Archive pour le Tag 'travail rhizomatique de la perception'

Mille Plateaux / Plateau 10 : devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible / Gilles Deleuze et Félix Guattari

Si le mouve­ment est imperceptible par nature, c’est toujours par rapport à un seuil quelconque de perception, auquel il appartient d’être relatif, de jouer ainsi le rôle d’une médiation, sur un plan qui opère la distribution des seuils et du perçu, qui donne des formes à percevoir à des sujets percevants : or c’est ce plan d’organisation et de développement, plan de transcendance qui donne à percevoir sans être lui-même perçu, sans pouvoir être perçu. Mais, sur l’autre plan, d’immanence ou de consistance, c’est le principe de composition lui-même qui doit être perçu, qui ne peut être que perçu, en même temps que ce qu’il com­pose ou donne. Ici, le mouvement cesse d’être rapporté à la médiation d’un seuil relatif auquel il échappe par nature à l’in­fini ; il a atteint, quelle que soit sa vitesse ou sa lenteur, un seuil absolu, bien que différencié, qui ne fait qu’un avec la cons­truction de telle ou telle région du plan continué. On dirait aussi bien que le mouvement cesse d’être le procédé d’une déterritoria­lisation toujours relative, pour devenir le processus de la déter­ritorialisation absolue. C’est la différence des deux plans qui fait que ce qui ne peut pas être perçu sur l’un ne peut être que perçu sur l’autre. C’est là que l’imperceptible devient le nécessairement­ perçu, sautant d’un plan à l’autre, ou des seuils relatifs au seuil absolu qui leur coexiste. Kierkegaard montre que le plan de l’infini, ce qu’il appelle le plan de la foi, doit devenir pur plan d’immanence qui ne cesse de donner immédiatement, de redon­ner, de recueillir le fini : contrairement à l’homme de la résigna­tion infinie, le chevalier de la foi, c’est-à-dire l’homme du devenir, aura la jeune fille, il aura tout le fini, et percevra l’imperceptible, en tant que « héritier direct du monde fini ». C’est que la per­ception ne sera plus dans le rapport d’un sujet et d’un objet, mais dans le mouvement qui sert de limite à ce rapport, dans la période qui leur est associée. La perception se trouvera confrontée à sa propre limite ; elle sera parmi les choses, dans l’ensemble de son propre voisinage, comme la présence d’une heccéité dans une autre, la préhension de l’une par l’autre ou le passage de l’une à l’autre : ne regarder qu’aux mouvements.
C’est curieux que le mot « foi » serve à désigner un plan qui tourne à l’immanence. Mais, si le chevalier est l’homme du deve­nir, il y a des chevaliers de toutes sortes. N’y a-t-il pas même des chevaliers de la drogue, au sens où la foi est une drogue, très différent du sens où la religion est un opium ? Ces chevaliers prétendent que la drogue, dans les conditions de prudence et d’expérimentation nécessaires, est inséparable du déploiement d’un plan. Et sur ce plan, non seulement se conjuguent des devenirs-femme, des devenirs-animaux, des devenirs-moléculai­res, des devenirs-imperceptible, mais l’imperceptible lui-même devient un nécessairement perçu, en même temps que la percep­tion devient nécessairement moléculaire : arriver à des trous, des micro-intervalles entre les matières, les couleurs et les sons, où s’engouffrent les lignes de fuite, les lignes du monde, lignes de transparence et de section (1). Changer la perception ; le pro­blème est posé en termes corrects, parce qu’il donne un ensemble prégnant de «la» drogue, indépendamment des distinctions secondaires (hallucinatoires ou non, lourdes ou légères, etc.). Toutes les drogues concernent d’abord les vitesses, et les modifi­cations de vitesse. Ce qui permet de décrire un agencement Drogue, quelles que soient les différences, c’est une ligne de causalité perceptive qui fait que 1) l’imperceptible est perçu, 2) la perception est moléculaire, 3) le désir investit directement la perception et le perçu. Les Américains de la Beat generation s’étaient déjà engagés dans cette voie, et parlaient d’une révo­lution moléculaire propre à la drogue. Puis, l’espèce de grande synthèse de Castaneda. Fiedler a marqué les pôles du Rêve amé­ricain : coincés entre deux cauchemars, du génocide indien et de l’esclavagisme nègre, les Américains faisaient du nègre une image refoulée de la force d’affect, d’une multiplication d’affects, mais de l’Indien l’image réprimée d’une finesse de perception, d’une perception de plus en plus fine, divisée, infiniment ralentie ou accélérée (2). En Europe, Henri Michaux tendait à se débarrasser plus volontiers des rites et des civilisations, pour dresser des protocoles d’expérience admirables et minutieux, épurer la ques­tion d’une causalité de la drogue, la cerner au maximum, la sépa­rer des délires et des hallucinations. Mais précisément, à ce point, tout se rejoint : encore une fois, le problème est bien posé quand on dit que la drogue fait perdre les formes et les personnes, fait jouer les folles vitesses de drogue et les prodi­gieuses lenteurs d’après-drogue, accouple les unes aux autres comme des lutteurs, donne à la perception la puissance molécu­laire de saisir des micro-phénomènes, des micro-opérations, et au perçu, la force d’émettre des particules accélérées ou ralen­ties, suivant un temps flottant qui n’est plus le nôtre, et des heccéités qui ne sont plus de ce monde : déterritorialisation, « j’étais désorienté… » (perception de choses, de pensées, de désirs, où le désir, la pensée, la chose ont envahi toute la per­ception, l’imperceptible enfin perçu). Plus rien que le monde des vitesses et des lenteurs sans forme, sans sujet, sans visage. Plus rien que le zig-zag d’une ligne, comme « la lanière du fouet d’un charretier en fureur », qui déchire visages et paysages (3). Tout un travail rhizomatique de la perception, le moment où désir et perception se confondent.
Ce problème d’une causalité spécifique est important. Tant qu’on invoque des causalités trop générales ou extrinsèques, psychologiques, sociologiques, pour rendre compte d’un agence­ment, c’est comme si l’on ne disait rien. Aujourd’hui s’est mis en place un discours sur la drogue qui ne fait qu’agiter des généra­lités sur le plaisir et le malheur, sur les difficultés de commu­nication, sur des causes qui viennent toujours d’ailleurs. On feint d’autant plus de compréhension pour un phénomène qu’on est incapable d’en saisir une causalité propre en extension. Sans doute un agencement ne comporte jamais une infra-structure causale. Il comporte pourtant, et au plus haut point, une ligue abstraite de causalité spécifique ou créatrice, sa ligne de fuite, de déterritorialisation, qui ne peut s’effectuer qu’en rapport avec des causalités générales ou d’une autre nature, mais qui ne s’ex­plique pas du tout par elles. Nous disons que les problèmes de drogue ne peuvent être saisis qu’au niveau où le désir investit directement la perception, et où la perception devient molécu­laire, en même temps que l’imperceptible devient perçu. La drogue apparaît alors comme l’agent de ce devenir. C’est là qu’il y aurait une pharmaco-analyse, qu’il faudrait à la fois comparer et oppo­ser à la psychanalyse. Car, de la psychanalyse, il y a lieu de faire à la fois un modèle, un opposé, et une trahison. La psychanalyse, en effet, peut être considérée comme un modèle de référence parce que, par rapport à des phénomènes essentiellement affectifs, elle a su construire le schème d’une causalité propre, distinct des généralités psychologiques ou sociales ordinaires. Mais ce schème causal reste tributaire d’un plan d’organisation qui ne peut jamais être saisi pour lui-même, toujours conclu d’autre chose, inféré, soustrait au système de la perception, et qui reçoit précisément le nom d’Inconscient. Le plan de l’Inconscient reste donc un plan de transcendance, qui doit cautionner, justifier, l’existence du psychanalyste et la nécessité de ses interprétations. Ce plan de l’Inconscient s’oppose molairement au système perception-cons­cience, et, comme le désir doit être traduit sur ce plan, il est lui­ même enchaîné à de grosses molarités comme à la face cachée de l’iceberg (structure d’Œdipe ou roc de la castration). L’impercep­tible reste alors d’autant plus imperceptible qu’il s’oppose au perçu dans une machine duelle. Tout change sur un plan de consistance ou d’immanence, qui se trouve nécessairement perçu pour son compte en même temps qu’il est construit : l’expérimen­tation se substitue à l’interprétation ; l’inconscient devenu molé­culaire, non figuratif et non symbolique, est donné comme tel aux micro-perceptions ; le désir investit directement le champ percep­tif où l’imperceptible apparaît comme l’objet perçu du désir lui­ même, « le non-figuratif du désir ». L’inconscient ne désigne plus le principe caché du plan d’organisation transcendant, mais le processus du plan de consistance immanent, en tant qu’il apparaît sur lui-même au fur et à mesure de sa construction. Car l’inconscient est à faire, non pas à retrouver. Il n’y a plus une machine duelle conscience-inconscient, parce que l’inconscient est, ou plutôt est produit, là où va la conscience emportée par le plan. La drogue donne à l’inconscient l’immanence et le plan que la psychanalyse n’a cessé de rater (il se peut à cet égard que l’épisode célèbre de la cocaïne ait marqué un tournant forçant Freud à renoncer à une approche directe de l’inconscient).
Mais, s’il est vrai que la drogue renvoie à cette causalité per­ceptive moléculaire, immanente, la question reste entière de savoir si elle arrive effectivement à tracer le plan qui en conditionne l’exercice. Or la ligne causale, ou de fuite, de la drogue ne cesse d’être segmentarisée sous la forme la plus dure de la dépendance, de la prise et de la dose, et du dealer. Et même sous sa forme souple, elle peut mobiliser des gradients et des seuils de percep­tion, de manière à déterminer des devenirs-animaux, des devenirs­ moléculaires, tout se fait encore dans une relativité des seuils qui se contente d’imiter un plan de consistance plutôt que de le tracer sur un seuil absolu. À quoi sert de percevoir aussi vite qu’un oiseau rapide, si la vitesse et le mouvement continuent de fuir ailleurs ? Les déterritorialisations restent relatives, compen­sées par les re-territorialisations les plus abjectes, si bien que l’imperceptible et la perception ne cessent pas de se poursuivre ou de courir l’un derrière l’autre sans jamais s’accoupler vraiment. Au lieu que des trous dans le monde permettent aux lignes du monde de fuir elles-mêmes, les lignes de fuite s’enroulent et se mettent à tournoyer dans des trous noirs, chaque drogué dans son trou, groupe ou individu, comme un bigorneau. Enfoncé plutôt que défoncé. Les micro-perceptions moléculaires sont recou­vertes d’avance, suivant la drogue considérée, par des hallu­cinations, des délires, de fausses perceptions, des fantasmes, des bouffées paranoïaques, restaurant à chaque instant des formes et des sujets, comme autant de fantômes ou de doubles qui ne cesseraient de barrer la construction du plan. Bien plus, c’est comme nous l’avons vu précédemment dans l’énumération des dangers : le plan de consistance ne risque pas seulement d’être trahi ou détourné sous l’influence d’autres causalités qui inter­viennent dans un tel agencement, mais le plan lui-même engendre ses propres dangers d’après lesquels il se défait au fur et à mesure de sa construction. Nous ne sommes plus, il n’est plus lui-même maître des vitesses. Au lieu de faire un corps sans organes suffi­samment riche ou plein pour que les intensités passent, les drogues érigent un corps vidé ou vitrifié, ou un corps cancéreux : la ligne causale, la ligne créatrice ou de fuite, tourne immédiatement en ligne de mort et d’abolition. L’abominable vitrification des veines, ou la purulence du nez, le corps vitreux du drogué. Trous noirs et lignes de mort, les avertissements d’Artaud et de Michaux se rejoignent (plus techniques, plus consistants que le discours socio-psychologique, ou psychanalytique, ou informationnel, des centres d’accueil et de traitement). Artaud disant : vous n’évite­rez pas les hallucinations, les perceptions erronées, les fantasmes éhontés ou les sentiments mauvais, comme autant de trous noirs sur ce plan de consistance, car votre conscience ira aussi dans cette direction piégée (4). Michaux disant : vous ne serez plus maître de vos vitesses, vous entrerez dans une folle course de l’imperceptible et de la perception, qui tourne d’autant plus en rond que tout y est relatif (5). Vous vous gonflerez de vous­ même, vous perdrez vos contrôles, vous serez sur un plan de consistance, dans un corps sans organes, mais à l’endroit même où vous ne cesserez de les rater, de les vider, et de défaire ce que vous faites, loques immobiles. Quels mots plus simples que « perceptions erronées » (Artaud), « sentiments mauvais » (Michaux), pour dire cependant la chose la plus technique : comment la causalité immanente du désir, moléculaire et perceptive, échoue dans l’agencement-drogue. Les drogués ne ces­sent de retomber dans ce qu’ils voulaient fuir : une segmentarité plus dure à force d’être marginale, une territorialisation d’autant plus artificielle qu’elle se fait sur des substances chimiques, des formes hallucinatoires et des subjectivations fantasmatiques. Les drogués peuvent être considérés comme des précurseurs ou des expérimentateurs qui retracent inlassablement un nouveau che­min de vie ; mais même leur prudence n’a pas les conditions de la prudence. Alors, ou bien ils retombent dans la cohorte des faux héros qui suivent le chemin conformiste d’une petite mort et d’une longue fatigue. Ou bien, c’est le pire, ils n’auront servi qu’à lancer une tentative qui ne peut être reprise et qui ne peut profiter qu’à ceux qui ne se droguent pas, ou qui ne se droguent plus, qui rectifient secondairement le plan toujours avorté de la drogue, et découvrent par la drogue ce qui manque à la drogue pour construire un plan de consistance. Le tort des drogués serait-il chaque fois de repartir à zéro, soit pour prendre de la drogue, soit pour l’abandonner, alors qu’il faudrait prendre un relais, partir « au milieu », bifurquer au milieu ? Arriver à se saoûler, mais à l’eau pure (Henry Miller). Arriver à se droguer, mais par abstention, « prendre et s’abstenir, surtout s’abstenir », je suis un buveur d’eau (Michaux). Arriver au point où la question n’est plus « se droguer ou non », mais que la drogue ait suffi­samment changé les conditions générales de la perception de l’espace et du temps pour que les non-drogués réussissent à passer par les trous du monde et sur les lignes de fuite, à l’endroit même où il faut d’autres moyens que la drogue. Ce n’est pas la drogue qui assure l’immanence, c’est l’immanence de la drogue qui permet de s’en passer. Lâcheté, profitage, attendre que les autres aient risqué ? Plutôt reprendre toujours une entreprise au milieu, en changer les moyens. Nécessité de choisir, de sélec­tionner la bonne molécule, la molécule d’eau, la molécule d’hy­drogène ou d’hélium. Ce n’est pas affaire de modèle, tous les modèles sont molaires : il faut déterminer les molécules et les par­ticules par rapport auxquelles les « voisinages » (indiscernabilités, devenirs) s’engendrent et se définissent. L’agencement vital, l’agencement-vie, est théoriquement ou logiquement possible avec toutes sortes de molécules, par exemple le silicium. Mais il se trouve que cet agencement n’est pas machiniquement possible avec le silicium : la machine abstraite ne le laisse pas passer, parce qu’il ne distribue pas les zones de voisinage qui construisent le plan de consistance (6). Nous verrons que les raisons machi­niques sont tout autres que des raisons ou possibilités logiques. On ne se conforme pas à un modèle, mais on enfourche un cheval. Les drogués n’ont pas choisi la bonne molécule ou le bon cheval. Trop gros pour saisir l’imperceptible, et pour devenir impercep­tibles, ils ont cru que la drogue leur donnerait le plan, tandis que c’est le plan qui doit distiller ses propres drogues, rester maître des vitesses et voisinages.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille Plateaux / 1980

Extrait du Plateau 10, devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible

Yayoi Kusama: Look Now, See Forever Gallery of Modern Art installation view

1 Carlos Castaneda, passim, et surtout Voyage à Ixtlan, pp. 233 sq.
2 Leslie Fiedler, Le retour du Peau-rouge, Ed. du Seuil. Fiedler explique l’alliance secrète de l’Américain blanc avec le Noir ou l’Indien par un désir de fuir la forme et l’emprise molaire de la femme américaine.
3 Michaux, Misérable miracle, Gallimard, p. 126 : « L’horreur était surtout en ce que je n’étais qu’une ligne. Dans la vie normale, on est une sphère, une sphère qui découvre des panoramas. (…) Ici seulement une ligne. (…) L’accéléré linéaire que j’étais devenu… » Cf. les dessins linéaires de Michaux. Mais c’est dans Les grandes épreuves de l’esprit, dans les quatre-vingts premières pages de ce livre, que Michaux va le plus loin dans l’analyse des vitesses, des perceptions moléculaires et des « micro­ phénomènes » ou « micro-opérations ».
4 Artaud, Les Tarahumaras, Œuvres complètes, t. IX, pp. 34-36. 57.
5 Michaux, Misérable miracle, p. 164 (« Rester maître de sa vitesse »).
6 Sur les possibilités du Silicium, et son rapport avec le Carbone du point de vue de la chimie organique, cf. l’article « Silicium » in Encyclo­pedia Universalis.




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