(à la manière de G.P.)
Je me souviens, à la frontière irano-afghane, sur la route de Meched à Hérat, de la queue des cars, des voitures, des taxis, des chevaux, des routards, qui attendaient la fin de la sieste des douaniers afghans pour continuer leurs pérégrinations.
Je me souviens, dans la grande mosquée des Omeyyades, à Damas, de musulmans endormis, se protégeant de la forte chaleur, et siestant, sous la protection d’Allah.
Je me souviens de mon plaisir, proche de la gourmandise, à raconter un livre à Aurélie, ma fille, pour qu’elle entre dans sieste parée d’histoires et d’images. Après quelques mois de lectures choisies (ah ! Max et les maximonstres), je me croyais rodé et pourtant, malgré moi, mes yeux aussi se fermaient, je roulais sur l’étroit lit et nous dormions paisiblement. Ce temps est à jamais révolu…
Je ne me souviens pas du tout de ma première sieste.
Je me souviens de siestes, à même le sable de la plage des Porteaux, à l’île d’Yeu, où j’étais bercé, à la fois par le chant rythmé de la mer et le gazouillis des enfants, édifiant d’invraisemblables châteaux de sable…
Je me souviens, avec C., endormis, entrelacés, sur un matelas pneumatique bleu, face à une mer bleue teintée de vert, sous le ciel bleu et brillant de l’été breton, après l’amour. J’en ai, à nouveau, l’eau à la bouche…
Je me souviens d’une sieste inconfortable, dans un minibus surchargé, entre Douala et Yaoundé, serré – coincé serait plus juste, tel un frêle morceau de bois dans la mâchoire inflexible d’un étau d’acier – entre deux impressionnantes matronnes, qui ne cessaient de converser.
Je me souviens d’une sieste interrompue par un léger tremblement de terre, à proximité du lac de Van, à l’est de la Turquie.
Je me souviens d’une sieste impossible, dans un « hôtel » en plein air, près de Mokka, au Yémen, où, dévoré par les moustiques, immobilisé par une chaleur épaisse et dense, je ne pus fermer l’oeil…
Je me souviens d’une sieste voluptueuse, à deux, sous la protection de pins au garde-à-vous, au bord d’une piscine-miroir, le tout baignant dans la lavande fleurie et aromatisante, sur une colline isolée, à l’ouest de Manosque. « Que demander de plus ? » pensais-je alors. L’amour partagé, en début d’après-midi, a des vertus que la sexualité nocturne ne pourra jamais concurrencer : la lumière que le plaisir donne aux yeux de l’autre…
Je me souviens d’une sieste voluptueuse, solitaire, l’après-acmée me conduisit en un sommeil peuplé de créatures à la Delvaux. sans aucun train à prendre.
Je ne me souviens pas d’une sieste voluptueuse à trois ou quatre ? Trou de mémoire ? Mais peut-on bien dormir, si nombreux ?
Je me souviens d’une sieste brisée par une stridente sonnerie téléphonique. Le numéro demandé n’était pas le mien ! Maudits les empêcheurs de siester en rond !
Je me souviens de siestes réglées comme du papier à musique, à Albany, après une légère et rapide collation, et avant la causerie de la fin de journée, je m’effondrais, heureux, sur un transat placé près de la piscine du motel middle-class, où l’université m’avait réservé une chambre. Là, dans un sommeil d’entre-deux, je méditais et préparais mes futurs enseignements. La sieste a ce grand mérite de faciliter le classement des idées, de vider la tête et de reposer notre esprit.
Je me souviens d’une chaude sieste, où le dormeur, en nage, comme un lutteur après le combat, se mit lui-même K.O.
Je me souviens d’une maison de vacances qui n’appréciait guère la sieste, il me fallait m’exiler au fond du jardin, à l’ombre des pin parasols. Il y a des maisons strictement autoritaires et sectaires.
Je me souviens d’une sieste éveillée particulièrement agréable, au cours de laquelle je fis le tour du monde et de mes amis. Comme par télépathie.
Je me souviens d’une sieste chrysanthème, prétexte à honore la mémoire de mes morts.
Je me souviens d’une sieste volée par une tablée de bons amis que je ne pouvais, ni ne voulais abandonner.
Je me souviens d’une sieste aérienne au cours de laquelle j’ai pu planer à mon aise, visiter des territoires inconnus, repérer les méandres d’un fleuve cool, cartographier le pays du sommeil désiré.
Je me souviens de très nombreuses siestes, à propos desquelles je n’ai rien à dire.
Je me souviens d’une sieste lourdement pesante qui me laissa un arrière-goût de gueule de bois…
Je me souviens d’une auto-interdiction de siester, le colloque reprenait avec mon intervention !
Je me souviens d’une sieste joyeuse enveloppée de mille bonheurs, comme pour rien. Et au réveil, un envol de rires enfantins…
Je me souviens d’une courte sieste, quelques secondes d’une rare intensité de concentration et néanmoins de détente.
Je me souviens d’une très longue sieste qui m’accompagna jusqu’à la nuit épaisse et protectrice. Ce jour pénétrant dans la nuit m’évoqua la pluie se mariant avec la mer.
Je me souviens de siestes sucrées, musicales, parfumées, illimitées, joyeuses, mais aussi de siestes amères, fades, étroites, fermées, ou encore agitées, chahutéees, capricieuses, couleur chair, couleur mer, de siestes élémentaires, primaires, primitives, et puis des siestes civilisées, policées, et d’autres dévergondées, débraillées, ou suspendues, azurées, insolites, monacales, extatiques, bref des siestes bigarrées et parfois opposées dans leurs effets comme dans leurs causes. La vérité de la sieste nous échappe toujours…
Je me souviens de tellement de siestes que parfois je me surprends à me les remémorer, comme le chercheur de sommeil compte les moutons, pour m’envoler plus vite et gaiement au pays des songes.
Thierry Paquot
l’Art de la sieste / 2008
Et les « Je me souviens » d’une qui n’arrive pas à dormir : ICI