1/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui utilise la catharsis pour purger l’âme du spectateur, soit un théâtre métaphoriquement thérapeutique ? 2/ Le théâtre clinique est-il joué dans les institutions psychiatriques? Foucault a admirablement bien décrit dans l’Histoire de la folie à l’Âge classique cette « vieille habitude du Moyen-âge de montrer des insensés », qui devient jusqu’à la Révolution « une des distractions dominicales des bourgeois » (1). Le voyeurisme laisse place à une véritable culture de l’art dramatique lorsque le professeur Esquirol dispense une « médecine des passions » qui prend en considération la vie affective de l’aliéné, et surtout, pose le principe d’un traitement relationnel comme moyen curatif, traitement qui repose notamment sur la pratique de distractions comme le théâtre. À Charenton, en 1804, on atteste de 161 guérisons par le théâtre. 3/ Le théâtre clinique est-il un théâtre en clinique ? S’agit-il de faire improviser les patients à partir de situations conflictuelles qui rejouent les rapports affectifs problématiques devant un thérapeute, qui donne ensuite son interprétation (psychodrame) ? 4/ Le théâtre clinique est-il d’abord du théâtre, avant d’être outil d’une clinique ? À La Borde, quand Nicolas Philibert filme dans la Moindre des choses (1995) les répétitions du club-théâtre animé par Marie Leydier, les soignés sont des acteurs qui jouent des textes, jubilent et jouissent des mots d’Opérette de Gombrowicz. 5/ Le théâtre clinique est-il un théâtre du soin, qui se pratique dans les dehors du théâtre, dans les centres sociaux, les centres de détention, auprès d’adolescents difficiles, de vétérans de guerre (on renvoie à la manière dont les Trauma Studies mettent en avant un théâtre du care, théâtre de la résilience post-traumatique (2) ? 6/ Le théâtre clinique est-il un théâtre joué par des handicapés mentaux qui s’affirment sur scène tels des acteurs professionnels, vivant la vie de troupe, les tournées, l’alternance…? C’est le cas à Zurich du Theater HORA, ou de la compagnie de l’Oiseau-mouche de Roubaix : troupe permanente de 23 comédiens professionnels, personnes en situation de handicap mental, premier Centre d’Aide par le Travail artistique de France, créé en 19813. 7/ Le théâtre clinique est-il un théâtre écrit par un médecin ? On pense alors à Tchekhov et Boulgakov, médecins et dramaturges, ou à l’alliance détonante d’André de Lorde – auteur à succès de théâtre de Grand-Guignol – et d’Alfred Binet – père de la psychologie expérimentale – : auteurs à quatre mains de drames sanguinolents qui ont lieu dans des asiles psychiatriques, sur des tables d’opération de chirurgiens-bouchers-thanatophiles, dans le cabinet de médecins-fous (4) ? 8/ Le théâtre clinique est-il un théâtre qui a lieu dans des institutions psychiatriques fantasmagoriques, comme dans Marat-Sade de Peter Weiss ou Purifiés de Sarah Kane ? 9/ Peut-on résolument opposer le théâtre clinique (comme théâtre d’observation du réel) au théâtre critique (de dénonciation du réel) ?
Relation
Si Félix Guattari apporta une connaissance d’un terrain clinique, fort de sa vie et de son expérience à La Borde, Deleuze avait déjà, avant la rencontre, commencé à théoriser une certaine idée d’un théâtre clinique. Le premier pas opéré dans ce sens se repère dès Empirisme et subjectivité : pour Deleuze, alors que le théâtre de la pensée dialectique hégélienne est un « faux drame » qui donne à voir un « faux mouvement » (5), l’empirisme humien a cette capacité d’engager un vrai mouvement de la pensée, une logique des relations, où les concepts émanent de rencontres pratiques, aléatoires, fruits de l’expérience sensible. Ce théâtre de la pensée n’implique donc pas une pensée représentative, où les concepts sont des représentations fixes, des essences mais invite l’esprit à s’émanciper de la mimèsis et à penser en termes de relations. Ce théâtre de relations est dramatique : Hume compose de « véritables dialogues en philosophie », où les personnages n’ont pas de « rôles univoques » et « nouent des alliances provisoires, les rompent, se réconcilient » (6), sans que le drame ne trouve nécessairement sa résolution dans une Aufhebung. Le dialogue qui se noue entre les trois personnages des Dialogues sur la religion naturelle n’est pas de l’ordre du conflit, mais aspire à un certain réalisme de la conversation. De même, il n’aspire à aucune représentation scénique car il participe d’un drame de la pensée sans images – « collection sans album, pièce sans théâtre, ou flux des perceptions » (7). Voilà un théâtre de l’esprit, sans scène, sans spectateurs, où des entités dialoguent à bâtons rompus. Une « tranche de vie et de pensée » immanente. Ce qui distingue véritablement Hume de Hegel, c’est que la dialectique « représente des concepts » alors que l’empirisme humien « dramatise des Idées » (8). Dès lors, c’est à partir de cette première distinction (entre représentation et dramatisation) que s’ouvre l’opposition pour certains et la superposition pour Deleuze de la critique et la clinique (et par extension, du théâtre critique et du théâtre clinique).
Le théâtre clinique se joue là où il y a une dramatisation à l’œuvre. Ce postulat est présent dans Nietzsche et la philosophie (1962) et La Philosophie critique de Kant (1963). Avant d’aller plus loin dans l’élaboration d’une clinique, Deleuze met à l’épreuve la critique kantienne. Il oppose d’emblée la « fausse critique » (dont Kant est, pour lui, l’incarnation parfaite) à la « vraie critique » (9) qui s’attache à pratiquer une critique-machinerie.
Flore Garcin-Marrou
Théâtre(s) clinique(s) /2013
Extrait du texte publié dans Chimères n°80 Squizodrame et schizo-scènes
LABO-LAPS / Laboratoire des Arts et Philosophies de la Scène
Félix Guattari / Autoportrait à la Artaud / collection Jean-Jacques Lebel
1 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p.161.
2 Le programme international des Trauma Studies agit en faveur d’un théâtre social, expérimenté comme méthode permettant de responsabiliser les communautés et mettre en œuvre leurs propres réponses face aux catastrophes, aux traumatismes, les menant plutôt vers le rétablissement que la résignation. Ce programme travaille avec les communautés de réfugiés de New-York, les victimes de la guerre du Kosovo, la communauté des victimes du 11 septembre. http://www.itspnyc.org/theater_arts_ against.html
3 http://www.oiseau-mouche.org/actualites/dans-les-murs
4 Je renvoie à F. Garcin-Marrou, « André de Lorde, Alfred Binet : quand le théâtre du Grand-Guignol passionne les scientifiques », revue Recherche et éducations, n° 5, 2011, p. 193-204.
5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, [1968], 1996, p. 18.
6 G. Deleuze, « Hume », L’Ile déserte. Textes et entretiens, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 236-237. Deleuze veut parler ici des Dialogues sur la religion naturelle qui mettent en scène Déméa (figure de la religion révélée), Cléanthe (figure de la religion naturelle), Philon (le sceptique).
7 G. Deleuze, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, [1953], 1993, p. 4.