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Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger

Une lecture révolutionnaire
Le rappel du passé ne va pas sans oublis significatifs parce que rarement innocents. Parmi les victimes de l’amnésie officielle du Bicentenaire, Daniel Guérin. Ce chercheur militant a consacré à la Révolution française un livre qui, lors de sa parution, en 1946, fut diversement accueilli (1). L’ouvrage figure dans les bibliographies sérieuses. Mais, de son contenu, il est rarement question (2).
Pourtant, dans le grand débat politique qui se déroule sur le sens et l’actualité de la Révolution, Daniel Guérin peut apporter beaucoup. Il nous propose en effet une méthode d’interprétation du processus révolutionnaire susceptible de dissiper un certain nombre de confusions.
Ecartons d’abord un malentendu. Daniel Guérin n’est pas un historien, au sens classiquement universitaire du terme. Ses démonstrations sont étayées par des références précises aux événements et il a travaillé sur toute la documentation qui était accessible dans les années quarante. Mais il n’apporte rien de fondamentalement nouveau dans la reconstitution du passé : pas de trouvailles d’archives, pas d’éléments biographiques inédits ni de récits originaux. De ce point de vue, il est impossible de comparer son oeuvre à celles de Georges Lefebvre, d’Albert Soboul ou de tous ceux qui, à leur suite, ont défriché le champ du mouvement populaire, rural et urbain, dans les années révolutionnaires.
La visée de Guérin est autre. C’est en tant que révolutionnaire (3) qu’il interroge la Révolution française : d’un événement d’une telle ampleur, il faut tirer des leçons actuelles car, dans le temps et dans l’espace, le combat contre l’exploitation est un, par-delà les évidentes différences des périodes et des cultures. Le militant du XXe siècle, qui a été confronté aux expériences exaltantes et sinistres de la révolution d’Octobre et de sa dégénérescence, peut porter sur les luttes anciennes un regard neuf, il peut mieux en comprendre les limites, les contradictions, la portée. En retour, la connaissance du passé lui permet de mieux aborder la complexité du présent.
Une lecture orientée donc, qui ne cache pas ses intentions. Daniel Guérin se situe dans une tradition, illustrée à des degrés divers par Karl Kautsky et Pierre Kropotkine qui, eux aussi, ont étudié 1789 et 1793. Il s’agit de décrypter les discours officiels. ceux des acteurs de l’époque comme ceux des commentateurs ultérieurs. Interpréter l’exubérante diversité des luttes en fonction des grands antagonismes sociaux. Repérer dans les grands moments d’unanimité, telle la fête de la Fédération en 1790, les dissonances qu’introduisent les revendications des plus pauvres et des plus exploités. Retrouver derrière les idéologies les contradictions – de classe, de sexe.
Dans cette tradition, Trotsky occupe une place à part. Il a peu écrit sur la Révolution française elle-même. Mais la théorie de la révolution permanente est une réflexion générale sur la logique interne de tout processus révolutionnaire. Plus particulièrement, le concept de développement combiné (4) peut s’appliquer à la France de l’Ancien Régime. L’accumulation du capital y a commencé depuis plusieurs siècles, bouleversant la société, autrefois seigneuriale et féodale. L’organisation du pouvoir d’Etat, sous la forme d’une monarchie qui n’a d’absolu que le nom, est un obstacle à la modernisation du pays. Contre l’ordre ancien se réalise une coalition des mécontentements les plus neufs comme les plus anciens.
Les premières phases de la lutte (en 1789, lorsqu’il s’agit d’imposer la reconnaissance de la représentation nationale) sont marquées d’un esprit unitaire. Mais, assez vite, le bloc se désagrège sous l’impact des demandes des classes et fractions de classe aux intérêts opposés (dans la France révolutionnaire, d’emblée, les paysans suivent une voie largement autonome). Dès lors se pose, au double sens du terme, un problème de direction : qui va prendre la tête du mouvement et par là-même dire vers où et jusqu’où doit aller la Révolution ?
Tout naturellement, les groupes sociaux les plus puissants parce que les mieux nantis et les mieux dotés culturellement occupent la position dominante. Mais les plus pauvres et les plus exploités sont susceptibles de s’organiser de façon autonome (ils le font à Paris, dès 1792, dans les sections et les sociétés populaires qui composent le mouvement sans-culotte). Ils font alors l’expérience de leur force collective et adoptent des revendications qui, parce qu’elles leur sont propres, rompent avec le cours de la Révolution, tel que l’entendent les dirigeants officiels de ses premières phases.
Les contradictions apparaissent au grand jour et entraînent des réactions en chaîne. Les éléments les plus avancés du peuple travailleur théorisent les conflits qui les opposent aux riches, nobles ou bourgeois. Dans une certaine mesure, l’expérience de la révolution leur permet de devancer l’histoire en posant des problèmes qui ne trouveront de solution que plus tard, lorsque la répétition des expériences aussi bien que les transformations de la société le permettront. Le communisme de Babeuf, la revendication des droits de la femme par Olympe de Gouges sont des exemples de cette prématuration de la théorie qu’il ne faut pas confondre avec l’utopie.
Pour toutes ces raisons, le processus révolutionnaire acquiert une large autonomie par rapport aux conditions économiques et sociales qui sont à son origine. Les luttes ont leur logique propre qui n’est celle ni de la société dans son état ordinaire, ni de ce que produit l’imagination des protagonistes. De ce fait, elles ont des effets spécifiques, idéologiques et politiques, théoriques et pratiques, impossibles à prévoir à partir de la seule analyse des structures de la société.
Le mérite de Daniel Guérin est d’illustrer concrètement les données méthodiques proposées par Trotsky en utilisant différemment le riche matériau des années révolutionnaires.

Sens et limites d’une oeuvre
A sa sortie, la Lutte des classes sous la Première République n’a pas été bien accueillie dans les milieux académiques. Père fondateur de l’école des Annales, Lucien Febvre en fit un compte rendu venimeux qui brillait par son incapacité à comprendre la démarche de l’auteur. On peut être grand historien et myope pour ce qui sort de votre domaine. Mais, peut-être, l’universitaire réagissait-il, à titre préventif, contre l’immixtion d’un non-spécialiste, marxiste de surcroît, dans le domaine réservé de la réflexion historique.
Pour autant, l’oeuvre de Guérin n’est pas exempte de faiblesses qui nuisent à son interprétation de la Révolution (car, il faut le répéter, c’est sous cet angle que l’on doit considérer son travail). Certains défauts sont d’autant plus perceptibles que des recherches ultérieures ont complété nos connaissances des problèmes. Il en est ainsi de tout ce qui concerne la paysannerie : centré sur le rôle des villes parce qu’il est persuadé du rôle historique qu’y jouera plus tard la classe ouvrière, Daniel Guérin a tendance à négliger un peu les spécificités de la France rurale, son influence directe sur le cours général de la Révolution et, indirecte, sur le contenu des événements les plus marquants.
Il est vrai également que Guérin sous-estime quelque peu le rôle « organique » joué par les intellectuels, issus en grand nombre de ce que l’on appellerait aujourd’hui classes moyennes. Dans une formation sociale d’Ancien Régime, les classes sont encore en formation ; à bien des égards, elles sont encore hybrides. Dans le flou qui naît de cette situation, les avocats, les journalistes, tous ceux qui, peu ou prou, ont accès à la culture jouent un rôle considérable. Ils ne sont pas seulement les porte-parole d’intérêts de groupe, ils sont des façonniers de l’histoire, détenteurs d’une certaine marge d’autonomie. Qu’ils aient nom Condorcet, Desmoulins ou Robespierre, on ne peut analyser leur comportement en fonction de leur seule appartenance de classe.
En fait, toutes les critiques que l’on peut faire à Daniel Guérin sont liées à un reproche majeur : il a tendance à schématiser les problèmes de la Révolution française en fonction d’une analyse simplifiée des antagonismes de classe. Plus exactement, il projette sur les événements de 1789 le vocabulaire et les concepts de la révolution prolétarienne contemporaine. A le lire, on a, par exemple, l’impression que la bourgeoisie est un bloc. C’est loin d’être le cas à l’époque : le fermier général qui tire ses profits de la collecte des impôts d’Ancien Régime n’a pas le même comportement que le commerçant moyen désireux d’une société nouvelle parce qu’il y grimperait dans l’échelle des considérations. Autour d’intérêts généraux, cette classe, encore en formation, peut se retrouver : elle approuve la Constitution de 1791 comme les lois d’Allarde et Le Chapelier (5). Mais elle ne manifeste pas la même cohésion en toutes circonstances. Il est donc difficile de la montrer comme un agent parfaitement conscient du processus historique – ce que Guérin est enclin à faire (6).
Il en va de même en ce qui concerne les « bras-nus ». Daniel Guérin présente, à l’occasion, leurs fractions avancées comme une avant-garde prolétarienne. De même, il assimile les sections du Paris de 1793 aux conseils ouvriers de Petrograd de 1917. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste à un phénomène de dualité de pouvoir dans la révolution. Cela justifie la comparaison, pas l’identification qui, parfois (7), surgit sous la plume de Guérin. Albert Soboul a bien mis en évidence que les cadres du mouvement sans-culotte appartiennent à l’artisanat et à la boutique. Il va de soi que cette situation donne à leur pratique et à leur expression théorique un caractère différent de celles d’un prolétariat, au demeurant plus qu’embryonnaire en 1793.
En fait, Daniel Guérin, dans son désir justifié de réintégrer 1789 dans le mouvement d’ensemble des révolutions, a été victime d’un télescopage, fréquent chez les marxistes : il a appliqué immédiatement les concepts généraux de l’analyse de classe aux événements particuliers qu’il étudiait. Voyant mieux que personne que les revendications les plus radicales des « bras-nus » sortaient du cadre bourgeois de la Révolution et préfiguraient ce qu’allaient devenir les thèmes de l’action ouvrière, il leur a appliqué le qualificatif de prolétarien, hors de saison en l’occurrence. Erreur qui n’est pas sans conséquences : le conflit bourgeoisie-prolétariat est un des axes d’analyse du processus révolutionnaire ; lorsqu’on le transforme en explication de chacun des événements survenus, on en arrive à minimiser l’influence d’autres contradictions. Entre autres, les rapports entre hommes et femmes, dont l’évolution au cours des années révolutionnaires a contribué à forger le cadre des idéologies qui allaient devenir dominantes le siècle suivant (8).
Ces approximations et ces insuffisances, qui ne doivent pas être cachées, n’annulent pas l’apport fondamental de Guérin qui, répétons-le, sait mettre en évidence les contradictions d’une révolution qui n’est pas la symphonie héroïque qu’on nous dit. Dans le cours même de la lutte, une deuxième révolution apparaît, qui donne à l’émancipation politique ses perspectives sociales. Mieux que tout autre, Daniel Guérin sait rompre le silence officiel sur les dissonances dans l’unanimité républicaine. C’est parce que sa conception générale lui permet de prendre en compte la totalité des aspects de l’histoire.
Un exemple : combien d’historiens n’ont-il pas écrit que, dans le Paris de la Terreur, les mouvements contre la vie chère suivaient le modèle ancien des émeutes de la faim, fréquentes aux siècles précédents ? De même, l’exigence d’une taxation des denrées de première nécessité serait l’expression d’un refus, par les masses populaires, d’une modernité incarnée dans le libre-échange. Les remarques sont en partie fondées. Mais les conclusions hâtives : dans le moule des traditions, de nouvelles formes de combat se coulent ; le refus de la logique capitaliste n’est pas nostalgie du passé. Dans une période révolutionnaire, les rapports sociaux prennent, à travers les rapports de forces momentanés, la configuration qu’ils vont conserver pour de longues années. Quand les « bras-nus » s’opposent à la « bourgeoisie révolutionnaire », ils expriment, avec des moyens anciens, la contradiction fondamentale entre l’égalité juridique et l’inégalité sociale.
Quant aux sections et aux sociétés parisiennes, elles sont bien autre chose que la continuité des collectivités locales et paroissiales de l’Ancien Régime. Parce que, dans des moments de conflits internes, elles rassemblent des femmes et des hommes qui n’ont que leur force collective pour peser sur les événements, parce qu’elles aboutissent à des affrontements politiques multiples (avec les factieux mais aussi avec la Convention), elles sont une des premières et des plus vastes expériences de démocratie directe. En cela, elles sont modernes, car elles annoncent les formes que, de nos jours encore, tout mouvement de masse revêt dès qu’il atteint une grande ampleur.
Mieux que personne (c’est à dessein que cette expression se répète sous ma plume), Daniel Guérin sait montrer cet aspect de la réalité. Mieux que personne, il sait montrer que la transition révolutionnaire fait naître le neuf de l’ancien.
Daniel Guérin et la Révolution française / Denis Berger dans Agora willy-ronis-greve

Dans l’actualité
Dans la discussion sur le bon usage de la Révolution, la méthode de Daniel Guérin peut s’avérer utile. On sait qu’aujourd’hui la parole dominante est celle de François Furet. Parce que l’air du temps s’y prête. Parce qu’une savante stratégie médiatique le permet. On sait aussi que cet auteur parle d’un lieu politique bien déterminé. Son interprétation historique est un acte politique. Si, pour lui, « la Révolution française est terminée », c’est que nous sommes entrés dans une ère où, au nom du libéralisme, il convient d’enterrer les conflits.
Toutes ces caractéristiques méritent d’être connues et éventuellement rappelées, car elles orientent les conclusions de Furet. Elles n’empêchent pas la pertinence de beaucoup de ses critiques qui montrent clairement les insuffisances de bien des analyses traditionnelles, fussent-elles inspirées du marxisme. En particulier, il est possible de revenir, à partir de ce que dit Furet, non sur la notion même, mais sur l’utilisation courante du concept de « révolution bourgeoise ».
Pour cet auteur, le terme n’a pas de sens, parce qu’il plaque un qualificatif qui relève du social sur un événement exclusivement politique. La bourgeoisie française, qui n’a pas de cohésion en 1789, ne se retrouve à la direction d’aucun des mouvements sociaux – surtout pas en 1793-1794. En fait, selon lui, il y a une pluralité de mouvements, provoqués, dans leurs dissemblances, par l’inadaptation des structures du pouvoir d’Etat. La seule logique de la Révolution est d’ordre politique et idéologique. Les réformes dont était grosse la société sont, pour l’essentiel, accomplies en 1791. Tout ce qui survient après (et qui n’est pas négligeable : la guerre, la naissance de la République, la mort du roi, les conflits de la Montagne, la Terreur, etc.) ne correspond à aucune nécessité et relève d’un « dérapage » : ceux qui, en interprétant Rousseau, prétendent incarner la volonté populaire sont immanquablement amenés à contraindre le peuple réel au nom du peuple idéal. A la clé, la Terreur, préfigurative du Goulag.
D’autres ont critiqué et critiqueront les dérapages de François Furet, qui semble réduire le processus révolutionnaire à un enchaînement de concepts. Je ne retiendrai ici que les prémisses de son raisonnement qui me semblent partiellement fondées. La Révolution française n’est pas un assaut soigneusement préparé par une bourgeoisie parfaitement lucide sur ses objectifs, parce que véritablement unifiée dans ses fonctions économiques. Produit d’une crise générale, c’est-à-dire d’une situation où la faillite de l’Etat libère les énergie de toutes les couches de la société, elle a connu très vite un développement incontrôlable par qui que ce soit.
Friedrich Engels note quelque part que le bourgeois fait le plus souvent de la politique par procuration ; sa préoccupation directe est le profit. La remarque s’applique davantage encore aux périodes où la politique prend un tour d’autant plus violent que les couches les plus pauvres entrent en action. Dans de tels moments sonne l’heure des porte-parole et des politiques de profession. Ceux-ci appartiennent souvent à des groupes sociaux marginaux ; pour eux, l’action publique est, jusque dans sa dimension idéologique, un moyen d’accéder à la suprématie sociale. Ils sont, avant leur entrée dans la lutte ou à cause d’elle, des déclassés. Ni Danton, ni Marat, ni Robespierre ne sont des bourgeois, au sens sociologique du terme. Sur ce point, Cobban, Furet, tous les « révisionnistes » ont raison.
Comment, alors, concilier la notion de Révolution française avec la réalité d’un processus que dirigent des membres d’autres classes sociales ? Faut-il renoncer à ce qu’exprime vraiment le concept – à savoir que la mise en place définitive du mode de production capitaliste passe par une rupture politique, dont la Révolution française est un exemple ?
L’utilisation que fait Daniel Guérin du meilleur de la tradition marxiste permet de répondre à ces questions.
Dans la Révolution française et nous, il distingue fortement deux niveaux, selon ses termes « l’objectif et le subjectif ». On peut discuter de la pertinence des mots employés ; l’idée est fondamentale. Dans la suite d’événements qui bouleverse la France entre 1789 et 1799, est à l’oeuvre un processus impersonnel, aboutissement au niveau politique d’une évolution longue, qui s’est effectuée pour l’essentiel dans le domaine économique et social. C’est en cela que la révolution est bourgeoise : elle est adaptation des structures de l’Etat aux exigences du développement capitaliste.
D’autre part, une crise spécifique, évidemment déterminée par les tendances générales d’évolution de la société, mais marquée aussi par la conjoncture des rapports entre les classes et les fractions de classe. A ce niveau, l’aspect « subjectif » prime largement. L’action révolutionnaire suit ses propres lois. Pour elle, le court terme est de règle, avec la part qu’il concède à l’appréciation des rapports de forces, à l’essai de prévision des réactions de l’adversaire… et aux erreurs d’estimation qui en découlent. La crise structurelle de l’Ancien Régime et la crise économique qui culmine en 1787 forment l’ »infrastructure » du processus révolutionnaire. Mais, à partir du moment où s’effectue une cassure symbolique avec l’ordre royal (la prise de la Bastille, les manifestations des 5 et 6 octobre 1789 en sont les premiers symptômes), la mobilisation populaire s’inscrit dans un contexte nouveau. Elle devient directement politique, même s’il faut du temps pour que les acteurs en prennent conscience. Elle se traduit par des initiatives et des intentions qui n’étaient pas toutes inscrites dans la logique de l’évolution sociale globale.
On ne peut comprendre le dédoublement du processus révolutionnaire sans se référer aux traits particuliers du développement capitaliste. Les rapports de production capitalistes ont déjà, à la fin du XVIIIe siècle, un long passé. Portés par la dynamique de l’échange, ils se généralisent automatiquement et minent de l’intérieur les structures des sociétés fondées sur les rapports d’exploitation personnalisés. Toute l’histoire de la royauté française est, depuis le XVIe siècle au moins, l’histoire d’une prise en compte, plus ou moins réussie, de l’essor capitaliste. Par ailleurs, l’accumulation a, dès l’origine, une dimension internationale. En 1789, le destin de toutes les nations européennes est dépendant du marché international qui commence à se structurer. La Grande-Bretagne y joue un rôle essentiel, moins par sa puissance commerciale que par l’accès précoce au capitalisme que lui ont permis ses révolutions, politiques et industrielles. Ses succès fixent le rythme de la croissance de tout l’Occident : les autres nations doivent s’adapter, catégoriquement.
Cet impératif, impersonnel parce qu’objectif, commande une large part de l’attitude des élites sociales de la France, y compris une part notable de l’aristocratie, convertie au libéralisme. Chacun cherche à faire coïncider la modernisation avec ses intérêts propres. D’où la multiplicité des fractions. Malgré les divergences, cependant, un certain programme commun s’esquisse. C’est celui qu’effectivement mettra en oeuvre l’Assemblée constituante : limitation du pouvoir royal, contrôle parlementaire, suffrage censitaire, refonte de la fiscalité et de la justice, affirmation de l’individu, etc. Avec ces réformes-là, on peut faire face à la concurrence britannique et prétendre à l’hégémonie sur l’Europe, sans trop ébranler la hiérarchie sociale.
Dans cette perspective, le peuple constitue une masse de manoeuvre. Mais, on l’a dit, la logique politique née de l’ébranlement de ces piliers de l’ordre social que sont la monarchie et la religion ouvre de nouveaux espaces. S’y engouffrent tous ceux qui n’ont aucune raison d’autolimiter leurs exigences, parce qu’ils sont déjà exclus des projets de société en gestation : « bras-nus » bien sûr, mais aussi femmes, Noirs… Plus ou moins massivement, ils revendiquent. Plus ou moins clairement, certains imaginent un avenir autre. Même limitée dans son expression, même momentanément coupée du possible immédiat, cette imagination est créatrice. Le seul fait que quelques hommes aient pu parler de communisme, quelques combattantes exiger l’égalité pour les femmes, montre bien qu’à côté de la logique de l’évolution sociale il y a une logique des luttes. Comme l’écrit Guérin : « La Révolution française (…) fut un épisode de la révolution tout court. »
Il y a donc deux révolutions en France. La révolution de la modernisation capitaliste. Celle-là, Furet a raison, pouvait s’arrêter en 1791, mais la remarque est purement théorique. La seconde révolution, celle des masses, ne pouvait en rester à pareil mi-chemin. Forcément, l’enchaînement interne du processus révolutionnaire devait l’entraîner plus loin, par nécessité politique et pas seulement idéologique.
Difficile de nier que la Révolution française, jusque dans ses prolongements napoléoniens, marque bien la modernisation institutionnelle par laquelle s’effectue le passage au capitalisme. Elle est, à ce titre, une révolution bourgeoise. Mais, contrairement à ce que l’on a dit souvent, elle n’est pas un modèle de la transition historique vers le capitalisme. La crise immense qui l’a marquée de bout en bout a provoqué une radicalisation, en elle-même contradictoire à l’esprit bourgeois tel qu’il existait auparavant, tel qu’aussi il a pris forme au XIXe siècle. Faisons une hypothèse : 1789 est à bien des égards une exception ; la conquête tranquille de l’hégémonie par la bourgeoisie allemande, quelques décennies plus tard, est, sans doute, plus typique.
1789 marque donc un commencement. François Furet, s’inspirant de Tocqueville, nous dit qu’il s’agit là d’un mythe, inspiré par les croyances des protagonistes. Il a beau jeu de montrer les continuités entre l’Ancien Régime et la France post-révolutionnaire : il n’y a jamais de nouveauté absolue, le maintien et la répétition scandent les actions humaines. Mais il y a des ruptures, à partir desquelles l’évolution historique suit un cours différent dans ses lignes de force. La Révolution française est une de ces ruptures – en grande partie à cause de la dualité de son déroulement.
Et, si l’idéologie de la table rase est bien celle des principaux acteurs de la période, ce n’est pas seulement parce qu’il faut, pour légitimer sa propre audace, se persuader que l’on innove totalement. C’est aussi parce que ceux qui mettent à mort avec le roi toute une société ont conscience d’avoir franchi un pas irrémédiable. C’est aussi que les anticipations que permet, dans le domaine idéologique, la crise révolutionnaire sont, indépendamment de leurs possibilités de réalisation immédiate, une négation du passé.
Cette richesse et cette complexité de la Révolution française, la méthode d’approche de Daniel Guérin nous aide à l’appréhender.

La deuxième fin de Robespierre
Grâce à Guérin, nous pouvons aussi sortir du « jacobinisme ». On a beau faire : près de cent ans de robespierrisme quasi officiel font que l’ »Incorruptible » passe pour un modèle révolutionnaire. Lénine lui-même s’y est trompé. L’honnêteté de Maximilien, son intransigeance et son énergie éclipsent les incertitudes de sa pratique. Albert Soboul et ceux qu’il a inspirés n’ont pas peu contribué à entretenir, à notre époque, cette sorte de culte.
Ils ont, certes, contribué à la connaissance du mouvement révolutionnaire et, à coup sûr, ils ne correspondent pas au portrait-robot peu flatteur que trace d’eux François Furet pour mieux les disqualifier. Néanmoins, ils ont l’inconvénient majeur de faire de la pratique robespierriste l’incarnation du maximum révolutionnaire possible : compte tenu des conditions objectives, on ne pouvait aller plus loin que l’a fait le Comité de salut public ; les Enragés posaient de vrais problèmes mais de façon excessive ; les femmes en quête de leurs droits politiques relevaient de l’utopie.
Ainsi posée, la question n’a aucun sens. Elle reflète un choix politique a priori que fonde une appréciation purement idéaliste des rapports du possible et de l’impossible, de l’action et de l’utopie. On n’apprécie pas les acteurs d’une révolution sans s’interroger sur la signification sociale et politique de leur comportement ou, si l’on veut, sur les fonctions qu’ils remplissent dans une société en crise.
Comment définir les Montagnards les plus radicaux ? Par leur ardeur à défendre les conquêtes de la Révolution ? Certainement. Mais aussi par leur place sur l’échiquier politique. Robespierre, Couthon, Saint-Just sont au carrefour des influences et des intérêts qui donnent à la Révolution française son caractère pluriel (c’est peut-être cette position médiane qui permet à leurs admirateurs d’en faire les agents de la raison possible). Ils sont dans le cadre de la révolution bourgeoise, mais ils en perçoivent à l’occasion les limites (ils cherchent les moyens d’égaliser les conditions sociales). Ils entendent s’appuyer sur le peuple, mais rejettent ses revendications trop radicales, en particulier tout ce qui porte atteinte à la propriété.
Un marxisme quelque peu traditionnel les qualifierait de « petits-bourgeois ». Caractérisation en partie fondée, mais insuffisante. Le « gouvernement » robespierriste est aussi, par sa pratique, un pouvoir bureaucratique. Empêtré dans sa situation intermédiaire, il ne peut subsister qu’en réprimant, tantôt à gauche (Jacques Roux, Hébert), tantôt à droite (les Indulgents, Danton). Il perd ainsi ses assises sociales en se substituant de plus en plus à ceux au nom desquels il parle, en classifiant et réglementant la vie sociale tout entière, de façon à empêcher toute déviation. En quelque sorte, un bonapartisme révolutionnaire qui ne pouvait avoir aucun avenir.
Jugement de fait et non de valeur. On peut comprendre la logique infernale qui a mené dans l’impasse le Comité robespierriste. On ne peut pour autant lui imputer un rapport fécond au réel : son audace – indéniable – se mêle d’aveuglement et d’un conformisme qui annonce les grandes éthiques conservatrices du XIXe et du XXe siècles. Le plus souvent, les robespierristes privilégient l’action de sommet et l’intervention de l’appareil d’Etat par rapport à la mobilisation de masse. Daniel Guérin montre bien qu’en plusieurs circonstances décisives le noyau dur des Jacobins est devancé, dépassé par les initiatives populaires qui convergent autour de la Commune de Paris (c’est notamment le cas lors de la journée du 31 mai 1793).
Les robespierristes, à leur façon, sont modernes. Ils annoncent un certain style d’organisation, de direction et de rapport aux masses qui, hélas, fleurira au XXe siècle. Quelles que soient les excuses que l’on peut trouver à leurs erreurs, on ne peut ignorer qu’ils sont, de fait, coupés de plus en plus de ce qui est initiative d’avant-garde. Il y a, en puissance, deux courants et deux pouvoirs dans les années 1793-1794. Guérin a raison de l’indiquer, même s’il schématise à l’occasion les oppositions existantes.
Il y a, de même, deux Terreurs. Sur ce point, les recherches historiques ont confirmé les indications de Daniel Guérin. Une terreur populaire, brutale, cruelle même lors des massacres de septembre 1792, née de la réaction spontanée des gens du peuple qui, soumis depuis toujours à la violence latente et ouverte des rapports sociaux d’Ancien Régime, ne peuvent exorciser leurs craintes qu’en employant les méthodes même dont ils avaient été les victimes.
Cette terreur-là, on peut la déplorer ; il faut la comprendre. Elle diffère de la terreur bureaucratique qui, de 1793 à 1794, s’organise d’en haut et dérape dans l’engrenage de la Loi des suspects. Cette terreur-là fit des victimes dans toutes les couches de la population. Elle exprimait l’effort désespéré d’un pouvoir, de plus en plus isolé, pour encadrer une population incontrôlable. L’idéologie révolutionnaire a-t-elle, comme le suggère Furet, préparé le terrain de la Terreur ? Peut-être, sous certains de ses aspects. Mais ce ne sont pas les concepts qui ont déterminé l’usage de la guillotine : c’est une pratique du pouvoir et un rapport au peuple, éminemment concrets.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Daniel Guérin a notamment consacré des développements intéressants à la déchristianisation, dont il a montré que, loin d’être totalement artificielle, elle répondait aux aspirations de certains secteurs du mouvement populaire et était un enjeu entre bourgeois et « bras-nus ».
J’espère avoir transmis un peu de la vigoureuse passion de Daniel Guérin. Je souhaite avoir montré que sa méthode d’approche est féconde, fondamentale même, pour comprendre le pluriel de la Révolution française.
Aujourd’hui, l’heure est à l’idéologie molle du consensus. Consensus républicain certes, mais combien anémique. On applaudit 1789 pour les droits de l’Homme (qui peut être contre ?) de façon à ce que 1989 voie la fin des conflits passés, présents et futurs. La Grande Révolution est un long fleuve tranquille.
Daniel Guérin nous aide à remettre les pendules à l’heure. En magnifiant les « bras-nus » et la première Commune de Paris, il rétablit un passé qui est le garant de l’avenir des luttes.
Pensons à ce que chantait Eugène Pottier : « lls sentiront sous peu, nom de Dieu, que la Commune n’est pas morte. » Une phrase dont la forme et le contenu plaisaient à Daniel Guérin.
Denis Berger
Daniel Guérin et la Révolution française / 1998
Texte publié dans Alternative libertaire en 1998
Voir le site Daniel Guérin Info
A lire également sur le Silence qui parle :
Sur le capitalisme et le désir, entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari

williy-ronis-front-populaire alternative libertaire dans Anarchies
1 Daniel Guérin, les Luttes de classes en France sous la première République, Gallimard, 1946, 2 volumes. Une seconde édition, augmentée, est parue chez le même éditeur en 1968. On peut se référer aussi à l’édition abrégée (Bourgeois et bras nus, Gallimard, 1973) et au recueil d’articles (la Révolution française et nous, Maspero, 1976) qui contient notamment une importante préface, non publiée jusque-là, de l’édition de 1946.
2 En leur temps, Albert Soboul (Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II, 1793-1794, édition abrégée d’une thèse soutenue en 1958) et François Furet (Penser la Révolution française, Gallimard, 1978) ont rapidement évoqué et critiqué les idées de Guérin. Michel Vovelle a fait de même, dans la revue de l’historiographie révolutionnaire qu’il a publiée dans l’Etat de la France sous la Révolution française, La Découverte, 1988.
3 Il n’est pas nécessaire de rappeler ici ce que furent, de 1930 à sa mort récente, les activités de Daniel Guérin. Bornons-nous à dire que, marxiste libertaire, il n’a cessé de combattre toutes les formes de l’oppression et de l’exploitation. La variété de son oeuvre écrite témoigne de la diversité et de la profondeur de son engagement contre le colonialisme, pour la libération sexuelle. Ses travaux sur l’Amérique, le Front populaire, etc. valent d’être lus.
(notes 4 à 8 manquantes)

Révolte de masse en Slovénie / Fédération pour une organisation anarchiste / Alternative libertaire

Aucune discrimination : ils sont tous finis !
Ces derniers jours ont vu l’Histoire nous tomber dessus de toute sa masse. La révolte à Maribor a initié ce que bien peu croyaient possible : les gens s’organisant par eux-mêmes, acculant leur garde-chiourme dans les cordes, le forçant finalement à s’enfuir, en pleine disgrâce. C’est cette étincelle qui a allumé la révolte plus large contre l’élite politico-économique et l’ensemble du système capitaliste. Nous ne possédons pas la boule de cristal qui nous dira ce qui va se passer ensuite, mais nous sommes assurés déjà qu’il ne faut rien attendre ni du romantisme ni de la naïveté : il va nous falloir une bonne dose d’organisation et de courage.

Du bas vers le haut et de la périphérie vers le centre
À mesure que les protestations se propagent à tout le pays, elles se sont aussi élargies pour devenir une révolte contre l’élite au pouvoir et l’ordre existant. Dans chaque région, les gens rivalisent de créativité pour dire aux politiciens, chacun dans son style, « Vous êtes tous finis ! ». Le caractère décentralisé de la révolte est un élément clé. L’autre aspect important est que tout le processus se déroule du bas vers le haut. Pas de leaders en charge de l’organisation : il n’y a que les gens, sans représentation aucune. Pour défendre cette solidarité et empêcher la récupération de la révolte aux mains de la classe politique, c’est précisément cette décentralisation qu’il nous faut défendre, promouvoir et renforcer !
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Fédération pour une organisation anarchiste (FAO, Slovénie)
Extrait du tract du 6 décembre 2012
A lire sur le site d’Alternative libertaire

Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / Dimitris Vergetis

Depuis 2007 la crise sévit. Voici, d’emblée précisé, le noyau de notre thèse : ce qu’on peut lire en filigrane dans les descriptions et analyses savantes de la crise économique, c’est la mise en place discrète mais décisive, par le néolibéralisme déchaîné, des prémisses d’une nouvelle biopolitique de l’espèce humaine.
La Grèce : un cas ou un paradigme ?
Commençons par la Grèce. Depuis près de trois ans la société grecque, lentement mais inéluctablement, se délite. Elle se délite sous l’onde de choc de politiques d’austérité d’une brutalité inédite dans l’histoire économique de l’Occident en période de paix. La grande crise de 1929 fait d’ores et déjà pâle figure devant les effets cumulés de la récession qui frappe la Grèce. La causalité sous-jacente à ce désastre, telle qu’elle est mise en récit par les experts et la presse internationale est régulièrement identifiée à l’explosion de la dette souveraine et au tarissement des ressources budgétaires, suite à une gestion calamiteuse, irresponsablement menée par une classe dirigeante incompétente et compulsivement illustrée par de hauts faits de corruption.
Ce diagnostic se complète par la stigmatisation de la rentabilité du travailleur grec, éternel paresseux sous le soleil méditerranéen, l’incrimination du niveau des salaires qui, défiant toute rationalité économique, condamnerait la Grèce à un défaut de compétitivité structurel.
Ce récit dont la plausibilité est étayée par des statistiques, diagrammes comparatifs et avis d’experts, semble inattaquable, tellement il adhère au tissu des données objectives. Relayé sans répit par l’ensemble des mass media, même à l’intérieur du pays, il fournit non seulement la matrice herméneutique de la crise mais aussi les vecteurs d’une politique néolibérale radicalisée à outrance, supposée y remédier. Doté d’une cohérence et d’une dignité de dogme, il contamine les esprits et se propage même sur des segments de populations durement touchées.
Il est politiquement urgent d’abattre cette fiction. Il importe de produire la vérité de la crise grecque et de la faire valoir au-delà de ses coordonnées locales. Car dans ce qui se passe actuellement en Grèce se dessine avec une clarté féroce une stratégie globale dont l’adoption par l’ultralibéralisme ébranlé tient lieu de réponse aux impasses de la crise de 2007. Il se confirme de plus en plus que l’effondrement généralisé de la société grecque, loin de s’accomplir sous l’effet d’une dynamique interne d’implosion, s’avère parfaitement orientée de l’extérieur comme le prouve le fait qu’il se solde par le sinistre spectacle d’une braderie des biens publics, frénétiquement orchestrée par le nouveau gouvernement sous le diktat de ses créanciers.
En Grèce se révèle et s’affirme, avec une radicalité dévastatrice et débarrassée de ses inhibitions parlementaires, l’inspiration qui anime le projet du capitalisme ultralibéral : la destruction méthodique des sociétés historiques comme préalable et comme moteur même de la privatisation du monde. A cet égard, absolument révélateur est l’axiome cynique formulé par M. Schaüble, selon lequel un Etat surendetté insolvable doit être traité comme une entreprise en faillite, c’est-à-dire laissé à la merci de ses créanciers. Dans ces propos, aucune différence n’est faite entre une entreprise et une société.
Actuellement, on voit la société grecque violemment transformée en un immense supermarché où ses créanciers sont conviés à se servir librement : les compagnies d’électricité et d’eau, les bâtiments publics, les banques contrôlées par l’Etat, les réseaux routiers, des ports et des aéroports, des segments entiers de régions côtières, les richesses du sous-sol, etc. – et même des sites archéologique (!) – sont bradés et remis à vil prix aux mains d’investisseurs privés. Mise en coupe réglée par ses créanciers, la Grèce fait l’objet d’un dépeçage qui, loin de s’accomplir sou forme de pillage désordonné, s’organise comme une privatisation des biens publics et des richesses nationales, minutieusement arrangée parmi ses créanciers. Tout indique qu’ils se sont mis d’accord sur la part du gâteau qui échoit à chacun (1).
Au fil des jours on voit s’accumuler les preuves d’un usage calculé et tordu de la crise de la dette. Celle-ci a servi à la fois de prétexte, d’amorce et d’instance de légitimation d’un processus inédit, savamment planifié par les institutions financières internationales et les « fondés de pouvoir du Capital » (2) qui ambitionnent de faire d’une société entière un objet d’expérimentation des principes ultralibéraux. A cet égard, les perfides aveux du représentant grec (3) au FMI sont hautement révélateurs. Lors des discussions à huis-clos qui ont abouti à la mise au point du premier Mémorandum, les experts engagés dans sa rédaction avaient rendu un verdict sans appel : demander à un pays de procéder en même temps à la réduction de sa dette, à la résorption des déficits publics, à la réforme de l’Etat, à la réorganisation du marché du travail et à la restructuration de l’appareil productif constituait une équation insoluble. Et pour verrouiller l’affaire, on a pris soin d’y rajouter deux contraintes : un temps trop serré pour réaliser les objectifs chiffrés du Mémorandum et un taux d’intérêt inspiré des pires pratiques usurières. Ce qui avait amené même Dominique Strauss-Khan à expliquer à M. Papandréou qu’il ne devait pas accepter ce plan de sauvetage suicidaire. Mais la classe dirigeante grecque, gangrenée par sa servitude et sa complicité résignée s’est empressée d’y souscrire. Bref, tous les intéressés connaissaient parfaitement que le Mémorandum était voué à l’échec. Mais son implacable mise en oeuvre répondait à une autre finalité inavouable, cyniquement fixée d’emblée. Il importe de l’identifier. A cet égard, la réponse qui nous semble s’imposer est la suivante : les politiques appliquées à la Grèce sous prétexte de redressement économique visent à mettre en place un nouveau paradigme de société entièrement transitif aux automatismes du capital et aux lois du marché. la technicité de leur langage d’exposition ne fait qu’écran à leur objectif qui consiste à reterritorialiser l’ensemble du lien social sur la forme-marchandise. Le projet expérimenté en Grèce aspire à neutraliser, et à la limite à éradiquer, la politique comme instance de médiation entre l’économique et le social, à démanteler tendanciellement tous les dispositifs de protection sociale, à privatiser la prise en charge de tout risque de la vie et à abolir le droit du travail, pour créer des zones spéciales d’exploitation – formes dérivées des « camps » mais hautement rentabilisées, et charitablement humanisées. Ces zones de développement spéciales constituent une illustration paradigmatique de ce que Badiou a isolé sous le terme de « zonage ».
Les dirigeants européens répètent en choeur et à satiété que la Grèce est un cas particulier. En fait, loin d’être traité comme un cas particulier qui fait exception à la norme européenne qu’elle devrait impérativement intérioriser, la Grèce est forcée de fournir le portrait anticipé de ce à quoi vont devoir ressembler les sociétés occidentales, remaniées sous la férule du néolibéralisme déchaîné. Tout en restant dans le cadre du mode de production capitaliste, nous sommes donc au seuil d’un changement d’époque. Or celui-ci s’annonce sous des auspices littéralement macabres en tant qu’il couve une nouvelle biopolitique de l’espèce. Il importe d’en restituer la pente et les mécanismes d’accomplissement.

La crise et le réveil de l’histoire
Si le déchaînement néolibéral du capitalisme inaugure un changement d’époque, il introduit de nouveaux foyers de conflit et suscite par voie de conséquence de nouvelles luttes de résistance. En fait, on assiste, depuis la crise de 2007, à un profond remaniement du champ des luttes sociales. Foucault proposait une typologie générale des luttes et en distinguait trois catégories fondamentales : celles qui constituent une résistance aux formes de domination – ethnique, sociale ou religieuse -, celles qui s’affrontent aux divers mécanismes d’exploitation destinés à soustraire aux producteurs immédiats le fruit de leur travail, et celles qui s’opposent aux schèmes d’assujettissement de l’individu à des normes contraignantes et intériorisées (4). Il pensait que notre époque est celle où s’affirme la prévalence indiscutable des luttes contre la soumission de la subjectivité. Elles sont centrées sur les effets de pouvoirs locaux et sur l’ennemi immédiat – pas sur l’ennemi numéro un. Or, le champ des luttes est en plein remaniement. Les luttes sont de plus en plus recentrées et concentrées dans des choix de résistances aux formes renouvelées d’exploitation, propagées par le déchaînement néolibéral du capitalisme. Celui-ci s’impose comme l’ennemi numéro un, parfaitement identifiable comme tel, à une échelle qui transcende les singularités locales. En somme, on assiste à un « réveil de l’histoire », pour reprendre l’expression percutante de Badiou.*
Le retour en force de ce type de luttes est concomitant aux choix opérés par le capitalisme néolibéral afin de résorber l’onde de choc déclenchée par la crise de 2007. Ebranlé par celle-ci, il tente de se redresser par un passage à la limite. Nous entendons par là que ses serviteurs, décidés à dépasser la crise par les moyens mêmes qui l’ont créée, optent pour une radicalisation des formes d’exploitation et leur extension à l’ensemble de la société, y compris aux couches relativement privilégiés. On en a la démonstration éclatante en Grèce où le rouleau compresseur des mesures d’austérité écrase l’ensemble de la société avec un zèle égalitaire qui n’épargne que les riches. L’objectif visé est de rayer de la carte les couches sociales moyennes, détentrices de précieuses réserves de richesse convoitées et d’entraîner l’ensemble de la société dans la spirale de la paupérisation. En termes techniques, il s’agit d’induire une dévaluation interne, à défaut de pouvoir mener une dévaluation monétaire, la Grèce n’ayant plus sa propre monnaie. Mais ce langage technique, abondamment repris par la presse, vise à voiler un enjeu autrement plus radical. Au fond il s’agit d’organiser une régression à des formes de surexploitation affines à celles qui ont nourri l’expansion de capital au XIX° siècle (5), mais surtout tendanciellement affines à celles qui prolifèrent actuellement dans l’espace asiatique et lancent un défi de compétitivité à l’Occident. A cet égard, la décision résolue du capitalisme européen, dopé par la Wille ultralibérale allemande, consiste à fabriquer une nouvelle espèce : le Chinois blanc – grec, espagnol, letton, etc. Cet avatar frankensteinien rompu aux services de la flexibilité, dernière invention des marchés mondialisés, constituerait la relève néolibérale du travailleur. Or, aux dires même des stratèges de l’Occident, on ne saurait relever le défi de compétitivité lancé par l’espace asiatique sans venir à bout de deux obstacles majeurs.
1 Premièrement il faudra soustraire les décisions politiques cruciales au jeu relativement aléatoire des procédures supposées démocratiques, propres à la représentation parlementaire. Il s’agit d’obtenir ce que Balibar a qualifié de « neutralisation » de la démocratie parlementaire. Dépossédés de leur souveraineté, les peuples voient les instances décisionnelles nationales s’externaliser au profit d’institutions supranationales. La prolifération des mémorandums, des pactes de stabilité budgétaire et autres « règles d’or » s’avère être de redoutables instruments d’amplification de ce processus. En même temps, on voit la classe politique abdiquer avec bonheur ou résignation son pouvoir décisionnel pour se vouer à la ratification et à la gestion des paquets de réformes dictées par les marchés et leurs serviteurs institutionnels. Un pas significatif de plus a été franchi avec le licenciement pur et simple des politiciens inhibés ou discrédités aux yeux de l’opinion publique, et la mise en place de régimes de gouvernance confiés aux technocrates – de préférence à ceux qui y étaient prédestinés par leur passé de loyal serviteur des grands banquiers. Le cobaye grec fournit une illustration exemplaire de tous les aspects de ce processus.
2 Tâche plus urgente que la dégénérescence organisée de la médiation politique est celle qui doit aboutir à la mise en place de politiques sociales orientées vers le démantèlement sélectif et chiffré de l’Etat-providence. Il est urgent de tailler dans le vif des dépenses de santé et de donner le coup de grâce à plusieurs institutions de protection sociale. Certes, la tentation néolibérale de réduire le poids des comptes sociaux n’est pas récente. Mais actuellement tout indique que nous sommes au seuil d’une mutation des politiques sociales. A cet égard, une récente étude de Standard an Poor’s met cyniquement les points sur les i. Ce porte-parole de l’ultralibéralisme lance à tous les pays du G20 un avertissement comminatoire où il annonce son intention de dégrader leur note élevé s’ils ne procèdent pas, dans un court délai, au démantèlement sélectif de leurs système de santé. La projection des tendances actuelles ne laisse à aucun pays occidental le moindre espoir de pouvoir exciper du trilple A, garantie d’accès privilégié aux marchés, dans le proche avenir. « La hausse progressive des dépenses de santé pèsera lourdement sur les cordons de la bourse publique dans les décennies à venir », avertit sur un ton menaçant Marko Mrsnik, analyste vedette de l’agence de notation. « Nos simulations montrent que les abaissements de note commenceraient en 2015″, prédit l’étude de S & P (6).
L’allongement de la durée de vie, qui se traduit par l’inexorable « vieillissement » des populations, et l’irrésistible introduction de nouvelles technologies médicales, souvent onéreuses et d’application coûteuse, dans les traitements et les politiques de santé préventives se solde fatalement par la fâcheuse aggravation des déficits des comptes sociaux. Voilà ce qui menace de plomber irrémédiablement les finances des Etats occidentaux. Par contre, souligne le verdict de S & P, « le fait que la plupart des pays asiatiques n’ont pas un système de droit à la couverture sociale comme celui mis en place en Occident signifie que la bombe à retardement démographique n’aura pas d’effet significatif. » Bref, dans les sociétés ultralibérales en éclosion, seule la mort est à même de se porter garante de la bonne santé de l’économie capitaliste !
Il faut donc s’en remettre à la mort pour assainir la pyramide des âges par des politiques d’élimination subtile des populations vieillies. Sauf que ces politiques, à prendre dans leur collimateur uniquement les vieillards ne sauraient satisfaire à la volonté qui les guide. Il leur faut ratisser plus large et expurger la pyramide des âges, à tous ses degrés, de sous-ensembles d’hommes superflus. Leur existence menace l’équilibre des finances publiques et entrave la compétitivité. L’impératif d’épuration, afin d’enrayer la tendance à la chute du profit capitaliste, fixe le cap d’une nouvelle biopolitique. Une version brutale de celle-ci est mise en oeuvre en Grèce et on constate déjà une déstructuration apocalyptique du système de santé. Il serait instructif mais fastidieux d’établir l’inventaire des mesures prises et, en tout cas, impossible d’en faire l’exhaustion, vu les nouvelles coupes annoncées au fil des jours. Notons qu’on assiste à l’interminable redéfinition restrictive des catégories des ayants-droit et à leur éjection des dispositifs de protection sociale. Tout cela pour la bonne cause : assainir les comptes sociaux ! Dans le même but et sous le diktat de la troïka, les diverses caisses d’assurance-maladie ont été démantelées pour former un nouvel organisme de santé unitaire, doté d’un fonctionnement rationalisé et financièrement équilibré. Les résultats de cette réforme tant vantée ne se sont pas fait attendre. Présenté comme le fleuron des réformes menées, le nouvel organisme est d’ores et déjà en faillite, alors que la plupart des caisses d’assurance-maladie étaient excédentaires ! Les assurés, et notamment les malades, en font déjà les frais. Mais cet échec n’en est pas un pour tout le monde. Il constitue l’étape préalable réussie d’une privatisation des soins de santé, préconisée par les serviteurs du néolibéralisme afin de dégrever l’Etat de dépenses inutiles – mais précieuses pour les assurances privées. La même inspiration sévit dans la réforme des caisses de retraites.
Il va de soi que toutes ces réformes constituent autant de foyers de résistances convergentes sur l’ennemi numéro un. Mais la traduction politique de celle-ci reste une question ouverte.

Badiou avec Foucault
Nous ne devons pas perdre de vue que l’obsession de l’approche comptable qui motive ces réformes à l’échelle de l’Occident laisse dans l’ombre la radicalité du virage amorcé sous l’impulsion ultralibérale. Au fond, qu’est-ce qui chemine à l’ombre de ces réformes ? A notre avis, il importe de saisir qu’une véritable mutation est en train d’affecter le fonctionnement du bio-pouvoir qui a joué un rôle stratégique dans la mise en forme de la domination du capital sur tous les aspects de la vie.
On sait grâce aux analyses de Foucault que le biopouvoir dans son développement historique s’est constitué autour de deux axes. Le premier est celui d’une anatomie politique du corps humain, dont la colonne vertébrale consiste en un ensemble de technologies disciplinaires plus ou moins empiriques. Leur mise en oeuvre a façonné des corps disciplinés, dociles aux procédures d’extraction de leur force productive, par soumission à des techniques de dressage et de majoration de leurs aptitudes. L’ultralibéralisme redessine cet axe avec une cruauté inhumaine. On apprend, par exemple, que les travailleurs chinois sont contraints de travailler dans les ateliers d’Apple 80 heures par semaine.
L’axe stratégique du dispositif du biopouvoir s’est formé à partir d’une nouvelle distribution topique de la vie, la reterritorialisation de celle-ci non plus dans la singularité du corps mais dans le multiple de la population. Au corps vivant comme cible de technologies disciplinaires se substitue un objet discursif inédit, « la population », forme d’organisme transindividuel.
C’est à partir de ce moment-là qu’un « biopolitique » de l’espèce humaine est possible. L’accomodation disciplinaire des mécanismes du biopouvoir se faisait sur le corps comme objet de surveillance et de dressage, saisi dans son inscription locale – l’école, l’atelier, la caserne, etc. L’accomodation biorégulatrice se fait sur un artefact discursif, « la population » au niveau duquel on isole des processus d’ensemble, réinscriptibles en langage statistique. La population est, en réalité, un artefact transbiologique, composé de variables dont l’existence est purement statistique et dont « la vie » constitue le référent fantomatique. Mais la teneur proprement discursive de l’objet-population ne doit pas faire écran à la matérialité de ses incidences dès lors qu’il devient support de projets biopolitiques et d’opérations qui s’en inspirent. D’abord parce que cet objet aimante sur lui des technologies de pouvoir dirrectement articulées sur le savoir. Pour la première fois dans l’histoire les effets du discours de la science commencent à embrayer, grâce à sa médiation, directement sur le support vivant du sujet parlant. En termes lacaniens, l’objet-population entre en jeu comme médiation désincarnée mais qui, par sa fonction, rend possible un transfert d’effets du symbolique au réel, S → R. C’est dans ce cadre que la vie des populations se constituent en objet de préoccupation politique par l’alliance stratégique des mécanismes de pouvoir, jadis inféodé au souverain, avec le discours de la science.
Mais à force d’intégrer dans es mécanismes tous les paramètres qui définissent la vie, le biopouvoir est en mesure non seulement de gérer la vie mais aussi de programmer l’holocauste, selon une expression de Foucault. Dans une phrase étonnante, celui-ci va jusqu’à suggérer que, bien plus qu’une possibilité indifférente, l’extermination de masse est une sorte de déisr réalisable qui hante le pouvoir, une sorte de redoutable tentation qui le fait rêver : « Si le génocide ets bien le rêve des pouvoirs modernes (…) c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et de phénomènes massifs de population. » (7) Les exactions de l’eugénisme, du racisme et bien évidemment du nazisme ont fait éclater au grand jour cette ambiguïté inhérente au biopouvoir.
A la lumière de ces remarques, l’orientation des réformes motivées par la « crise » se décante. Dans son passage à la limite, dans son passage à l’acte, dirais-je, le neolibéralisme s’avère animé d’une volonté de reconfigurer les sociétés occidentales et, dans cette perspective, il réordonne le dispositif du biopouvoir autour de ses potentialités mortifères. Assujetti aux finalités du néolibéralisme débridé, le biopouvoir se transforme en une matrice de biopolitiques au service de la mort. reprenant, un peu modifiée, une expression de Ph. Lacoue-Labathe et de JL Nancy, nous pourrions parler de « retrait du biopolitique » pour désigner la restructuration asymétrique du dispositif de biopouvoir autour de sa polarité thanatogène. Désormais, la phrase de Foucault « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » acquiert une résonance franchement inquiétante.
Là, les enjeux des réformes commencent à s’éclairer. Ce qui est à l’ordre du jour n’est pas assimilable à une simple rationalisation comptable des dépenses de santé ni au simple démantèlement des dispositifs de protection sociale. A travers une gestion comptable orientée du dispositif du biopouvoir, on procède à la redéfinition de ses fonctions et à la réassignation de ses missions. Mais il faut saisir que les gains obtenus se capitalisent sur deux tableaux : réduction des dépenses inutiles et éradication indirecte des populations indésirables. L’ultralibéralisme avance d’un pas décidé. dans son passage à l’acte criminel, il manifeste sa résolution de planifier l’élimination lente, discrète et politiquement correcte des populations superflues dont l’existence plombe les comptes sociaux et empêche les économies occidentales de booster leur compétitivité. Evalués à l’aune utilitaire de l’ultralibéralisme, les retraités, les chômeurs difficilement recyclables, les non-productifs, ceux qui sont stigmatisés comme « malades mentaux », les handicapés, les malades chroniques, les immigrés exténués par les persécutions, des segments de la jeunesse non qualifiée, etc., ne représentent plus des populations intégrables au jeu social mais des hétérogénéités parasitaires dont l’existence contrevient au cadre idéal de reproduction du capital et de maximisation du profit. Fatalement, un sort funeste est réservé à ces existences encombrantes auxquelles le capitalisme ultralibéral assigne un statut de populations superflues. Leur élimination s’impose. Il y va de la bonne santé du capitalisme.
Le biopouvoir se réglait sur le principe de faire vivre et laisser mourir, qui fixait le cap d’une biopolitique de l’espèce humaine. Restructuré autour de sa polarité mortifère et chargée d’assainir le corps social de toutes les existences parasitaires, le biopouvoir se mue inexorablement en une performante machine de mort politiquement correcte. Elle s’en acquitte par un enchaînement de réformes orientées mais aussi par la multiplication de ce que Badiou a appelé les « noms séparateurs » et l’amplification de leur fonction. Ce genre d’opérateur nomminal désigne, ou plutôt créé des catégories sociales « suspectes » (8). Il n’entre pas en jeu avec une portée descriptive mais avec des incidences politiques et policières. Il fixe un écart « suspect » au regard de la norme identitaire en vigueur et, par-là, il opère une identification stigmatisante et ségrégative.
La vie n’est plus l’unique signifiant maître du biopouvoir*. Le fonctionnement de celui-ci s’enrichit et se diversifie par l’intégration de nouveaux noms séparateurs. Il les met en fonction pour inventer et délimiter de nouveaux sous-ensembles de populations « anormales », inutiles et indésirables. Ils constituent des vecteurs d’expansion de biopolitiques thanatophores promus par les impératifs de l’ultralibéralisme. Il faut saisir que les populations superflues ne forment pas un ensemble fermé, composé de ceux dont le potentiel productif est peu rentable et l’existence « coûteuse ». Car, à la limite, c’est la société entière qui est une population superflue pour les flux de capitaux des marchés déterritorialisés. En tout cas, de très larges couches sociales sont susceptibles de basculer dans cette catégorie. Dans l’univers relativement clos de la nation, la puissance de celle-ci était indexée sur sa démographie et sur le niveau de santé de sa population. La reproduction de la force de travail était largement prise en charge par les prestations du biopouvoir. Celui-ci en spécifiait les conditions d’effectuation, même si maints droits sociaux n’ont pas été charitablement accordés mais concédés à l’issue d’âpres luttes. Avec la mondialisation et la mobilité forcée des travailleurs, les « ressources humaines » sont désormais renouvelables à vil prix. Il est facile et hautement profitable d’importer non seulement de la main-d’oeuvre mais aussi du personnel très qualifié formé dans des contrées lointaines. Le coût de la formation d’un informaticien aux Etats-Unis, depuis sa naissance jusqu’à l’acquisition de ses compétences, est cent fois supérieur à celui de la formation de quelqu’un né en Inde. il est aussi hautement profitable de délocaliser pour aller capter sur place une force de travail privée de droits et à prix dérisoire. Bref, la machine capitaliste peut se procurer de la marchandise humaine à prix très avantageux, sans avoir à se soucier de sa formation et de sa reproduction. Le cas de la Grèce, de l’Espagne, et du Portugal pour rester dans le contexte actuel, qui voient leur jeunesse hautement qualifiée aspirée par l’Allemagne, pays en dépérissement démographique, fournit une démonstration exemplaire de ce processus.
On constate de plus en plus que le remaniement ultralibéral du capitalisme est de manière inhérente antinomique à l’Etat social et plus généralement aux politiques centrées sur le souci de la vie. Cette discordance s’aggrave et s’affecte d’un tour supplémentaire dès lors que s’exacerbe l’incompatibilité structurelle entre le fonctionnement autonomisé des marchés mondiaux et l’onéreuse survivance locale des systèmes de protection sociale, chargés de veiller à améliorer le niveau de vie. Du coup, on se trouve confrontés à une stratégie globale des marchés pour redessiner dans son ensemble l’architecture des sociétés occidentales sur le modèle des entreprises et des multinationales, complété par des pratiques de « zonage ». Mais avant tout, cette stratégie inaugure un nouveau principe de biorégulation de l’espèce humaine où l’humanité elle-même devient pour l’ultralibéralisme une cible de zonage afin d’y éliminer des populations suspectes, inutiles, superflues.
Dimitris Vergetis
Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / 2012
Publié dans Lignes n°39 « Le devenir grec de l’Europe néolibérale »
(octobre 2012)

* Souligné par le Silence qui parle. Le lien vers l’Homme jetable, de Bertand Ogilvie, dont nous publierons prochainement un extrait, est également du SQP.
A lire : Droit à la vie ? / Alain Brossat
Les nouveaux noms séparateurs du biopouvoir et les populations superflues / Dimitris Vergetis dans Badiou dr-jerry-et-mr-love1
1 A commencer par la privatisation à prix symbolique et sans appel d’offre de la Banque agricole, possesseur de 40% des terres cultivables, par le biais de prêts accordés, et détentrice de 18 milliards de titres de créances.
2 Expression de Marx, réactualisée par Badiou.
3 En bisbille avec Papandréou, il a, après coup, vendu la mèche, lui reprochant d’avoir livré le pays en pâture aux rapaces de la haute finance en toute connaissance de cause.
4 M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » in Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994, p.222-243. (Dits et écrits II, 2001, p.1041 – note du Silence qui parle)
5 Ce trait « régressif » est souligné par Badiou.
6 http://www.daily-bourse.fr/sampp-pourrait-baisser-les-notes-de-certains-pays-Feed-REUnRTROPT201201131115604APAE80U0X5100.php
7 M. Foucault, Histoire de la sexualité, la Volonté de savoir I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p.186.
8 A. Badiou, le Réveil de l’histoire, Paris, Lignes, 2011, p.109-123.

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