Le travail sexuel rémunéré connaît aujourd’hui en France un nouvel épisode dans la longue histoire de sa répression capitaliste et pudibonde. Dès l’ère victorienne on a compris comment transférer vers le travail acharné l’énergie sexuelle cadenassée, comme le montre le film d’Elio Petri La classe ouvrière va au paradis (1971). La répression est aujourd’hui d’autant plus insidieuse qu’elle se présente sous le visage compatissant et protecteur de l’aide aux victimes de la violence sexuelle, en supprimant notamment le délit de racolage public au profit de mesures dissuasives et incitatives pour sortir de la prostitution. Parmi elles, le projet de pénalisation du client suscite une réaction machiste de la part d’autoproclamés « salauds » qui revendiquent leur droit naturel à aller aux putes impunément, volant ainsi leur lutte aux prostituées (« touche pas à ma pute », ont-ils l’impudence de dire).
Méphisto-valse des putes
Putes à talons hauts et à jupes courtes, sorcières à poil et à fourrures, putes théâtrales aux faux-cils et au maquillage outrancier, vamps et drags, putes à paillettes et à résilles, putes sculpturales parodiques aux mimiques surjouées. La nuit tombée, la rue périphérique devient la scène d’un grand marché sémiotique, un marché aux symboles sexuels. C’est une nouvelle nuit de Walpurgis, une nuit capitaliste, la nuit du capitalisme sémiotique. Le client au marché achète et consomme des signes en même temps que des corps. La rue ne fait ainsi qu’extérioriser une efflorescence de signes qui passent au quotidien dans nos murs : putes d’hôtels et de couloirs, putes putatives de Sofitel ou putes potentielles de bureau, putes occasionnelles, putes entre deux portes ou putes d’ascenseurs, néo-courtisanes hétaïriques du pouvoir, néo-Goulues et demi-mondaines. Entre celles qui le sont sans en avoir l’air, Jeunes et Jolies, et celles qui en ont l’air sans l’être, poupées siliconées et hyperféminisées, la frontière sémiotique entre les régimes de féminité est intrinsèquement trouble. On n’est pas pute, on fait la pute. On choisit un style.
La féminité stéréotypée et exacerbée des putes est passée de mode en même temps que la classe ouvrière, et aux jeux de rôles sémiotiques la formation laïque ne prépare pas. Misère du désir viril qui n’a plus accès qu’à des symboles de pacotille et les reporte dans ses réseaux numériques et son abstinence virtualisée. Un nouveau marché de la prostitution est en train d’apparaître, sur lequel ce qu’on pourchasse n’est que la relique du précédent. On va abolir la prostitution comme on a aboli sous la Révolution la Ferme générale des impôts. L’exemple de l’écotaxe montre bien qu’on abolit jamais rien pour de bon, il reste toujours des strates. Et les putes sont celles qui aiment en jouer le plus simplement du monde. Beaucoup de prostituées ont témoigné de l’empowerment sémiotique du déguisement, de l’« effet pute » qu’il produit. D’ailleurs quelle jeune fille de bonne famille ne s’est pas fait entendre dire « ne fais pas la pute » devant un rouge à lèvres trop rouge ou un costume d’hyperféminité ?
Mais la pute fière et libre ne doit pas exister (1). Médiatiquement et politiquement, la seule prostitution prise pour cible et emblème est la plus sordide. La bonne relique de pute est la pute étrangère, sans papiers et sans consentement, défoncée au crack, dressée par le viol, vouée à l’abattage. Comme l’a montré Gail Pheterson, le concept même de « prostituée » est une fabrication sociale qui assure une fonction de contrôle. En tant qu’injure publique, le « stigmate de la putain » peut être jeté sur chaque femme revendiquant la légitimité ou l’indépendance (2). En septembre 2013, la députée socialiste Maud Olivier a présenté à l’Assemblée Nationale un rapport d’information « sur le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel », au nom des droits des femmes. La réponse prototypique de la gauche socialiste à la situation précaire des prostituées a toujours été l’abolitionnisme. Comme dit Despentes, les prostituées constituent le seul prolétariat dont la condition émeut autant la société bourgeoise. Notre société tolère plus la misère économique, la mort dans les usines de confection du Bengladesh, la précarité du travail d’usine ou de la caisse de supermarché, que le travail sexuel. Les putes foutent la panique. C’est d’abord une panique féminine et conjugale défensive, la panique du contrat sexuel marital contre le contrat prostitutionnel qui lui révèle sa propre vérité : le risque de violence dont est porteuse la sexualité domestiquée. Le 18 Novembre 2013 avait lieu la journée mondiale contre les violences faites aux femmes, dans la rue certes, mais plus encore à la maison. En France une femme meurt tous les trois jours des suites de violences conjugales.
Travailleuses et intermittentes, les putes emmerdent le capitalisme
Condamner la traite est une chose, condamner la prostitution est autre chose. De ce point de vue, la stratégie abolitionniste est la même que celle de la lutte anti-porno : elle consiste à assimiler le sexe tarifé à la violence, comme on assimile la pornographie à la violence. Les prostitué-e-s sont pourtant des travailleur-se-s comme les autres, comme l’a parfaitement rappelé Thierry Schaffauser du STRASS sur le site de Libération le 31 octobre 2013 (3). Vendre sa force de travail, c’est toujours engager son corps. Ouvriers, sportifs, mannequins, masseurs, secrétaires, ambassadeurs, soldats, tous engagent leurs corps. À chaque fois qu’il est au travail, le corps doit se donner tout entier derrière une certaine façade de lui-même. Le sexe féminin n’est pas un tiroir-caisse plus honteux que les fourneaux où se mutilent les mains du sidérurgiste, ou que la précision dans laquelle s’usent les yeux du tourneur-fraiseur. Les prostituées étaient d’abord solidaires des classes laborieuses dans leur ensemble, et n’ont été isolées des autres travailleurs et ostracisées que sous la pression constante de leur persécution policière depuis la fin du XIXe siècle. Le rejet des putes à la périphérie des villes, leur immigration, épouse les localisations du capital. L’allocation de transition à 2/3 de RSA que propose le rapport Olivier pour sortir de la prostitution ressemble aux primes de licenciement dans l’industrie et aux « reconversions ». Arrêtez de travailler et vous aurez votre aumône. Soyez assistées.
La pute est une travailleuse intermittente. Son rythme de travail, avec ses afflux soudains de liquidités et ses interruptions parfois prolongées, constitue une irrégularité insupportable à l’économie libidinale du capitalisme, qui entend contrôler et calculer les flux monétaires. Les escorts de plus en plus nombreuses sont pourtant là pour démontrer que le capitalisme financier a plus que tout autre besoin de faire valser le sexe, loin du contrôle de tout un chacun. Flux saccadés de sperme et d’argent, alternés de longues périodes réfractaires : ce qui emmerde souverainement le pouvoir, c’est cette idiorythmie de la travailleuse sexuelle. Ce rythme ne se calcule pas en nombre d’heures tarifées, hiérarchisées selon le style, mais profite des opportunités, comme tout le monde le fait.
La victimisation de la pute remplit plusieurs fonctions tactiques. Elle permet d’abord d’intimider les putes-travailleuses indépendantes en les faisant s’estimer heureuses d’avoir – pour l’instant – échappé aux proxénètes et aux réseaux mafieux. En même temps qu’elle infantilise les prostituées en prétendant les protéger contre elles-mêmes, elle construit une image de la sexualité masculine comme complice de la violence sociale. Double bind pervers d’une société qui tout à la fois exige et excite une virilité impérieuse dont elle frustre et humilie la satisfaction. Le capitalisme sémiotique est intrinsèquement castrateur. C’est une société où règne l’ « esthétique pute » qui veut abolir la prostitution. Il n’y a pas lieu pour autant de prendre pitié du sexe des hommes. On sait trop combien, quelles que soient les lois, les hommes les plus puissants continueront toujours de pouvoir jouir des corps-signes les plus disciplinés, comme l’ont fait jusqu’à présent en nombre les « salauds » qui entendent continuer.
Devenir putes
Présenter la prostitution comme un « système » lui prête a priori une cohérence d’ensemble qui l’assimile tactiquement à la traite. En reprenant le terme de « système », le discours du pouvoir est pris dans le modèle stratégique des réseaux mafieux contre lesquels il veut lutter. Ce postulat de systématicité recouvre la diversité et la bigarrure des pratiques prostitutionnelles. Il est pourtant impossible de figer moralement la prostitution en recouvrant la diversité de la rue sous le visage monolithique de la femme migrante, misérable et exploitée.
L’augmentation de la proportion de migrantes en situation illégale dans la population des prostituées qui racolent en France ne saurait être purement et simplement mise sur le compte de « l’emprise croissante de la traite », comme le fait le rapport Olivier. En réalité, le chiffrage policier, exclusivement proportionné au délit de racolage, ne retient rien des tactiques de contournement et de dissimulation développées en majorité par les prostituées françaises : l’utilisation d’Internet a permis à la prostitution locale de quitter le trottoir pour se rendre moins visible de la police. La fracture entre migrantes et françaises traverse ainsi la prostitution elle-même, la divisant entre des modes d’exercice et des risques inégaux. La précarité de la prostituée migrante ne tient pas seulement à sa plus grande vulnérabilité à la traite, mais aussi à son incapacité à se rendre imperceptible aux contrôles. Sous couvert de lutte contre la prostitution, le contrôle du racolage constitue par conséquent un contrôle migratoire déguisé. Le surmoi de la gauche lui interdit de présenter la lutte contre l’immigration à visage découvert. C’est pourquoi elle a besoin de leurres politiquement corrects comme la prostitution pour viser cet objectif.
En réalité, la prostitution n’est pas un système, elle est un écheveau de lignes de vie qui sont autant de lignes de fuite. Le putatif « système prostitutionnel » ne cesse de fuir de toutes parts. Ces lignes sont certes très diverses, hétérogènes entre elles, non superposables : la ligne transmigratoire, la ligne transsexuelle, la ligne adolescente et étudiante comme rite de passage et émancipation, etc. Entre les lignes prostitutionnelles, toutes sortes de rivalités sont certes à l’œuvre, non seulement de territoire, mais de représentation symbolique, par déclassement mutuel. Mais la « condition prostituée », comme l’a appelée Lilian Mathieu, n’a de sens que par et dans ces lignes.
Forclos par le projet de loi, le ou la transsexuel-le est pourtant l’emblème de la prostitution contemporaine. Le projet de loi feint d’espérer que tous les prostitué-e-s voudront et pourront naturellement retrouver un autre emploi dès qu’on leur en aura donné les moyens. Mais la prostitution pour les transsexuel-le-s n’est pas seulement un destin contraint par leur marginalité sociale, c’est souvent un exercice ascétique dans une trajectoire presque initiatique, une manière de s’éprouver soi-même dans son identité, d’essayer son corps et ses charmes sur autrui pour se les approprier. La psychiatrisation de la transsexualité falsifie cette ascèse.
De manière générale, on ne se prostitue jamais qu’en transition, en étant trans-quelque chose, transsexuel ou transgenre, transmigrant, entre deux pays ou deux milieux sociaux, entre deux âges, entre deux vies, entre le jour et la nuit, transversal. À chaque fois, la prostitution est un passage dans une ligne de vie, par lequel quelqu’un prend le risque de se transformer lui-même sans retour possible. Devenir autre chose que ce qu’on est. Les prolétaires n’ont toujours eu que leur corps, leur force de travail, pour améliorer ou changer leur vie. La pute de métier dont Grisélidis Real a donné l’exemple, qui noue des rapports singuliers avec ses clients, est un des modèles déjà ancien de la prostitution contemporaine. Chaque prostitué-e cherche sa voix avec ses propres atouts, aussi misérable soit-elle, même dans les réseaux. La prostitution est un voyage, une migration, une recherche, même quand elle échoue (4).
Économie libidinale de la prostitution
La gauche morale a une vision salariée de l’argent et de l’économie : c’est subi, c’est indésirable. Françoise Héritier résume cette incompréhension : « dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer que les hommes ont le droit de les acheter ». Comment confondre ce catéchisme néo-kantien ? La série de séquences porno Czech Streets présente une galerie de portraits où des femmes banales, d’âges et de profils variés, acceptent en échange de quelques billets de se dénuder devant une caméra, puis de pratiquer des actes sexuels dans les recoins de la ville, avant de retourner à la banalité quotidienne comme si de rien n’était. Authentique ou fake, cette série vise à démontrer le pouvoir de l’argent. En apparence, ces séquences de prostitution spontanée attestent d’une précarisation de masse, de la banalisation de la violence sociale et de sa porosité avec la violence sexuelle. Dis-moi le prix de ton consentement. La minable jouissance phallique qu’achète l’argent semble donner raison au féminisme victimaire. Mais de l’autre côté, cette spontanéité du service sexuel n’est possible que parce que la sexualité elle-même s’est transformée et que les femmes vivent potentiellement un nouveau type de rapport à leur corps. Il n’est plus confiné à la maison, circonscrit par le mariage ou le couvent. Il est potentiellement offert, et la ville est l’espace où se joue et se risque cette ouverture, où s’éprouvent les fantasmes qu’elle suscite. La caméra et l’argent fonctionnent ensemble comme des vecteurs de pure sexualisation : ils permettent de déréaliser les actes en les spectacularisant, de les désaffectiver en les absorbant dans les images stéréotypées qu’ils imitent et simulent. Le sexe n’est pas sans amour, il a développé son amour-propre, son amour multidirectionnel, pervers polymorphe. L’argent n’achète pas le corps comme une chose, il prolonge l’adolescence, libère le corps de toute obligation d’engagement autre que sexuel.
L’économie libidinale de la prostitution ne se réduit pas pour autant à la vision libérale de l’échange (donnant-donnant). Il est vrai que l’argent déculpabilise et solde la dette de corps. Dans le couple, la sexualité traîne toujours de vieilles dettes et paye en nature les frais de l’inégalité des époux. La chambre à coucher est un petit théâtre où se transposent et se rejouent les rapports sociaux à travers les rapports sexuels. Au contraire, l’argent comme médiation opère un rabattement sur la sexualité. Je t’en donne pour ton argent, je ne m’occupe que de te faire jouir comme tu le demandes, tant pis pour toi si tu ne demandes pas bien. Le client a besoin que la prostituée soit tenue, soit dominée par un ou des tiers, par l’État peut-être, pour que le rapport de force reste en sa faveur. Une prostituée trop libre devient une maîtresse, le rapport de force se renverse. Ce sont tous les jeux bourgeois de l’amour et du hasard qui se réinventent quand tombe le mur de l’argent entre ces deux figures siamoises.
Libérer le travail sexuel de l’opprobre est certainement la première condition. Mais libérer l’ensemble des activités économiques de la forme subordonnée est aussi essentiel : personne ne devrait être obligé pour vivre de soumettre son corps et son esprit au commandement d’un patron ou d’un client dont la position de patron ou de client est garantie par l’ensemble de la hiérarchie répressive. C’est à cette déhiérarchisation des relations sexuelles et de travail qu’une réforme devrait s’attacher, pas au renforcement de la répression.
Collectif Multitudes
Travail sexuel, travail pour tous
À paraître dans le numéro 55 de Multitudes
et en lecture sur le site www.multitudes.net
1 Voir Maîtresse Nikita et Thierry Schaffauser, Fières d’être putes, L’Altiplano, 2007.
2 Gail Pheterson, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, 2001.
3 Libération, 31 octobre 2013, 12h30, « Je suis une pute. Imaginez… ».
4 C’est ce que montrent les témoignages rassemblés par Alain Tarrius et Dominique Sistach dans le dossier « Transmigrants » de Multitudes n° 49.