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Jacques Demy. L’enfance retrouvée / Alain Naze

« À l’origine de ce petit livre, il y a d’abord ce bonheur têtu du spectateur face aux films de Jacques Demy. Selon quels mécanismes singuliers son œuvre parvient-elle à produire ses effets ? On parlerait de l’univers « en chanté » du cinéaste nantais, bien sûr, on évoquerait aussi cette part d’enfance présente dans l’ouverture aux contes, ou encore les couleurs éclatantes des décors nous arrachant à la grisaille quotidienne. Rien de cela ne serait faux, mais laisserait peut-être passer l’essentiel, à savoir que le cinéma de Jacques Demy détient la capacité de rendre heureux, avant tout parce qu’il n’a pas oublié la leçon de Max Ophüls, selon laquelle « Le bonheur n’est pas gai ».
Il ne s’agit pas de tempérer en cela le bonheur, bien au contraire, mais de l’envisager comme bonheur « intégral », c’est-à-dire en n’omettant aucune de ses deux faces, que Walter Benjamin avait mises en évidence : la dimension hymnique du bonheur et sa dimension élégiaque. Or, si le cinéma de Jacques Demy s’avère constituer, profondément, un opérateur de bonheur, c’est que cette dualité du bonheur sera présente à des niveaux multiples dans son œuvre : du côté du récit, mais aussi de l’enchâssement du récit en images et de la musique, ou encore, du point de vue de l’usage qu’il effectue du médium cinématographique lui-même. L’enfance qui revient sous l’effet de cette œuvre est celle que produit la remémoration, quand elle parvient à conjoindre les deux côtés qu’on avait longtemps pensé être incommensurables, un peu comme chez Proust, lorsque le narrateur en arrive à concilier les larmes propres au côté de Méséglise avec le soleil caractéristique du côté de Guermantes ». [Quatrième de couverture]

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« La tonalité nostalgique du cinéma de Demy ne doit pas nous tromper : sa quête est beaucoup plus ambitieuse que celle qui consisterait à simplement recoller les morceaux, épars et/ou disparus de son enfance ; l’or qu’il recherche est d’une autre trempe : c’est l’enfance elle-même dont il veut le retour ! Non une enfance aux traits fatigués comme on en peut voir sur certaines photos jaunies par le temps, mais une enfance qui jaillirait aux détours d’une image, d’une chanson, avec tous ses possibles rouverts en un éclair – et, dans le cadre d’une démarche nécessairement non exhaustive, ce sont certains de ces éclats qu’on aimerait ici porter au jour. Car si la question du bonheur doit, contre l’apparence, être envisagée comme une question intempestive, c’est d’abord parce qu’elle ne peut pas renvoyer au simplement possible du gouvernement contemporain des vivants, à visée seulement conservatrice, loin de toute forme d’intensification des formes de vie, pas plus qu’à l’impossible des utopies politiques de naguère, mais qu’elle réfère sans doute bien davantage à un virtuel insurrectionnel, inscrit dans l’épaisseur du temps. C’est en cela que Jacques Demy serait le nom d’un opérateur de bonheur, dans sa capacité à réveiller en nous l’enfant oublié – celui que les mailles du souvenir conscient ne peuvent que laisser échapper.
Le cinéma de Demy, ce serait donc l’enfance continuée, et non pas figée sous la forme de simples souvenirs, raison pour laquelle ses films concernent tout autant l’enfance du spectateur, ainsi réveillée – effet que ne saurait produire un cinéma qui se contenterait de revenir sur un passé révolu, à la fois parce qu’alors c’est un passé mort qui serait évoqué (évocation n’en conjurant pas la disparition), mais aussi parce qu’il ne pourrait toucher vraiment (uniquement sur le mode du regret, d’ailleurs) qu’un spectateur dont les propres souvenirs pourraient s’apparenter, à un certain niveau du moins, aux siens. Alors, oui, le cinéma de Demy est en puissance de nous rendre heureux, dans le sens fort du terme, c’est-à-dire jusqu’aux larmes [...] ». (Extrait du chapitre 1)
« Le cinéma de Demy ne désamorce pas ici [dans La Baie des Anges] la fantasmagorie du jeu (si ce n’est à travers des épisodes d’expulsion de joueurs du casino, évoquant l’envers du décor), mais la reverse plutôt au profit de l’amour – la fascination liée au jeu rejaillira sur la passion amoureuse, d’abord en érotisant le rapport de Jackie à Jean, puis en convertissant (durablement ?) l’énergie passionnelle pour le jeu en énergie amoureuse. Jean s’ouvrait bien de sa méfiance à l’égard du jeu, auprès de son ami Caron (« C’est un peu comme la drogue, tu comprends. Je me dis que si je mettais le doigt dans l’engrenage, je m’en sortirais pas »), prudence gagnée dans l’atmosphère familiale en prise avec des mécanismes beaucoup plus réguliers et sages (le père est horloger), mais c’est bien dans un engrenage incontrôlable qu’il est irrésistiblement entraîné, dès qu’il rencontre Jackie. Il est vrai que les deux types d’engrenage présents dans le film diffèrent : celui qui est pris par la passion du jeu espère qu’un miracle va se produire, que le destin va lui être favorable, et il fait tout le possible pour incliner ce dernier à son avantage ; à cet égard, il est un peu comme l’amoureux (ou l’amoureuse) amoureux de l’amour, et qui attend son prince charmant. A l’inverse, Jean rencontre Jackie, et c’est à partir de cette rencontre que l’engrenage amoureux l’enserre dans ses rouages. Or, aussi liée qu’elle soit à l’univers du jeu, il ne rencontre pas Jackie comme on rencontre le jeu : il a déjà reçu sa fortune du destin en rencontrant Jackie, alors que le joueur l’attend indéfiniment (où placer la limite à partir de laquelle juger que le sort nous aurait livré tout ce qu’il nous destinait ?). Ce dispositif instable entre amour et jeu (l’épilogue n’est une victoire de l’amour qu’à la condition d’être la défaite du jeu) reconduit au caractère contradictoire du bonheur, tel que Walter Benjamin pouvait en caractériser les deux faces : « L’une : l’inouï, ce qui n’a encore jamais existé, le sommet de la béatitude. L’autre : l’éternel encore une fois, l’éternelle restauration du bonheur originel, du premier bonheur » (1). On pourrait dire que le jeu, du moins dans le dispositif constitué par le film de Demy, représente la dimension hymnique du bonheur (l’attente du coup fabuleux, ou l’espoir d’une martingale imparable), alors que l’amour représente sa dimension élégiaque, Jean étant dans la position de l’amoureux ayant, en tant que tel, perdu son « objet » dès les moments qui suivent la rencontre (l’amoureux ne possède que ce qu’il ne possède pas) [...] » (Extrait du chapitre 2)

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«  L’opposition du rêve et de la réalité n’est [...] nécessairement que très superficielle au cinéma (ce pour quoi le « réveil » chez Benjamin n’est pas la négation du rêve), raison pour laquelle l’opposition entre cinéma de divertissement et cinéma d’avant-garde est souvent elle-même superficielle, comme le souligne justement Jacques Rancière, à propos du cinéma de Minelli : « Le passage de la “réalité” au “rêve” est en fait un passage de l’élément mixte de la fiction à la pure performance. Ici encore l’artisan de la comédie musicale est au plus près de la grande tradition avant-gardiste. Celle-ci n’a cessé de vouloir congédier la sottise convenue des histoires pour que l’art puisse faire briller ses pures performances. Mais il sait, lui, que la pureté ne va jamais seule. Le ballet ne serait qu’un numéro si sa grâce suspendue ne recueillait le petit pincement de cœur que provoque la fiction. Tout l’art de Minelli est d’opérer le passage entre les régimes » (2). Chez Demy, ce serait le petit pincement des retrouvailles manquées longtemps de peu entre les personnages dans Les Demoiselles de Rochefort, ou encore « ce petit agacement du côté du cœur » confessé par Simon Dame à Solange qui viendraient rehausser la pure performance des ballets des forains ou de Gene Kelly, mais ce serait aussi la passion amoureuse de François pour Edith, dans Une chambre en ville, qui arracherait à sa pureté le geste performatif d’un film entièrement chanté, autant dire qui l’arracherait à sa gratuité. Faire chanter les ouvriers et les CRS tient bien de la performance, et il faut tout le lyrisme du film – inséparable du souffle épique émanant des différents niveaux narratifs – pour que cette performance ouvre sur une émotion du spectateur, liée en l’occurrence à la dimension mélodramatique de l’œuvre. User des ficelles du mélodrame n’est pas, en soi, tromper, comme l’admiration de Fassbinder pour Douglas Sirk le confirme, la logique cinématographique n’ayant rien d’une opposition manichéenne entre le rêve et la réalité, cette dernière s’ouvrant bien plutôt un accès à la sensibilité du spectateur en se faisant trace mnésique, c’est-à-dire en échappant à sa conscience ». [Extrait du chapitre 4]

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« À multiplier ainsi les modalités de la reconnaissance, longtemps ajournée à travers tout un entrecroisement des personnages dans la ville de Rochefort, se manquant parfois de très peu, on n’est pas si loin du procédé théâtral classique nommé justement « reconnaissance », et dont Aristote parlait déjà dans sa Poétique. C’est que si l’on est bien ici [dans Les Demoiselles de Rochefort] dans la comédie, il y est cependant aussi question de destin, vécu sur le mode du hasard, notamment lorsque Andy, amoureux, chante : « Je rencontre une fille et j’en deviens crazy / La fille a disparu mais l’amour m’a choisi / Il a fallu que je traverse deux continents / Il a fallu ce hasard étonnant / Pour transformer ma vie et lui donner un sens ». Le fatum tragique, qu’on retrouvera dans Une chambre en ville n’est donc pas si loin, les personnages semblant ballottés au gré de circonstances hasardeuses, alors qu’ils seraient les jouets d’un destin qui, triomphant de toutes les difficultés et obstacles, inscrit la nécessité au sein de nos existences, leur donnant ainsi un sens en leur permettant d’échapper à l’arbitraire. Mais il faut faire jouer ici, me semble-t-il, l’autre dimension de la reconnaissance, celle de la remémoration, pour saisir la dimension profane du destin chez Demy : si, comme bien des occurrences dans les Demoiselles nous invitent à le penser, le bonheur de tomber amoureux correspond au fait de se souvenir, on comprend alors que l’amour réactive un bonheur vécu sans s’en apercevoir, ce qui permettrait de comprendre et le caractère d’événement propre à la rencontre amoureuse (de l’inanticipable nous advient), et le sentiment que l’autre nous était, depuis toujours, destiné. Andy le dit presque, dans les paroles de sa chanson, opérant un nouage entre son bonheur adolescent et musical et son bonheur amoureux actuel, comme si ce dernier, venant répéter le premier, le réactivait, mais d’une manière inédite. [...] Mais cet événement ne reconduit pas Andy seulement à un bonheur adolescent, dont il se souviendrait, car alors c’est la nostalgie qui l’emporterait chez lui et non cette joie profonde qui l’amène à danser dans les rues. Par conséquent, cette rencontre est bien ce qui produit en lui le réveil d’un bonheur passé mais non vécu, c’est-à-dire inscrit dans toutes ses fibres – il faut en effet que ce qui revient du passé ne soit pas révolu pour provoquer de la joie. Que la partition de Solange soit inséparable de cette rencontre amoureuse relevant de la reconnaissance (dans l’évidence d’un coup de foudre réciproque), c’est assez dire qu’il entre autant de musique que d’amour dans cet événement, et que la joie qui s’empare d’Andy et brise son désenchantement correspond à une forme de l’enfance retrouvée. Car après tout, la musique, il ne l’avait pas perdue, puisqu’il en avait même fait son métier ; ce dont il ne disposait plus, en revanche, c’était d’un rapport vivant à la musique – et celui-ci lui est restitué à l’occasion d’une rencontre inopinée, redonnant à la musique la couleur qu’elle avait lorsqu’il était adolescent. C’est cela qui distingue la remémoration du simple souvenir conscient : le dernier conserve au passé son caractère révolu, quand la première rouvre toutes les virtualités du passé – il est à nouveau prêt à donner sa vie, si la loi de l’amour le commande. L’amour de la musique est à présent devenu amour de Solange, subtile variation indiquant que si c’est bien le même qui revient (l’enfance), le simple fait de revenir fait ce même différer d’avec lui-même ». (Extrait du chapitre 5)
Alain Naze
Jacques Demy. L’enfance retrouvée / 2014
L’Harmattan / collection Quelle drôle d’époque !

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1 Walter Benjamin, « L’image proustienne », trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p.139.
2 Jacques Rancière, « Ars gratia artis : la poétique de Minelli », in Les écarts du cinéma, Paris, Editions La Fabrique, 2011, p.81.




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