Les mots et les actes, ou de l’incarnation du vrai
Erik Bordeleau Le titre de ton dernier ouvrage est fort suggestif et annonce clairement ses couleurs : il s’agit de « marquer l’hétérogénéité du dire et du faire », de faire l’épreuve (en actes) du gouffre qui sépare les mots et les choses. Comme dirait à la fois Foucault et Wittgenstein, dont on te sent très proche, tu te réclames de la nécessité d’un « frottement » avec le réel qui passe par la tenue d’un « discours de vérité ». Tu vas jusqu’à dire que dans le régime de l’économie en vigueur dans nos sociétés, lequel tu définis comme étant triomphe du « scepticisme généralisé », il est impossible d’accorder les mots et les actes. Hors du politique, point de cohérence possible donc entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ?
Bernard Aspe Dans le fait de tenir liés les mots et les actes — de les tenir liés malgré tout, c’est–à–dire malgré le fait qu’il y a bien entre eux un abîme — il ne s’agit pas seulement de la cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Il s’agit avant tout de ne pas recouvrir l’épreuve du saut existentiel qui nous fait passer des uns aux autres. En ce sens, on pourrait presque dire le contraire de ce que semble indiquer la question : la politique est bien ce qui, contre l’économie, nous restitue le hiatus, l’impossible cohérence, entre le dire et le faire. Mais cela même, bien sûr, est justement ce qui nous autorise à parler de « vérité ». Les sujets de l’économie sont moins, en ce sens, des êtres incohérents que des êtres privés de vérité (du moins de vérité politique) — et c’est pour cette raison que leur parole est constitutivement flottante. Il n’y a de vérité, il n’y a de dire–vrai que là où le dire ne suffit pas, et exige pour s’avérer d’être inscrit dans le réel, non en y étant « appliqué », mais en y étant prolongé par des voies que le dire lui–même ne peut anticiper ni prescrire. Comment se fait le passage du dire à l’exister : cela ne se dit pas, cela se montre (je fais ici une paraphrase de Wittgenstein) ; on ne saurait faire la « théorie » de ce passage. Et pour que cela puisse avoir lieu, il faut que l’existant fasse de son existence même (et non de ce qu’il en ressaisit dans son dire) le paradigme d’une telle inscription. L’inscription « littérale » du dire en constitue toujours une transposition, un déplacement radical. Le dire du dire vrai devient toujours autre chose quand il est existé.
Il n’y a de vérité que là où il y a incarnation du vrai, étant entendu donc que celle–ci ne saurait se réduire à une « application » de ce qui aura été dit ou pensé. De ce point de vue, je ne peux que suivre le point de vue développé par Foucault dans les Mots et les choses concernant le statut de la pensée « moderne » : celle–ci ne possède pas sa teneur éthique dans la mesure où elle serait capable de prescrire les règles de l’action ; cette capacité prescriptive, elle l’a irrémédiablement perdue. C’est « dès le départ », nous dit Foucault, que la pensée « blesse ou réconcilie », c’est dès le départ qu’elle possède une teneur éthique. Celle–ci ne vient pas s’ajouter comme un ensemble de préceptes qui découleraient de la « théorie ». La pensée moderne implique des positions subjectives qui sont en tant que telles mises en œuvre par le déploiement de la pensée (on peut ici penser par exemple au texte « Mon corps, ce papier, ce feu », que Foucault a écrit en 1971 en réponse à Derrida). Ces positions subjectives ne sont pas activées après coup par l’application de ce qui aurait fonction de « préceptes ». Elles sont l’effet immédiat des déplacements subjectifs inhérents au trajet de la pensée en tant que pensée. Le problème est de conclure de cela que dès lors la question de l’agir, de l’action dans l’existence, se dissout. Si Foucault se moque à juste titre des innombrables empêtrements auxquels donne lieu la fameuse question des « rapports entre la théorie et la pratique », c’est à moins juste titre qu’il considère (du moins à l’époque où il écrit les Mots et les choses) tout questionnement du rapport entre la pensée et l’existence comme irrémédiablement périmé.
Comment cette conception de l’agir se distingue–t–elle, par exemple, de celle développée par Rainer Schürmann dans Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir (Seuil, 1982) ?
Concernant Reiner Schürmann, il me semble qu’il ne fait que développer cette idée : l’agir ne doit pas être conçu comme ce qui doit au préalable être éclairé par la pensée. Mais il fait ce développement en l’inscrivant dans l’orbe de la « déconstruction » heideggérienne. Or je ne crois aucunement que la « déconstruction de la métaphysique », pas plus que la métaphysique elle–même, puissent le moins du monde se substituer à l’agir réel. Et le fait de renverser l’approche, comme le fait Agamben dans l’un de ses derniers ouvrages [Le règne et la gloire, Seuil 2008], en disant que l’histoire de la « métaphysique occidentale » tout entière est celle de la scission constitutive de l’agir et de la pensée et de leur permanente réarticulation, ne change rien au problème.
Voilà le paradoxe : je suis bien d’accord avec la critique du caractère rétrograde de la posture « prescriptive », mais je crois que les problèmes commencent justement une fois que cette critique a été opérée, et que l’on ne s’autorise pas pour autant à demeurer dans l’espace de la pensée qui n’est que pensée. D’où mon retour aux penseurs du XIXème siècle (Kierkegaard, Nietzsche) ou du début XXème (Wittgenstein) : ils sont tous profondément hostiles à l’idée que la pensée pourrait formuler des « propositions éthiques », qui devraient être suivies ; mais ils sont tout aussi hostiles à l’idée que la pensée doive demeurer dans son ordre propre, et se clore sur elle–même en ce que l’on pourrait appeler sa boucle spéculative.
On pourrait peut–être éclairer ce point à partir de la distinction que fait Deleuze entre les « états de choses » et les événements. Disons grossièrement que le problème central est pour lui de dégager l’événement, de faire en sorte qu’il ne retombe pas dans les états de choses. Mais peut–être que c’est exactement le contraire qui devrait être en vue : comment faire pour que la lumière de l’événement vienne illuminer les états de choses eux–mêmes ? Comment faire pour que ce à quoi les œuvres semblent seules à pouvoir donner abri se déploie en dehors de l’espace de l’œuvre ? Ces questions peuvent paraître archaïques, mais en ce sens, je souhaite que le XXIème siècle soit plus proche du XIXème que du XXème.
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