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Archive journalière du 29 juil 2008

Philosopher / Alain Badiou

Si la philosophie sert à quelque chose, c’est bien à éloigner de nous le calice des passions tristes, à nous enseigner que la pitié n’est pas un affect loyal, ni la plainte une raison d’avoir raison, ni la victime ce à partir de quoi nous devons penser. D’une part, comme l’établit une fois pour toutes le geste platonicien, c’est du Vrai, décliné s’il le faut comme Beau ou comme Bien, que s’origine toute passion licite et toute création à visée universelle. D’autre part, l’animal humain, comme le sait Rousseau, est essentiellement bon, et, quand il ne l’est pas, c’est que quelque cause extérieure l’y contraint, cause qui doit être détectée, combattue et détruite dès que possible, sans la moindre hésitation. Ceux qui prétendent que l’animal humain est malfaisant ne veulent que le domestiquer pour en faire, au service de la circulation des capitaux, un salarié morose et un consommateur déprimé. Capable qu’il est de créer dans divers mondes des vérités éternelles, l’homme détient en lui-même l’ange dont les religions voulaient le doubler. C’est ce qu’enseigne, depuis toujours, la philosophie proprement dite. Pour que cet ange intérieur se déclare, il importe de tenir un principe, une maxime, finalement toujours la même, sous une grande variété de formes. Choisissons celle de Mao : « Rejetez vos illusions, et préparez-vous à la lutte. » Tenir le vrai contre l’illusoire et, quelles que soient les circonstances, combattre plutôt que se rendre, je ne vois pas qu’une philosophie véritable, comme sont celles des quatorze dont mon petit panthéon abrite les noms propres, puisse désire autre chose.
Le point est qu’aujourd’hui, sous le nom de « philosophie », on tente de nous imposer une maxime à vrai dire opposée, qui se dirait : « Cultivez vos illusions, et préparez-vous à capituler. » On a vu apparaître des magazines dans lesquels la « philosophie » ressemble à la médecine douce par les plantes ou à l’euthanasie des enthousiastes. Philosopher serait une petite partie d’un vaste programme : rester en forme, performant mais cool. On a vu des « philosophes » déclarer que, le Bien étant inaccessible, voire criminel, il fallait se contenter de lutter pied à pied – et surtout au coude à coude avec nos amis yankees – contre diverses formes du Mal, dont à y regarder de près le nom commun, s’il n’est pas « arabe » ou « Islam », est « communisme ». On a vu ressusciter les « valeurs », dont la philosophie aidait depuis toujours à nous débarrasser, comme l’obéissance (aux contrats commerciaux), la modestie (devant l’arrogance des histrions de la télé), le réalisme (il faut des profits et des inégalités), l’égoïsme complet (baptisé « individualisme moderne »), la supériorité coloniale (les bons démocrates de l’Occident contre les méchants despotes du Sud), l’hostilité à la pensée vive (toutes les opinions doivent être prises en compte), le culte du nombre (la majorité est toujours légitime), le millénarisme stupide (déjà sous mes pieds la planète se réchauffe), la religion vide (il doit bien exister Quelque Chose…), et j’en passe, que nombre de « philosophes » et de « philosophies » ne passent pas, s’escrimant au contraire à nous en infecter, par articulets, débats, premières pages flambantes (« L’éthique des stock-options : les philosophes prennent enfin la parole ») et tables rondes endiablées (« Les philosophes entre le string et le voile »). Cette prostitution permanente des mots « philosophe » et « philosophie », dont il faut rappeler que l’origine, aussitôt stigmatisée par Deleuze, fut, à partir de 1976, la production purement médiatique du syntagme « nouveaux philosophes », finit tout de même par accabler. Du train où vont les choses, ce ne seront plus seulement les cafés qu’on déclarera « philosophiques » (une bien triste invention, que les « cafés-philo » soient les successeurs des « cafés du commerce » où l’on situait naguère les bavardages stéréotypés). On finira par pénétrer en grande pompe dans de philosophiques commodités.
Alors oui, il convient de rappeler ce que c’est qu’un philosophe. De le rappeler par l’exemple de ceux, plus nombreux qu’ailleurs, qui, en France, assumèrent la portée de ce vocable dans les dernières décennies. Il faut les appeler à la rescousse pour nettoyer et faire à nouveau briller les mots au nom desquels ils ont difficultueusement , et dans une grande tension de la pensée, proposé d’accepter inconditionnellement qu’il faille trouver au moins une Idée vraie et ne jamais céder sur ses conséquences, même si, comme le dit Mallarmé à propos d’Igitur, cet acte que nul ne réclame « est parfaitement absurde / sauf que / l’Infini est enfin fixé« .
Je convoque en somme mes amis les philosophes disparus comme témoins à charge du procès intenté par l’Infini aux falsificateurs. Ils viennent dire, par le truchement de la voix qui prononce leur éloge, que l’impératif du matérialisme démocratique contemporain, « Vis sans Idée », est à la fois vil et inconsistant.
(…) Je fus lié à certains par l’amitié, j’eus avec d’autres quelques querelles. Mais je suis heureux de dire ici que, face aux potions qu’on veut nous faire avaler aujourd’hui, ces quatorze philosophes morts, eh bien, je les aime tous. Oui, je les aime.
Alain Badiou
Petit panthéon portatif / 2008
(Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, G. Châtelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, Sartre)
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