Archive pour le Tag 'samuel beckett'

Watt (2) / Samuel Beckett

Le nom de cette bienheureuse famille était Lynch. Il y avait Tom Lynch, veuf, âgé de 85 ans, cloué au lit par d’incessantes douleurs inexpliquées au caecum, et puis ses trois fils encore en vie, Joe, âgé de 65 ans, perclus de rhumatismes, et Jim, âgé de 64 ans, bossu et ivrogne, et enfin Bill, veuf, âgé de 63 ans, très gêné dans ses mouvements par la perte des deux jambes à la suite d’un faux-pas suivi d’une chute, et puis sa seule fille encore en vie May Sharpe, veuve, âgée de 62 ans, en pleine possession de toutes ses facultés à l’exception de la vue. Ensuite il y avait la femme de Joe, Flo, née Doyly-Byrne, âgée de 65 ans, parkinsonienne mais sinon en parfaite condition, et puis la femme de Jim, Kate, née Sharpe, âgée de 64 ans, couverte de plaies suintantes de nature inexpliquée mais sinon en parfaite santé. Ensuite il y avait le fils de Joe, Tom, âgé de 41 ans, sujet malheureusement à des accès tantôt d’exaltation, qui lui interdisaient le moindre effort, et tantôt de dépression, pendant lesquels il ne pouvait ériger le petit doigt, et puis le fils de Bill, Sam, âgé de 40 ans, dont par une grâce providentielle la paralysie n’affectait que les zones comprises d’une part entre les genoux et les pieds et de l’autre entre la tête et la ceinture, et puis la fille de May, Ann, vierge en principe, âgée de 39 ans, gravement diminuée physiquement et moralement par une douloureuse affection de nature honteuse, et puis le garçon de Jim, Jack, âgé de 38 ans, faible d’esprit, et ses frères les jumeaux inséparables Art et Con, âgés de 37 ans, qui sous la toise en chaussettes atteignaient 1,10m et sur la balance nus comme des vers 34 kg tout en os et en muscle et entre qui la ressemblance était si frappante à tous égards que même à ceux qui les connaissaient et les aimaient (et ils étaient nombreux) il arrivait d’appeler Art Con quand ils voulaient dire Art et Con Art quand ils voulaient dire Con au moins aussi souvent, sinon plus souvent, que d’appeler Art Art quand ils voulaient dire Art et Con Con quand ils voulaient dire Con. Ensuite il y avait la jeune femme de Tom, Mag, née Sharpe, fée de 41 ans, très handicapée dans ses activités aussi bien à la maison qu’au dehors par des crises subépileptiques d’incidence mensuelle pendant lesquelles elle se roulait l’écume aux lèvres sur le sol de la cuisine, ou sur les pavés de la cour, ou sur le carré de légumes, ou sur les berges de la rivière, et ne laissait pas le plus souvent de se blesser d’une façon ou d’une autre, au point de devoir gagner son lit et y rester, chaque mois, le temps de se remettre,, et puis la femme de Sam, Liz, née Sharpe, âgée de 38 ans et pour son bonheur plus morte que vive du fait d’avoir donné à Sam en l’espace de 20 ans 19 enfants dont 4 encore en vie et renouveau grosse, et puis de l’infortuné Jack faible d’esprit ne l’oublions pas l’épouse Lil née Sharpe, âgée de 38 ans, faible de poitrine. Et ensuite pour passer à la génération suivante il y avait le fils de Tom, Simon, âgé de 20 ans, qui entre autres anomalies hélas indescriptibles avait les

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Et sa jeune femme et cousine de l’oncle Sam, âgée de 19 ans, dont la beauté et l’utilité se trouvaient cruellement diminuées par la faute de deux bras desséchés et d’une claudication d’origine tuberculeuse insoupçonnée, et puis les deux fils de Sam encore en vie, Bill et Mat, âgés respectivement de 18 et 17 ans, qui étant venus au monde respectivement aveugle et boiteux s’étaient vus affectueusement surnommer Bill l’Aveugle et Mat le Boiteux respectivement, et puis l’autre fille mariée de Sam Kate, âgée de 21 ans, beau brin de fille quoique hémophile, et puis son jeune mari et cousin Sean, fils de l’oncle Jack, âgé de 21 ans, solide gaillard quoique hémophile également, et puis la fille de Franck (?) Bridie, âgée de 15 ans, pilier et soutien de la famille, ne dormant que le jour pour pouvoir recevoir la nuit, au tarif élastique de 2 pence ou 3 pence ou 4 pence ou même 5 pence ou une bouteille de bière l’étreinte, et cela dans la remise pour ne pas incommoder les siens, et puis l’autre fils de Jack, Tom, âgé de 14 ans, dont on disait diversement qu’il tenait de son père par la faiblesse de son esprit et de sa mère par la faiblesse de sa poitrine et de son grand-père paternel Jim par son goût des boissons fortes et de sa grand-mère paternelle Kate par la plaque grande comme une assiette d’eczéma humide qui lui déparait le sacrum et de son grand-père paternel Tom par les crampes qui lui tarabustaient l’estomac.
Et enfin pour passer à la génération montante il y avait les 2 fillettes de Sean, Rose et Cerise, âgée de 4 et de 5 ans respectivement, et ces mignonnes petites innocentes étaient hémophiles à l’instar de papa et de maman, et ma foi c’était très moche de la part de Sean, sachant ce qu’il était et ce qu’était Kate, de faire à Kate ce qu’il lui fit, au point qu’elle conçut et mis au monde Rose, et ma foi c’était très moche de sa part à elle de le laisser faire, et ma foi c’était de nouveau très moche de la part de Sean, sachant ce qu’il était et ce qu’était Kate et maintenant ce qu’était Rose, de faire de nouveau à Kate ce que de nouveau il lui fit, au point qu’elle conçut de nouveau et mit au monde Cerise, et ma foi c’était de nouveau très moche de sa part à elle de le laisser faire de nouveau, et puis il y avait les 2 petits garçons de Simon, Pat et Larry, âgés de 4 et de 3 ans respectivement, et le petit Pat était rachitique, avec des bras et des jambes comme des allumettes et une tête grosse comme un ballon et un ventre gros comme un autre, et le petit Larry ne l’était pas moins, et la seule différence entre le petit Pat et le petit Larry était ceci, compte tenu de la légère différence d’âge, et de nom, que les jambes du petit Larry ressemblaient encore davantage à des allumettes que celles du petit Pat, tandis que les bras du petit Pat ressemblaient encore davantage à des allumettes que ceux du petit Larry, et que le ventre du petit Larry ressemblait un peu moins à un ballon que celui du petit Pat, tandis que la tête du petit Pat ressemblait un peu moins à un ballon que celle du petit Larry.
5 générations, 28 âmes, 980 ans, tel était le glorieux bilan de la famille Lynch.
Samuel Beckett
Watt / 1945 / 1953 / 1968
Autres textes de et sur et autour de Beckett : ICI
Watt (2) / Samuel Beckett dans Beckett sam-beckett

L’Innommable / Samuel Beckett

(…) je n’ai pas bougé, j’ai écouté, j’ai dû parler, pourquoi vouloir que non, après tout, je ne veux rien, je dis ce que j’entends, j’entends ce que je dis, je ne sais pas, l’un ou l’autre, ou les deux, ça fait trois possibilités, toutes ces histoires de voyageurs, ces histoires de coincés, elles sont de moi, je dois être extrêmement vieux, ou c’est la mémoire qui est mauvaise, si je savais si j’ai vécu, si je vis, si je vivrai, ça simplifierait tout , impossible de savoir, c’est là l’astuce, je n’ai pas bougé, c’est tout ce que je sais, non, je sais autre chose, ce n’est pas moi, je l’oublie toujours, je reprends, il faut reprendre, pas bougé d’ici, pas cessé de me raconter des histoires, les écoutant à peine, écoutant autre chose, me demandant de temps en temps d’où je les tiens, ai-je été chez les vivants, ou sont-ils venus chez moi, et où, où est-ce que je les tiens, dans ma tête, je ne me sens pas une tête, et avec quoi est-ce que je les dis, avec ma bouche, même remarque, et avec quoi est-ce que je les entends, et tatata et tatata, ça ne peut pas être moi, ou c’est que je ne fais pas attention, j’ai tellement l’habitude, je fais ça sans faire attention, ou étant comme ailleurs, me voilà loin, me voilà l’absent, c’est son tour, celui qui ne parle ni n’écoute, qui n’a ni corps ni âme, c’est autre chose qu’il a, il doit avoir quelque chose, il doit être quelque part, il est fait de silence, voilà une jolie analyse, il est dans le silence, c’est lui qu’il faut chercher, lui qu’il faut être, de lui qu’il faut parler, mais il ne peut pas parler, alors je pourrai m’arrêter, je serai lui, je serai le silence, je serai dans le silence, nous serons réunis, son histoire qu’il faut raconter, mais il n’a pas d’histoire, il n’a pas été dans l’histoire, ce n’est pas sûr, il est dans son histoire à lui, inimaginable, indicible, ça ne fait rien, il faut essayer, dans mes vieilles histoires venues je ne sais d’où, de trouver la sienne, elle doit y être, elle a dû être la mienne, avant d’être la sienne, je la reconnaîtrai, je finirai par la reconnaître, l’histoire du silence qu’il n’a jamais quitté, que je n’aurais jamais dû quitter, que je ne retrouverai peut-être jamais, que je retrouverai peut-être, alors ce sera lui, ce sera moi, ce sera l’endroit, le silence, la fin, le commencement, le recommencement, comment dire, ce sont des mots, je n’ai que ça, et encore, ils se font rares, la voix s’altère, à la bonne heure, je connais ça, je dois connaître ça, ce sera le silence, faute de mots, plein de murmures, de cris lointains, celui prévu, celui de l’écoute, celui de l’attente, l’attente de la voix, les cris s’apaisent, comme tous les cris, c’est-à-dire qu’ils se taisent, les murmures cessent, ils abandonnent, la voix reprend, elle se reprend à essayer, il ne faut pas attendre qu’il n’y en ait plus, plus de voix, qu’il n’en reste plus que le noyau de murmures, de cris lointains, il faut vite essayer, avec les mots qui restent, essayer quoi, je ne sais plus, ça ne fait rien, je ne l’ai jamais su, essayer qu’ils me portent dans mon histoire, les mots qui restent, ma vieille histoire, que j’ai oubliée, loin d’ici, à travers le bruit, à travers la porte, dans le silence, ça doit être ça, c’est trop tard, c’est peut-être trop tard, c’est peut-être déjà fait, comment le savoir, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, c’est peut-être la porte, je suis peut-être devant la porte, ça m’étonnerait, c’est peut-être moi, ça a été moi, quelque part ça a été moi, je veux partir, tout ce temps j’ai voyagé, sans le savoir, c’est moi devant la porte, quelle porte, ce n’est plus un autre, que vient faire une porte ici, ce sont les derniers mots, les vrais derniers, ou ce sont les murmures, ça va être les murmures, je connais ça, même pas, on parle de murmures, de cris lointains, tant qu’on peut parler, on en parle avant, on en parle après, ce sont des mensonges, ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l’on écoute, où l’on attend, qu’il se rompe, que la voix le rompe, c’est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas moi, c’est tout ce que je sais, ce n’est pas le mien, c’est le seul que j’ai eu, ce n’est pas vrai, j’ai dû avoir l’autre, celui qui dure, mais il n’a pas duré, je ne comprends pas, c’est-à-dire que si, il dure toujours, j’y suis toujours, je m’y suis laissé, je m’y attends, non, on n’y attend pas, on n’y écoute pas, je ne sais pas, c’est un rêve, c’est peut-être un rêve, ça m’étonnerait, je vais me réveiller, dans le silence, ne plus m’endormir, ce sera moi, ou rêver encore, rêver un silence, un silence de rêve, plein de murmures, je ne sais pas, ce sont des mots, ne jamais me réveiller, ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer, c’est tout ce que je sais, ils vont s’arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n’a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer.
Samuel Beckett
l’Innommable / 1949
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