Le mieux serait d’éviter d’essentialiser la bêtise. Car, succombant à ce penchant, on s’expose doublement. Premièrement à la tentation permanente de la constituer comme fait de l’autre en la « déléguant » à une espèce sociale particulière. C’est le panneau dans lequel tombe Flaubert épinglant ses deux « cloportes », Bouvard et Pécuchet, représentants patentés de la catégorie des ronds-de-cuir, ou d’une sorte de lumpen-intelligentsia – des copistes. Les voici installés par l’écrivain en tant que titulaires du Ministère de la Bêtise (celle qui consiste à prétendre s’essayer à tout et parcourir tous les savoirs), dans la plus éloignée des conditions : ils sont, en tant que tels, le tout autre social de l’artiste qui, du coup, s’attribue le Ministère de l’Intelligence.
L’autre mauvais pli, lorsqu’on « tonne contre » la bêtise, c’est celui de son homogénéisation typologique. Ce n’est pas pour rien que « le con typique » est une formule idiomatique des plus courantes dans la langue française : elle connote parfaitement ce penchant à enfermer la bêtise dans des types, voire des archétypes : le crétin solaire comme personnage classique de la comédie bourgeoise ou d’un certain cinéma populaire.
Ces remarques nous suggèrent néanmoins une définition de la bêtise : elle est ce dont le sujet qui en parle tient en tout premier lieu à s’exonérer. Ce geste d’abréaction est même, si l’on y songe, constitutif de la faculté qu’un sujet s’accorde de porter des jugements autorisés – sur les autres, sur le cours du monde, etc. C’est un peu comme la folie chez Descartes : que vaudraient mes énoncés, et d’abord à mes propres yeux, si je prêtais le flanc au soupçon que tout ceci puisse porter la marque (le stigmate) de mon insondable bêtise et stupidité ?
Ce n’est donc qu’à la condition de nous présupposer nous-même intelligent que nous pouvons former des énoncés à propos de la bêtise. C’est précisément ce mauvais pli, cet implicite, cet impensé qui donnent à ces paroles où la bêtise est en question leur tournure si monotone et leur allure si suspecte.
Parler de la bêtise sous ces conditions se transforme en exorcisme, en geste émétique : tempêtant contre la bêtise du monde en général et celle du voisin en particulier, on vomit littéralement sa propre et incurable stultitia. L’inépuisable réserve d’expressions idiomatiques destinées à renforcer l’incrimination de bêtise a pour vocation d’alimenter aux sources les plus triviales ces rites de rejet de la bêtise comme marque d’infamie, de déchéance, d’imperfection : « bête comme ses pieds », « con comme un balai (un panier) », « bête à manger du foin », nouille, patate, bécasse, etc. Et pourquoi diable tant de hâte à rejeter la bêtise au plus loin de soi ? ?
Nul ne l’ignore, en son for intérieur : c’est assurément l’une des épreuves les plus pénibles que puisse connaître un sujet que celle qui consiste à se surprendre lui-même à l’instant où il ouvre toutes grandes les vannes à son insondable bêtise. Pour se prendre ainsi en flagrant délit de proférer une connerie « aussi grosse que soi », adopter une pose grotesque, défendre une cause frelatée, voire odieuse, il faut naturellement n’être ni tout à fait gangrené par sa propre stupidité, et pas davantage, évidemment, immunisé contre ce fléau le mieux partagé. Dans l’entre-deux de la bêtise et de son contraire ou de ce qui s’y oppose – et c’est ici que commencent les choses intéressantes.
Lo Du Xu et Émile Noiraud / Pamphlétaires associés
Des cloportes et des hommes / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es
Un site bête : http://invemejor.jimdo.com/