Tout le Cube autour du puits bouge. Une houle solide dont j’entends de proche en proche les brisées sourdes résonner à des profondeurs qui disloquent la mesure. Tout près de moi, de bruit ne subsiste que le crissement des copeaux sous mes pieds. Mais plus loin, à dix mètres, cent mètres peut-être au-dessus, au-dessous, quelque chose chose, indistinctement, gronde par vagues… Des détonations sourdes se propagent comme à travers des épaisseurs d’eau… Des grincements se forment et m’atteignent lentement, par échos gourds, me parviennent étouffés et enveloppés sous l’ampleur fluide d’une onde sous-marine. Je le sens avec une évidence qui défie la raison : je suis au fond d’un océan de métal lourd qui se parle. La puissance des courants brasse et malaxe l’acier comme de l’eau. Les déchets se laissent porter, mugissent, s’appellent et se regroupent par bandes évanescentes, selon des affinités de textures, de poids, de grain qui échappent, pneu et moquette, meuble requin, tiroirs qui se faufilent, rouleaux d’aluminium se dévidant à travers des strates qui ne communiquent plus, et s’enfoncent, divergent…
J’allume mon briquet et promène la minuscule flamme dans la cavité que le creuseur m’a laissée. Je respire bien. Je me sens étrangement calme, fataliste, parce que maintenant j’y suis, c’est le réel : ces parois briquetées de rebuts et cette dalle exterminent d’un coup la prolifération microbienne des anticipations que j’avais formées. Le réel est là, nu. Il est unique. Je n’ai plus qu’à monter, monter si je peux, ou mourir. J’avais fantasmé l’urgence mais il n’y a pas d’urgence : le plafond est bouché et les parois immobiles. J’ai le temps. Par priorité, il faut que je m’éclaire. Dans le halo du briquet, je discerne les tranches blanchies de livres. Sertie dans la paroi, une caisse forme une manière de rayonnage de bibliothèque. J’arrache un livre comprimé et lui met immédiatement le feu : il brûle bien, me servant de torche. Un peu partout autour de la dalle, je découvre, encastrées dans le sol, dans ou devant les parois, des caisses similaires. J’ouvre toutes celles que je peux et je jette en tas les livres sur la dalle de plomb en déchirant les couvertures. Mon bûcher est déjà important. J’approche mon livre. Il met le feu à la pile et s’y propage étrangement vite. Sur sa tranche, il y a inscrit : …zsche – Considérations intempestives. J’y vois de mieux en mieux. A sept mètres de haut, à l’appel d’air qui avale la fumée, se devine un boyau. Il semble déboucher plus haut. C’est la seule ouverture… J’entame immédiatement l’escalade.
Alain Damasio
la Zone du Dehors / 2007
A voir : Alain Damasio
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