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Du pense-bête au corps-à-corps / Jean-Claude Polack / Chimères n°81 / Bêt(is)es

Un promeneur croit reconnaître un passant sur le trottoir d’en face. Il traverse la rue et lui demande :
- Vous n’étiez pas au M.O.M.A. de New York, devant les Nymphéas, un dimanche de juin l’année dernière ?
- Non, pas du tout…
- Quand j’y pense, moi non plus… ça doit être deux autres.

Pendant plusieurs années, avant que la remémoration des noms ne devienne pour moi un tracas constant, je fus affligé d’une amnésie précise et restreinte. Ma cinéphilie butait régulièrement sur le nom d’un comédien que j’aimais beaucoup, sans avoir pour cette préférence une explication plausible. Le nom de « Jean Rochefort » échappait régulièrement à mon commentaire d’un film où cet homme aux allures aristocratiques faisait passer la bouffonnerie et l’exactitude d’une sorte de folie.
Pour retenir son nom je recourus à un moyen mnémotechnique, combinant des métaphores et des métonymies avec une  simple homonymie, puisée dans l’œuvre de Jacques Demy. Chaque fois que je voulais retrouver le patronyme, je pensais donc à la ville où Les Demoiselles de Rochefort, en 1966, avaient chanté leurs plaisirs et leurs peines. Je l’avais traversée plusieurs fois après le tournage du film. Les images et les couleurs pastel de ses maisons étaient restées longtemps en l’état, donnant à la ville entière l’artificialité d’un décor, l’allure d’une scène prête pour la fabrique d’une comédie musicale. Les lieux, la danse et les chansons du film, que j’avais engrangés dans ma mémoire, me donnaient ainsi, joignant les sensations et les mots, une immédiate solution.
Ce stratagème m’est coutumier encore aujourd’hui.
Un jour, David, un jeune patient psychotique que je connaissais depuis son séjour de quelques années à la clinique de La Borde se mit brusquement à pouffer de rire pendant une séance de notre dialogue erratique. Surpris, je lui demandai ce qui l’avait amusé. Il me répondit alors en s’esclaffant : « vous ressemblez à Jean Rochefort ! »
Je tente encore aujourd’hui de comprendre comment une suite d’associations a pu enchaîner un nom avec une ville, des personnages, des couleurs et de la musique pour contourner une évidence que seule l’intuition divinatoire de la psychose a pu mettre à jour.
Tout est passé peut être par mon propre refoulement d’une visagéité que je ne pouvais reconnaître chez l’autre qu’en oubliant la mienne. Maintenant encore la ressemblance révélée par David ne me paraît pas certaine, bien qu’il m’arrive depuis longtemps de penser que j’aimerais avoir les traits et la dégaine de l’acteur du Mari de la coiffeuse et de Tandem. Patrice Leconte, curieusement, l’a toujours mis en scène sur un mode équivoque, entre l’humour sensible et l’ironie tragique ; sa voix et son visage se morfondent et sourient en même temps, brouillant les repères de son registre affectif, beau modèle de duplicité.
Où s’étaient insérés dans cette « séance » les mécanismes éventuels d’un « transfert » ?
Celui qui manquait au devoir de dire tout ce qui passe dans son esprit était le thérapeute, bien trop prudent pour proposer d’ailleurs cette méthode à son interlocuteur.
L’« inconscient à ciel ouvert » du schizophrène exige plutôt qu’on lui fournisse les moyens d’un refoulement. Mais le raccourci  visionnaire de David mettait à nu le nœud d’une trame de significations tissées contre l’oubli des corps et de leur « face-à-face », leur muet affrontement.
Peut-être m’emmenait-il vers des repérages antérieurs du « moi », avant toute jonction possible d’une image et d’un nom. Il voyait dans le miroir où je ne me regardais pas un double que je pouvais aimer, mais aussi le métier de comédien qui m’avait parfois tenté. Il  confirmait mon choix d’un modèle dans le trésor inépuisable des héros de cinéma. Des films – il l’avait sans doute compris – pouvaient venir en tiers dans notre couple trop spéculaire, tempérer les méfaits du vis-à-vis, sa charge antagoniste.
David allait peu au cinéma ; il avait bien fallu qu’il adopte ce personnage, et soit assez séduit pour retenir son nom. Sa parole, ce jour-là, me parut complice, mais découvrait en même temps une de mes identités virtuelles en l’approchant sous le masque d’une figure semblable.
Son intrusion inattendue dans mon intimité physique me donna l’impression d’être plus nombreux dans la pièce, un groupe d’êtres anonymes entraînés dans la multiplicité publique de leurs aventures, leurs objets et leurs goûts. Il ne me parlait pas seulement d’une image, mais de parcours, d’espaces, d’actions et de substitutions. Il me revenait la tâche d’examiner à nouveaux frais La Psychopathologie de la vie quotidienne, de repenser le Stade du miroir, de découvrir les flux de sensations, d’affects et de traces émotionnelles qui coulent sous les noms jusqu’à les noyer.
Bien avant des paroles, d’intenses perceptions s’inscrivent en la mémoire. Virginia Woolf les décrit avec minutie, les amène au premier plan des souvenirs dont elle chasse les mots et l’intelligence. Elle veut saisir les formes, les couleurs et les sons qui anticipent les objets ou les corps : « …mon premier souvenir… Il y avait des fleurs rouges et violettes sur un fond noir – la robe de ma mère, et ma mère était assise dans un train ou dans un omnibus et moi j’étais sur ses genoux. Je voyais par conséquent de tout près les fleurs qui la vêtaient, et je vois encore du violet et du rouge et du bleu, sur le noir. Ce devait être des anémones, j’imagine ». Elle s’intéresse ensuite aux événements qui précèdent les sujets, ou les excluent : « J’ai rêvé que je me regardais dans un miroir quand un horrible visage – une tête d’animal – est apparue soudain derrière mon épaule. Je ne peux être certaine qu’il s’agisse d’un rêve, ni que ce soit réellement arrivé. Me regardais-je un jour dans le miroir quand quelque chose, à l’arrière-plan, a remué et m’a paru vivant ? Je ne puis en être certaine. Mais je n’ai jamais oublié l’autre visage dans le miroir, que ce soit un rêve ou un fait réel, ni qu’il m’a effrayée » (1).
Jean-Claude Polack
Du pense-bête au corps-à-corps / 2014
Extrait du texte publié dans Chimères n°81 / Bêt(is)es

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1 Virginia Woolf. Instants de vie (« Moments of being »), Stock 1986, Livre de Poche (pages 68 et 74).

Orlando / Virginia Woolf

Ce grand nuage qui recouvrit non seulement Londres mais la totalité des îles britanniques en ce premier jour du XIXe siècle, se stabilisa (mais dans l’instabilité, car de furieuses rafales le ballottaient sans cesse) assez longtemps pour avoir des conséquences extraordinaires sur ceux qui vivaient sous son ombre. Le climat de l’Angleterre semblait avoir changé. Il pleuvait souvent, mais par averses capricieuses qui n’étaient pas plus tôt finies qu’elles recommençaient. Le soleil brillait, évidemment, mais il était environné de tant de nuages et l’air était tellement saturé d’eau que ses rayons s’en trouvèrent décolorés et que des pourpres, des oranges et des rouges sans éclat remplacèrent les paysages plus soutenus du XVIIIe siècle. Sous ce dais maussade et violacé, le vert des choux était moins intense et le blanc de la neige grisâtre. Mais, et c’était le pire, l’humidité gagna bientôt l’intérieur des maisons: cette humidité qui est la plus sournoise de toutes nos ennemies car, si l’on peut repousser le soleil avec des stores et faire fondre le gel avec une bonne flambée, l’humidité s’insinue pendant notre sommeil. L’humidité est silencieuse, imperceptible, omniprésente. Elle fait gonfler le bois, moisir la marmite, rouiller le fer et pourrir les pierres. Elle agit si progressivement qu’il nous faut toucher une commode ou un seau à charbon et les voir se désintégrer sous nos doigts pour soupçonner enfin la présence du fléau.
Ainsi sournoisement et imperceptiblement, sans qu’on pût dire le jour ou l’heure de cette métamorphose, la personnalité de l’Angleterre s’altéra et personne ne s’en aperçut. Les effets furent sensibles partout. Le robuste gentilhomme campagnard, toujours prêt à s’installer devant un plat de boeuf arrosé de bière blonde, dans une salle à manger dignement classique, probablement dessinée par les frères Adam, se mit soudain à frissonner. On inventa les plaids, on se laissa pousser la barbe, on attacha étroitement son pantalon par des sous-pieds. Cette sensation de froid qu’il se sentait dans les jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de la reporter sur sa maison : on capitonna les meubles, on recouvrit murs et tables, rien ne fût laissé nu. Un changement de régime s’imposa. On inventa « muffins »  et « crumpets » . Le café, après le dîner, supplanta le porto et, le café nécessitant un salon où le boire, le salon des vitrines, les vitrines des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des marbres de cheminées, les marbres des pianos, les pianos des ballades, les ballades (sautons quelques étapes) d’innombrables petits chiens, des carpettes, des bibelots en porcelaine, le « home »  prit une extrême importance et se modifia complètement.
A l’extérieur, autre conséquence de l’humidité, le lierre se mit à pousser avec une luxuriance inégalée. La pierre nue des maisons disparut totalement sous la verdure. Il n’y eut bientôt plus un jardin, même ceux dont le dessin était à l’origine le plus classique, dépourvu de bosquets, de coins sauvages, de labyrinthes. Le peu de lumière qui s’introduisait dans les chambres où naissaient les enfants, était naturellement tamisée et verdâtre, et le peu de lumière qui s’introduisait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait les tentures de peluche marron et pourpre. Mais la métamorphose ne s’arrêta pas à la surface des choses. L’humidité pénétra à fond. Le froid gagna le coeur des hommes, l’humidité leur monta à la tête. Dans un effort désespéré pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, ils essayèrent tout les moyens tour à tour. On emmaillota l’amour, la naissance et la mort dans de multiples belles phrases. Les sexes s’éloignèrent de plus en plus l’un de l’autre. On ne toléra plus la moindre discussion ouverte. Dans chaque camp, on pratiquait assidûment la dissimulation et l’échappatoire. Aux orgies de lierre et de verdure dans le sol détrempé de l’extérieur, correspondait une fécondité équivalente à l’intérieur. L’existence de la femme moyenne était une succession de grossesses. Elle se mariait à dix-neuf ans et, à trente ans, elle avait quinze ou dix-huit enfants ; C’est ainsi que naquit l’Empire Britannique. Ainsi (car on n’arrête pas l’humidité : elle s’introduit dans l’encrier tout comme dans les boiseries) les phrases gonflèrent, les adjectifs se multiplièrent, les sonnets devinrent des épopées et les petits essais, ces fantaisies longues d’une colonne, furent désormais des encyclopédies en dix ou vingt volumes.
Virginia Woolf
Orlando / 1928
Sur le Silence qui parle : les Vagues
Orlando / Virginia Woolf dans Pitres orlando-1992




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