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Qu’ils sont bêtes ! / Manola Antonioli et Elias Jabre / Edito Chimères n°81 : Bêt(is)es

« Qu’ils sont bêtes ! », c’est le cri qu’on pousse pour injurier tous ceux qui violentent notre capacité d’entendement et de tolérance, qu’il s’agisse du déferlement haineux d’un fondamentalisme, ou même de la vulgarité d’une émission de télé-réalité. Et cette angoisse est de plus en plus répandue : nous n’aurions jamais été autant cernés par des puissances bêtes et malfaisantes, des poussées identitaires d’une autre époque, le règne des marchés financiers et la suffisance de leurs représentants. Nous serions une multitude à partager cet état d’hébétude, presque de l’ordre d’un trauma, en nous sentant paradoxalement toujours plus seuls et démunis.
Qui pousserait ce cri ? Les membres éparpillés d’un peuple moins bête que la « masse » régnante ? Démuni justement parce qu’il ne serait pas assez bête pour se laisser aller à la brutalité ambiante dont il témoigne ou qu’il subit ?
Et s’il arrivait que la bêtise devienne également l’autre nom d’une résistance ? Par exemple, celle de sujets fragilisés par un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui réagissent en se durcissant ? Ne s’accrocheraient-ils pas farouchement à des formes figées (de pensée, d’identité, d’appartenance politique) pour résister à tous les flux qui les traversent, les agressent et les violentent, générant des craintes diffuses qui font le jeu des extrêmes ?
Revient la question de savoir ce qui rassemble encore, quels seraient les codes « familiers » qui permettent de vivre ensemble. Les valeurs républicaines ? La religion ? Ou la multitude d’énoncés qui circulent, se collent les uns aux autres en brouillant les frontières, faisant sauter les clivages entre gauche et droite, ce qui affaiblirait peut-être les distinctions entre les plaintes des uns et des autres ? N’est-ce pas contre des risques de décomposition subjective que la bêtise revendique, que la norme réagit en se durcissant ?
À l’opposé, la bêtise sert également à qualifier les déviants, ceux qui ne se conforment pas  à la norme, comme dans cette interprétation de la métamorphose de Kakfa par Lodu Xu et Émile Noiraud dans leur article Des cloportes et des hommes : « La société moderne avait fait de toi un sujet intégré, reconnu, civilisé et tu t’es obstiné, en te conduisant en véritable brute humaine, à travailler à ta propre déchéance ! Tu es trop con, et la carapace qui, désormais, entrave chacun de tes gestes et t’afflige de cette démarche grotesque n’est, après tout, que le miroir de ton ineptie. »
La bêtise serait cette fois en lien avec la déchéance, ramenant l’homme du côté du cafard, de l’animalité.
Nous verrions alors deux types de bêtises qui s’affronteraient, codes durcis qui restreignent les libertés contre poussée de liberté indéterminée qui déforme les catégories existantes, désir encore informe et incapable de s’exprimer dans des coordonnées prédéfinies. Comme l’analyse Zafer Aracagök dans son article Cutupidité : devenir-radicalement-stupide, pendant les manifestations en Turquie en 2013, « des milliers d’êtres humains se sont rassemblés dans le parc, et dans la place Taksim, […] contre la “politique” de l’effacement menée par l’AKP et ses prédécesseurs qui n’a produit que les clichés de l’individuation sous la loi de l’islamo-capitalisation. […] ce qui est arrivé au Parti Imaginaire de Gezi Park a été l’abandon de la distinction forme/informe comme une source de résonance […]. Les structures de la répression, compte tenu de leur stupidité de formes, n’ont rien pu faire face à l’absence de la dichotomie forme/informe, sauf envoyer des gaz lacrymogènes et des canons à eau. Ils avaient peur, ils étaient terrifiés parce qu’ils étaient profondément stupéfaits face à la stupidité radicale des manifestants pacifiques qui rejetaient la forme, même l’informe, se dividuant continuellement. C’est pourquoi ce qui s’est passé à Gezi Park a été une invitation à une dividuation humanimale et infinie, à la possibilité d’un passage de la stupidité per se à un devenir-radicalement-stupide. »

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Le devenir animal relèverait de cette « humanité déchue » qui ne se reconnaîtrait plus dans la pensée bien tenue de la recognition, ouvrant sur une résistance politique non plus contre la bêtise, mais à partir d’un genre de bêtise, capable de dissoudre les formes.
Au moins, le héros paranoïaque du bref récit de Marco Candore, Comme des bêtes, semble y trouver son compte dans une angoisse joyeuse.
En reprenant Deleuze, Bruno Heuzé décrit le rapport paradoxal où la bêtise (non pas l’erreur) constitue la plus grande impuissance de la pensée, mais aussi la source de son plus haut pouvoir dans ce qui la force à penser : « La bêtise ne cesse d’être à l’œuvre au fond de la pensée, où se croisent cependant devenir-animal et réalité machinique, prolifération buissonnante du bestiaire, chimères et lignées surhumaines, frontières, lisières et lignes de fuite » (Du Bestiaire au surhumain).
La schizophrénie capitaliste décrite par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, ajoutée à la déconstruction qui nous arrive, nous ont peut-être fait atteindre un point de bascule qui inquiète, ouvrant le règne d’une bêtise surhumaine. Un grondement encore mal identifié (ou inidentifiable), un fond monstrueux vient peut-être mettre en question certaines frontières, notamment entre l’homme et l’animal, frontières qui appartiennent à un discours de souveraineté d’autant plus résistant qu’il fuit par tous les bords.
Nous pouvons aussi nous reporter aux analyses de Félix Guattari dans La Révolution moléculaire recensée par Manola Antonioli dans sa réédition de 2012 (préfacée par Stéphane Nadaud) : « Guattari y esquisse deux scénarios possibles pour un proche avenir : la consolidation et la stabilisation de ce qu’il appelle le “Capitalisme mondial intégré” d’une part et, d’autre part, une perte de contrôle progressive de la situation par les pouvoirs en place (ces tendances opposées pouvant d’ailleurs coexister de façon temporaire ou durable). La première hypothèse […] aboutirait […] au développement incessant de nouvelles catégories de “non garantis” (immigrés surexploités ou sans papiers, travailleurs précaires, chômeurs, etc.) et à l’apparition de zones de plus en plus vastes de sous-développement au sein de celles qui furent autrefois des grandes puissances, phénomènes qui iront de pair avec des revendications régionalistes, nationalistes, droitières de plus en plus radicalisées […] La seconde hypothèse prend en compte l’incapacité absolue du Capitalisme mondial d’apporter des solutions aux problèmes fondamentaux de la planète (dont la crise écologique et la nécessité de réorienter globalement les modalités et les finalités de la consommation-production) ; de la désillusion et de la colère contre cette “gestion” des intérêts de la planète […] naîtront (sont en train de naître…) des micro-révolutions susceptibles d’aboutir un jour à une vraie révolution, vouées à remettre en question les finalités du travail, des loisirs et de la culture, les rapports à l’environnement, entre les sexes et les générations, qui ne seront pas centrées sur une quelconque “avant-garde”, mais toujours polycentrées. »
Dans ce numéro, nous avons souhaité interroger la dimension contemporaine de la bêtise, à la croisée des textes de Deleuze et Guattari d’une part, et, d’autre part, de la réflexion autour de la souveraineté, de l’animalité et des figures animales du pouvoir développées par Jacques Derrida dans les textes, parus de façon posthume, réunis dans L’Animal que donc je suis et dans les deux tomes où ont été publiés les séminaires qu’il a consacrés à La Bête et le souverain. Derrida y interroge des auteurs de référence classiques et contemporains comme Lacan, Foucault, Agamben, notamment sur l’opposition entre l’homme et l’animal, et reprend la question de la bêtise chez Deleuze-Guattari tout en la poursuivant : « Ce que les textes que nous avons lus appellent, c’est au moins une plus grande vigilance à l’endroit de notre irrépressible désir du seuil, d’un seuil qui soit un seuil, un seul et solide seuil. Peut-être qu’il n’y en a jamais, du seuil, un tel seuil. C’est peut-être pourquoi nous y restons et risquons d’y demeurer à jamais, sur le seuil. L’abîme, ce n’est pas le fond […] ni la profondeur sans fond […] de quelque fond dérobé. L’abîme, s’il y en a, c’est qu’il y ait plus d’un sol, plus d’un solide, et plus d’un seul seuil. » (1)

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Comment déconstruire notre rapport à l’animal ? Manola Antonioli dans son article Animots, reprend les analyses de Derrida et rappelle que « la violence faite à l’animal commence au nom du langage et par le langage. […] Derrida forge ainsi un mot “chimérique” (l’animot) pour s’insurger contre l’animal utilisé comme “singulier général”. […] Remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain, et les rapports qui les lient, étendre le domaine de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). »
Et la pensée de Derrida, pour suivre la perspective de Patrick Llored qui met en évidence le lien entre bêtise et souveraineté, tout en dénonçant le sacrifice logocentrique sur lequel reposent nos productions de subjectivités, ouvrirait la voie à une autre démocratie qui ferait une place à la bêtise des bêtes : « Ces institutions humanistes sont nées de leur incapacité fondatrice à penser la bêtise animale comme forme ultime et suprême de toute subjectivité. C’est pourquoi elles sont sacrificielles et le partage de souveraineté entre vivants humains et vivants animaux que Derrida nous permet de penser devrait pouvoir passer par des transferts de souveraineté qui ne peuvent être que des transferts de bêtise comme reconnaissance du phantasme de propriété de tout vivant chez tout vivant » (Du droit des bêtes à la bêtise).
Nous avons souhaité éclaircir les stratégies employées par Deleuze-Guattari et Derrida en interrogeant le philosophe Jean-Clet Martin (Deleuze et Derrida, ce n’est pas le même mouvement…) : « […] dans une sémiotique asignifiante comme celle de Deleuze ou dans les signes “animots” de Derrida, il y a bien sûr de quoi concevoir une éthique, une éthologie où  est en jeu l’idée d’une humanité qui ne se limite pas au “fait” humain, à l’anthropologie structurale capable d’en relever les signifiants universels. Tout se projette en direction d’une hybridation où se croisent en “droit” l’animal autant que la machine selon une technique dont Deleuze comme Derrida ont eu le souci. De ce côté-là, ça n’a pas de sens de séparer théorie et pratique, de les répartir en un couple d’oppositions nettement tranchées. »
L’article d’Elias Jabre, Le collectif commence seul, c’est-à-dire à plusieurs, tente de développer le geste de Derrida qui interroge Deleuze-Guattari, lorsque les deux philosophes s’en prennent aux bêtises que disent les psychanalystes qui rabattent les sujets sur Œdipe en ratant les devenir-animaux de l’homme. À travers sa critique, Derrida viserait certaines stratégies qui s’attaqueraient à l’ensemble d’un champ qu’il estime perfectible. Par sa politique de l’auto-immunité, il préfère partir d’une situation existante qu’il s’agirait d’endurer dans le cadre formel tel qu’il est institué (encore une fois, s’il semble perfectible, ce qui exclut Al-Qaïda et le régime nazi, par exemple), le temps de le faire dévier et de transformer les rapports de force jusqu’à les faire basculer dans un nouveau jeu. Il tient en même temps deux positions : d’une part, il tente d’assouplir un cadre qui prépare un possible changement de coordonnées ; de l’autre et dans le même mouvement, il se prononce au profit d’un nouveau pacte à venir (par exemple, en se prononçant pour le mariage homosexuel tout en défendant un autre pacte civil).
Il ne s’agit pas d’une résistance molle qui, en négociant avec le cadre existant, tiendrait de l’impuissance politique ou d’un mouvement qui ne mettrait pas en question les catégories sur lesquelles il repose, se contentant de protester dans une logique confortable.
Dans son article Assises citoyennes, Christophe Scudéry analyse la façon dont le Collectif des 39 (2) a organisé aux assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social  l’hétérogénéité des discours pour laisser circuler la parole entre « le psychiatre, le psychanalyste, le psychologue, l’interne, l’infirmier, le professeur, le politique mais aussi la mère de malade, “l’usager”, le malade pour ne pas dire le fou, etc. ». Mais de cette façon, chaque discours a été « assigné à résidence d’un représentant patenté ». Malgré les différentes tentatives d’assurer un contre-pouvoir, l’auteur explique que le dispositif reste problématique : « Parmi ceux qui avaient la parole se distinguait, par ailleurs, celui qui, du haut de son magister, tenait un propos souverain articulant un vouloir-dire déterminé avec des effets poursuivis, de ceux qui, rangés en rang d’oignon, alimentaient le débat d’une table ronde à coup d’énoncés spontanés, réagissant sous la forme d’une critique, d’un témoignage, d’une association libre, d’un développement, d’une opposition, etc. Comme s’il revenait à ces derniers d’exprimer la parole ôtée au public. N’y-a-t-il pas là la plus éclatante des mises en scène du Maître et de ses affidés ? N’y aurait-il pas quelques paradoxes à ce que des “assises citoyennes” qui se veulent espace d’épreuve d’une démocratie en train de se faire au moment même où elle s’exerce, ne soient au final que la répétition insidieuse d’une structure aristo-monarchique d’essence théologique ? »

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Christiane Vollaire nous rappelle qu’une psychiatrie coloniale sévissait encore en Algérie après la deuxième guerre mondiale, et que Frantz Fanon, psychiatre formé à la psychothérapie institutionnelle et dont la vision politique dépassait le cadre de sa pratique, contribua à la démanteler en attaquant violemment ses présupposés racistes (Jungle, basse-cour, labo zoologique) : « Au cœur de ce dispositif, la médecine coloniale, comme outil “scientifique” de représentation du colonisé en animal de laboratoire. Fanon montre que tout le montage en repose sur une tautologie, première faute logique : l’indigène est bête parce qu’il est bête, animal sauvage dont le mieux qu’on puisse en faire est de le transformer en objet d’observation ou, mieux, d’expérimentation. Fanon, psychiatre cultivé d’origine antillaise épousant la cause du FLN, ne va pas simplement dénoncer la barbarie physique infligée aux colonisés par ceux-là même qui les traitent de barbares, mais la profonde bêtise de ces Bouvard et Pécuchet de la médecine positiviste que sont les médecins-chercheurs coloniaux. […] S’occuper d’un débat d’experts psychiatres et de neurologues en pleine guerre d’Algérie, est-ce bien nécessaire ? Fanon montre que c’est précisément là, au sens propre, le nerf de la guerre.  »
Dans l’esprit du combat de Fanon, en conjuguant d’autres approches à partir de Deleuze-Guattari et Derrida par exemple, on pourrait imaginer l’articulation d’autres discours dans les mouvements de la psychiatrie actuelle, qui rompraient avec les hiérarchies corporatistes, mettraient en question les partages entre folie et raison, multiplieraient les pratiques alternatives. Philippe Roy décrit dans Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, ouvrage recensé par Christiane Vollaire, le processus d’ « une percée au sens stratégique du terme qui fait pénétrer une bouffée d’air dans le confinement social. […] La communauté politique est la membrane que peut activer le geste de résistance, dans cette interaction des corps les uns sur les autres […]. Et cette interaction des corps dans la communauté sociale, avec ses effets politiques en chaîne, produit moins un cycle que ce que Philippe Roy appelle une boucle. […] C’est la boucle insécable que constitue le cycle du désir et de la possession. Mais devenir actif n’est pas s’impliquer dans ce bouclage du désir et de l’acte. C’est bien plutôt “devenir cause adéquate d’un geste”. […] un geste tel que celui par lequel a pu se constituer ”la psychothérapie institutionnelle, comme trou dans la membrane de l’institution psychiatrique”. »
Annie Vacelet, quant à elle, dans son texte Qu’importe le langage ?, évoque l’hôpital psychiatrique comme un lieu qui « accueille aussi des groupes d’artistes débutants qu’il héberge dans des pavillons désaffectés qui puent. Il laisse se développer ici ou là des pratiques non-quantifiables. (La Sécurité sociale ne parle que d’acte “médical” parce qu’elle a réussi à le quantifier mais elle est incapable de dire quoique ce soit du geste, de l’accompagnement, de l’intersubjectivité.) […] L’hôpital a besoin de ces danseurs de l’existence, de leurs lumières, de leur rêveries, de leur capacité à passer de la médecine à la poésie, de l’audace qui les conduit à enjamber le gouffre de la création en clamant : “La folie nous concerne, la folie est partout, la folie est en nous. Il n’y a aucune raison de la faire porter entièrement par les malades”. »
Peut-être le psychanalyste cherche-t-il lui aussi à construire d’autres passerelles, notamment avec les patients dits psychotiques, des façons de toucher des êtres reclus dans des mondes peu accessibles, de trouver la transverse qui permettra de modifier leur position subjective, de changer les rôles et d’ouvrir l’espace d’un nouveau jeu, comme l’écrit Jean-Claude Polack dans son article Du pense bête au corps-à-corps qui excède largement la simple vignette clinique.

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Quant à la psychanalyse, elle pourrait être ou devenir une des meilleures façons de lutter contre les excès de la souveraineté, micro-politique qui bénéficierait au sujet et à son entourage. René Major, dans La bêtise est sans nom, reprend l’ensemble de l’argumentation sur la bêtise que tient Derrida dans le séminaire sur La Bête et le souverain, présentant une pratique qui consisterait dans « la possibilité de dire, en cours d’analyse, toutes les bêtises que l’on veut ou que l’on peut […] Cette liberté a pour but de réduire la “liberté indéterminée” […] afin que le sujet soit moins assujetti et moins assujettissant. – Il devrait donc, par la suite, dire moins de bêtises et en faire d’autant moins. Mais cette expérience ne peut avoir lieu que dans certaines conditions, celles où le tenant lieu d’analyste se sera abstenu de tout jugement en n’étant, tout bêtement si je puis dire, que le révélateur du savoir inconscient du sujet. »
La psychanalyse ne nous permettrait-elle pas également de mieux comprendre le sens d’une politique de l’auto-immunité par la manière dont elle rencontre la résistance ? Tout discours contestataire (et logocentrique) qui s’opposerait simplement aux discours qui tiennent la place ne générerait-il pas un surcroît de bêtise (de part et d’autre) ?
Cette politique de l’auto-immunité est illustrée dans l’article Autonomie, auto-immunité et stretch-limousine de Michael Naas qui s’appuie sur la fiction de De Lillo, Cosmopolis, où le sujet principal du roman est un milliardaire en limousine, un souverain dans son automobile, celle-ci renvoyant à toutes les figures classiques de l’autos et de la souveraineté. Dans cette fable de la déconstruction, on se rend compte que les puissants peuvent eux-aussi s’effondrer en une seule journée. Elle annonce peut-être l’effondrement de tout un monde, non plus à cause d’un ennemi qui serait plus fort que lui, mais par la démolition de ses propres défenses immunitaires. En effet, le héros tout puissant et insomniaque semble en quête d’un évènement qui le sortirait de son royaume numérique saturé de calcul : « Car l’auto, l’automobile, est ce qui nous protège, nous donne un sentiment d’identité et de plénitude, d’autonomie et d’indépendance, mais aussi ce qui nous empêche de faire l’expérience des événements – et l’événement c’est, à mon avis, cette chose qui interrompt la répétition du même, et que recherche en définitive Eric Packer. » Dans ce voyage d’une seule journée, on observe l’auto-immunité au travail, le sentiment d’appropriation et de maitrise du héros ayant atteint un degré tel, que le corps doit retourner ses défenses contre lui-même, s’exposer afin de sortir de sa pétrification, la bêtise n’étant peut-être que le devenir-chose du vivant.*
D’une autre manière, Marc Perrin nous fait voyager dans la tête de son héros spinoziste Ernesto (Spinoza in China – 3 journées dans la vie d’Ernesto) à qui il arrive de « […] comprendre comment nous sommes nous-mêmes les producteurs de l’enfermement dont nous affirmons subir l’oppression, et, comprendre, oui, comprendre : qu’une libération durable ne passe pas par une action qui nous permettrait de sortir de, mais : passe par une décision très simple : cesser la production de l’enfermement. Alors évidemment, cesser une production ça fait toujours un petit peu mal. Et pourquoi ça fait toujours un petit peu mal ? Ça fait toujours un petit peu mal, parce que produire, ça fait toujours un petit peu jouir. Même si c’est une toute petite jouissance qui est produite, c’est une jouissance qui est produite. Et cesser de jouir. Oui. Cesser de jouir même d’une toute petite jouissance ça fait toujours un petit peu mal. »
Contre le devenir chose, comme nous le montre Flore Garcin-Marrou (Pas si bête la marionnette !), le théâtre nous apprend plutôt à jouer des répétitions qui nous agissent, s’écartant de la bêtise de croire à notre liberté souveraine : « Schönbein (3) apparaît en sirène, femme-poisson où l’humain, la bête, la marionnette inter-agissent sans qu’aucun ne conserve bien longtemps le pouvoir. À la limite de l’humain, Schönbein se fait aussi mécaniques, lignes, matériaux, créature mécanomorphe : il ne s’agit plus d’un pouvoir souverain exerçant une domination sur un objet, mais d’un effet-retour constant entre la marionnette et son corps. »
Le devenir chose du vivant aurait ainsi partie liée avec la problématique de la souveraineté qui entraîne également la pétrification des êtres qui passent sous son joug, sorte de « modèle autopsique » mettant en jeu la curiosité d’après Derrida, et qui mêlerait voir, savoir, pouvoir, et structure théorico-théâtrale : « l’inspection objectivante d’un savoir qui précisément inspecte, voit, regarde l’aspect zôon dont la vie et la force ont été neutralisés. » (4)
Nous avons choisi pour ce numéro une image de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel, portant dans ses bras un loup empaillé, symbole pétrifié de la bête souveraine. Figé tout en étant paradoxalement dans une posture de puissance, l’animal semble marcher tête haute, tout en étant porté par une humaine (quant à elle, bien vivante), qui marche pour de bon et tête haute également, l’arrogance pointant jusque dans le reflet de ses lunettes de soleil. Et cette espèce de double posture, comme deux puissances qui s’étagent, un mort sur une vivante, donne cet effet grotesque où la souveraineté parait aussi bête que comique.

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Maude Felbabel, jeune artiste plasticienne, a nourri une fascination pour les animaux qui oriente depuis quelques années son travail par des Rencontres avec un taxidermiste, dont l’activité quotidienne interroge ces mêmes représentations entre le mort et le vivant.
Ces rapports avec les animaux nous rappellent que nous les avons mis sous notre tutelle, et que notre mode de vie technique les menace de façon permanente. Heureusement, quelques voix se sont levées dès l’Antiquité contre le sacrifice rituel et l’alimentation carnée pour « la coexistence illimitée, surmontant l’amour préférentiel et l’empathie ciblée, en vue de s’initier à une forme surhumaine de solidarité inter-animale. […] seul le droit, et non plus seulement les sentiments d’empathie, peut garantir une forme de protection aux êtres vivants pris dans le processus de marchandisation », voix dont le philosophe allemand Peter Sloterdijk se fait l’écho dans l’article qui ouvre le numéro (Des voix en faveur des animaux), traduit de l’allemand par le philosophe spécialiste de l’écologie et de la question animale Stéphane Hicham Afeissa.
Ce nœud complexe de concepts philosophiques et de propositions politiques originé par la réflexion autour des bêtes et de la bêtise, s’est compliqué ultérieurement dans le cours de l’élaboration du numéro, d’une part, par une réflexion sur l’esthétique, et, d’autre part, par l’irruption de multiples animaux, de « bêtes » dont la réalité déborde de tous côtés les concepts, « bêtes » présentes de plus en plus dans l’art, dans le design, dans les recherches de terrain. Dans son article sur Les Ambassadeurs, qui commente le travail artistique de Lydie Jean-Dit-Pannel, et l’inscrit dans le bestiaire fabuleux des édifices de la ville de Dijon, l’historienne et critique Martine Le Gac fait ainsi défiler devant les yeux des lecteurs une chouette, une chauve-souris, des loups et des perroquets, des animaux domestiques, sauvages et fantastiques, des animaux culturels et des animaux ambassadeurs, que l’art n’a jamais cessé d’interroger, de représenter et d’utiliser pour nourrir l’imaginaire collectif à travers les siècles, même quand le discours philosophique s’efforçait (de façon sacrificielle, comme nous l’a si bien montré Derrida) de les exclure pour laisser la place à l’humain et aux puissances prétendument exclusives du logos.
Dans Toujours la vie invente…, Manola Antonioli évoque la question du biomimétisme. Si les  designers, les architectes et les artistes se sont toujours tournés vers la nature pour imiter la beauté de ses formes et s’en inspirer, le biomimétisme cherche aujourd’hui à observer la nature pour inventer des solutions écologiques aux problèmes qui se posent dans les domaines les plus divers (l’agriculture, l’informatique, la science des matériaux, l’industrie) et pour développer des nouvelles interactions entre l’homme et ses environnements, animaux, végétaux et techniques.
Toujours dans le domaine du design, Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand présentent leur travail autour des animaux qui a donné lieu à l’exposition « Les Androïdes rêvent-ils de cochons électriques ? » dans le cadre de l’édition 2013 de la Biennale internationale de design de Saint-Etienne 2 : animaux qui vivent sur les terres contaminées dans la zone interdite autour de Fukushima, production d’animaux mécaniques et inquiétants, propositions d’interventions numériques susceptibles d’adoucir les conditions cruelles de l’élevage industriel, autant de pistes pour imaginer de nouvelles relations entre l’homme et le vivant (Porcs en parcs). Virginie Mézan-Muxart et Gaëlle Caublot nous présentent la figure méconnue du Médiateur Faune sauvage, qui sert de « passeur » entre les humains et des animaux (« intrus-artistes ») qui demandent à partager les maisons et les territoires, suscitant des craintes ou des rejets ou, à l’inverse, en poussant les habitants à aménager leur espace pour accueillir ces nouveaux hôtes.
Jean-Philippe Cazier en faisant la recension de l’ouvrage Le parti-pris des animaux raconte la démarche de l’auteur Jean-Christophe Bailly : « Il s’agit d’ouvrir des perspectives à l’intérieur du monde et de la pensée qui incluent les animaux comme des intercesseurs pour un monde tel que nous ne le voyons pas et une pensée telle que nous ne l’éprouvons pas. Bailly regarde les animaux au plus près de l’expérience : le silence des animaux, leur sommeil, leur vol, la respiration des animaux, leur façon de suivre une piste, de se dissimuler, de construire un territoire. Par cette approche empirique, il s’agit de “suivre leurs lignes et d’élargir par là même notre propre appréhension et nos propres modalités d’approche”, c’est-à-dire de trouver avec les animaux les conditions d’une pensée autre, d’une autre façon d’être au monde, avec le monde. »
Tous ces parcours entre les bêtes et la bêtise, la philosophie et la politique, l’homme et les animaux, nous embarquent (comme l’écrivent Marie-Haude Caraës et Claire Lemarchand dans leur article) « dans une mise en cause profonde de ce qui fait les contours et la substance du contemporain. Une révolution copernicienne de la pensée qui vous oblige simultanément à regarder derrière vous et à vous projeter, inquiets, vers le monde qui se profile. »
Manola Antonioli et Elias Jabre
Qu’ils sont bêtes ! / 2014
Édito de Chimères n°81 : Bêt(is)es

* Photos : Cosmopolis de David Cronenberg d’après Tom DeLillo

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1 Jacques Derrida, Séminaire La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Paris, Galilée, 2008, p. 442-443.
2 http://www.collectifpsychiatrie.fr/: En 2009, trente neuf professionnels de plusieurs horizons, ont lancé un appel face à la violence de l’Etat et au projet de rétention de sûreté et au dépistage, dès l’enfance, des futurs délinquants.
3 Marionnettiste, comédienne et danseuse allemande, la fondatrice du Theater Meschugge.
4 J. Derrida, La Bête et le souverain, volume I (2001-2002), Ibid., p. 395.

Qu’est-ce que l’écosophie ? / Félix Guattari / Au-delà du retour à zéro / dialogue avec Toni Negri / textes agencés et présentés par Stéphane Nadaud

Au-delà du retour à zéro
Extrait d’un dialogue de Félix Guattari avec Toni Negri pour la revue Futur antérieur n°4 : hiver 1990, à l’occasion de la sortie de Cartographies schizoanalytiques.
Note de Stéphane Nadaud : « Dans ce curieux échange, Negri tente de pousser Guattari dans ses retranchements et lui demande, successivement, s’il n’aurait pas tendance à être, à son insu, postmoderne, anhistorique, nihiliste, ontologue, utopiste, dogmatique ou positiviste, voire structuraliste. »

Toni Negri Je connais ta passion pour l’événement et ton plaisir pour la vie. Mais quand tu philosophes, tu sembles vouloir te détacher de cela. Comment gères-tu la schizophrénie structure-événement ? N’as-tu pas tendance à anticiper toujours la structure sous-jacente à l’événement, au risque de ne pas le laisser parler ? Cette question se retrouve-t-elle dans ton travail avec Deleuze ? Quelle est ta théorie de l’événement ? Comment imagier aujourd’hui non le processus, mais l’événement révolutionnaire, non les conditions de la révolution mais le pouvoir constituant ?

Félix Guattari L’événement est un don de Dieu. On a toujours l’impression qu’il ne se passe rien, qu’il ne se passera plus rien. Puis surgissent les « événements du Golfe ». Même là, j’ai pensé qu’au fond, il ne se passerait rien. La machine mass-médiatique planétaire lamine toutes les aspérités, toutes les singularités. On ne rencontre plus de zones de mystère. La question maintenant est de faire de l’événement avec ce qui se présente. Pas comme les journalistes qui sont tenus, quoi qu’il arrive, de faire leur « une ». Mais de façon plus poétique. Il est donc bien question ici. d’un pouvoir constituant, d’une production ontologique sui generis. Faire avec la sérialité. Ne serait-ce qu’en rêvant aux militaires américains en train de cuire dans leurs chars, au désarroi des otages, à la jubilation des jeunes Arabes, au délire systématique de Saddam… Ces scènes, sans limites précises, pour qu’il se passe enfin quelque chose !
Quant à la question que tu poses, relative à la structure, j’aimerais la décentrer. Je ne prétend jamais décrire un état de fait, un état de l’histoire ou de la subjectivité. Je cherche seulement à préciser les conditions de possibilité des divers modes de descriptions possibles. Pour appréhender ou pour contourner les problématiques de l’énonciation collective, tout système de modélisation – qu’il soit théorique, théologique, esthétique, délirant – est amené à positionner ce que j’appelle des facteurs ontologiques (les Flux, les Phylums machiniques, les Territoires existentiels, les Univers incorporels). Ainsi se trouve conjurée ou assumée partiellement la question, pour moi essentielle, du pluralisme ontologique. Il y a choix de constellations singulières d’Univers de référence, incarnée dans des Territoires existentiels, eux-même marqués par une précarité, une finitude qui font basculer l’Être dans une irréversibilité créationniste. Dans ces conditions, un ontologie ne peut être que cartographique, métamodélisation de figures transitoires des conjonctions intensitaires. L’événement réside dans cette conjonction d’une cartographie énonciatrice et cette prise d’être précaire, qualitative, intensive. Ce rapport de fondation réciproque entre l’exprimant et l’exprimé, le donnant et le donné, trouve son expression exacerbée dans la création esthétique précisément considérée comme pouvoir constituant ontologique.
Disons qu’il y a trois temps : celui de l’état initial, celui du retour à zéro, celui de la reprise de processualité. Le second temps n’est pas dialectique. On n’en a jamais fini avec la finitude, avec le non-sens. Et cependant, c’est un temps riche, une recharge de complexité par un bain chaotique. Toujours le temps zéro réserve des surprises ; à partir de points de singularité, laisser repartir des lignes de possibles. Le troisième temps serait celui des imaginaires, c’est-à-dire de la reprise des ambiguïtés. Comment définir un communisme, ou tout simplement un amour réussi, en échappant tout à fait aux illusions d’un désir d’éternité. La puissance de vivre, la joie spinoziste n’échappe à la transcendance, à la loi mortifère que par son caractère de modalité fragmentaire, polyphonique, multiréférentielle. Dès qu’une norme prétend unifier la pluralité des composantes éthiques, la processualité créative s’estompe. La seule vérité ultime est celle du chaos comme réserve absolue de complexité. Ce qui a fait la force et la pureté des premières moutures de socialisme et d’anarchisme, c’est précisément d’avoir tenu ensemble, au moins partiellement, un imaginaire communiste ou libertaire et un sens aigu de la précarité des projets individuels ou collectifs qui les supportaient. Depuis, la finitude s’est bien affadie, la subjectivité mass-médiatisée et collectivisée s’est infantilisée. La finitude du second temps de « prise de terre » n’est pas donnée une fois pour toutes. Sans cesse, elle doit être reconquise, recréée dans ses ritournelles et dans sa texture ontologique. La reconstruction du communisme passe aujourd’hui par un élargissement considérable des modes de productions de subjectivité. D’où la thématique d’une jonction entre l’écologie environnementale, l’écologie sociale et l’écologie mentale par une écosophie.
Félix Guattari
Qu’est-ce que l’écosophie ? / 2014
Textes agencés et présentés par Stéphane Nadaud
Éditions Lignes
felix

Peut-on être autonome tout seul ? / Philippe Roy

Se braquer. L’Italie des années 1970.
L’étrangeté du titre de mon intervention lui vient d’une fausse évidence. Autonomie semble vouloir dire que l’on conduit sa vie tout seul, que l’on s’en donne à soi-même les règles, que l’on fait tout seul des choix. Et j’entends ici aussi l’autonomie pas seulement au sujet d’un individu mais aussi d’un collectif, d’une communauté, d’une région, d’un pays. Au point que l’autonomie tendrait à être identifiable à l’indépendance, au sens de celui qui vivrait comme bon lui semble (dans le cas d’une région selon ses coutumes, ses valeurs, ses orientations etc.), chaque individu ou chaque région serait dans une sorte d’oasis adaptée à son indépendance. Et alors rien ne s’opposerait à y inclure l’agent rationnel individualiste, cher au libéralisme, cet individu pouvant être une entreprise, une multinationale.
Ou alors, autre interprétation : si autonomie veut dire conduire tout seul sa vie, sera autonome celui qui saura en faire quelque chose de bien, qui se conduira comme quelqu’un de responsable, maître en sa maison. Evidemment, la question se pose de savoir ce qu’est alors une vie bonne, mais ce n’est pas important pour moi ici. Peu importe à quelle idée renvoie la valeur d’une vie, il n’empêche que la responsabilité sera pour chaque conception équivalent à l’autonomie.
Etre autonome au sens de conduire sa vie tout seul serait donc équivalent d’indépendance, d’individualisme ou encore de responsabilité. Toutefois on sent bien qu’on ne peut pas strictement identifier l’autonomie à l’indépendance, ou à l’individualisme ou à la responsabilité. Car se joue aussi le rapport à la liberté, à notre choix. Est-ce vraiment notre choix si les conduites que l’on adopte sont celles qu’adoptent d’autres que nous et qui nous viennent d’eux, comment d’ailleurs cela peut-il être en grande partie autrement ? Même les fameuses pratiques de soi, ou du soi, dont parle Foucault, si elles ont lieu seul, ne se font pas sans être reproduites par plusieurs, pas un ermite qui n’en imite un autre, en ce sens on n’est pas ermite tout seul… Et être responsable de sa vie, de ses actes n’est-ce pas répondre à un « tu dois être responsable » qui vient des autres, de la loi sociale, en suivant des normes propres à chaque société ?
Posons un autre problème, si je fais ce qui me plaît, je suis bien indépendant, mais n’est-il pas alors possible d’être soumis à ses désirs ? Est-ce vraiment-moi qui conduit ma vie ? Ne suis-je pas ignorant des désirs qui me déterminent comme le dit Spinoza ? Mes désirs ne sont-ils pas encore une fois d’origine extérieure, hétéronomes, imitatifs eux aussi ? Bien plus, n’est-ce pas dans ses moments où j’arrive justement à m’opposer à mes désirs que je suis le plus libre et donc le plus autonome, comme lorsque j’accomplis un acte moral ainsi que Kant le soutient ? Le sujet autonome désignant justement chez lui l’être capable de vouloir librement un acte moral, qui s’y soumet lui-même. On retrouverait alors une version plus forte du choix, de la liberté, de la responsabilité. Pas d’autonomie sans des coupures qui viennent rompre le cours de la vie du soi-disant autonome-indépendant, coupures qui attestent que l’individu, s’il conduit sa vie, n’est pas seulement celui qui se donne des règles, mais est aussi celui qui lui donne de nouvelles directions.
Dans cette optique, l’autonome responsable serait alors celui qui prend des risques, qui prend ses responsabilités, qui n’est pas un suiveur mais plutôt celui qui sait s’écarter des chemins tracés, qui sait donner des coups de volant (et même au sens propre, et en allant dans le sens de Kant, quand la loi morale me commande. Quand par exemple je choisis de donner un coup de volant pour m’arrêter sur le bord de la route et venir en aide à quelqu’un, alors que j’ai un fort désir d’arriver au plus vite chez des amis). Etre autonome n’est donc pas seulement suivre un chemin mais braquer, et même mieux, être autonome c’est se braquer. Tant braquer veut dire à la fois s’orienter (quand on tourne ses roues ou même quand on braque son fusil en visant quelque chose) et se braquer signifie s’opposer à quelque chose. Je propose donc qu’on entende à la fois ces deux sens au sujet de « se braquer ». En me braquant je m’oppose, je refuse et je laisse place à une autre orientation, à une autre tournure, une autre manière d’être. Se braquer serait donc se tourner, avec une certaine tournure, tout en se détournant. Et l’impulsion que je reçois pour ma nouvelle tournure serait en prise directe sur celle de se détourner.
Et c’est bien ce que suppose l’acte moral kantien, je refuse de suivre mes inclinations sensibles, mes désirs personnels, je m’en détourne pour, en créant une forme d’immobilité par cette opposition, m’orienter vers et par la morale, selon une certaine manière d’agir. Je rappelle juste en passant que Kant est celui qui a créé le concept d’opposition réelle, en jeu dans tout refus, j’oppose en moi une force à une autre (comme quand je me retiens de rire), et je forme par là un centre immobile, un 0 (comme celui des nombres négatifs) (Cf Le concept de grandeur négative) Et dire que je me braque implique bien un rapport à soi, dont témoigne le pronominal « se » braquer. Donc en me braquant je braque autrement ce que je suis, m’opposant en même temps à ce que je ne veux pas être. Et je laisserais volontiers résonner dans le sens de braquer, l’acte délictueux (comme quand on braque une banque), pour sortir du registre moral dans lequel l’autonomie kantienne nous cantonne.
En effet, n’y a-t-il pas liberté de la volonté quand on fait quelque chose que personne n’ose faire parce que ce n’est pas moral ? Kant en convient partiellement quand il évoque le mal radical puisque nous faisons le choix du mal. N’est-on pas encore plus autonome tout seul ? Car à s’en tenir à la seule liberté morale au sens de Kant, ce n’est pas une autonomie tout seul puisque l’impératif catégorique, qui est comme le crible pour déterminer si une action est morale suppose que celle-ci soit universalisable, c’est-à-dire que cette action puisse être effectuée par d’autres sans contradiction.
Pourrait donc être autonome tout seul celui dont les conduites sont issues de ses propres braquages. Y aurait-il alors possibilité d’affirmer, ce que je disais être cette fausse d’évidence, que l’on peut être autonome tout seul ? Je fais de suite trois remarques, je parle de conduite depuis le début mais je précise que j’entends par là autant des conduites en tant que comportements (et qui impliquent des affects en tant qu’un comportement suppose des choses qui lui conviennent et d’autres qui ne lui conviennent pas) et aussi des conduites de pensée, des manières de penser (avec leurs affects aussi). Si bien que braquer concerne autant des nouvelles pensées que des nouveaux comportements, les changements d’orientation sont des problèmes de pensée comme de corps. Deuxième remarque, qui est un rappel, encore une fois, cela s’adresse aussi à un collectif. Troisième remarque enfin. N’assimilons pas se braquer à gouverner. Gouverner suppose quelque chose à gouverner et suppose de viser asymptotiquement un certain état de cette chose corrélatif d’un certain geste gouvernemental. Il faut donc plutôt limiter les braquages, qui seraient plutôt signe de fausse route, gouverner c’est piloter. Or, un mauvais pilote c’est celui qui braque, dont la conduite est composée de gestes brusques, qui n’a pas une conduite souple. Et parfois on braque pour éviter des obstacles que l’on rencontre. Gouverner c’est plutôt anticiper les obstacles, obstacles qui sont autant extérieurs qu’intérieurs au gouverné. Car le premier obstacle pour un gouvernement est celui qui n’est pas gouvernable. Ce pourquoi un geste gouvernemental ne pourra s’effectuer que s’il est partagé par tous, que si tout le monde se gouverne (rapport intérieur au gouverné). Pas de gouvernementalité sans colonisation des gestes de chacun. Comme le disait Foucault pour les Grecs, celui qui se gouverne soi-même gouvernera les autres, comme s’ il ne fallait pas s’arrêter à soi… L’autonomie propre à la gouvernementalité est donc celle qui réduit les modalités gestuelles en mettant en variation un seul geste gouvernemental, elle ne se fait donc pas seule car ce geste nous colonise, il demande d’avoir ses compétences. C’est à se demander si on peut encore parler d’autonomie.
A l’idée que l’autonomie peut avoir lieu seul résiste donc celle de l’autonomie du braqueur. Cependant ne dira-t-on pas de quelqu’un, d’un collectif, qui n’arrêterait pas de se braquer, dont la conduite est trop brusque, que la conduite de leur vie ne serait alors pas très assurée ?, peut-être même n’auraient-ils pas le temps de tirer profit des nouvelles voies que leur offriraient leurs braquages. Un individu, un collectif ne pourra donc être autonome que s’il ne rencontre pas trop souvent d’obstacles, or comme ces obstacles ne dépendent pas de lui, on comprend qu’il ne pourra pas vraiment être autonome tout seul. Et un geste gouvernemental est un des principaux obstacles, lui inculquant ses conduites. Il est donc préférable de s’unir entre ingouvernables pour être autonomes. Cela ne veut donc pas dire que tous les autres sont que des obstacles, ils peuvent au contraire nourrir de beaux changements, où se déploient de nouvelles puissances d’exister.
Si bien que lors de certaines rencontres soit je braque avec la complicité des autres, qui eux braquent aussi, nous trouvons de nouvelles voies positives, soit je me braque, on se braque ensemble, si c’est un obstacle. Mais cette alternative est encore une fois trop exclusive, comme je proposais de l’entendre tout à l’heure. Car même dans les rencontres positives il s’agit toujours pour faire naître de nouvelles orientations de s’opposer en partie à celles que l’on suivait avant. Se braquer peut donc vouloir dire aussi se braquer contre soi, c’était le sens que je relevais chez Kant avec l’opposition à nos inclinations sensibles. Reste à savoir toutefois si cette opposition précède la nouvelle orientation. On peut en effet soutenir que c’est en trouvant une nouvelle voie, en braquant autrement ce que nous sommes, en se conduisant autrement, qu’en même temps on s’oppose à d’autres gestes qui deviennent incompatibles avec les nouvelles conduites. Et il semblerait que cela se passe plutôt comme ça dans ces rencontres positives, c’est parce que nous découvrons de nouveaux gestes que nous nous opposons aux anciens. Mais en tous les cas, bonnes ou mauvaises rencontres, les autres peuvent favoriser que l’on se braque.
Il n’y a donc pas d’autonomie tout seul, il n’y a d’autonomie qu’à plusieurs. Et je crois que ce leurre de la pensée d’une autonomie tout seul nous vient des positions républicaines, libérales, ou de responsabilisation des gouvernés, culminant avec la gouvernementalité néo-libérale. C’est un leurre entretenu pour dépolitiser le problème de l’autonomie. Et pour discréditer tout braquage, ces pouvoirs n’aiment pas que l’on se braque, ils trouvent même cela stérile (le fameux : arrête de te braquer !) alors même que c’est le germe de nouveaux gestes. Mais dire qu’on ne peut pas être autonome tout seul ne veut pas dire qu’on ne peut pas être autonome. J’aimerais alors continuer de suivre la piste que je viens d’ouvrir en évoquant ces autonomies du se braquer, du braquage en abordant une situation concrète qui répondrait au problème sur lequel je débouche : que serait un collectif autonome qui serait aussi des autonomies des groupes ou individus qui le composent ? Comment penser le rapport, les relais, entre les braquages du collectif et les braquages au niveau des individus et groupes qui le composent ? Comment ça pourrait se passer quand ça se braque de tous les côtés et à plusieurs échelles ?
Il me semble que l’on peut en avoir une idée avec cette situation exemplaire qu’a été l’Italie des années 1970 où l’autonomie a été, vous le savez, centrale. « Central » n’est peut-être pas le mot adapté, car elle a été plutôt polycentrée (1), puisqu’il y avait plusieurs autonomies qui coexistaient et vous voyez que je me rapproche alors du problème que je posais. Pour évoquer ici ces années 1970 en Italie, je m’appuierai sur le livre de Marcello Tari Autonomie ! Italie, les années 1970 paru à La fabrique en 2011 ainsi que sur le Ceci n’est pas un programme du collectif Tiqqun. Je ne dis pas que ce sont les meilleurs livres pour en parler, je n’en sais rien, et de toute façon même si cela l’était on ne pourra jamais penser que deux livres peuvent à eux seuls parler d’une période. Ce qui m’intéresse est que certaines des perspectives qu’ils ont choisi d’adopter nous apprennent des choses pour répondre au problème que je posais tout à l’heure au sujet des autonomies multiples, où ça se braque.
Un petit rappel historique pour commencer, sur ce qu’ont été dans leurs grandes lignes ces années 1970 italiennes. Tari les fait commencer en 1973, c’est l’ouverture d’une séquence dans laquelle nous sommes encore et plus que jamais plongés. Je cite Tari « En février 1973, les Etats-Unis procèdent à une nouvelle dévaluation drastique du dollar, après l’abandon de l’étalon-or décidé par Nixon en 1971. C’est un véritable acte de guerre et le début d’une nouvelle ère du capitalisme dans laquelle, à bien des égards, nous vivons encore : la spéculation financière sur les marchés mondiaux, l’accaparement des matières premières, la fragmentation extrême du travail, la domination de et par la communication sont les leviers qui ont permis aux seigneurs du monde de faire repartir l’accumulation du profit et du pouvoir, en réinventant au passage une nouvelle forme d’individualisme et de « production et de souci de soi » qui modèlera ce que Giorgio Agamben a appelé « la petite bourgeoisie planétaire ». Dès lors, « crises » et « reprises » se succèdent régulièrement, jusqu’à aujourd’hui où la crise ne présume même plus d’une vraie reprise mais seulement de son approfondissement nihiliste (2). » Où on remarque encore ici que l’autonomie du souci de soi néolibéral, soi-disant en solitaire (la production de soi par soi) est inséparable d’une forme de pouvoir qu’est justement le néolibéralisme.
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Revenons alors à l’Italie, c’est dans ce contexte qu’ « en Italie, en 1973, la lire se dévalue à toute vitesse, les importations de biens de consommation sont bloquées, les prix des produits grimpent vertigineusement. [...] d’un jour à l’autre, à cause des mesures économiques du gouvernement, les salaires réels deviennent insignifiants. Et avec la « récession » se profilent les licenciements de masse dans toutes les grandes usines et un avenir désespéré pour les jeunes générations. » (3) En mars 1973 la plus grande usine d’Italie, l’usine Fiat à Mirafiori (50000 salariés) dans la banlieue sud de Turin est bloquée trois jours par les ouvriers. Les ouvriers se braquent. Et ils se braquent aussi contre le travail, il n’est pas question d’auto-gestion, l’usine est à l’arrêt. Ou du moins certains se braquent contre le travail, pas ceux qui se disent de la classe ouvrière, chapeautés par le Parti Communiste Italien, qui veulent plutôt lutter pour l’amélioration de leur condition. Or se braquer contre le travail ne va pas être sans permettre que les ouvriers s’orientent plus franchement vers de nouvelles formes de vie que certains vivaient déjà en partie mais auquel le travail faisait obstacle. C’étaient surtout des jeunes ouvriers, immigrés et fils d’immigrés du sud de l’Italie ou piémontais, une vraie plèbe, mal vue pas les syndicats, arrivée dans les usines dès le début des années 1960 déjà très impliquée dans les grèves de 1969 (voir le livre Nous voulons tout de Nanni Balestrini), qui avant cela « ne travaillent que le temps strictement nécessaire pour acheter leur billet pour le prochain voyage, qui vivent dans des maisons collectives, qui volent de la viande dans les supermarchés [des braquages], qui ne veulent plus rien savoir du travail fastidieux, répétitif et socialement inutile de surcroît, auquel ils sont censés consacrer toute leur vie. » (4) Le geste de résistance qu’a été le blocage de l’usine n’était donc pas sans être en relation avec la résistance de gestes qu’étaient ceux de ces autres modes de vie où ça se braquait déjà.
Il ne faut pas réduire évidemment ce qui se passera alors en Italie à la seule ville de Turin, il faut rajouter Milan, Bologne, Rome, Naples et autres, de plus et surtout cela sortira très largement du cadre de l’usine occupant toutes les dimensions de la vie. Enfin, je l’ai dit et c’est cela qui nous intéresse, il n’y a pas qu’une autonomie, de multiples autonomies se sont créées, des autonomies de désubjectivation dont je vais surtout parler (désubjectivation des anciennes appartenances capitalistes des femmes, des étudiants, des prisonniers, des homosexuels) autonomies de collectifs de quartier, des comités ouvriers à quoi il faut rajouter ceux se revendiquant du courant marxiste plus connu de l’opéraïsme dont Negri et Tronti sont les figures les plus connues (Lotta Continua et Potere Operaio). Cette autonomie va trouver sa vigueur et son déploiement sous plusieurs formes entre 1975 et 1976 avant de s’intensifier, devenir plus insurrectionnelle et donner lieu au Mouvement de 1977, avec un engagement plus affirmé dans la lutte armée (certains groupes comme les Brigades rouges (BR) n’étant voués qu’à cela). On connaît la fin, l’exécution en 1978 d’Aldo Moro (président de la démocratie Chrétienne qui allait signé un compromis national avec le PCI) par les BR suivi d’une violente répression de l’Etat contre tous les autonomistes qui réagissent en se militarisant mais perdront cette guerre civile. (12000 autonomistes sont incarcérés, 600 s’exilent à l’étranger)
Cette autonomie italienne est donc une multiplicité d’autonomies. On n’a plus affaire à l’autonomie de la classe ouvrière de laquelle se revendiquent avec conflictualité certains groupes (les maoïstes, les trotskistes, les staliniens etc.) mais donc, surtout, à des autonomies de désubjectivation : « autonomie des ouvriers, autonomie des étudiants, autonomie des femmes, autonomie des homosexuels, autonomie des enfants, autonomie des prisonniers » (6). Et ces autonomies se déclarent plus par des manières d’agir, le « comment » et non le « qui », elles se déclarent par des gestes singuliers et non par une certaine orthodoxie ou des gestes normalisés. Ainsi écrit Tari « à la gestualité normative des groupes répondait une rafale de gestes irréductiblement singuliers, et même lorsqu’ils se muaient en habitude, c’était encore avec un goût de l’excès de signification qui a préservé ces expériences de toute opération de récupération. » (7) Est intéressante cette idée de Tari que les gestes sont considérés excessifs car on ne peut pas dire ce qu’ils signifiaient, ils nous font plus parler qu’on ne peut parler d’eux. Ces gestes trouent les savoirs, les discours en place. Je donne un exemple, Tari cite Félix, un jeune militant du Sud : « Je ne veux pas être récupéré par la normalité hétérosexuelle parce que je ne crois pas en elle. Mais je ne crois pas non plus en un modèle homosexuel et alors, conscient de mes limites, je veux progresser dans ma libération pour faire exploser tout ce que j’ai refoulé et me changer moi-même et n’être ni homosexuel ni hétérosexuel et, plus que bisexuel, être ce que nous ne savons pas encore, parce que c’est réprimé. » (8) C’est en se braquant en lui-même contre lui-même que naissent les gestes de Félix du rapport à sa sexualité, en libérant d’autres gestes qui sont réprimés, sans qu’il sache avant leur libération que la répression portait sur eux. Comme si on ouvrait des portes sans savoir qu’il y avait des prisonniers dans la pièce dans laquelle donnaient ses portes. En libérant un geste d’autres viennent à la suite, libérés, formant des lignées de gestes.
C’est ici l’autonomie sexuelle d’un individu mais les gestes sont aussi collectifs comme ceux qui ont été appelés des gestes d’autoréductions (visant la gratuité, on réduit soi-même les prix) qui consistaient en des braquages pour répondre aux besoins élémentaires. Deux exemples de gestes d’autoréduction : des collectifs « montent dans les bus, sabotent les oblitérateurs et distribuent des tracts, ou ils montent en groupe et attendent l’arrivée du contrôleur pour lui arracher tout son bloc de contraventions et en sortant, ils inscrivent des slogans sur les flancs du bus. Ou encore [...] ils se présentent en grand nombre dans un supermarché et ils invitent les gens à s’approprier la marchandise, ce que tout le monde s’empresse de faire : l’expropriation ne dure pas plus d’une minute. » (9)
Je reviens à la conjonction des deux sens de braquer, car il est manifeste maintenant que les gestes singuliers de chaque autonomie, qui la braque toujours dans de nouvelles voies avec de nouvelles manières d’être étaient aussi des gestes pour se braquer contre, des sépar/actions (Separ/azione) disait-on alors. Le « contre » est aussi un « pour ». « Notre non à la société des sacrifices est un droit à occuper des immeubles et des « centres sociaux » » (10) . Ceci est marqué avec insistance par Tiqqun « L’Autonomie [...] n’est qu’une succession d’actes de naissance comme autant d’actes de sécession. C’est donc l’autonomie des ouvriers, l’autonomie de la base par rapport aux syndicats, de la base qui dès 1962, à Turin, saccage le siège d’un syndicat modéré à Piazza Statuto. Mais c’est aussi l’autonomie des ouvriers par rapport à leur rôle d’ouvrier : refus du travail, sabotage, grève sauvage, absentéisme, étrangeté proclamée par rapport aux conditions de leur exploitation, par rapport à la société capitaliste. C’est l’autonomie des femmes : refus du travail domestique, refus de reproduire en silence et dans la soumission la force de travail masculine [etc.] C’est l’autonomie des jeunes, des chômeurs et des marginaux qui refusent leur rôle d’exclus, ne veulent plus se taire ». Et comme le remarque avec pertinence Tiqqun « Contrairement à ce que laissera entendre la connerie sociologisante, toujours avide de réductions rentables, le fait marquant, ici, n’est pas l’affirmation comme « nouveaux sujets », politiques, sociaux ou productifs, des jeunes, des femmes, des chômeurs ou des homosexuels, mais au contraire leur désubjectivation violente, pratique, en acte, le rejet et la trahison du rôle qui leur revient en tant que sujets. Ce que les différents devenirs de l’Autonomie ont en commun, c’est de revendiquer un mouvement de séparation par rapport à la société, par rapport à la totalité. » (11)
Ce qui est donc intéressant est qu’on ne se braque pas pour être reconnu mais pour le contraire, pour ne plus être reconnu socialement. On n’arrête pas de braquer autrement ce que nous sommes, on se braque contre soi-même pour encore plus être soi-même. Comme l’écrit Carla Lonzi en 1978 : plus je suis quelconque, plus je suis moi-même. (12) De plus on saisit que ces autonomies sont en relation, ne serait-ce déjà car elles se séparent ensemble d’une même totalité, d’une même société, d’où les grandes manifestations qui jalonneront cette période (telle celle de Bologne en 1976) et les luttes armées. Et cette totalité, cette société contre laquelle on se braque est celle de la gouvernementalité, c’est-à-dire de conduites, de gestes qu’on ne veut plus habiter. Cela s’étendant aussi et surtout, jusqu’au coeur des relations familiales, de l’administration du foyer, d’où le rôle très important des femmes dans ce mouvement d’autonomie.
Construire de nouveaux territoires consiste de prime abord à ne plus habiter certains gestes pour en habiter d’autres. La revendication d’autonomie qui est aussi celle du territoire commence par là. Ce pourquoi Tari a tout à fait raison de dire que plus que conquérir des territoires il faut déjà arracher des territoires au contrôle étatique, c’est-à-dire à des gestes gouvernementaux que l’on habitait. « A Milan et à Rome, des centaines de familles prolétaires occupaient des immeubles entiers où elles mettaient en place des crèches, des dispensaires, des centres de consultation pour les femmes. A Naples et dans le Sud, les listes de chômeurs étaient gérées directement par les assemblées autonomes et non par les bureaucrates du Bureau du travail, et tout le monde commença à réfléchir à l’organisation de la vie des quartiers, y compris en régulant par le bas le prix des marchandises et en expulsant les fascistes et les spéculateurs. » (13) Les autonomies se joignent à travers la composition de leurs gestes, c’est en habitant ensemble des gestes différents qu’on construit un territoire, la conquête du territoire en son sens propre en est alors le corrélat. Même occuper un logement est en premier lieu habiter le geste d’occuper.
Pour résumer, l’autonomie italienne des années 1970, était donc des autonomies se produisant chacune par des gestes singuliers, on peut parler ici d’une libération de gestes et non d’une liberté d’un sujet. On se braque en libérant des gestes. Ces gestes singuliers pouvant être ceux d’autoréductions qui sont aussi des braquages en son sens délictueux. Et dans cette Italie des années 1970, on se braque, Sépar/action, sécession (contre le travail, la reproduction de la domination domestique etc.), contre la gouvernementalité qui unit tout ce contre quoi on se braque. Si bien que les autonomies s’unissent. Le se braquer à l’échelle de chaque autonomie est un se braquer à l’échelle de toutes les autonomies, à l’échelle de l’Autonomie. En un premier sens l’unité de l’Autonomie vient donc en miroir du Un qu’est l’ennemi : la gouvernementalité néo-libérale. Et cette gouvernementalité est aussi ce qui conduit la transformation du territoire de la ville en métropole, ce pourquoi le numéro d’avril 1976 du journal Rosso titrera : « Ouvriers contre la métropole » (14). Cela introduit à la question du territoire et à un autre sens de l’unité des autonomies lié à celui-ci.
En effet, selon un deuxième sens l’unité est celle du territoire par cohabitation des gestes singuliers qui se composent, se coordonnent ou parfois rentrent en conflit (il importait aussi de se braquer entre autonomes). Or, comme ces gestes singuliers entraînent la libération de nouveaux gestes, on peut dire que chaque libération d’un geste par une autonomie n’est pas sans retentir en libérant un geste d’une autre autonomie puisqu’il y a cohabitation des gestes. Par exemple les gestes liés au refus du travail sont dans un rapport de retentissement avec les nouveaux gestes des femmes dans le foyer domestique.
Une conclusion s’impose donc : plus on est autonome à plusieurs plus on l’est mieux tout seul. Ou autre formulation en entendant se braquer comme je le propose depuis le début, s’opposer et se réorienter avec d’autres manières d’être : c’est parce que nous nous braquons que je me braque et c’est parce que chacun se braque que nous nous braquons, que nous devenons donc autonomes. On comprend enfin au terme de ce petit parcours toute la différence qu’il peut donc y avoir entre se braquer et résister. On devient autonome en se braquant alors que l’on essaye seulement de conserver une forme d’autonomie en résistant. Il n’y a pas de production de soi par la résistance. D’où le rapport différent au pronominal. On peut dire qu’on se braque mais non qu’on se résiste. Au point même que l’on valorise plus le fait d’être irrésistible que résistible.
Alors, même si cela ne peut se décréter : soyons irrésistibles, braquons nous.
Philippe Roy
Peut-on être autonome tout seul ? / 2014
Publié sur Ici et ailleurs
Lire également les Conditions de l’autonomie / Alain Brossat
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1 Marcello Tari, Autonomie ! Italie, les années 1970, La fabrique, 2001, p. 71.
2 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.13.
3 Autonomie ! Italie, les années 1970, p.14.
4 Citation de Bifo par Tari, ibid., p. 26.
5 Ibid., p. 129
6 Ibid., p. 53.
7 Ibid., p. 50.
8 Ibid., p. 157.
9 Ibid., pp. 184-185.
10 Ibid., p. 186
11 Tiqqun, Ceci n’est pas un programme, p. 53.
12 Autonomie ! , p. 142.
13 Ibid., p. 123.
14 Ibid., pp. 180-184.

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