vous restez enquêter ici ou vous revenez au poste avec moi ?
- Ni l’un ni l’autre. J’ai rendez-vous et je veux mettre les pieds dans des chaussures sèches. »
La petite Marmon de Dinah Brand était garée devant mon hôtel. Sa propriétaire n’était visible nulle part. Je montai à ma chambre sans en verrouiller la porte derrière moi. J’avais à peine eu le temps de retirer chapeau et manteau qu’elle entra sans frapper.
« Seigneur, on peut dire que ça sent l’alcool, dans ta chambre.
- C’est mes chaussures. Noonan m’a fait patauger dans la gnôle. »
Elle alla à la fenêtre, l’ouvrit, s’assit sur le rebord et s’enquit :
« Et c’était dans quel but ?
- Il pensait trouver ton Max dans une bicoque qui s’appelle l’Auberge de Cedar Hill. On y est allés, on a truffé les lieux de plomb comme des cinglés, flingué plusieurs métèques, renversé des litres et des litres d’alcool et laissé l’endroit en flammes.
- L’Auberge de Cedar Hill ? Je croyais qu’elle était fermée depuis au moins un an.
- C’est l’impression qu’elle donnait, mais quelqu’un s’en servait comme entrepôt.
- Et vous n’y avez ps trouvé Max ?
- Pendant qu’on était là-bas, il semblerait qu’il ait braqué la First National d’Elihu.
- J’ai tout vu. Je venais de chez Bengren, le magasin qui est deux maisons plus loin. J’étais à peine montée dans ma voiture quand j’ai aperçu un gros balèze qui sortait de la banque à reculons avec un grand sac et un pistolet, le visage dissimulé sous un mouchoir noir.
- Est-ce que Max était avec eux ?
- Non, ça ne risque pas. C’est le genre à envoyer Jerry et les gars. C’est à ça qu’ils servent. Jerry y était, lui. Je l’ai reconnu dès qu’il est sorti de la voiture, malgré le mouchoir noir. ils en avaient tous un. Ils étaient quatre à sortir de la banque, et ils ont couru vers la voiture garée devant. Jerry et un autre étaient dedans. Quand ils ont atteint le trottoir, Jerry s’est élancé à leur rencontre. C’est à ce moment-là que les coups de feu ont éclaté et qu’il est tombé. Les autres ont sauté dans la bagnole et ils ont décampé. Si on parlait un peu du fric que tu me dois. »
Je comptais dix billets de vingt dollars et une pièce de dix cents. Elle s’éloigna de la fenêtre pour venir les prendre.
« Ça, c’est pour avoir désarmé Dan, ce qui t’a permis d’arrêter Max, dit-elle quand elle eut rangé l’argent dans son sac. Bon, et ce que je devais palper pour t’indiquer où tu pouvais obtenir les preuves que c’est lui l’assassin de Tim Noonan ?
- Pour ça, il va falloir que tu patientes jusqu’à l’inculpation. Comment je peux savoir que ton tuyau est fiable ? »
Elle fronça les sourcils.
« Qu’est-ce que tu en fais, de tout ce fric que tu dépenses pas ? » Son visage s’éclaira. « Tu sais où est Max, là ?
- Non.
- Ça vaudrait combien, pour toi ?
- Rien du tout.
- Pour cent dollars, je te le dis.
- Je m’en voudrai de profiter de la situation.
- Cinquante dollars. »
Je fis non de la tête.
« Vingt-cinq.
- Max ne m’intéresse pas. Je me fiche complètement de l’endroit où il est. Pourquoi tu ne vas pas le vendre à Noonan, ton tuyau ?
- C’est ça, et après, j’aurai plus qu’à essayer de toucher mon fric. L’alcool, c’est seulement pour te parfumer ou t’en as aussi à boire ?
- Tiens, une bouteille de soi-disant Dewar que j’ai fauchée à l’auberge cet après-midi. Il y en a une de King George dans mon sac de voyage. Laquelle tu préfères ? »
Elle se prononça pour le King George. Nous en bûmes un chacun, sec, et je dis :
« Assieds-toi et sers-t-en pendant que je me change. »
Quand je ressortis de la salle de bains, vingt-cinq minutes plus tard, elle était installée devant le secrétaire. Elle fumait une cigarette en étudiant un carnet où je notais diverses choses et que je rangeais dans une des poches latérales de mon sac de voyage.
« Ça correspond à tes notes de frais pour d’autres affaires, je suppose, dit-elle sans lever les yeux. Je pige vraiment pas pourquoi tu peux pas te montrer moins radin avec moi. Tiens, là, t’as marqué six cents dollars, et en face Inf. C’est des informations que t’as achetées à quelqu’un, non ? Et là, en dessous, je vois cent cinquante, avec Top, va savoir ce que ça veut dire ! Et un autre jour, t’as dépensé presque mille dollars.
- Ça doit être de numéros de téléphone, dis-je en reprenant le carnet. Où tu as été élevée ? Fouiller comme ça dans mes bagages !
- J’ai été élevée au couvent. Chaque année sans exception j’ai décroché le prix de bonne conduite. J’étais persuadée que les filles qui rajoutaient une cuillerée de sucre dans leur chocolat allaient en enfer pour péché de gourmandise. Avant l’âge de dix-huit ans, je ne savais même pas que les jurons existaient. La première fois que j’en ai entendu un, j’ai failli tourner de l’œil, bon sang. »
Elle cracha sur le tapis devant elle, fit basculer sa chaise en arrière, posa ses pieds croisés aux chevilles sur mon lit et demanda :
« Qu’est-ce que t’en penses ? »
Je repoussai ses pieds du lit.
« Moi, j’ai grandis dans un bar, sur les quais. Si tu arroses encore mon plancher de ta salive, je t’attrape par la peau du cou et je te fiche dehors.
- Si on buvait un autre verre avant ? Bon, tu me donnes combien pour un renseignement de première main sur la façon dont les gros bonnets du coin s’en sont mis plein les poches quand on a construit l’hôtel de ville… C’est l’histoire que j’ai vendue à Donald Willsson, il en a été question dans les journaux.
- Je ne suis pas preneur. Trouve autre chose.
- La raison pour laquelle la première Mrs Lew Yard a été internée à l’asil de dingues, ça t’irait ?
- Non.
- King, notre shérif, huit mille dollars de dettes il y a quatre ans. Aujourd’hui, il est propriétaire en centre-ville d’un lot d’immeubles de bureaux à faire pâlir d’envie n’importe qui. Je ne peux pas te lâcher toute l’histoire, mais je peux t’indiquer où tu trouveras ce qui te manque.
- Continue, dis-je pour l’encourager.
- Non. Tu ne veux rien acheter. Tu espères juste récolter quelque chose sans payer. Il est pas mauvais, ce scotch. Où tu l’as eu ?
- Je l’ai apporté de San Francisco.
- Et cette idée de refuser toutes les informations que je te propose, elle vient d’où ? Tu crois pouvoir les payer moins cher ?
- Ça ne me servirait pas à grand-chose, ce genre d’informations, maintenant. Il faut que j’agisse vite. C’est de la dynamite dont j’ai besoin… un truc capable de les pulvériser. »
Elle rit et se leva d’un bond. Ses grands yeux pétillaient.
J’ai une des cartes de visite de Lew Yard. On pourrait envoyer la bouteille de Dewar que t’as piquée à Pete en y joignant la carte ? Il prendrait ça pour une déclaration de guerre, non ? Si Cedar Hill était un entrepôt clandestin, c’était le sien. La bouteille et la carte, ça lui ferait croire que Noonan a organisé une descente là-bas sur les ordres de Lew, non ? »
Je réfléchis.
« C’est trop gros. Il ne marcherait pas. En plus, pour l’instant, je préférerais que Pete et Lew soient alliés contre le chef de la police. »
Elle fit la moue.
« Tu crois tout savoir. C’est vraiment pas facile de s’entendre avec toi. Tu me sors, ce soir ? J’ai une nouvelle robe. Ils vont tous loucher comme des malades.
- D’accord.
- Passe me prendre aux alentours de huit heures. »
Elle me tapota la joue d’une main douce, me dit : « A plus tard ! » et sortit au moment où le téléphone sonnait.
« Mon morpion et celui de Dick sont en réunion à la taule de ton client, m’annonça Mickey Linehan au bout du fil. La majeure partie du temps, le mien a été plus occupé qu’une pute à cheval sur deux matelas, mais je sais pas encore de quoi il retourne. T’as du neuf ? »
Je jui répondis que non et, allongé en travers du lit, je tins conférence avec moi-même en essayant de deviner quelles allaient être les conséquences des attaques menées par le chef de la police contre l’Auberge de Cedar Hill et par Whisper contre l’agence de la First National. J’aurais donné cher pour pouvoir écouter ce qui se disait chez le vieil Elihu entre lui, Pete le Finn et Lew Yard. Mais je ne le pouvais pas, j’arrêtai de me creuser les méninges au bout d’une demi-heure et fis une petite sieste.
Il était presque sept heures du soir quand j’émergeai. Je me lavai, m’habillai, bourrai mes poches d’un pistolet et d’une flasque de scotch de cinquante centilitres et pris le chemin de chez Dinah.
Dashiell Hammett
Moisson rouge / 1929