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Gouverner par la dette / Maurizio Lazzarato

Lexique introductif

AUSTÉRITÉ : « Les 500 plus fortunés de France se sont enrichis de 25 % en un an. Leur richesse a quadruplé en une décennie et représente 16 % du produit intérieur brut du pays. Elle compte aussi pour 10 % du patrimoine financier des Français, soit un dixième de la richesse entre les mains d’un cent-millième de la population » (Le Monde, 11/0/2013).
Pendant que les médias, les experts, les politiques réitèrent des incantations vantant l’équilibre budgétaire, se déroule une deuxième expropriation de la richesse sociale, après celle pratiquée à partir des années 1980 par la finance. La spécificité de la crise de la dette est que ses causes sont élevées au rang de remède. Ce cercle vicieux est le symptôme, non de l’incompétence de nos élites oligarchiques, mais de leur cynisme de classe. Elles poursuivent un but politique précis : détruire les résistances résiduelles (salaires, revenus, services) à la logique néolibérale.

DETTE PUBLIQUE : les dettes publiques ont atteint un niveau record dans tous les pays qui pratiquent l’austérité, ce qui signifie que les rentes des créanciers ont elles aussi atteint des niveaux records.

IMPÔT : l’arme principale du gouvernement de l’homme endetté est l’impôt. Il ne s’agit pas d’un instrument de redistribution qui viendrait après la production. Comme la monnaie, l’impôt n’a pas une origine marchande, mais directement politique.
Lorsque, comme dans les crises de la dette, la monnaie ne circule plus ni comme instrument de paiement, ni comme capital, lorsque le marché n’assure plus ses fonctions d’évaluation, de mesure, d’allocation de ressources, l’impôt intervient comme arme de gouvernementalité politique. Il assure la continuité et la reproduction du profit et de la rente bloqués par la crise, il exerce un contrôle économico-disciplinaire sur la population. L’impôt est la mesure de l’efficacité des politiques d’austérité sur l’homme endetté.

CROISSANCE : l’Amérique est aujourd’hui au point mort, comme on le dit d’une voiture. Le moteur tourne, mais elle n’avance pas. Il tourne uniquement parce que la Banque centrale achète chaque mois pour 85 milliards de titres du Trésor et d’obligations immobilières et qu’elle assure, depuis 2008, un coût zéro de l’argent.
L’Amérique n’est pas en récession seulement parce qu’elle est sous perfusion monétaire. Elle est incapable de tirer le reste du monde hors de la crise qu’elle a elle-même provoquée.
L’énorme quantité d’argent injecté chaque mois par la Fed ne fait qu’augmenter très faiblement le volume d’emploi, par ailleurs constitué en majorité par des services à très bas salaire et des emplois « part-time ». Elle reproduit les causes de la crise, non seulement parce qu’elle creuse les différences de revenus dans la population, mais aussi parce qu’elle continue à financer et à renforcer la finance.
Si la politique monétaire échoue à faire repartir l’économie et l’emploi, tout en risquant d’alimenter une autre bulle financière, elle favorise le boom économique d’un secteur et un seul, la finance. L’énorme quantité d’argent disponible pour financer l’économie passe d’abord par les banques qui s’enrichissent au passage. Malgré la croissance anémique des autres secteurs de l’économie, les marchés financiers ont atteint un niveau record.
Tout le monde attend la croissance mais c’est tout autre chose qui se profile à l’horizon. Le primat de la rente, les inégalités abyssales entre les salariés et leurs managers, les différences monstrueuses de patrimoine entre les plus riches et les plus pauvres (en France, 900 à 1), les classes sociales figées dans leur reproduction, le blocage d’une mobilité sociale déjà faible (notamment aux USA où le rêve américain n’est plus qu’un rêve) font penser, plus qu’au capitalisme, à une variante de l’Ancien Régime.

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CRISE : lorsque nous parlons ici de crise, nous entendons la crise ouverte en 200 par l’effondrement du marché immobilier américain. En réalité, il s’agit d’une définition restrictive et limitée, puisque nous subissons la crise depuis 193. La crise est permanente, elle change seulement d’intensité et de nom. La gouvernementalité libérale s’exerce en passant de la crise économique à la crise climatique, à la crise démographique, à la crise énergétique, à la crise alimentaire, etc. En changeant de nom, on change seulement de peur. La crise et la peur constituent l’horizon indépassable de la gouvernementalité capitaliste néolibérale. On ne sortira pas de la crise (tout au plus changera-t-on d’intensité) tout simplement parce la crise est la modalité de gouvernement du capitalisme contemporain.

CAPITALISME D’ÉTAT : « Le capitalisme n’a jamais été libéral, il a toujours été capitalisme d’État. » La crise des dettes souveraines montre sans aucun doute possible la pertinence de cette affirmation de Deleuze et Guattari. Le libéralisme n’est qu’une des subjectivations possibles du capitalisme d’État. Souveraineté et gouvernementalité fonctionnent toujours ensemble, de concert.
Dans la crise, les néolibéraux n’essayent pas de gouverner le moins possible, mais, au contraire, de tout gouverner, jusqu’au détail le plus infime. Ils ne produisent pas de la « liberté », mais sa limitation continue. Ils n’articulent pas la liberté du marché et l’État de droit, mais la suspension de la déjà faible démocratie.
La gestion libérale de la crise n’hésite pas à intégrer un « État maximum» parmi les dispositifs d’une gouvernementalité qui exprime sa souveraineté uniquement sur la population.

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GOUVERNEMENTALITÉ : la crise rend évidentes les limites d’un des plus importants concepts de Foucault, la gouvernementalité, et nous pousse à le compléter. Gouverner selon Foucault ne signifie pas « soumettre, commander, diriger, ordonner, normaliser ». Ni force physique, ni série d’interdits, ni ensemble de normes des comportements, la gouvernementalité incite, à travers une « série de réglementations souples, adaptatives », à aménager un milieu qui conduit l’individu à réagir d’une manière plutôt que d’une autre. La crise nous montre que les techniques de gouvernementalité imposent, interdisent, norment, dirigent, commandent, ordonnent et normalisent.
La «privatisation» de la gouvernementalité nous oblige à prendre en considération les dispositifs « biopolitiques » non étatiques. Depuis les années 1920, des techniques de gouvernance se développent à partir de la consommation. Elles se déploient avec le marketing, les sondages, la télévision, Internet, les réseaux sociaux, etc., qui informent la vie dans toutes ses dimensions. Ces dispositifs biopolitiques sont à la fois de valorisation, de production de subjectivité et de contrôle policier.

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LUTTE DE CLASSE : le capitalisme néolibéral a instauré une lutte de classe asymétrique, qu’il gouverne. Il n’y a qu’une classe, recomposée autour de la finance, du pouvoir de la monnaie de crédit et de l’argent comme capital. La classe ouvrière n’est plus une classe. Le nombre d’ouvriers a considérablement augmenté depuis les années 1970 de par le monde, mais ils ne constituent plus une classe politique et n’en constitueront plus jamais une. Les ouvriers ont bien une existence sociologique, économique, ils forment le capital variable de cette nouvelle accumulation capitaliste. Mais la centralité de la relation créancier/débiteur les a marginalisés politiquement de manière définitive. À partir de la finance et du crédit, le capital est continuellement à l’offensive. À partir de la relation capital/travail, ce qui reste du mouvement ouvrier est continuellement sur la défensive et régulièrement défait.
La nouvelle composition de classe qui a émergé tout au long de ces années, sans passer par l’usine, est composée d’une multiplicité de situations d’emploi, de non-emploi, d’emploi intermittent, de pauvreté plus ou moins grande. Elle est dispersée, fragmentée, précarisée, et elle est loin de se donner les moyens d’être une « classe » politique, même si elle constitue la majorité de la population.
Comme les barbares à la fin de l’Empire romain, elle opère des incursions aussi intenses que rapides, pour se replier immédiatement après sur ses « territoires » inconnus, notamment aux partis et aux syndicats. Elle ne s’installe pas. Elle donne l’impression de tester sa propre force (trop faible encore) et la force de l’Empire (encore trop forte) et elle se retire.

FINANCE : de pléthoriques débats inutiles occupent journalistes, experts économiques et personnel politique : la finance est-elle parasitaire, spéculative ou productive? Controverses oiseuses parce que la finance (et les politiques monétaires et fiscales qui vont avec) est la politique du capital.
La relation créancier/débiteur introduit une discontinuité forte dans l’histoire du capitalisme. Pour la première fois depuis que le capitalisme existe, ce n’est pas la relation capital/travail qui est au centre de la vie économique, sociale et politique.
En trente ans de financiarisation, le salaire, de variable indépendante du système, s’est transformé en variable d’ajustement (il est toujours à la baisse tandis que la flexibilité et le temps de travail sont toujours à la hausse).

TRANSVERSALITÉ : ce qu’il faut souligner, ce n’est pas tellement la puissance économique de la finance, ses innovations techniques, mais bien plutôt le fait qu’elle fonctionne comme un dispositif de gouvernance transversal, transversal à la société et transversal à la planète. La finance opère aussi transversalement à la production, au système politique, au welfare, à la consommation.
La crise des dettes souveraines confirme, approfondit et radicalise selon une pente autoritaire les techniques transversales de gouvernement, puisque « nous sommes tous endettés ».
Maurizio Lazzarato
Gouverner par la dette / 2014
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