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Abécédaire Foucault / Alain Brossat

A – L’archive, les archives
Tous ceux qui, de près ou de loin, se sont intéressés à son travail s’accorderont pour dire que Foucault était un « passionné des archives ». Mais cette formule journalistique ne nous dit rien sur le statut de l’archive (au singulier) parmi la constellation des concepts autour desquels s’agence sa réflexion. Or, cette notion apparaît très tôt dans sa recherche, par exemple dans cette postface à l’édition allemande du conte de Flaubert  La Tentation de Saint-Antoine. Un texte de tonalité assez benjaminienne, dans lequel Foucault montre comment le XIX° siècle se constitue en empire des signes, l’imaginaire s’y formant non pas « contre le réel pour le nier ou le compenser », mais en s’étendant entre les signes, de livre à ligne, dans l’interstice des redites et des commentaires » (1). Car pour lui, La Tentation, c’est bien cela : un livre parmi les livres, qui « naît et se forme dans l’entre-deux des textes ». Un « phénomène de bibliothèque ». Ce que le XIX° siècle a découvert, donc, c’est un « imaginaire qui se loge entre le livre et la lampe », c’est-à-dire, « un espace d’imagination dont les âges précédents n’avaient sans doute pas soupçonné la puissance » et qui, tout entier renvoie à ce que Foucault va nommer ici, dans cette première acception,  l’archive. La Tentation est lovée au creux de l’archive formée par tous ces signes eux-mêmes rassemblés dans tous ces textes, tous ces livres, toute cette immense forêt de l’imprimé dans lesquels l’écrivain s’est immergé. Foucault : « Flaubert a écrit sans doute la première œuvre littéraire qui ait son lieu propre dans le seul espace des livres : après, Le Livre, Mallarmé deviendra possible, puis Joyce, Roussel, Kafka, Pound, Borges. La bibliothèque est en feu ». La Tentation, à ce titre, est « le rêve des autres livres », au même titre, dirais-je au prix d’un raccourci, qu’Emma Bovary est « le rêve » de toutes les épouses accablées par l’ennui et la banalité de leur existence et, pour cette raison même, tentées par l’adultère.
L’archive, selon cette première approche, ce serait en somme tout ce qui, de notre culture, s’est déposé dans l’espace de la bibliothèque et se trouve désormais, dans les termes de Jean-Louis Déotte, appareillé par celle-ci (2). Que Foucault soit, dans ce texte, un discret précurseur de la théorie des appareils, c’est ce que montre le rapprochement qu’il y opère entre l’art de Flaubert et celui de Manet : La Tentation, dit-il, est le premier roman de bibliothèque comme il « se peut bien que Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia aient été les premières peintures ‘de musée’. Pour la première fois, dit-il, ces toiles ont été peintes « pour manifester l’existence des musées, et le mode d’être et de parenté qu’y acquièrent les tableaux ». En somme, donc, « Flaubert est à la bibliothèque ce que Manet est au musée » et ce qui les rapproche, c’est que « leur art s’édifie où se forme l’archive ».
La notion d’archive, dans ce premier emploi, sert ainsi à baliser une rupture ou, du moins, une discontinuité dans la culture occidentale, elle est disposée par Foucault sur le seuil de la modernité artistique : là où chaque œuvre, désormais, s’inscrit sur une surface peuplée et « quadrillée » par la totalité des œuvres antérieures, là où l’imagination de l’artiste est établie dans ce milieu infini, indéfini, que constitue le grouillement des signes enclos dans l’espace du musée et de la bibliothèque.
Avec Les mots et les choses et L’archéologie du savoir, ce motif  s’approfondit. L’archive, c’est ce qui inscrit une trace de tout ce dont est fait le savoir implicite d’une société, un savoir agencé autour d’un certain nombre d’invariants (3). Ces traces se présentent dans les formes les plus diverses, connaissances multiples, idées philosophiques, opinions de tous les jours, institutions, pratiques commerciales et policières, mœurs, etc. Le travail sur l’archive d’une époque va consister à identifier la façon dont ces pratiques et ces discours sont tributaires de conditions de possibilité et présentent des traits morphologiques communs. Travailler sur l’archive, c’est repérer des énoncés : la question que se pose alors Foucault et qui trouvera plus tard son débouché avec la problématisation des régimes de vérité est celle-ci : qu’est-ce qui est énonçable dans une époque ou un espace culturel donné et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Et, corrélativement, en quoi des discours et des pratiques d’apparence très hétérogènes voire disparates relèvent-ils de conditions d’énonciation homogènes – le fameux motif de l’epistémè ? C’est dans l’épaisseur de l’archive de l’époque que se révèlent ces congruences inattendues, là où se dévoile l’existence d’un champ  épistémique, là où, précisément, ne se donne à voir, en première approche, qu’un pur et simple espace de dispersion : « On a affaire, dit Foucault, à un champ qui ignorera les différences, les importances traditionnelles. Ce qui fait qu’on traitera dans la même foulée Don Quichotte, Descartes et un décret sur la création des maisons d’internement par Pomponne de Bellièvre » (4).
Le travail sur l’archive, c’est, dit-il encore, l’ « analyse de notre propre sous-sol », une archéologie qu’il prend le plus grand soin de distinguer de l’herméneutique qui est en quête d’un sens caché, aussi bien que de ce qu’il appelle « formalisation » qui, elle, est à la recherche des structures enfouies. L’objet de l’archéologie, c’est l’étude de la stratification des discours, de leur fonctionnement et de leurs conditions de transformation : ce qui rend possible la simultanéité de la grammaire générale, de l’histoire naturelle et de l’analyse des richesses et qui étudie comment tous ces discours vont se défaire lorsque basculera l’epistémè qui en constitue le socle. L’archive, en ce sens, c’est la base matérielle et la condition de cette histoire des discours dont Foucault se fait le promoteur dans cette topique de son travail. Le souci de l’archive prend congé ici de la généalogie au sens courant du terme : la quête de l’origine (arkhè), « des commencements et des suites » en est totalement absente. Le geste de l’archéologie, c’est la description de l’archive, pas l’explication par la remontée à la source première, la description des formes et des limites de dicibilité (de formation des énoncés) dans un espace-temps donné ; la présentation des conditions de durabilité des énoncés – quels sont ceux qui sont destinés à laisser une trace et ceux qui disparaîtront sans trace ? L’archive, en somme, c’est ce qui rend manifeste la façon dont les discours coexistent dans un champ donné, y demeurent puis s’y effacent.
Ici se manifeste un léger flottement dans la pensée de Foucault, une hésitation intéressante pour nous, non pas tant du point de vue de l’érudition foucaldienne que des stimulations que produit, pour une pensée de l’actuel, cette approche de l’archive. D’une part, en effet, énonçant son programme et l’ambition de sa recherche, au temps de ces deux livres, il note : « Il faut avoir à sa disposition l’archive générale [je souligne, AB] d’une époque, à un moment donné. Et l’archéologie est, au sens strict, la science de cette archive » (5). « Archive générale » – cette expression semble bien exclure tout principe de sélection a priori et désigner la totalité du « dépôt » d’une époque, de ce qui s’est stratifié comme traces documentaires… Mais dans un autre commentaire, Foucault précise ceci : « J’appellerai archive non pas la totalité des textes qui ont été conservés par une civilisation ni l’ensemble des traces qu’on a pu sauver de son désastre, mais le jeu des règles qui déterminent dans une culture l’apparition et la disparition des énoncés, leur rémanence et leur effacement, leur existence paradoxale d’événements et de choses »(6).
Il semblerait donc bien, selon cette approche, que tout ce qui s’est stratifié d’une époque, sous forme de textes et de traces, n’a pas, pour l’archéologue foucaldien, la même qualité, ni la même valeur ; le critère, ce n’est pas le « désastre » du temps qui passe et efface (ce qui qui a pu en être sauvé), mais bien ce qui a une valeur indicative, un statut d’exemplarité concernant les conditions de formation et de disparition des énoncés…
Mais qui statue sur ces qualités ou leur absence, si ce n’est l’archéologue lui-même ? On voit bien que Foucault joue ici avec le feu et met en péril la doctrine qu’il a lui-même énoncée, en faisant revenir dans sa propre argumentation le motif du sens – certains textes, certaines traces déposés dans l’archive feraient davantage sens que d’autres aux conditions même de l’archéologie dont il a défini les règles… Ce glissement est confirmé par la distinction qu’il opère ici entre documents et monuments : ce que cherche à repérer l’archéologue, ce ne sont pas des documents mais des monuments (7). Mais ce qui distingue les seconds des premiers (qui, en principe, se valent tous en ce sens qu’ils ont tous le même statut), c’est qu’ils émergent dans la masse des traces pour être les opérateurs d’un sens qu’il reviendra à l’archéologue d’énoncer – ce que fait Foucault dans Les mots et les choses lorsque, précisément, il transfigure tel ensemble documentaire en monument destiné à baliser sa recherche – tel texte de Buffon, tel passage de la grammaire de Port-Royal, tel extrait de Ricardo, etc. Mais, en adoptant cette démarche, ne flirte-t-il pas dangereusement (du point de vue des conditions qu’il a lui-même énoncées) avec le jeu de la détection d’un sens sinon caché, du moins enfoui dans telle partie de l’archive plutôt que telle autre, un jeu dont il récuse le principe, lorsqu’il le décrit comme étant celui de l’herméneutique - « Je n’interroge pas les discours sur ce que, silencieusement, ils veulent dire, mais sur le fait et les conditions de leur apparition manifeste » ? (8)
La question que pose cette hésitation de Foucault dans la définition même de son approche de l’archive est d’une actualité qui ne se dément pas. Lorsque, à la fin du siècle dernier, l’URSS et le bloc soviétique se sont effondrés, les archives et les innombrables cadavres dans les placards qu’elles recelaient sont devenus un souci obsessionnel non seulement pour les historiens et les nouveaux gouvernants, mais plus généralement aussi pour les opinions publiques des pays concernés et au delà. Toutes sortes de livres dont les auteurs se livraient à l’exhumation des crimes et turpitudes des régimes déchus sont alors parues, agrémentés de titres et de bandeaux dont le motif constant et souvent publicitaire était : les archives parlent. Mais il s’est rapidement avéré que les choses n’étaient pas aussi simples : les archives ne « parlent pas », elles n’ont rien à avouer ni confesser, elles ne sont pas un tribunal, et ce sont bien des prélèvements sélectifs et orientés par la finalité même que s’assigne l’ « archéologue »  qui tendent à faire que tel document va acquérir le statut de monument – pour reprendre l’opposition proposée par Foucault. On en a eu une démonstration probante lorsque a été publié en France, dans la foulée du best-seller très idéologique intitulé Le livre noir du communisme, un ouvrage ainsi titré : Les aveux des archives (9). Un livre où ce qui s’avouait surtout était le parti pris politique de l’auteur, un ancien communisme retourné en propagandiste anti-totalitaire. On le voit donc, toute plongée dans les archives, toute exploration de ce « sous-sol » (culturel, historique…) dont elles conservent les traces, supposent une intention du chercheur et un programme de recherche. Lorsque les archives « parlent », ou même l’archive au sens que Foucault donne à ce terme, c’est toujours peu ou prou sur un mode ventriloque : ce qui s’y dévoile ou s’y révèle du passé est toujours tributaire d’une visée dont les conditions s’énoncent au présent.
Dans le cas du Foucault de L’archéologie du savoir, un livre que beaucoup trouvent obscur, cette visée est claire : il s’agit bien de conduire dans l’épaisseur de l’archive une investigation sur le mode d’existence des discours, des événements discursifs, des conditions d’apparition, de transformation et de disparition des discours. De conduire une enquête sur « le champ pratique dans lequel le discours se déploie », là où sont à l’oeuvre les énoncés autour desquels s’agencent pratiques discursives, jeux de pouvoir, déploiement des savoirs… (10)
Alain Brossat
Abécédaire Foucault / 2014
(extrait de : A – L’archive, les archives)

À lire et à voir sur le Silence qui parle :
Abécédaire d’un mort-vivant / Joachim Dupuis

document INA 1966 / l’Homme est-il mort ?

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Présentation d’Abécédaire Foucault vendredi 27 juin à la librairie Texture
94 Avenue Jean Jaurès
Paris 19°- métro Laumière
texture@texture-librairie.fr – 01 42 01 25 12

F9495B
1 « Sans titre », texte 20, Dits et Écrits 1, p.293 sqq. (édition en 4 volumes que je citerai désormais, Gallimard, 1994).
2 Jean-Louis Déotte : L’Époque des appareils, Lignes/Léo Scheer, 2004.
3 Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Gallimard « Bibliothèque des sciences humaines », 1966. L’archéologie du savoir, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969.
4 Dits et Écrits, texte 34 « Michel Foucault,  « Les Mots et les Choses »», p. 499.
5 Ibidem.
6 Texte 59 : « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémogie », p. 708.
7 Ibidem.
8 Texte 58 : « Réponse à une question », p. 682.
9 Le livre noir du communisme, collectif, 1996, Robert Laffont. Karel Bartosek, Les aveux des archives, Le Seuil, 2004.
10 Voir sur ce point, Michel Foucault, texte 59 cité supra.

Ethos et anarchie / G. Mar

Cher Monsieur,
Je voudrais m’étendre sur la valeur qu’il y a à accorder au style et à l’éloquence, au point que vous m’avez dit, concernant le cas Richard Millet et ses débordements idéologiques dont vous vous offusquez tout à votre honneur, qu’il n’y aura jamais à garder de lui que la langue. J’ai sur ce point de fortes résistances dont j’aimerais m’expliquer. C’est que je tiens la langue pour l’égale de l’Esprit et considère que ce goût pour la noblesse du style ne va pas sans avoir ses implications sur le plan moral et politique. Il y va-là des charmes dont le langage possède la puissance et de ce au service de quoi nous les utilisons sans doute. Avant de poursuivre, je tiens à vous confier que ces divergences de principe n’altèrent en rien toute l’estime dans laquelle je vous tiens, vous et votre œuvre, vous et vos autres écrits.
Sachez seulement avant de poursuivre que si je pense tout ce que je dis, je n’adhère pas forcément à tout ce que je pense. C’est-là ma part de mauvaise foi sans doute, ou encore la magie retorse de mes propres sophismes. Il est vrai qu’en ce qui me concerne, je me laisse facilement entraîner en écriture par ces humeurs disons belliqueuses – pour ne pas dire animées d’une rage stupide et violente – qui me viennent de ce mauvais sang légendaire – ou plutôt : de cette généalogie du sentiment d’insubordination à laquelle j’appartiens comme rejeton – en donnant dans le mauvais goût et le revendiquant, même, comme l’insigne d’un différend historique entre les tenants du style et l’humour assassin des mythiques « petits » – leur impertinence sans fond et leurs sublimes inventivités en manière de gros mots faisant la nique à nos idiomes nationaux très académiques et consensuels (même s’ils n’existent qu’en esprit, sur la base de quelques modèles empiriques filiaux et familiaux). Reste que je goûte, par ailleurs, également à l’esprit des belles lettres tout autant qu’à ces œuvres qui nous plongent dans la confortable intimité du Moi et son environnement éthéré, disons profondément bourgeois, en lequel s’exprime la tranquillité d’âme réalisée éprouvée dans l’ici et maintenant de la lettre – cet état pacifié de l’existence que je pense quant à moi n’être en soi rien d’autre qu’une Guerre.
Tout mon travail d’écriture – j’en prends ici conscience grâce à vous – aura certainement jusqu’ici visé à mêler le noble et le vulgaire, sans pourtant chercher à en annuler la différence essentielle dans une improbable synthèse – tels le Ying et le Yang – selon ce délire fondateur de l’Occident qu’est l’Unité réalisée depuis Parménide jusqu’au dernier des magnats financiers obsédés par l’idée du Trust parfait. C’est que, l’existence en première personne du singulier appartient (on s’en offusque assez) au bas tout autant qu’au haut – au corps qu’à l’esprit – selon ses moments et par intermittence en fonction des tâches auxquelles on se consacre – et que celui qui travaille à se réfléchir dans ses œuvres comme miroir de l’Esprit en usant des seules finesses du style n’est qu’un fantôme intérimaire de ce qu’il est par ailleurs : un homme avec sa queue et son trou au derrière – un être incarné dans toute sa nudité animale (et l’on sait combien l’Occident tint longtemps le corps pour une impureté, et continue sur cette lignée, quoi qu’avec des arguments qui ne sont plus seulement métaphysiques mais relèvent de l’eugénisme scientifiquement instrumentalisé sous les termes valant bannières de performances et de santé dont l’idéologie du sur-humanisme est une expression éloquente), lui qui pourtant comme les bêtes fait caca, etc. Vous m’excuserez cette grossière banalité mais je suis empiriste et pratique l’observation sur ma propre personne : la main à plume est aussi celle qui sert à se torcher. Maintenant, qu’il se sublime en faisant abstraction de sa bassesse congénitale reste en soi louable – nous ne sommes pas que des bêtes après tout – mais qu’il prétende n’être rien d’autre dans l’image qu’il donne de lui-même que son bel esprit est une fumisterie sans nom. L’horreur couve sous ses belles visions tyranniques telles des gorgones prêtes à rejaillir des régions refoulées de l’Être pour y jeter tout l’effroi de l’économie pulsionnelle. Le beau résultant d’un processus de sublimation, d’un recouvrement du monstrueux qui nous habite et que seul le rêve en partie révèle. Christine Angot, avec tout le mépris qu’elle mérite pour son absence d’humour, est au moins là pour ça : l’inceste dont elle fait son beurre fait partie de l’humanité et son essence nous paraît d’un coup beaucoup moins essentielle qu’elle n’y prétend. Le mouvement disons transhistorique de l’Esprit auquel certains individus – selon cette vieille ligne hégélienne – prétendent encore correspondre et apporter par-là leur touche à la réalisation d’un certain degré de civilisation est une abstraction dont on connaît historiquement la violence sans nom. Le délire de pureté aura mené physiquement aux camps d’extermination s’il ne faut prendre qu’un exemple. Comme le dit Lyotard à ce sujet, on aura voulu l’Esprit, et on aura eu sa merde…
Ce qui se dégage de tout cela, c’est qu’il y a quelque chose d’éthiquement vicié (voire vicieux) dans la recherche entêtée du beau comme du bon – du beau style – du bon ton – de la finesse d’âme et de vue, etc., cette absence effroyable d’autodérision. La vérité (la supériorité de conscience à laquelle prétend l’illuminé sur le reste anonymé des sans-esprit, des sans-goût, réunis sous le substantif du vulgaire), appartient aussi aux caricatures, au burlesque, au rire gras, à la violence épidermique de ceux qui ne conduisent pas leur vie selon les seules lumières de la pleine raison, à l’impertinence souveraine et sa cruauté de ton, etc. Là où je veux en venir c’est que toute pensée – toute vision du monde – recèle en elle-même quelque chose de violent et dangereux – cela s’applique bien évidemment à moi – pour autant que je sois la source de ma propre pensée – sans aucune restriction. Or, ce qui me paraît important, et d’une réelle urgence, c’est de prendre la mesure de la dangerosité de cet impensé à l’œuvre dans toute forme de discours si l’on veut ne pas céder pleinement à ses effets inconscients. Soit, encore, en prendre tout bonnement conscience afin d’adhérer ou non à ses implications sur la conduite de nos propos comme de nos existences. Voir en ce qui nous concerne vous et moi le mal qui travaille l’écriture pour mieux s’en tenir à distance peut-être, à moins que nos propres penchants ne nous poussent à s’en faire le grotesque gourou.
C’est là le moment critique du recul sans aucun doute. Il s’agirait de peser dans toute affirmation cette part nécessairement tyrannique qu’elle renferme (l’affirmation étant toujours la négation de ce qu’elle n’affirme pas). Tout jugement de goût – je pense aux choix éditoriaux entre autres choses mais personne n’y échappe dans tous les domaines de ce qu’on appelle grossièrement la vie – est un jugement moral puisqu’il fait de facto le tri entre le mauvais et le bon. Ces termes ne sont pas neutres, ils dérivent du bien et du mal dont ils sont comme l’ombre et la projection sur la paroi intérieure de notre propre caverne. D’où ma réticence plébéienne à l’égard de tous les critiques de profession que je compare souvent à outrance – que j’adhère ou non à leurs goûts – aux pupilles de Dieu sur terre montées sur des gueules de con. À ceux-là, je demande : Qui êtes-vous pour juger ? De quelle instance vous réclamez-vous ? De qu’elle académie êtes-vous le disciple inconscient ? À quel panthéon aspirez-vous ? C’est que ce jugement de goût, c’est là sa tyrannie, est un droit auto-proclamé à l’admonestation de l’être et du non-être entre ceux auxquels l’on donne voix, et ceux qui ont ce devoir de réserve de garder éternellement le silence. L’égal d’un jugement dernier en somme – tout jugement prétendant au moment même de son énonciation être le dernier sans appel possible, le bon une fois pour toute. Qu’on revienne dessus plus tard n’y change rien. Or il n’y a certainement pas de meilleur désamorçage des implications tyranniques contenues dans toute affirmation, comme dans tout jugement, que cette humeur disons délétère et badine avec laquelle nous les recevons – alors même que nous les émettons, car nous sommes tous juge de tout – comme en soi infondées. J’entends non pas seulement discutables (cela impliquant qu’on pourrait toujours les défendre et révéler ainsi leur part incontestable de vérité), mais tout bonnement comme en soi arbitraires, inessentielles, et même, comme tout à fait illégitimes (sans fondement ni appartenance à quelque autorité transcendante que ce soit). Affirmations qu’on pourrait donc tout aussi bien rejeter comme fausses au moment même où nous les énonçons. Sans y croire en somme. Sans y adhérer. De simples plaisanteries lancées par goût des effets de surface sans injecter en elles cette dose de prétention à la vérité dont se gonflent plus ou moins naturellement les énonciateurs que nous sommes – faisant chaque fois de nous l’égal de bons prédicateurs.
De fait, ce sont précisément ces prétentions à la vérité qui alimentent la guerre entre les différents régimes de discours et les strates, ou réseaux, auxquelles chacun de ces genres et leurs représentants sur terre appartiennent, lesquels genres balisent idéologiquement l’existence et la structurent au sens d’encloisonner. Raison politique. Raison économique. Raison sociale. Raison personnelle. Raisons de mon cul ajoute en sourdine cette petite voix qui me porte dans son élan dénué d’érotisme vers la dérision… chacune de ces Raisons prétendant à l’hégémonie dans la conduite des affaires humaines. Soit, rien d’autre qu’être la seule légitime, la seule qui vaille d’être écoutée, et respectée, comme meilleure des Raisons. Je fais ici mon mea culpa d’orgueil car je n’échappe pas à ce dont je fais la critique. C’est dire qu’en n’adhérant pas à nos propres discours, nous nous rions de tout cela comme de notre dernière crotte avec une réelle franchise et une impertinente bonne humeur – cette humeur que j’appelle non sans forcer le terme « humour », que l’on pourrait finalement définir comme la non-adhérence à cette prétention au vrai du signe et de ce qu’il manifeste. Ou encore comme absence de foi. Impiété. Et plus radicalement anarchisme, au sens étymologique du terme - absence de fondement – et donc de justification, et donc de fin dernière (eschatologique) fondée en amont sur un sens prédéfini qui en soit l’idée à réaliser. L’idée d’homme en l’occurrence et en ce qui nous concerne ici même, puisqu’il y va de lui jusque dans les lettres. Cette idée d’homme, le vulgaire s’en moque comme d’une jambe perdue à la guerre. Elle ne lui sert plus à rien.
L’anarchisme dont je parle, parce qu’il implique une disposition ou une manière d’être et de recevoir le monde est avant tout un éthos. Très impie. Très inconfortable aussi puisqu’il flirte avec l’abîme insensé et en assume tout le poids dans une âme et un corps. Et l’ego dans sa belle assurance de rouler avec lui du côté des poubelles ontologiques… dernière trace du Dieu omniscient en nous – l’absence affirmée de sens impliquant ce glissement de tout vers le sans-fond de l’Être où la mort de Dieu serait sans rémission possible, et, avec lui, de tous les effets d’optique avec lesquels nous nous projetons dans le monde pour y mener l’existence. L’autosatisfaction narcissique – puisqu’on parle d’ego – provient pour une large part du sentiment d’être en adéquation avec la haute valeur qu’on attribue à telle ou telle conception de l’homme civilisé, largement confondu avec l’homme de goût. Le moi plus homme que les autres de l’Ecce Homo et le modèle type de l’humain qu’il incarne et entend promouvoir au nom de l’humanité abstraite toute entière, au déni des petites différences qui font pourtant son sel. Soit l’idée d’être en phase avec un certain mainstream civilisationnel sur lequel doivent se réguler les individualités pour correspondre à l’idée d’homme en cours, historiquement et moralement variable, un certain progrès de l’espèce qui n’est qu’à moitié un mythe puisqu’il oriente nos actions et nos productions (littéraires entre autres). Et de se réguler aussi et même surtout, l’individu dans son acception benoite des nécessités du siècle, sur ce qu’il est bon qu’il fasse ou non selon l’échelle de l’utilité des différentes tâches à la réalisation progressive de son essence rêvée dont l’écriture semble à terme devoir être refoulée comme un archaïsme insensé dans le tout du Développement suprême (comme sont Suprêmes les cheeseburgers qu’on nous sert dans certains fast-food). Tout jugement, qu’il soit moral ou de goût, contient indéniablement tout cela en lui-même, et pas seulement en germe, convaincu qu’il est d’être le bon ici et maintenant et surtout une fois pour toute. Le seul qui vaille universellement. Le seul qu’il soit digne de suivre dans son aspiration impérieuse à orienter le tout du reste social fondé sur l’autosatisfaction de son énonciateur à en être le dépositaire, incarnation en première personne du singulier de l’Esprit. Trait de sa supériorité spirituelle marquant la séparation ontologique entre les élus au service de la gloire de l’espèce et les impies beat dé-générationnels avec leurs manières de tout envoyer foutre, armés du seul pouvoir de rire de tout – à commencer des atrocités de l’Histoire – malgré leur attachement mélancolique à l’idée de justice et de paix. La séparation ontologique et sociale du noble et du vulgaire relève de cette séparation-là – celle qui marque la césure entre les bons et les mauvais, les justes et les impies. Ceux qui méritent d’exister et les autres.
Il y a dans l’anarchisme évoqué, et à l’inverse de toute idéologie assurée d’elle-même, un principe d’insatisfaction à l’œuvre (lequel s’oppose au seul principe de plaisir qui nous anime naturellement). Et même un état revendiqué de stupidité ou d’inculture. De non serviam sacrilège dans le déni qu’il existe une essence de l’homme, ou plus modestement un modèle type de l’humain comme il faut et un chemin à suivre – un progrès – tout comme le fait qu’il existe de bonnes et de mauvaises formes en littérature. La mort peut très bien lui servir de fanion ou d’insigne à cet impertinent branleur d’anarchiste – la vision de toute chose comme déjà morte, nulle et non avenue, à commencer par soi-même, à commencer par l’homme qu’il est malgré lui étant le péril auquel cet éthos se risque en s’en faisant la voix. L’inhumanité est son lot mortifère. Sa bannière et sa croix. Son impouvoir à changer le monde qui va son seul horizon. Le fait de ne pas apporter lui-même de pierre à son édification – le sentiment de ne pas en être – son seul réconfort et son seul salut. Mais rien, absolument rien, aucune instance revendiquant sa propre légitimité ne lui interdit de gueuler du fond de son propre désert et parler comme un dégueulasse si ça lui chante. C’est là sa liberté ravie au néant des immensités de sable et de glace, puisant sa force d’être au paysage des réels no man’s land. Se sachant l’égal d’un fantôme – ombre d’homme parmi les hommes – il peut bien se foutre de tout comme de sa propre existence. Il n’est pas prétentieux. Il laisse la gloire de l’autosatisfaction à ceux qui se soufflent eux-mêmes dans le cul et la jubilation de former ainsi leurs petits cercles de pédants ouverts à tous les vents pourvus qu’ils fonctionnent en circuits fermés. Il les regarde avec son œil blette de chien crevé puis se retire. Sans remords ni craintes de se mettre hors-jeu.
Enfin, pour s’en tenir à l’écriture puisque c’est là notre obsession partagée, l’humour dans ce sens que j’emploie, et l’anarchisme qu’il implique dans le sens non politique que j’emploie, me semblent être la condition, ou plutôt le geste inaugural et perpétué de la littérature comme activité fictionnante dont le réquisit est la non adhésion au manifeste, à l’actualité, aux signes, au monde des valeurs en cours comme à celui des journaux et des factualités. Rupture du cercle de l’évidence et des idéologies, de l’immédiateté de l’Être comme essence et manifestation sans pouvoir de retrait conféré à ceux qui la subisse. Non adhésion à ce qu’il en est de l’être au profit de ses potentialités infinies ou devenirs polymorphes en somme. Qu’on ouvre un livre et c’est le monde tel qu’il est tel qu’il se donne à voir qui s’écroule phénoménologiquement. Le jeu de l’abîme jetant le trouble dans le monde plein des sensibilia et des évidences s’y exerce autant qu’il s’y découvre. Sa dangerosité et sa menace réellement patente sur ce qu’il en est de nous.
Avec, encore une fois, toute mon estime et ma sympathie.
G. Mar
Ethos et anarchie / 2013
Publié sur D-Fiction
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Blog de G. Mar la Part du mythe
Ethos et anarchie / G. Mar dans Anarchies gmar

L’Art de la sieste / Thierry Paquot

(à la manière de G.P.)

Je me souviens, à la frontière irano-afghane, sur la route de Meched à Hérat, de la queue des cars, des voitures, des taxis, des chevaux, des routards, qui attendaient la fin de la sieste des douaniers afghans pour continuer leurs pérégrinations.

Je me souviens, dans la grande mosquée des Omeyyades, à Damas, de musulmans endormis, se protégeant de la forte chaleur, et siestant, sous la protection d’Allah.

Je me souviens de mon plaisir, proche de la gourmandise, à raconter un livre à Aurélie, ma fille, pour qu’elle entre dans sieste parée d’histoires et d’images. Après quelques mois de lectures choisies (ah ! Max et les maximonstres), je me croyais rodé et pourtant, malgré moi, mes yeux aussi se fermaient, je roulais sur l’étroit lit et nous dormions paisiblement. Ce temps est à jamais révolu…

Je ne me souviens pas du tout de ma première sieste.

Je me souviens de siestes, à même le sable de la plage des Porteaux, à l’île d’Yeu, où j’étais bercé, à la fois par le chant rythmé de la mer et le gazouillis des enfants, édifiant d’invraisemblables châteaux de sable…

Je me souviens, avec C., endormis, entrelacés, sur un matelas pneumatique bleu, face à une mer bleue teintée de vert, sous le ciel bleu et brillant de l’été breton, après l’amour. J’en ai, à nouveau, l’eau à la bouche…

Je me souviens d’une sieste inconfortable, dans un minibus surchargé, entre Douala et Yaoundé, serré – coincé serait plus juste, tel un frêle morceau de bois dans la mâchoire inflexible d’un étau d’acier – entre deux impressionnantes matronnes, qui ne cessaient de converser.

Je me souviens d’une sieste interrompue par un léger tremblement de terre, à proximité du lac de Van, à l’est de la Turquie.

Je me souviens d’une sieste impossible, dans un « hôtel » en plein air, près de Mokka, au Yémen, où, dévoré par les moustiques, immobilisé par une chaleur épaisse et dense, je ne pus fermer l’oeil…

Je me souviens d’une sieste voluptueuse, à deux, sous la protection de pins au garde-à-vous, au bord d’une piscine-miroir, le tout baignant dans la lavande fleurie et aromatisante, sur une colline isolée, à l’ouest de Manosque. « Que demander de plus ? » pensais-je alors. L’amour partagé, en début d’après-midi, a des vertus que la sexualité nocturne ne pourra jamais concurrencer : la lumière que le plaisir donne aux yeux de l’autre…

Je me souviens d’une sieste voluptueuse, solitaire, l’après-acmée me conduisit en un sommeil peuplé de créatures à la Delvaux. sans aucun train à prendre.

Je ne me souviens pas d’une sieste voluptueuse à trois ou quatre ? Trou de mémoire ? Mais peut-on bien dormir, si nombreux ?

Je me souviens d’une sieste brisée par une stridente sonnerie téléphonique. Le numéro demandé n’était pas le mien ! Maudits les empêcheurs de siester en rond !

L'Art de la sieste / Thierry Paquot dans Anarchies courbet-le-hamac

Je me souviens de siestes réglées comme du papier à musique, à Albany, après une légère et rapide collation, et avant la causerie de la fin de journée, je m’effondrais, heureux, sur un transat placé près de la piscine du motel middle-class, où l’université m’avait réservé une chambre. Là, dans un sommeil d’entre-deux, je méditais et préparais mes futurs enseignements. La sieste a ce grand mérite de faciliter le classement des idées, de vider la tête et de reposer notre esprit.

Je me souviens d’une chaude sieste, où le dormeur, en nage, comme un lutteur après le combat, se mit lui-même K.O.

Je me souviens d’une maison de vacances qui n’appréciait guère la sieste, il me fallait m’exiler au fond du jardin, à l’ombre des pin parasols. Il y a des maisons strictement autoritaires et sectaires.

Je me souviens d’une sieste éveillée particulièrement agréable, au cours de laquelle je fis le tour du monde et de mes amis. Comme par télépathie.

Je me souviens d’une sieste chrysanthème, prétexte à honore la mémoire de mes morts.

Je me souviens d’une sieste volée par une tablée de bons amis que je ne pouvais, ni ne voulais abandonner.

Je me souviens d’une sieste aérienne au cours de laquelle j’ai pu planer à mon aise, visiter des territoires inconnus, repérer les méandres d’un fleuve cool, cartographier le pays du sommeil désiré.

Je me souviens de très nombreuses siestes, à propos desquelles je n’ai rien à dire.

Je me souviens d’une sieste lourdement pesante qui me laissa un arrière-goût de gueule de bois…

Je me souviens d’une auto-interdiction de siester, le colloque reprenait avec mon intervention !

Je me souviens d’une sieste joyeuse enveloppée de mille bonheurs, comme pour rien. Et au réveil, un envol de rires enfantins…

Je me souviens d’une courte sieste, quelques secondes d’une rare intensité de concentration et néanmoins de détente.

Je me souviens d’une très longue sieste qui m’accompagna jusqu’à la nuit épaisse et protectrice. Ce jour pénétrant dans la nuit m’évoqua la pluie se mariant avec la mer.

Je me souviens de siestes sucrées, musicales, parfumées, illimitées, joyeuses, mais aussi de siestes amères, fades, étroites, fermées, ou encore agitées, chahutéees, capricieuses, couleur chair, couleur mer, de siestes élémentaires, primaires, primitives, et puis des siestes civilisées, policées, et d’autres dévergondées, débraillées, ou suspendues, azurées, insolites, monacales, extatiques, bref des siestes bigarrées et parfois opposées dans leurs effets comme dans leurs causes. La vérité de la sieste nous échappe toujours…

Je me souviens de tellement de siestes que parfois je me surprends à me les remémorer, comme le chercheur de sommeil compte les moutons, pour m’envoler plus vite et gaiement au pays des songes.

Thierry Paquot
l’Art de la sieste / 2008

Et les « Je me souviens » d’une qui n’arrive pas à dormir : ICI
courbet-le-sommeil Désir dans Désir

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