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Lettre de loin / Alain Brossat

La mort – on devrait, pour être tout à fait rigoureux, dire et répéter sans se lasser l’assassinat de Rémi Fraisse à Sivens devrait lever les dernières équivoques pour tous ceux/toutes celles, trop nombreux/ses encore, qui s’épuisent à ranimer la flamme du discours du « moindre mal » – les socialistes au pouvoir comme « moindre mal nécessaire » à l’issue du désastreux épisode Sarkozy et face à la crainte d’un mal pire encore – le Front national aux affaires. L’assassinat de Rémi Fraisse contraint les tenants de ce discours de l’accommodement, de la démobilisation et de la capitulation à regarder la Gorgone dans les yeux : les socialistes au pouvoir, ce n’est pas seulement le passage armes et bagages de la social-démocratie à l’intégrisme néo-libéral le plus rigoureux ; ce n’est pas seulement l’élévation du mantra de la « reprise de la croissance » au rang de religion d’Etat ; ce n’est pas seulement la politique internationale à la remorque de Washington comme jamais et les interventions néo-impériales en Afrique ou au Moyen-Orient. C’est, en tout premier lieu, pour les gens qui vivent dans ce pays, le tour d’écrou visible, affiché, démonstratif, afin que nul(le) ne l’ignore : désormais, toute forme de rétivité sociale ou politique, d’où qu’elle émane et quels qu’en soient les motifs, trouvera en face d’elle une démocratie policière prête à en découdre et à abattre sur ce qui bouge le bâton de la répression policière, judiciaire, pénitentiaire… sans oublier la mobilisation accrue des moyens annexes mais tout aussi efficaces de la mise en condition par les appareils médiatiques, la fabrique des discours, les intellectuels en uniforme.
Bref, après l’assassinat de Rémi Fraisse, c’est bien à un réveil qu’il convient d’en appeler, à un changement radical de dispositions de la part de tous ceux/toutes celles qui somnolaient, bercés par le doux régime de la déploration face aux supposées capitulations perpétuelles de nos gouvernants devant les diktats de Bruxelles et les chantages du MEDEF. D’autres gestes, des conduites et des actions autrement décidées sont requis, toutes affaires cessantes, lorsque vient s’afficher sous nos yeux le caractère ouvertement létal  de cette forme de pouvoir (« la démocratie ») que nous nous sommes depuis si longtemps habitués à percevoir comme immunitaire avant tout : c’est sur injonction expresse du préfet du Tarn que les gendarmes font usage à Sivens de grenades offensives étiquetées « non létales » et qui s’avèrent l’être si peu en effet qu’elles tuent sur le coup un manifestant armé, lui, de son seul sac à dos. Tout comme, dans d’autres circonstances, ce sont d’autres équipements « non létaux » qui mutilent et tuent – taser, flashball, ceci afin que nul ne persistante dans l’ignorance du nouveau pli de l’Etat autoritaire et répressif.
Regardez quelques images d’actualité des manifestations de mai-juin 1968 et même des années Marcellin, comparez l ’état de l’attirail policier à l’époque à celui des robocops d’aujourd’hui ; comparez la durée des peines alors infligées aux manifestants accusés de « violences » contre la police à celles qui frappent ceux qui passent aujourd’hui en comparution immédiate aujourd’hui – vous prendrez sans tarder la mesure de l’incroyable procès d’aggravation  de la violence judiciaire et policière qui s’est développé au cours de ces décennies et qui demeure le secret le mieux gardé d’une certaine idéologie de la « gauche républicaine » d’aujourd’hui -  ce dont il ne faut surtout pas trop faire état pour ne pas « faire le jeu du Front national » aujourd’hui en divisant les forces de « la gauche » et en critiquant des corporations censées « faire leur travail » dans les conditions les plus difficiles.
Changer de dispositions politiques face à ce qui, dans le présent immédiat, définit des conditions d’époque  que nous ne pouvons plus ignorer (ce « quelque chose » dont nous ne pouvons pas, décemment, détourner les yeux et qui a nom l’assassinat de Rémi Fraisse), cela signifie plusieurs choses. Premièrement, apprendre à considérer différemment l’engeance qui nous gouverne : rompre les amarres avec ce régime affectif du grand dégoût cynique et blasé dont l’expression courante est le ricanement perpétuel inspiré par cette sorte de commisération supérieure et apitoyée dont est fait l’essentiel du mépris que nous inspirent les palinodies et forfaitures de ces gouvernants. Rompre enfin avec cet art d’établir une distance, de créer un vide « sanitaire »  entre « eux » (gens de l’Etat) et « nous » – mais sans rompre et sans jamais s’engager sur la voie de la déclaration d’hostilité qui, pourtant, serait, en l’occurrence, le fondement requis d’une attitude politique et non pas de ce qui demeure le ton de connivence envers et contre tout  de la démocratie télévisuelle avec la démocratie policière – le ton du Petit Journal de Canal +.
Cette tournure mortifère de l’inaction, de la démobilisation a sa maxime toute trouvée – plutôt en rire qu’en pleurer ! – ceci dans un contexte où la vie publique est devenue ce spectacle variablement répugnant qui, alternativement, produit les sensations émétiques et en appelle au plaisir de voir (l’abject). D’où l’intérêt croissant du corps souverain perdu (le citoyen collectif), reconditionné en public avide d’images, pour le régime désormais familier de forfaiture et de « trahison » perpétuelle des élites gouvernantes  – le « fait divers » comme miasme émanant des sentines politiciennes – les mensonges de Cahuzac, les frasques sexuelles de DSK et Hollande, Fillon en Brutus, les révélations perfides de V. Trierweiler, etc.
Le ricanement perpétuel face à l’abjection politique apprivoisée aux conditions du spectacle n’est pas le commencement de la révolte et du refus actif, il en est l’annulation. Il signifie qu’il ne sera pas donné suite à l’indignation, que nous ne bougerons pas, qu’aucune action ne s’enchaînera sur les affects qui nous envahissent lorsque nous avons à faire face à l’intolérable et ceci quand bien même nous n’ignorons rien de ce que cet intolérable a d’accablant. Ce ricanement ressemble à un bâillement : il signifie que, sans être dupes de quoi que ce soit, nous n’en avons pas moins renoncé à nous tenir à la hauteur de ce que nous éprouvons, de ce que nous savons – que seul un soulèvement, de quelque forme qu’il soit, pourrait être la réponse appropriée à ce qui nous fait face ; à ce qui s’inscrit inexorablement, jour après jour, sur la bande passante de notre actualité – Valls et les Roms, Fabius et « la sécurité d’Israël » en plein bombardement de Gaza, Cazeneuve et le droit de manifester bafoué -  c’est hier Rémi Fraisse  dégommé à la grenade, comme sur un champ de tir, comme si l’on en était déjà  au chapitre suivant, la guerre civile ouverte et la liquidation physique des « subversifs », aux conditions de l’état d’exception déclaré.
Si l’assassinat de ce militant devait être un signal, c’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faudrait l’entendre : à l’évidence, et il serait plus que temps de s’en aviser, ce qui nous fait face, ce ne sont pas des guignols, des automates, des incompétents pathétiques – plus à plaindre qu’à blâmer, donc ; c’est une puissance, une force brutale dont la violence, toujours plus ouverte, décomplexée, revendiquée dans ses finalités et ses usages politiques, ne menace pas en premier lieu des « principes », des « idéaux », des « valeurs », mais bien chacun d’entre nous, dans son intégrité, dans ses faits et gestes, dans sa liberté de mouvement et de pensée, dans sa vie quotidienne. Et c’est la raison pour laquelle ces pitres devraient avoir cessé de nous faire rire, de longue date, car ils sont nos ennemis  et ceci non plus principalement en raison de nos convictions et engagements en général, pour des motifs éthiques ou philosophiques généraux, mais parce que nous savons désormais que l’emprise qu’ils prétendent exercer sur nos vies représente pour celles-ci un péril essentiel.
Ce que nous avons appris avec la mort de Rémi Fraisse, c’est que chacun d’entre nous est, dans cet Etat policier qu’est aujourd’hui la France, à sa place – la place du mort -  et que le préfet du Tarn, et son chef, M. Cazeneuve, ne sont pas simplement des maladroits, des gribouilles, mais bien, au sens le plus littéral du terme, des dangers publics. Il est plus que temps, dès lors, que nous passions du régime assis de la déploration perpétuelle à celui, debout, de la mise en garde (au sens de : se mettre en garde), de la mobilisation et de l’action places sous le signe de la connaissance distincte du fait que ces gens-là qui se prétendent fondés à régenter nos existences (et qui sont, en tant que gens de l’Etat, des machines en pilotage automatique), ces gens de la démocratie policière et tout ce qui fait bloc autour d’eux, ce conglomérat de forces-là, est dangereux pour chacun d’entre nous et nous tous ensemble, et ceci non pas dans un avenir indéterminé, mais ici et maintenant, tout de suite.
Bref, nous devons, toutes affaires cessantes, enregistrer ce changement de régime de la politique ou bien, cette transformation des échéances : nous ne sommes plus dans le temps du désenchantement, des rites funéraires et du deuil sans fin de la gauche défunte, notre actualité la plus pressante est celle de l’affrontement avec un parti qui, pour avoir mille visages, n’en présente pas moins des traits bien distinct – le parti des assassins de Rémi Fraisse.
A ce changement radical de dispositions face à ce qui constitue notre actualité, une condition : nous devons changer de philosophie du présent. On trouve chez Walter Benjamin, et dans des formulations variables, cet élément premier d’une philosophie du présent qui est aussi une philosophie de l’histoire et de la politique : « La catastrophe, c’est que cela continue comme avant. Elle n’est pas ce qui nous attend à chaque instant. Ainsi Strindberg dans Le Chemin de Damas ?  - : l’enfer n’est rien de ce qui nous attend – mais cette vie ici » (Walter Benjamin, Baudelaire, éd. Agamben et al. , La fabrique, 2013, pp. 477-78).
En d’autres termes, notre insatiable propension à repousser vers un futur de malheur anticipé/conjuré (en clair : le retour de Sarkozy, l’arrivée aux affaires du Front national, la victoire des « islamistes » ici ou là…) est ce réflexe illusoirement salutaire qui se destine constamment à « sauver le présent », c’est-à-dire à en éluder la constitution désastreuse effective. Une sorte de ruse de la perception du présent dont l’effet perpétuel est de nous retenir de le percevoir comme ce pire déjà-là, la xénophobie comme le déjà-là de l’Etat, l’existence invivable comme le déjà-là de toute une population précarisée, les libertés publiques à l’encan comme le déjà-là de la V° République, la  mort de la vie politique comme le déjà-là  de la démocratie du public, etc.  La catastrophe dont parle Benjamin définit cet état effectif des choses où la communauté humaine est en danger  et non pas ce qui pourrait arriver de pire encore que le présent. L’ « idée » selon laquelle nous devons nous cramponner à ce présent sinistré, tout sinistré qu’il est, car cela pourrait être pire encore, et bien pire, même, est tout sauf une idée, elle n’est que la glu qui nous fait adhérer à ce présent et empêche nos facultés imaginatives (et notre énergie) de se déployer envers et contre lui. Elle ne correspond à aucune espèce d’objectivité mais rend compte seulement de la force d’inertie qui nous attache à ce présent et nous en rend captifs, en nous empêchant de le nommer comme l’insupportable même.
Et pourtant, nous le savons bien : lorsque, trop rarement, cette illusion dont est fait le présent (un songe, un cauchemar tenace) se disperse (Mai 68), c’est dans l’instant que s’impose à ceux qui sont là, cette évidence : mais comment avons-nous donc pu vivre ainsi, comment avons-nous pu supporter cet état des choses si longtemps sans nous réveiller, nous soulever, lever les yeux vers cette autre vie qui nous fait signe sur la ligne d’horizon où se dissout la catastrophe du présent ?
Redéployer l’entendement du présent dans le sens défini par Benjamin, cela signifie, entre autres choses, rompre sans ambages avec l’appareil mort de la politique, avec les formes de discours vouées à l’entretien de l’illusion de sa vitalité-quand-même – rompre avec ce qui tisse la trame catastrophique du présent : cette tenace idéologie impensante du « moindre mal » dont nous avons vu à l’œuvre encore, en 2012, les infatigables petits infirmiers de la démocratie d’Etat  qui, sûrs de leur fait, faisaient valoir l’urgence absolue du « geste qui sauve » (une philosophie politique de secouriste) – celui qui consiste à hisser sur le pavois un social-démocrate incolore pour « dégager Sarkozy », le mal absolu.
Avec cette politique du « moindre mal », on est sûr de son coup : on a une parfaite réplique du « mal absolu » (la démocratie policière à la sauce Valls) avec, en plus, le grand dégoût qui accompagne nécessairement l’association des mots puissants de « socialisme », « communisme », « écologie », directement ou indirectement, à ce « sauvetage » en forme de catastrophe. On ne le redira jamais assez, ce socialisme aux affaires a tout en commun avec la somme des supposées horreurs dont il est censé nous préserver et tout, aussi bien, avec la somme des palinodies, des forfaitures et des crimes (l’assassinat de Rémi Fraisse et plus d’une de ces supposées « bavures » policières dont la presse de référence fait les plus brèves de ses brèves) dont il est effectivement fait – bref, tout ce qu’ils ont osé, sous le regard incrédule de leurs partisans les plus dévots : Notre-Dame des Landes, Fessenheim, l’arsenal législatif, judiciaire et policier « antiterroriste », les prosternations devant le MEDEF et le reste…
C’est dire que, dans ces conditions, d’indispensables clarifications sont nécessaires. Je n’ai, pour ce qui me concerne, aucun « devenir révolutionnaire » commun avec ceux qui, chaque fois qu’ils en ont l’occasion, tentent de ranimer les braises du discours exsangue du « moindre mal » destiné à endiguer le « mal absolu » et qui, au passage, font le coup du mépris à ceux (toujours plus nombreux) qui ne tombent pas dans le panneau du vote utile – utile avant tout, comme il s’avère chaque fois à l’usage, à accorder un supplément de vie à ce que Benjamin nomme « la catastrophe ». Aucune espèce d’avenir politique commun avec ceux/celles qui, depuis le temps, n’ont pas compris que la démocratie d’Etat pour le compte de laquelle ils s’activent  à temps partiel ou complet, est, quant à ses fondements et principes prétendus, un astre mort, et quant à ses pratiques effectives, une machine d’oppression, une fabrique d’inégalité(s) de plus en plus distinctement tournée vers la mort.
Il est plus que temps de lever toute équivoque sur ce point et d’établir que notre politique, celle que nous essayons de nous donner pour arracher nos existences à leur envoûtement  par les prétendues conditions « indépassables » et qui les assignent  au régime de la catastrophe permanente, que notre politique ne partage rien avec ces combinaisons de partis et d’institutions dont l’horizon est l’administration, toujours plus brutale, de la vie des populations par l’Etat, aux conditions de la vie du marché.
Notre vie politique est ailleurs et notre espérance se tient à distance des combinaisons et des calculs électoraux, comme elle se tient à distance de toutes les manifestations et de tous les dispositifs de la démocratie de marché. L’horizon effectif du « changement », c’est-à-dire de la bifurcation vraie, ce n’est pas le changement de majorité gouvernementale, c’est le soulèvement.
Cette clause, il faut y insister, ce n’est pas nous qui l’établissons sur un mode déclamatoire, histoire de produire un effet rhétorique de dramatisation. Elle est ce qui, purement et simplement, découle de la situation, se trouve manifestement inscrit dans la logique des choses, dans la dynamique des rapports de forces. Pour autant que la politique a horreur du vide et que le propre des pouvoirs contemporains, dans un pays comme le nôtre, est d’être constamment en train d’improviser et de rectifier le tir à défaut de pouvoir régler leur action sur des objectifs à long terme, il leur importe d’avoir toujours plusieurs fers au feu. La guerre civile d’intensité variable est, à ce titre, l’une de leurs hypothèses les plus constantes, rapportée à une situation dans laquelle le maillon économique ayant lâché, les mécanismes de la démocratie d’Etat étant grippés, les fondements biopolitiques du gouvernement des vivants n’étant plus assurés, les tensions sociales deviendraient impossibles à endiguer par les moyens courants. A l’évidence, cette hypothèse de travail prend une consistance toujours accrue, au fur et à mesure que baisse visiblement la cote de la religion de la croissance et que la bonne nouvelle de « la reprise » se montre comme ce qu’elle est – une superstition.
Si, dans notre pays, la police est dangereuse, amplement incontrôlée, pas ou peu sanctionnable, si elle est depuis si longtemps habituée à fixer ses propre règles et à disposer d’un droit de veto sur toutes les réformes susceptibles d’affecter ses conditions d’impunité et sa liberté de mouvement, si la première obligation d’un ministre de l’Intérieur fraîchement désigné est de se concilier les bonnes grâces des syndicats de policiers, ce n’est pas l’effet d’une quelconque distraction ou mollesse congénitale de la part des gouvernements successifs, quelle que soit leur couleur politique. C’est que la police constitue l’un des vecteurs majeurs de l’expérimentation dans le présent des dispositifs destinés à donner corps, sans retard, à l’option répressive et autoritaire (une guerre civile déclarée par l’Etat et qui ne dit pas son nom) dans le cas d’un état de nécessité perçu comme impérieux. Il en va exactement de même de la mise en condition du pouvoir judiciaire qui, depuis un moment déjà, expérimente sur le terrain cette sorte de guerre civile institutionnelle et légale (et donc inaperçue comme telle) et qui consiste à faire de la Justice un instrument destiné à intimider, à tenir en lisière au nom de l’Etat, tout ce qui s’apparenterait à de nouvelles classes dangereuses ; à faire de la Justice, de manière toujours plus ouverte et décomplexée, via l’allongement très sélectif des peines, un instrument de guerre sociale et de dissuasion de la rétivité sociale, politique, idéologique.
Il y a bien longtemps que la notion du service public a, pour l’essentiel, déserté ces corps  répressifs – ce sont bien les juges en général qui remplissent les prisons déjà surpeuplées en prononçant des peines toujours plus longues pour des délits qui frappent les couches de la population les plus précarisées par la violence économique ou bien visées par la violence de l’Etat (les étrangers et assimilés). C’est donc bien d’une politique qui s’agit là ou plutôt, s’agissant des gouvernants et des gens de l’Etat, d’une police générale, et dont l’objet est l’entretien, l’affinement constant de ce scénario de l’affrontement requis, de la guerre civile non déclarée (aussi bien, qui se donne encore la peine de déclarer la guerre, aujourd’hui?), mais bel et bien rendue effective sur le terrain, via des atteintes massives aux libertés publiques et une répression variablement sélective abattue sur les « subversifs », les « terroristes », etc. – au nom, toujours, d’un état de nécessité immédiat et impérieux.
Toute cette gauche respectueuse, loyaliste et légaliste qui ne veut rien voir ni savoir de ces préparatifs assidus au Ernsfall (la figure du « au cas où… » destinée à donner un fondement légitime à l’usage préventif et expérimental d’une violence d’Etat qui prend toutes les libertés nécessaires avec la légalité), toute imbue qu’elle est de cette idéologie républicaine dont le propre est d’entretenir le mythe de l’Etat impartial et flottant au dessus de toutes les factions, cette gauche couchée ne saurait pourtant prétendre que ces  dispositions se prennent en catimini : pas la plus infime manif aujourd’hui sans que le gouvernement socialiste ne sorte son attirail de robocops armés comme pour une croisade en Terre sainte, pas une banlieue dite sensible (est-ce à dire que les autres, les résidentielles, sont « insensibles » ?) qui ne soit sillonnée par les patibulaires de la BAC (voir à ce propos l’irrécusable enquête de Didier Fassin), pas une semaine qui passe sans que nous ayons sous les yeux les effets du délire antiterroriste organisé : Tarnac hier, les voyages irréguliers, réels ou putatifs, en Syrie aujourd’hui : tout récemment, et ce n’est qu’un début, quatre ans de prison dont deux et demie ferme pour un délit consistant à avoir entretenu une correspondance avec un supposé djihadiste et « avoir reçu de l’argent » de sa part… Quatre ans ferme pour un participant à une manifestation dite pro-palestinienne lors du bombardement de Gaza , assortie de heurts avec la police (chose pourtant prévisible, quand le droit de manifester est bafoué)…
cattelan ferrari
La banalisation de l’état de siège ponctuel et des peines exorbitantes n’en établit pas pour autant l’autorité de ces pratiques en tant que norme de l’Etat de droit et de la vie démocratique. Le problème n’est pas du tout que, d’une manière ou d’une autre, les menaces pesant sur l’ « ordre public » s’alourdissant, ce renforcement de l’arsenal répressif s’imposerait de lui-même ; ce serait plutôt l’inverse, en comparaison d’autres époques, pas si éloignées, la conflictualité sociale et politique ouverte est à son étiage. Le problème est, en premier lieu, du côté des gens, c’est-à-dire de ce peuple défait, absent, distrait, déprimé et qui, jour après jour, s’accoutume à l’insupportable, prend le parti de tout accepter et reconvertit sans relâche son envie d’en découdre en ressentiment et en désir de nuire. Le problème est que, quand on tue froidement Remi Fraisse, ce sont à peine quelques milliers de personnes qui descendent dans la rue pour crier leur colère, dans toute la France, et pas la marée humaine requise.
Le problème, c’est le peuple absent et cette sorte de religion de l’apraxie, de l’apathie qui a colonisé les esprits de ceux-là même qui occupent les postes clé aux ministères réunis de la Critique et de la Radicalité. La logorrhée sous toutes ses formes en lieu et place de la stratégie, de l’établissement des rapports de force, des actions qui creusent un sillon, qui tranchent. Le discours critique et le culte de la radicalité tournent aujourd’hui en boucle : leur destination ultime est de produire la théorie de l’impuissance requise, de l’inertie faite dogme, de la procrastination érigée en système. Nous sommes dans le temps des Oblomov marxistes, deleuziens, foucaldiens, ranciériens, badiousiens… leurs coups d’éclat retentissent dans le ciel serein de ces (brillantes, forcément brillantes) soutenances de thèse vouées à se transformer en convergences du tout-Paris de la radicalité enrubannée. Leurs coups de gueule s’inspirent des échanges urbains que le Platon du jour distille, (en disciple inattendu autant qu’appliqué d’Habermas) tantôt avec Finkielkraut, tantôt avec Gauchet – en attendant Zemmour…
Le jour où nous aurons (ré)appris à rendre coup pour coup, nous aurons commencé à sortir de cette spirale du dégoût et du mépris de tout, à commencer par nous-mêmes. Cela ne se fera pas tout seul, il y faudra, pour le moins, un solide coup d’épaule du destin, tant nous sommes profondément enfoncés dans ce marais de l’impuissance ricanante d’où nous ne saurions nous tirer nous-mêmes par les cheveux. Il faudra assurément que de puissantes et pressantes circonstances extérieures nous y aident et nous replacent ou plutôt nous projettent à nouveau au milieu du monde, de ce monde commun d’où nous nous sommes retirés pour nous retrancher derrière les nombreuses enveloppes protectrices dont s’entourent les gens de notre condition – ceux qui bénéficient encore des assises et des assurances que leur procure la démocratie immunitaire. Mais ce « Ciel » des circonstances propices ne nous aidera que pour autant que nous nous aiderons nous-mêmes et nous essaierons, sans attendre le Messie de l’événement providentiel, à de nouveaux gestes, des gestes de défection notamment, et qui tranchent. Notre horizon d’attente est, désormais, celui du soulèvement et non pas de la remise à flot de ce que nos ennemis persistent à appeler « la démocratie » et que nous devons, de ce fait, nous accoutumer à entendre comme le mot des autres, de l’autre camp auquel tout nous oppose.
Mais qui dit horizon d’attente ne dit pas attentisme. Chacun de nos gestes de défection, chacune de nos conduites de résistance, de nos mouvements de sécession compte en peuplant cet horizon d’attente et en arrachant des bribes du présent à la tyrannie de la résignation – c’est ainsi, on n’y peut rien, nous sommes sans prise sur la mauvaise tournure qu’a prise le cours des choses, ne nous reste que la pauvre consolation du rire jaune et de l’apitoiement ambigu sur nos gouvernants et nos bouches à canon médiatiques « tellement nuls ».
Chaque geste compte. On l’a vu à Istanbul, lorsque, après l’évacuation du parc Gezi, un homme seul s’est immobilisé sur la place Taksim et n’en a plus bougé, des heures durant. Il fut, pendant tout ce temps, le fanal du mouvement qui continuait malgré tout, le signe de ce que, là où s’expose l’intolérable, il se trouvera toujours de l’intraitable pour se dresser face à lui et revenir, envers et contre toutes les actions violentes de l’Etat et autres circonstances défavorables.
Il n’est pas possible d’évoquer aujourd’hui la montée des affects nihilistes dans un pays comme le nôtre (un phénomène transversal qui parcourt toutes les couches sociales sans épargner, loin de là, la classe ouvrière) sans reparler du fascisme, je veux dire, reprendre la discussion sur le fascisme là où nous l’avions laissée, bien mal en point, c’est-à-dire réduite aux incantations contre le Front national et le spectre du « retour » des années noires (la dent creuse de la « répétition »). La discussion sur le fascisme doit être reprise là où il devient impossible de ne pas prendre acte de ce retournement d’espérance dont l’effet est que le désir d’émancipation et de changer la vie frustré, bafoué, et mille fois piétiné par ceux qui affirment avoir vocation gouvernementale à l’incarner, se renverse en désir obscur du pire, que les choses s’aggravent, que la chute s’accélère pour que, du moins, enfin, « il se passe quelque chose » – puisqu’aussi bien nul ne saurait escompter raisonnablement que, dans les conditions actuelles, les choses aillent mieux pour « les gens », l’homme quelconque, le peuple « populaire ». Comment ne pas enregistrer aujourd’hui les manifestations tangibles, visibles à l’œil nu dans leur infinie bigarrure même, de ce désir de saccage qui, l’expérience nous en instruit, constitue le tissu affectif, le substrat subjectif  de tous les fascismes, lorsque le peuple en lambeaux se transforme en masse, en pâte humaine entre les mains des marchands de mort, en poussière humaine traversée par toutes sortes de flux mortifères, de désirs de revanche, de tentations apocalyptiques, et, au bout du compte, de penchants suicidaires.
L’ « envie du FN » est, bien sûr, la manifestation la plus immédiatement identifiable de ce désir de mort et de la pulsion qui anime la fuite en avant dans le nihilisme dont un des aspects déterminants, dans des sociétés où la pacification des mœurs a considérablement élevé le niveau d’autocontrainte et multiplié les dispositifs « antiviolence » (d’endiguement de la violence sociale et aussi, au plan subjectif, de dé-violentisation des affects et conduites individuels), où l’auto-abêtissement, le culte de la bêtise en tant que signe de « révolte » basculée dans le ressentiment et désormais instruit par lui, est désormais roi : à défaut de pouvoir se donner libre cours via les expéditions punitives contre les groupes désignés comme boucs émissaires (avec ou sans la bénédiction des pouvoirs publics), à défaut de pouvoir passer sa colère activement sous la forme de pogroms contre les Roms (sur le modèle des pogroms contre les Juifs des années 1930 en Allemagne), le peuple du ressentiment va trouver toutes sortes de satisfactions secondaires et un exutoire constamment renouvelé dans la célébration du nouveau culte de la Bêtise et dans un  exercice, on dirait presque une ascèse persévérante, portant à l’abêtissement. C’est tout un système d’interactions et pas seulement de manipulations ou de jeux d’intérêts économiques ou idéologiques , qui s’établit entre la colonisation des esprits d’une partie de l’intelligentsia par ce que Benjamin appelle l’esprit ou le goût de « la Blague » (une notion en vogue au XIX° siècle et dont nous avons perdu le sens) et qui porte un Baudelaire à lancer, juste pour prendre la pose avantageuse et retenir  l’attention du public, une phrase comme « Belle conspiration à organiser pour l’extermination des juifs » puis Céline à le relayer, quelques décennies plus tard, avec ses pamphlets « pour rire », Bagatelles pour un massacre et Les beaux draps. Aujourd’hui, nos « blagueurs » ont noms Finkielkraut, Houellbecq, Zemmour et bien d’autres encore de moindre lustre, et c’est à propos de l’Islam et des musulmans que se déchaîne leur verve, le trait, l’esprit, le geste et le tracé de mort de leurs outrances calculées demeurant absolument conformes à leurs illustres modèles.
Mais bien sûr, l’esprit de « la Blague » tel que les incarnent ces faillis de teinture variée (du philosophe « implosé » à l’aventurier médiatique d’un cynisme à toute épreuve en passant par un nano-Céline à hauteur de caniche, comme dirait son maître) ne cesse d’être confiné dans l’anecdote qu’à la condition de rencontrer le désir obscur de la masse.  Ce dont est témoin, pour s’en tenir au présent le plus immédiat, non pas tant le succès en librairie de Zemmour (ces choses-là se planifient, elles vont et viennent, même Valérie Trierweiler peut y tenir sa place), mais son devenir maître-penseur pour toute la poussière d’humanité qui suit ses prestations à la télé et achète son livre, comme on fait un placement sûr. Il ne reste plus alors aux « journaux de référence » qu’à enchaîner avec des doubles pages sur le « phénomène » Zemmour pour que le processus de légitimation de cette prolifération d’un nouveau fascisme viral trouve son heureuse conclusion, avant de repartir à la conquête de nouveaux territoires.
Toutes sortes de mauvais plis dans l’emploi des vocables « fascisme », « fasciste » en tant que mots de la politique, en tant que concepts destinés à penser la politique, ont eu pour effet que ces termes ont perdu leur puissance conceptuelle dans notre présent. Du coup, tout contribue à entraver une discussion sur les enjeux d’une actualité fasciste pour nous, dans ce présent même, une discussion dont, pourtant, l’urgence se fait ressentir d’une manière toujours plus insistante. Ces mauvais plis sont connus : en premier lieu, la prolifération, dans les années 1960-70, d’un imaginaire aussi vague que divers du fascisme nourri des images encore proches de la seconde guerre mondiale et qui a eu pour effet une propension de la gauche intellectuelle « radicalisée » (comme on  disait à l’époque) à désigner comme « fasciste » tout ce qu’elle perçoit comme adversaire ou ennemi – les gouvernants (le gaullisme comme un fascisme caché), les flics, le patronat, les artistes réactionnaires (Michel Sardou), les disciplines (le sport fasciste, la psychiatrie fasciste), etc. Cette tendance de la « nouvelle gauche » et de la gauche révolutionnaire à ériger le fascisme en paradigme politico-culturel général, tendance nourrie par toutes sortes de lectures, souvent hâtives, de bons et moins bons auteurs des années noires (de Reich à Trotsky en passant par Klaus Mann et Brecht…), a produit cette sorte de bulle fantasmagorique du « fascisme » qui, quand elle a crevé, en a laissé plus d’un sur le flanc et à bout de souffle.
Au cours des décennies suivantes, c’est l’effet Le Pen qui est venu relayer cet imaginaire, alimenté par les habiles provocations du susnommé, très expressément destinées à déclencher ces danses de saint-gui qui, comme par automatisme, faisaient suite à ses sorties sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Une façon de produire ce type d’effet d’horreur et d’effroi que suscite le retour dans le présent de ces images du passé que les contemporains continuent à ne pas pouvoir regarder en face (le visage de la Méduse), une façon de produire de ces arrêts sur images qui ont l’avantage d’enfermer la protestation politique dans des incantations et des exorcismes destinés à conjurer le retour du passé innommable ; à enfermer la vision « résistante » de la politique  dans la figure indigente de la pure et simple répétition définie comme ce qui doit être inconditionnellement endigué. Pendant toutes ces années, comme il est aisé de le constater en se retournant vers elles aujourd’hui, la marionnette Le Pen a servi à enfermer la résistance à l’intolérable et la radicalité politique dans cette figure du « barrage contre le fascisme » (une dynamique de l’auto-aveuglement qui a connu son paroxysme avec le plébiscite en faveur de Chirac, « rempart » contre Le Pen) et à détourner pudiquement le regard des processus effectivement en cours – l’institutionnalisation de la xénophobie d’Etat, la montée de la démocratie policière, le ralliement de toutes les formations politiques gouvernementales aux conditions imposées par la doxa ultra-libérale.
Dans le passage du paradigme de l’antifascisme politique des années 1970 à celui de l’anti-négationnisme éthique des années 1990, s’est perpétué le flou de ces « sensations » de fascisme qui prospèrent moins sur des analyses de la situation et sur la mise en œuvre de concepts assurés que sur des flux imaginaires, des fantasmagories : les CRS, au temps des barricades, comme des SS, Le Pen, au temps du « détail de l’histoire » (qui est aussi celui où Shoah, le film de Lanzmann devient le fondement de la nouvelle philosophie de l’Histoire post-catastrophique… et sioniste), comme Hitler. Du coup, à force de trop d’usages approximatifs, voire ouvertement abusifs (la rhétorique antifasciste, antinazie, anti-Le Pen reconvertie en moyen actif d’appui à la politique de colonisation de l’Etat d’Israël), le concept du fascisme nous arrive aujourd’hui, au terme de ces pérégrinations, comme une outre crevée abandonnée au bord du chemin.
Du coup, nous demeurons désarmés, sans concept(s) lorsqu’il nous faut faire face, dans le présent, à une nouvelle actualité dans laquelle il y a bien du fascisme, et de plus en plus, mais pas là où nos routines nous portent à l’entrevoir encore, de moins en moins (Marine en chemise noire, bof…), et surtout, sous des espèces qui nous appellent de façon urgente non pas à recycler hâtivement un vocabulaire usé, blanchi sous le harnais, mais bien à reprendre, à nouveaux frais, la discussion sur le fascisme et son actualité, pour nous.
Pour cela, il nous faut quitter tout un domaine de clichés et d’automatismes de pensée qui nous interdisent de retrouver le nerf d’une pensée vivante du fascisme. Cesser de penser, par exemple, aux conditions de ce syntagme qui est le cliché impensant maximal – la montée du fascisme, le fascisme comme la petite (grosse) bête qui monte, qui monte…, pour toujours examiner le fascisme comme non pas la menace « devant nous », sur une ligne d’horizon toujours floue, le grand méchant loup qui viendra nous dévorer su nous ne sommes pas « vigilants » et ne veillons pas à l’intégrité d’un présent encore fondamentalement « sain » et immune… – mais tout au contraire comme le déjà-là, ce avec quoi nous avons de longue date accepté de cohabiter, qui va et vient, qui nous traverse et à quoi la démocratie policière a, depuis si longtemps si ne n’est depuis toujours, accordé droit de cité.
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Ce déjà-là, ce n’est pas l’autoritarisme du pouvoir confondu avec la dictature fasciste au temps de de Gaulle et de son « coup d’Etat permanent », ce sont des processus d’aujourd’hui, parfaitement repérables dans l’économie des discours, des dispositifs de pouvoir, des pratiques de production de la masse. Ce n’est pas non plus le « mal absolu » de la politique tout entier concentré dans la figure d’un « antisémitisme » à géométrie variable dont il s’avère à l’usage qu’il est avant tout destiné à servir de force de dissuasion érigée devant tout ce qui refuse d’avaliser la façon dont la force de l’Etat d’Israël se mue automatiquement en « droit » illimité. Ce fascisme d’aujourd’hui a toutes sortes de visages, il est un kaléidoscope – mais en tant qu’il impose ses conditions, distinctement, à notre actualité politique et historique. Pour ce qui concerne la France, à la différence manifeste de pays voisins, ce fascisme est alimenté (comme toujours) par une combinaison de facteurs : l’agonie de la forme impériale du pouvoir (la Françafrique, la fin des illusions de la politique internationale de « grande puissance », l’effondrement du mythe de la « patrie des droits de l’homme », du français comme langue universelle, etc.), la panne générale du système politique et des institutions mis en place par de Gaulle, l’incapacité de l’appareil de production à s’adapter aux nouvelles conditions de la concurrence internationale, les affres accompagnant la mutation d’une société habituée (conditionnée) à se percevoir comme « grande nation » dont l’éclat illumine le globe entier, vieux pays français, en peuple ou plutôt population multiculturelle et puissance de second rang.
Tous ces facteurs de désorientation, avec les perplexités, les frustrations, les échecs répétés et l’ambiance sinistrée de crise perpétuelle qui les accompagnent ont pour effet que se multiplient, à tous les étages de ce pays, ce que Deleuze appelle ces « processus de fuite », ces lignes de fuite portées à se transformer en « ligne mortuaire, mort des autres et mort de soi-même ». Ce sont, tout simplement, des flux de mort qui se mettent en mouvement, des discours qui, de plus en plus explicitement, en appellent à la mort des autres, des dispositifs qui, efficacement, la programment (Frontex), des actions homicides qui prêchent d’exemple, si l’on peut dire (l’assassinat de Rémi Fraisse). Notre actualité bruisse de ces mouvements, de ce « mouvement perpétuel sans objet ni but » et « qui n’a qu’un seul objet : son propre accomplissement, c’est-à-dire l’émission des flux qui lui correspondent » – Deleuze encore.
Le « moment fasciste », c’est celui où un programme biopolitique (« faire vivre ») est bouffé par son envers thanatopolitique (« qu’ils aillent crever ailleurs, ces parasites ! » ou bien « tuez-les tous, tous ces djihadistes ! », etc.) ; où une espérance politique (le désir que ça change dans le sens de la promotion de l’égalité, de la justice sociale…) se retourne, à force d’être déçu et bafoué par ceux-là même qui s’étaient engagés à le soutenir, en passion indiscriminée de nuire et de saccager (que les choses empirent sans fin, à défaut de pouvoir s’améliorer) ; où le sentiment plébéien de ceux d’en bas s’enrage littéralement au point de se transformer en désir d’apocalypse et d’extermination de tout ce qui a le visage de « l’ennemi ». Ce que toutes ces lignes de mort des fascismes contemporains (à appréhender en termes de flux et non d’essences) ont en commun, c’est leur placement sous condition de mort, leur inscription dans un horizon qui n’est plus celui de la promotion de « la vie », sous quelque forme ou dans quelque acception que ce soit, mais bien d’un désir hors de tout contrôle de détruire – « le mouvement de la pure destruction », dit encore Deleuze, un mouvement dans lequel les trajectoires de ceux qui sont pris dans ces convulsions se croisent et se recroisent sans fin – le harcèlement des femmes qui portent le foulard par Caroline Fourest et ses émules, le vomissement des Roms par Valls, l’aller simple de la banlieue parisienne aux égorgements propagandistes en Syrie.
Ce que ces trajectoires ont en commun est distinct : le discours politique, le désir d’agir politiquement, c’est-à-dire d’infléchir le cours des choses, l’exercice du pouvoir sont pris dans un mouvement perpétuel, emportés dans une fuite en avant qui les dépasse et dissout toute espèce de but ou d’objet ; le désir de saccage comme affect pur, c’est-à-dire ce qui survient au-delà de la haine – car celle-ci, du moins, conserve un objet et peut avoir « ses raisons ». Et qui ne contient qu’une seule et unique promesse : la « pure destruction » (Deleuze), c’est-à-dire ce désir si irréfléchi, si peu concerté de faire mourir les autres qu’il contient, bien sûr, la prémisse de sa propre mort qui viendra « couronner celle des autres » (Deleuze). Cet enchaînement est   visible à l’œil nu lorsqu’il s’agit de nos djihadistes de banlieue et de la « belle mort » qui leur semble promise dans le nord de la Syrie, mais il ne l’est au fond pas moins pour qui sait entendre la façon dont des fractions toujours plus conséquentes des gens de l’Etat, des gouvernants et des membres des supposées élites culturelles, toutes catégories confondues (journalistes, experts, professeurs, agitateurs professionnels…), hurlent à la mort  de nos jours, en meute ou séparément. Comme le soulignait Hannah Arendt, ce qui caractérise ce genre de dispositif pulsionnel ou de véhicule des passions politiques, c’est qu’il ignore la marche arrière ; une fois l’impulsion donnée, on a affaire à « une espèce de mouvement qui se reproduit sans cesse et qui s’accélère » Arendt lue par Deleuze) – et qui ne peut donc être interrompu que par une force plus grande, et ne parviendra au terme de son parcours de dévastation, qu’à l’heure de sa propre mort.
Le « moment fasciste » d’aujourd’hui, c’est le fait que ce qui tient lieu de vie politique, de débat intellectuel, dans un pays comme la France aujourd’hui, soit placé d’une manière toujours plus irréversible, sous cette condition de mort – et ceci sous les espèces les plus diverses, à une échelle micrologique comme macrologique. Chaque pas franchi dans la direction de l’accentuation du grand dégoût de soi et des autres, de l’abêtissement volontaire a la tournure d’une « petite mort » que l’on s’inflige tout en la projetant sur le monde et les autres. C’est le temps du retour de la méchanceté, dans les petites comme dans les grandes choses, là où les uns et les autres se voient vivre dans les ruines de l’en-commun (pour ne pas parler de la communauté) perdu. Or, la méchanceté, c’est la menue monnaie du désir de mort fasciste.
L’obsession de la répétition du passé est mauvaise conseillère dans les petites comme dans les grandes choses. Elle nous a inculqué l’idée selon laquelle le fascisme, c’est ce qui tend à renverser son contraire, la démocratie, c’est-à-dire, elle nous a accoutumés à percevoir le « danger » fasciste se concentrer dans l’enjeu du régime institutionnel (l’enjeu le plus immédiatement visible) de la politique. C’est le « modèle » allemand du début des années 1930, là où les nazis, parvenus par effraction aux affaires, défont pièce par pièce le régime républicain issu de la défaite allemande (la République de Weimar) et lui substituent un régime fondé sur la domination du parti unique, le culte du chef et la terreur. Du coup, toute espèce de présent/présence fasciste qui n’épouserait pas le contours de ce scénario catastrophe n’est pas pris au sérieux. Or, ce que nous avons à comprendre, c’est précisément ce qui nous éloigne radicalement de ce schéma de la répétition : la parfaite compatibilité, désormais, des formes générales, institutionnelles et autres, de la  démocratie contemporaine (comme « démocratie du public », « post-démocratie », tout ce qu’on voudra…) avec la circulation des flux fascistes et avec l’efficace majeure de ceux-ci - le placement de la vie publique sous condition du ressentiment, du fractionnement du corps commun, de la mort. Comme le souligne Deleuze, avec Arendt, l’élément du mouvement joue ici un rôle déterminant : la staticité démocratique qui en est un élément clé dans sa période classique (le jeu « normal » des institutions, le fonctionnement réglé de l’Etat de droit, le respect des procédures, des formes établies – la division du pouvoir -, l’existence d’une normativité générale…), tout ceci est emporté par un tourbillon dans ce qui est tout sauf un mouvement dynamique guidé par des « grands desseins », réformistes ou autres ; le principe, si l’on peut dire, de ce mouvement, c’est la fuite en avant, le coup par coup, l’impulsion, voire le passage à l’acte, un ensemble de gestes et d’actions automatiques, somnambuliques – lois kleenex, décisions sans suite, surenchères, effets d’annonce, coups de menton, etc. L’agitation spasmodique d’un Sarkozy, aux affaires ou non, est, tout à fait exemplaire de cette modalité de la mise en mouvement des automates qui incarnent l’intensification de ces flux.
Il ne s’agit pas du tout de ce que l’on appelait naguère la « fascisation rampante » de l’Etat, mais bien de la colonisation de la forme démocratique par ces intensités fascistes. Ce processus ne met à mal ni le pluripartisme, ni le suffrage universel, ni le système des institutions, il irrigue et contamine tout cela sur un mode tel que le vomissement de l’étranger, la répression et les exterminations sélectives, la chasse aux subversifs, la religion du sécuritaire, l’ordre policier, la Justice au service de la « défense sociale » et de l’intérêt de l’Etat, la fabrication de l’opinion aux conditions de cette police générale – tout ceci se mette en place sans qu’en rien le régime général de la vie de l’Etat n’ait à être renversé ni même bousculé. La « républicanisation » en cours du Front national est une sorte d’allégorie exemplaire de ce processus : à l’évidence, la grille d’analyse classique du fascisme ne s’applique pas sur ce mouvement qui, désormais, cherche sa place dans le cadre institutionnel existant (d’où le retournement des médias qui, désormais, le choient et le courtisent). Cet infléchissement (et le succès qu’il rencontre auprès d’une partie croissante de ceux qui sont gagnés par le grand dégoût) démontre de façon exemplaire la parfaite compatibilité de l’inclusion d’une force politique dans le champ de « la démocratie » et de l’inscription inchangée de son discours et son action dans un horizon de mort.
L’embourgeoisement du Front national ne le fait pas dévier d’un iota de sa ligne de mort et c’est cette compatibilité désormais établie du régime démocratique et de cette condition de mort qui en constitue désormais la promesse la plus tangible qui doit retenir notre attention, car c’est bien là que se situe la vraie rupture avec les formes antérieures : dans sa forme classique, comme l’a montré Foucault, la démocratie est un régime fondamentalement ambigu et ambivalent qui combine, si l’on peut dire, la promotion des formes du biopouvoir destinées à optimiser l’existence des populations avec l’invention des dispositifs de la mise à mort de la masse – les massacres coloniaux, le racisme d’Etat exterminateur, l’arme nucléaire ; elle est ce régime où tout se joue dans la tension entre la promotion de la vie, dans toutes ses acceptions, comme « valeur » (incluant, donc, les Droits de l’Homme) et la concentration mortifère de la violence entre les « mains » de l’Etat (incluant, donc les deux guerres mondiales). C’est de ce double jeu entre vie et mort, de cette double inscription dans un horizon de vie et un horizon de mort que la démocratie classique tire sa paradoxale efficience – elle est ce régime qui parvient à faire tenir ensemble les Lumières et les ténèbres (la lutte contre la tyrannie et l’esprit de conquête et Hiroshima/Nagasaki – la guerre du Pacifique conduite par les Etats-Unis comme paradigme trop souvent ignoré) .
C’est ce paradoxal et toujours fragile ajustement qui est en train de s’effondrer, au temps de la « post-démocratie », un temps dans lequel les flux de mort qui en traversent avec une intensité croissante les espaces brouillent l’horizon de vie de la démocratie classique – les formes biopolitiques classiques sont systématiquement démantelées par les stratèges du néolibéralisme (les Républicains américains arc-boutés contre l’Obamacare), la force propulsive des Droits de l’Homme s’épuise à force d’avoir servi d’alibi à l’Empire vêtu de probité candide et de lin blanc « démocratique ». Des Etats couramment présentés comme des démocraties exemplaires peuvent être désormais régentés par des fascistes tout aussi exemplaires – la seule vraie exemplarité de l’Etat d’Israël aujourd’hui – chevauchant joyeusement leur ligne de fuite apocalyptique. La boucle se boucle là où ce qui se dresse contre les manifestations molaires de ce nouveau fascisme prend lui-même la forme d’un fascisme moléculaire – les flux djihadistes contre ceux de l’Empire ou de la dictature syrienne…
Le point d’inflexion (la bifurcation) à partir duquel s’inaugure où se dessine distinctement un « moment fasciste », c’est celui à partir duquel l’enchaînement des circonstances, des facteurs subjectifs et objectifs, comme on disait naguère en idiome marxiste, des affects négatifs et de facteurs économiques, sociaux, historiques dessine à grands traits les contours d’une issue catastrophique à la « crise » en cours ; à un dénouement de la « crise » placé sous un signe de mort – guerre, guerre civile, exterminations, effondrement des fondements de la vie viable dans telle ou telle partie du monde, etc. L’histoire cataclysmique du XX° siècle est pavée de ces moments de purgation où c’est, paradoxalement, en passant temporairement du régime de la crise à celui de la catastrophe que le système capitaliste se redresse. Peut-être sommes-nous entrés à nouveau dans un tel cycle, après avoir vécu sur l’illusion d’un « dépassement » de ce régime de récurrences des moments apocalyptiques, grâce à l’apparition de nouveaux mécanismes de régulation, politiques et économiques. Cette illusion a été, brièvement, soutenue par la chute du système soviétique, avant que la crise financière de la fin de la première décennie du nouveau siècle vienne en sonner le glas. Ce qui soutient l’actualité du « moment fasciste » présent, c’est essentiellement la combinaison de deux facteurs : l’agonie sans fin de la croyance (une vraie religion, avec son culte et ses prêtres) en la croissance économique  infinie (réduite aujourd’hui aux incantations à la « reprise ») , c’est-à-dire l’incapacité des élites gouvernantes (au sens extensif – les « maîtres » de notre monde globalisé) à changer de logiciel et à apprendre à « gouverner autrement » pour « vivre autrement », et la montée d’un nouveau paradigme historique, celui d’une terreur  de forme nouvelle, ceci, très visiblement, depuis le 11/09 – mais il ne faudrait pas oublier que celui-ci s’enchaîne à la façon dont les sauterelles du néo-impérialisme se sont abattues à la fin du siècle précédent, sur l’Irak et l’Afghanistan.
Il faut donner son vrai sens et sa vraie portée à la « chasse au terrorisme » tous azimuts qui se met en place, sous l’impulsion de l’administration Bush, dans le monde entier, après le 11/09 : le placement de la politique internationale, notamment celle des Etats occidentaux, sous un régime de terreur, dans leurs relations avec tout ce qui incarne, à leurs yeux, la nouvelle figure de l’ennemi absolu, après la levée de l’hypothèque « communiste ». Une nouvelle figure de la guerre totale émerge dans la lutte contre le « terrorisme islamiste » et tout ce qui est supposé s’y rattacher. Une guerre totale du même type que celle que les Etats-Unis déclarent, après Pearl Harbor, au militarisme japonais et au peuple japonais présenté dans la propagande de l’époque, comme une sous-espèce humaine ; ou, aussi bien, au communisme, aux « rouges » à l’époque de la guerre de Corée et du maccarthysme et donc inscrite, de ce point de vue, dans une solide généalogie occidentale et, singulièrement, états-unienne : celle d’un placement de l’affrontement exterminateur avec l’ennemi total sous un régime de terreur réciproque.
Le propre de ce genre de prémisse ou de « condition » est d’être doté d’une très forte capacité de contamination ou de dissémination : c’est, à partir de cette désignation d’un nouvel ennemi « total », tout un nouveau régime de la politique et un régime d’histoire qui se met en place ; celui d’une guerre totale, sans fin et tous azimuts contre le « terrorisme » laquelle, inévitablement, suscite puissamment l’apparition de toutes sortes de contrechamps (le djihadisme des banlieues, l’Etat Islamique, Boko Haram, l’activisme islamiste au Maghreb et au Sahara, etc.) et se prolonge sous la forme de toutes sortes de discours, gestes et dispositifs dont l’horizon est l’état d’exception (les juges attendant de pied ferme le retour des djihadistes français, belges, allemands, britanniques… leur grande hache à la main).
Le propre d’une guerre totale est qu’elle se trouve inscrite non seulement dans un horizon de lutte à mort entre deux ennemis mais, plus précisément, d’entre-extermination entre deux «espèces » qui se vomissent l’une l’autre et proclament bien haut leur refus de partager un même monde avec l’autre exécré. Ce qui, sur le terrain, trouve ses traductions visibles : la guerre des drones, avec ses bavures incluses de manière aussi réglée que l’est la TVA dans le prix du café pris au comptoir, la chasse aux islamistes sans prisonniers conduite par l’armée française dans le nord du Mali, et, en miroir, les égorgements médiatiques pratiqués par l’Etat islamique. Une guerre dont les protagonistes assument avec la même détermination allègre leur devenir-fasciste, ceci dans une disproportion des forces tout à fait criante, quoi que nous assène sans relâche la propagande anti-islamiste aujourd’hui (les médias font leur boulot, comme le cinéma d’Hollywood faisait le sien en 1943 en montrant au public américain des « Japs » et des « Nips » aux visages de singes).
Tout ceci ayant pour vocation de nous faire oublier l’essentiel : que c’est quand des flux fascistes rencontrent la puissance et les moyens de l’Etat que se produit la réaction en chaîne qui débouchent sur les Hiroshima et les Nagasaki politiques dont l’histoire du XX° siècle est constellée. Or, en la matière, les stratèges de l’EI sont vraiment des amateurs en comparaison des gouvernants de nos pays qui, en matière de crimes de masse, de « cruauté », ont pris un bon demi-millénaire d’avance sur les décapiteurs en série – à Hiroshima, Nagasaki, en Corée, au Vietnam et partout où les bombardements aériens en tapis ont montré le vrai visage de la barbarie guerrière moderne  (ceci étant adressé notamment à ceux qui sont tombés sous le charme des sirènes de Kobane et de la supposée ligne de partage qui s’y dessinait entre barbares et civilisés. Ces « effets de frontière » ne s’avèrent, à l’usage, qu’être des effets de saturation de l’intelligibilité politique par le bombardement médiatique, ce dont auraient pu s’aviser ceux qui réclamèrent alors « des armes pour Kobane »  – et pourquoi pas des Brigades internationales ?, il faut aller jusqu’au bout de ses « engagements »…-  tant ces moments sont récurrents – le « bain de sang » de Benghazi évité in extremis grâce à l’engagement salvateur de BHL et Sarkozy, la disparition de l’Etat malien de même, c’est le paradigme du « toutes affaires cessantes » et de l’urgence absolue destiné à stupéfier l’opinion et à imposer l’évidence du fait accompli des interventions néo-impériales).
Le cœur de notre impuissance politique aujourd’hui, c’est sans doute le fait que ayons un train de retard sur le régime d’histoire  (le type d’historicité) qui nous impose ses conditions d’une manière toujours plus inexorable aujourd’hui. Nous pensons nos engagements politiques, nos formes d’action, notre « radicalité », nos gestes et notre programme, quand nous en avons un, comme si le moment politique était encore emmailloté dans les conditions de la démocratie immunitaire – le régime sous lequel les pensées incorrectes, les pas de côté, les cris de révolte, les dissidences, tant qu’ils ne prennent pas la forme ouverte de la prise d’armes, finissent toujours par être résorbés et recyclés par les appareils discursifs. Un régime dans lequel peut, notamment, prospérer, dans la vaste zone grise qui s’étend entre les appareils de la politique institutionnelle et la rébellion ouverte (la prise d’armes) une radicalité multiforme et sans frais – et qui constitue ce luxe, ce supplément d’âme énergumène que peut s’offrir une démocratie assurée de ses fondements.
A l’évidence, nous sommes en train d’être expulsés de ce régime d’histoire qui, pour nous, présentait tous les conforts et tous les avantages (les beaux gestes dissidents, plus les conditions immunitaires), et nous n’en voulons rien savoir. Nous n’avons aucun désir particulier d’explorer ce qui se présente dans le triangle dont l’un des côtés est la Palestine aujourd’hui (ce qui s’y joue), le second le djihadisme de banlieue et l’abcès de fixation de l’Etat islamique et le troisième l’assassinat de Rémi Fraisse, le cran franchi dans la brutalisation de l’Etat en France.
On trouve chez Benjamin une théorie tout à fait originale du regard : ce n’est pas nous qui regardons les objets, ce sont eux qui nous regardent, quels qu’ils soient, le mot objet devant être entendu ici dans son sens le plus large, incluant, par exemple, un événement du passé. L’objet nous regarde et ce regard, quand il est insistant, nous contraint à lever les yeux. Ce que nous discernons alors est l’aura de l’objet, ce  « lointain » et qui, pourtant, se rapproche de nous ou bien nous rapproche de l’objet toujours fuyant. L’objet qui nous regarde aujourd’hui et qui, bien sûr, a les yeux de la Gorgone, c’est la terreur, c’est le « moment fasciste » qui se tient dans ce « lointain » dont nous ne voulons pas voir la proximité, c’est-à-dire l’actualité.  Nous essayons de garder les yeux baissés, en résistant à l’intensité de ce regard de l’objet d’histoire que nous sentons peser sur nous avec une intensité toujours plus irrésistible.
Parmi les (nombreuses) figures allégoriques animales se rattachant à notre condition, nous avons, de longue date, fait notre choix : l’autruche.
Alain Brossat
Lettre de loin / novembre 2014

Publié également sur Ici et ailleurs

autruche cattelan

La nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors du champ de la psychanalyse – Fragments / l’Anti-Œdipe en question

Le travail de recherche sur le lien entre politique et psychanalyse, de Deleuze à Derrida, continue à travers le groupe Facebook.
De temps à autre, des fragments seront prélevés et importés sur le blog afin de rendre lisible les avancées et de mieux suivre le cheminement de la recherche.

Épisodes précédents :

Confrontation Deleuze / Derrida – Fragments – Groupe Facebook 16/07 au 01/08/2014 / Nous sommes revenus sur l’étrange opposition entre Foucault et Deleuze, entre « désir » et « plaisir », à une période où Foucault semblait s’interroger sur « le désir de révolution » et la notion de « répression », pour nous demander si la pulsion de pouvoir interprétée par Derrida ne déborderait pas leurs deux positions respectives. Par cette analyse, ce dernier proposerait-il une autre voie ?

Pulsion de pouvoir, la question de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique – Fragments – Groupe Facebook 02/08 au 14/08/2014 / Puis nous nous sommes intéressés à cette voie alternative que proposerait Derrida de façon récurrente dans ses textes, et qui ne semblerait pas encore avoir été prise en considération : la prise en compte de la psychanalyse dans l’ordre juridico-politique et la résistance que la notion de « pulsion de pouvoir » rencontre au sein même du champ de la psychanalyse, avant de nous interroger sur le potentiel de la psychanalyse comme machine de guerre.

Cette fois, nous allons insister sur la crise que connaît la psychanalyse, et la nécessité d’un déplacement de la psychanalyse hors de son propre champ.

fragment :

Résistance et pulsion de pouvoir : la psychanalyse s’est construite à partir d’un héritage inanalysé et enkysté qu’il faut déconstruire

Derrida pose une question radicale sur l’existence de la psychanalyse elle-même.

- dans « Résistances de la psychanalyse » p47, Derrida écrit : « la lecture que j’ai proposé de Au-delà du principe de plaisir, livre qui commence, comme la conférence de Miguel Giusti, par l’apparition de Méphistophélès et donne la parole, si on peut dire, à l’advocatus diaboli de la pulsion de mort. Or cette lecture tend à reconnaître, dans les paradoxes de la « Bindung » (liaison, enchaînement) et de la « solution » ou de l’« extinction » (Erlöschung), cela même qui relance interminablement l’analyse et la thèse, au-delà de toute Außebung, de toute Setzung et de toute position analytique. Il n’y a pas de position analytique dès lors que la résistance n’est pas identifiable. La position analytique ne peut être, elle, qu’une résistance à cette loi. »

- Cet extrait résonne avec « La carte postale » (p547), lors son échange avec René Major dans « Du tout », lorsque Derrida dit à propos de Freud qu’il aurait eu besoin d’une tranche supplémentaire, et des conséquences de ce reste d’inanalysé : »Alors ce reste d’inanalysé qui le rapporte en dernière instance au dehors absolu du milieu analytique ne jouera pas le rôle d’une frontière, il n’aura pas la forme d’une limite autour du psychanalytique, ce à quoi le psychanalytique comme théorie et comme pratique n’aurait hélas pas eu accès, comme s’il lui restait du terrain à gagner. Pas du tout. Ce sera, cet analysé, cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture. »

La psychanalyse se serait construite comme une résistance au fait que la résistance ne serait pas identifiable et qu’elle se déplacerait toujours. Et cette résistance (à « la pulsion de pouvoir ? ») a fait de la psychanalyse elle-même un bastion de pouvoir à partir de ce « reste d’inanalysé ». Et de cette façon, n’aurait-elle pas contribué également à créer la résistance contre elle-même, ainsi que l’état de délabrement dans lequel elle se trouverait aujourd’hui ?

Aussi mauvais que soient « le livre noir de la psychanalyse » ou la critique d’Onfray, ils ne seraient peut-être qu’un symptôme d’une résistance qui s’en prendrait à la psychanalyse en tant que ce reste d’inanalysé qui prétend au « meilleur soin » du sujet par la levée de ses résistances. Or ce reste (en lien avec la pulsion de pouvoir et le fait que la résistance ne serait pas identifiable, et que la cure ne peut être qu’une analyse sans fin), s’il avait été perçu, lui aurait permis de démonter sa propre pulsion de pouvoir (sa vocation à croire pouvoir lever la résistance et libérer le « sujet » sans tenir compte du reste qui rend la notion de résistance problématique), ce qu’elle n’aurait pas su faire, et lui aurait évité de la conduire à se constituer en groupe(s) d’intérêt et de pouvoir au fonctionnement classique.

Dans le séminaire « La bête et le souverain », Derrida propose de nouveau comme alternative à la notion de souveraineté la traduction de la psychanalyse dans le domaine du politique (en utilisant les notions de pulsion de pouvoir, transfert, traduction, partage – voir p 388 Tome 1). On pourrait penser que la psychanalyse elle-même contribuerait à empêcher ce passage au politique du fait qu’elle s’est réservée comme chasse gardée ou fond de commerce toute cette conceptualité qu’elle emploie toujours en terme pathologique et de soin, par une pratique de caste, alors qu’il s’agirait pour Derrida (et Deleuze Guattari) de diffuser autrement la psychanalyse à travers le politique. Et ce petit territoire de la psychanalyse se réduirait de plus en plus à peau de chagrin.

A la fin de l’échange entre Major et Derrida (p 548 La carte postale), ce dernier conclut sur la tranche qu’il « manquerait » à Freud (un mort peut faire une tranche dans une logique spectrale) et qu’il s’est employé à entamer. « Alors qui paie ? » « Qui paiera à qui la tranche de Freud ? » et Derrida ajoute qu’il fait une offre…

fragment :

La critique de la psychanalyse par Derrida comparée à celle de Deleuze-Guattari

Cette critique de Derrida pourrait se cumuler à celle de l’Anti-Œdipe, si ce n’est qu’elle propose de prendre en compte la pulsion de pouvoir pour que la psychanalyse déborde de son cadre, tandis que l’Anti-Œdipe réduirait la psychanalyse à « un dispositif de pouvoir ».

Nous avons donc :

-  Des psychanalystes qui résistent à la critique de Deleuze et Guattari qui leur font le procès d’opérer un rabattement sur Œdipe et à la critique de Derrida quant à leur pulsion de pouvoir inanalysée (Derrida est d’accord sur ce point avec Deleuze et Guattari)

-  De l’autre, la critique deleuzo–guattarienne qui  passerait à côté de la pulsion de pouvoir (pour la déplacer en la déniant) en laissant entendre que la psychanalyse oedipienne forme une sorte de  « dispositif de pouvoir » qui ferait le jeu du capitalisme qui déterritorialise tous les codes pour rabattre les sujets sur Œdipe.

- Enfin, une critique de Derrida de cette critique (vu  dans un article précédemment) au nom d’une pulsion de pouvoir contre laquelle on ne pourrait pas lutter par une stratégie d’opposition, pulsion de pouvoir qui serait déniée par Deleuze et Guattari du fait qu’ils la traitent comme « un dispositif de pouvoir », alors qu’il aurait fallu la prendre en compte autrement d’un point de vue libidinal.

À lire sur le Silence qui parle :
http://lesilencequiparle.unblog.fr/2014/08/05/confrontation-deleuze-derrida-lanti-oedipe-en-question-desir-et-plaisir-deleuze-foucault/

Maurizio-Cattelan

Le travail du sexe contre le travail / Morgane Merteuil / revue Période

Alors que dans les pays anglophones, le terme de « sexwork » est devenu tout à fait courant, on constate de grosses réticences à parler de « travail sexuel » chez les intellectuel-le-s et militant-e-s francophones. Que ce soit chez les prohibitionnistes pour qui la prostitution n’est ni un métier ni un travail mais une violence, une atteinte à la dignité des femmes(1) – comme si le « travail » et la « violence » s’excluaient mutuellement – ou chez celles et ceux qui, à l’exemple de Lilian Mathieu, s’opposent à cette prohibition tout en conservent un certain « scepticisme devant la revendication d’une reconnaissance du “travail du sexe”»(2): ce refus de parler de travail du sexe semble symptomatique des difficultés que rencontrent notamment une partie de la gauche et des féministes à penser le travail des femmes.
Si la thématique suscite certes un intérêt croissant, ces difficultés ne sont pas nouvelles. Ainsi, lorsque dans les années 1970, de nombreux collectifs féministes lancent la campagne « wages for housework » (des salaires pour le travail ménager), une bonne partie de la gauche et du mouvement féministe reste hostile à cette revendication(3). C’est que loin de n’être qu’une revendication programmatique, Wages for Housework constituait plutôt une invitation à remettre radicalement en cause non seulement l’ensemble du système capitaliste, dans la mesure où c’est au capital que bénéficie la gratuité du travail reproductif effectué par les femmes, mais de là, également la famille nucléaire, en tant que lieu où se produit cette exploitation.
Alors que la campagne Wages for Housework fut lancée au tout début des années 1970, on remarquera que c’est en 1978, alors que les discussions sur le travail domestique étaient encore vives, que Carole Leigh, travailleuse du sexe et militante féministe américaine, crée le terme de « sexwork » ; et si la revendication de « Wages for housework » ne semble plus avoir la même pertinence aujourd’hui qu’une grande partie du travail domestique a été marchandisée – les anciennes ménagères entrées sur le marché du travail l’ayant délégué en partie aux plus pauvres qu’elles, et notamment aux femmes migrantes – la revendication de « Sexwork is Work », aux vues des vifs débats qu’elle suscite, semble en revanche plus que jamais d’actualité.
Il s’agira donc ici, tout en prenant en compte les évolutions de la configuration du secteur reproductif, de montrer comment « sexwork is work » [le travail sexuel est un travail] s’inscrit dans la continuité des luttes pour « un salaire pour le travail ménager », en d’autres termes de mieux cerner les enjeux communs des luttes des femmes au foyer et des travailleurSEs du sexe, et donc de réaffirmer autant la nécessaire solidarité entre femmes exploitées que le caractère indissociable des luttes féministes et anticapitalistes. Ceci nous permettra par ailleurs de mieux saisir les relations entre travail du sexe et capitalisme, et ainsi d’affirmer la nécessité, notamment pour la gauche et le féminisme, de soutenir ces luttes au nom du processus révolutionnaire auquel elles nous invitent.

Le travail du sexe comme travail reproductif
Plusieurs raisons nous poussent à affirmer la parenté des luttes menées par celles qui clamaient « Wages for Housework » et celles menées aujourd’hui pour faire reconnaître que « sexwork is work ».
Tout d’abord, chacune de ces luttes émane de la forte mobilisation, tant sur le terrain théorique que pratique, du mouvement féministe. Si l’appartenance du mouvement Wages for Housework au mouvement féministe est toujours apparue comme une évidence, il n’en est pas de même pour le mouvement des travailleuses du sexe. Il convient ici de rappeler que c’est lors d’une conférence féministe que Carole Leigh ressentit le besoin de parler de « travail du sexe »(4). On notera également que selon Silvia Federici, le mouvement féministe n’a pas seulement permis l’émergence de la notion de travail sexuel, mais il est aussi à lier avec l’augmentation du nombre de femmes qui se prostituent :

Je pense que dans une certaine mesure […], mais […] dans une mesure limitée, que l’augmentation du nombre de femmes qui se tournent vers le travail sexuel a aussi à voir avec le mouvement féministe. Il a contribué à ébranler cette forme de stigmate moral attaché au travail sexuel. Je pense que le mouvement des femmes a aussi donné le pouvoir, par exemple aux prostituées, de s’envisager en tant que travailleuses du sexe.
Ce n’est pas un hasard si à la suite du mouvement féministe vous avez le début d’un mouvement de travailleuses du sexe, à travers l’Europe par exemple. Avec le stigmate, les féministes ont vraiment attaqué cette hypocrisie : la mère sainte, cette vision de la femme, toute à l’autosacrifice, et la prostituée, qui est la femme qui réalise du travail sexuel mais pour de l’argent(5).

La définition ici donnée de la prostituée comme « la femme qui réalise du travail sexuel mais pour de l’argent » nous amène aux autres raisons qui justifient le rapprochement entre les luttes des femmes au foyer et celles des travailleuses du sexe : le fait qu’il peut y avoir travail là où il n’y a pas argent, et le fait que le travail sexuel n’est pas l’apanage des seules prostituées.
Un des grands apports des théoriciennes féministes, et notamment celles d’inspiration marxiste, a été de montrer que ce n’est pas parce qu’une activité n’est pas rémunérée qu’elle n’est pas un travail fonctionnel par rapport au capitalisme. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un échange apparaît comme gratuit qu’il échappe aux dynamiques du capitalisme, bien au contraire. En analysant « l’histoire du capitalisme à partir du point de vue des femmes et de la reproduction» (6), des théoriciennes féministes marxistes, comme Silvia Federici, ont ainsi montré que le travail domestique, effectué par les femmes – de manière bénévole car considéré comme ce que leur nature les mène à faire par amour – sert, au-delà de ceux qui en bénéficient directement – les travailleurs, futurs travailleurs, ou anciens travailleurs – les intérêts des capitalistes, qui n’ont dès lors pas à prendre en compte le coût de cette reproduction dans la valeur de la force de travail qu’ils achètent.

À partir de nous-mêmes en tant que femmes, nous savons que la journée de travail pour le capital ne produit pas nécessairement une paie et ne commence ni ne finit aux portes de l’usine, et nous redécouvrons, en premier lieu, la nature et l’étendue du travail ménager lui-même. Parce que dès que nous levons nos têtes des chaussettes que nous raccommodons, et des repas que nous cuisinons, et regardons la totalité de notre journée de travail, nous voyons clairement alors qu’elle ne donne pas lieu à un salaire pour nous-mêmes – nous produisons le plus précieux produit qui apparaisse sur le marché capitaliste : la force de travail (7).

Les différentes tâches et activités réalisées au foyer par les femmes, du soin des enfants aux repas qui attendent le travailleur qui rentre de sa journée de travail, en passant par les soins prodigués aux personnes âgées ou malades, constituent bien un véritable travail qui, s’il ne produit pas de marchandises à l’instar de tout prolétaire, produit et reproduit ce qui est cependant nécessaire à tout capitaliste, ce qui lui est même « le plus précieux » : la force de travail qu’il achète au travailleur. Selon cette approche, il n’y a donc pas de différence fondamentale, du point de vue de leurs fonctions par rapport au capitalisme, entre le repassage, la préparation des repas, et le sexe : toutes ces activités se rattachant à la catégorie plus générale du travail reproductif ; ainsi, continue Silvia Federici :

Le travail ménager, en fait, consiste en bien plus que la tenue de la maison. Il s’agit de servir le salarié, physiquement, émotionnellement, sexuellement, le rendre apte à travailler jour après jour en vue du salaire. C’est prendre soin de nos enfants – les futurs travailleurs – les assister de la naissance jusqu’à leurs études et veiller à ce qu’ils remplissent le rôle que l’on attend d’eux sous le capitalisme. Cela signifie que derrière chaque usine, derrière chaque école, derrière chaque bureau ou chaque mine, il y a le travail invisible de millions de femmes qui ont consumé leur vie, leur force de travail, à produire la force de travail qui travaille dans cette usine, cette école, ce bureau ou cette mine(8).

Et si l’on pouvait penser que depuis le mouvement de libération sexuelle entraîné par l’émergence du mouvement féministe, le sexe apparaît de moins en moins comme un service que la femme rend à son conjoint, cette « libération » a surtout alourdi le fardeau qui pesait sur les femmes :

La liberté sexuelle n’aide pas. C’est évidemment important que nous ne soyons pas lapidées à mort si nous sommes « infidèles » ou s’il est constaté que nous ne sommes pas « vierges ». Mais la « libération sexuelle » a intensifié notre travail. Dans le passé, nous étions juste censées élever les enfants. Maintenant, nous sommes censées avoir un travail salarié, encore nettoyer la maison et avoir des enfants et, à la fin d’une double journée de travail, être prêtes à sauter dans le lit et être sexuellement attirantes. Pour les femmes, le droit d’avoir une relation sexuelle est le devoir d’avoir une relation sexuelle et de l’apprécier (quelque chose qui n’est pas attendu de la plupart des travaux), ce qui explique pourquoi il y a eu tant de recherches, ces dernières années, pour savoir quelles parties de notre corps – plutôt le vagin ou le clitoris – sont les plus sexuellement productives » (9).

Enfin, il est à noter que si Silvia Federici se réfère la plupart du temps à la famille nucléaire hétérosexuelle, elle ne voit pas non plus d’issue à la fonction du sexe comme travail dans l’homosexualité :

L’homosexualité et l’hétérosexualité sont toutes les deux des conditions de travail… mais l’homosexualité, c’est le contrôle de la production par les travailleurs, pas la fin du travail(10).

Cette approche du sexe comme partie intégrante du travail reproductif nous invite ainsi à récuser l’idée selon laquelle il y aurait une différence fondamentale entre le sexe dit gratuit, qui s’effectue au sein du couple, et ce que l’on appelle aujourd’hui le travail sexuel, la prostitution.
Plus exactement, et pour reprendre les mots de Leopoldina Fortunati, « la famille et la prostitution sont les principaux secteurs, la colonne vertébrale, de l’ensemble du processus [de reproduction] » : (11)

Au sein des deux secteurs principaux, les processus fondamentaux de travail sont : (1) le processus de production et de reproduction de la force de travail et (2) la reproduction spécifiquement sexuelle de la force de travail masculine. Il ne s’agit pas de dire que la famille n’inclut pas la reproduction sexuelle de la force de travail masculine, mais (bien que souvent posée comme centrale) c’est dans les faits seulement un des nombreux « travaux » (« jobs ») compris dans le travail domestique(12).

Fortunati nous invite ainsi à penser la famille et la prostitution comme des institutions non pas opposées, mais complémentaires : « sa fonction [la prostitution] doit être de soutenir et de compléter le travail ménager » (13)
Cette approche de la prostitution en termes de travail reproductif nous permet non seulement de mettre en avant une condition commune aux femmes – au delà de la division entre la mère et la putain, puisque bien que l’une l’effectue gratuitement, et l’autre demande explicitement de l’argent, pour l’une comme pour l’autre, le sexe est un travail – mais surtout, cette approche nous permet de mieux appréhender la place qu’occupe le travail sexuel – rémunéré – au sein du système capitaliste. Alors que la plupart des théories contemporaines s’intéressent essentiellement aux dynamiques capitalistes au sein de l’industrie du sexe – via l’analyse des rapports de production et d’exploitation entre les travailleuses du sexe et leurs patrons-proxénètes et/ou leurs clients – cette approche nous invite à ne considérer finalement ces deux figures que comme des intermédiaires d’une exploitation qui se fait en dernier ressort au profit du capital. Dès lors, il devient nécessaire d’interpréter la répression des travailleuses du sexe non plus comme une répression exclusivement sexuelle (aux dynamiques évidemment genrées et racistes) mais comme une répression qui sert fondamentalement des intérêts économiques, lesquels se réalisent via des dynamiques de sexe, de classe et de genre.

Une armée de putes
La position apparemment commune des ménagères et des travailleuses du sexe vis-à-vis du capital, en tant que travailleuses reproductives, ne doit cependant pas nous faire oublier une distinction fondamentale entre leurs situations : contrairement au travail domestique, le travail du sexe est stigmatisé et criminalisé. Que ce soit via un régime prohibitionniste comme dans la plupart des états des États-Unis, un régime réglementariste comme en Allemagne, ou un régime dit abolitionniste comme en France, le travail sexuel est criminalisé dans la quasi-totalité des pays du monde, à l’exception de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Galles du Sud (Australie) – deux pays qui exercent cependant de fortes restrictions sur le travail des migrantes. Cette situation particulière du travail du sexe à l’intérieur de la catégorie plus générale du travail reproductif n’est pas sans conséquences, non seulement sur les travailleuses du sexe elles-mêmes, mais sur l’ensemble des femmes et des travailleurs : le traitement spécifique du travail du sexe, ou plus exactement ses évolutions, entre criminalisation et libéralisation, sont à lire dans le contexte plus général des tensions provoquées par les dynamiques du capitalisme, du patriarcat, et du racisme, qui structurent notre société.
Ainsi, Silvia Federici nous invite à une approche historique selon laquelle la répression des prostituées dès le XVIe siècle est à mettre en lien avec l’émergence du mode de production capitaliste, au sein duquel la gratuité du travail des femmes est un fondement essentiel.

Mais dès que la prostitution fut devenue la principale forme de subsistance pour une large part de la population féminine, l’attitude des institutions à son endroit changea. Alors qu’à la fin du Moyen Âge elle avait été officiellement admise en comme un mal nécessaire, et que les prostituées avaient bénéficié du régime de salaires élevés, au XVIe siècle, la situation se renversa. Dans un climat d’intense misogynie, marqué par la progression de la Réforme protestante et la chasse aux sorcières, la prostitution fut d’abord sujette à de nouvelles limitations, puis criminalisée. Partout, entre 1530 et 1560, les bordels municipaux furent fermés et les prostituées, en particulier celles qui travaillaient dans la rue, furent soumises à de nouvelles peines : bannissement, flagellation, et autres formes cruelles du châtiment. […]
À quoi attribuer cette attaque radicale contre les travailleuses ? Et quel est le lien entre l’exclusion des femmes de la sphère du travail socialement reconnu et des relations monétaires, la contrainte à la maternité forcée qui s’exerça sur elles et la massification de la chasse aux sorcières ?
Quand on observe ces phénomènes dans une perspective contemporaine, après quatre siècles de sujétion capitaliste des femmes, les réponses semblent aller d’elles mêmes. Même si le travail salarié féminin, le travail domestique, et le travail sexuel (payé) sont encore étudiés trop souvent isolément les uns des autres, nous sommes maintenant mieux à même de comprendre comment la ségrégation que les femmes ont subie au sein de la main d’oeuvre salariée a pris naissance directement dans leur fonction de travailleuses non payées à domicile. Nous pouvons donc rapprocher l’interdiction de la prostitution et l’expulsion des femmes des lieux de travail organisés de la création de la femme au foyer et la reconstruction de la famille comme lieux de production de la force de travail (14).

Dans la France révolutionnaire de 1791 qui voit s’accomplir l’extension du domaine de la consommation, la prostitution est dépénalisée. Spécialiste de la prostitution à l’époque révolutionnaire, Clyde Plumauzille note ainsi, en ce qui concerne l’organisation de la prostitution au Palais-Royal :

La prostitution du Palais-Royal est alors partie prenante d’un ensemble de dispositifs plus vastes lié à la « révolution de la consommation qui touche l’ensemble de la société » (Roche, 1997 ; Coquery, 2011) : développement de techniques publicitaires avec les annuaires de prostituées, diversification de l’offre permettant de toucher un public élargi, vitrines ostentatoires et « commodification » de la sexualité prostitutionnelle. [...] Premier marché du sexe de la capitale, le Palais-Royal a ainsi facilité la constitution d’une forme de prostitution résolument consumériste, entre émancipation sexuelle et économique et commercialisation du corps des femmes(15).

Cette apparente libéralisation relève donc bien moins d’un affaiblissement du contrôle du corps des femmes que d’une adaptation du marché à ce qui semble inévitable alors même que le statut des femmes ne laisse à ces dernières d’autre issue que la dépendance à l’égard des hommes. Cependant, si les courtisanes des beaux quartiers sont tolérées, voire appréciées, il n’en est pas de même des prostituées issues des milieux ouvriers, et c’est notamment pour répondre à cette massification de la prostitution des femmes des classes populaires que le contrôle policier et l’enfermement des prostituées s’intensifient à nouveau.
Pour comprendre cette répression de la prostitution de masse, il faut saisir le lien entre une prostitution réglementée et les rapports de production capitalistes. Entre la révolution française et la Belle époque se déploie une longue période dans laquelle la société française adopte l’ensemble des institutions caractéristiques du mode de production capitaliste : le Directoire, les deux Empires ainsi que les débuts de la Troisième république consolident les formes d’exploitation modernes qui avaient émergé dans les dernières décennies de l’ancien Régime, qu’il s’agisse des secteurs les plus avancés de l’agriculture au Nord de la France, ou des innovations des branches de la chimie, du textile ou de l’extraction de charbon (16). Le XIXe siècle est marqué par la généralisation des institutions marchandes et de la dépendance des classes laborieuses vis-à-vis du marché et des employeurs. La prostitution, et la condition des femmes en général, n’échappent pas à cette logique. Avec la séparation du lieu de travail et du lieu de vie, la mécanisation du travail et la réglementation des industries, les femmes sont prises en tenaille entre des secteurs peu réglementés (travail à domicile, ateliers de couture) et leur exclusion de la plupart des secteurs réglementés. Quand elles sont présentes sur le marché du travail, les femmes jouent dès lors un rôle de main d’œuvre d’appoint pour le capital, ce que Marx appelle « armée industrielle de réserve » :

En écrasant la petite industrie et le travail à domicile, elle supprime le dernier refuge d’une masse de travailleurs, rendus chaque jour surnuméraires, et par cela même la soupape de sûreté de tout le mécanisme social. (17)

Comme le montre une étude récente sur la prostitution dans la Goutte d’Or à la Belle époque (18), la réglementation de la prostitution faisait face à une considérable résistance de la part des travailleuses du sexe, à travers leur refus croissant d’exercer pour un employeur exclusif. La prostitution de rue des « insoumises » se comprend ainsi comme une forme d’insubordination ouvrière : elle permettait aux femmes prolétaires d’acquérir un complément de revenu dans le cas où elles exerçaient parallèlement un travail salarié et d’obtenir un revenu tout court quand elles n’étaient pas salariées. Dans ces deux cas, la prostitution déréglementée représentait un point d’appui pour les femmes travailleuses, une amélioration potentielle de leur pouvoir de négociation face au capital et au patriarcat.
Ce rôle de la réglementation par rapport au travail sexuel et face à l’insubordination ouvrière des femmes prostituées est révélateur. Il indique bien qu’on ne saurait séparer travail sexuel et travail en général ; il montre bien que les luttes menées par les travailleuses du sexe possèdent une dimension de genre et de classe très précise ; il indique bien qu’il ne saurait y avoir une opposition stricte entre un régime réglementariste et un régime abolitionniste/prohibitionniste : il s’agit, dans les deux cas (et dans les formes hybrides entre les deux systèmes), des formes de discipline et de mise au travail des femmes prostituées, face auxquelles ces dernières font valoir leurs intérêts et tentent de renforcer leur pouvoir de négociation. Avant de revenir sur ces aspects au sujet de la période contemporaine, il nous faut revenir sur les raisons et l’émergence des mouvements abolitionnistes.
C’est originellement pour dénoncer ce réglementarisme que, dès la fin du XIXe siècle, des groupes de femmes commencent à engager une lutte contre la prostitution : alors qu’une panique morale à l’égard d’une supposée traite des Blanches fait l’objet d’un succès international, le mouvement abolitionniste rencontre un fort écho, qui mène en 1946 à la loi Marthe Richard, signant la fermeture des maisons closes. La Convention de l’ONU de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui précise dans son célèbre préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de prostitution, sont incompatibles avec la dignité humaine et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté. » Selon cette même convention, il suffit, pour être victime de traite, d’être embauché, entraîné ou détourné aux fins de prostitution. Le protocole de Palerme (adopté par les Nations unies en 2000) propose quant à lui une définition alternative à la traite, définie comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ». Si cette définition est à la fois plus large (toute forme d’exploitation peut être la finalité de la traite) et plus restrictive (on y parle d’« exploitation de la prostitution » et non plus de « prostitution », et on attend l’exercice d’une forme de contrainte ou d’abus d’une situation vulnérabilité sur les victimes majeures) que la définition de 1949, elle reste volontairement dans le flou en ne définissant pas la notion d’exploitation. Ce flou a permis à la France, lorsqu’elle a introduit dans son code pénal et adapté la définition du Protocole, de traduire « exploitation de la prostitution » par « proxénétisme ». La définition du proxénétisme en France étant particulièrement large – en permettant de sanctionner toute aide apportée à la prostitution d’autrui – la nouvelle infraction française de traite ne désavoue dès lors pas la conception de la traite retenue par la Convention de 1949. En d’autres termes, alors que des outils de droits commun existent pour répondre à la volonté de pénaliser le travail forcé, que ce soit dans la prostitution ou ailleurs, la prostitution fait toujours l’objet de mesures spécifiques qui la pénalisent en tant que telle.
Quel est le rôle de cette pénalisation spécifique ? Dans quelles dynamiques s’inscrit-elle ? Quelles en sont les conséquences ? De multiples réponses ont déjà été apportées à ces questions, mais trop souvent, les réponses apportées se réfèrent à la répression d’une prostitution sinon essentialisée, du moins idéale, de sorte qu’elles peinent à rendre compte des tensions qui traversent l’industrie du sexe. Aussi, une synthèse des principales théories sur la répression du travail sexuel, au regard des dynamiques générales qui traversent le domaine du travail reproductif, devrait nous permettre de rendre compte précisément des enjeux de la lutte des travailleuses du sexe. Au-delà des approches purement historiques, il est également intéressant de prendre en compte la fonction de la répression du travail sexuel et de la stigmatisation de celles qui l’exercent par rapport à l’économie sexuelle en tant que telle. Si la répression de la prostitution a bien une fonction spécifique dans un système capitaliste qui repose entre autres sur l’appropriation du travail gratuit des femmes, ce contexte économique n’est pas suffisant pour rendre compte des tensions au sein desquelles prend place cette répression.
Les travaux de Paola Tabet montrent ainsi que si c’est le stigmate qui définit la prostitution, celui-ci n’a pas besoin du système capitaliste pour s’exprimer. Dans de nombreuses sociétés non capitalistes, des femmes sont stigmatisées en tant que prostituées, pas forcément parce qu’elles prennent part à un échange économicosexuel, mais parce qu’elles y prennent part dans un échange qui échappe aux règles établies de l’échange des femmes dans un système patriarcal. Ces travaux ne sont pas sans rappeler ceux menés avant elle par Gayle Rubin et publiés sous le titre « Traffic in Women » en 1975 dans lesquels, là aussi, l’enjeu est d’expliquer l’oppression des femmes sans subordonner celle-ci à sa fonction potentielle dans le capitalisme. Surtout, c’est dans « Penser le sexe » que Gayle Rubin étudie plus en détail les systèmes de hiérarchies sexuelles qui structurent nos sociétés :

Les sociétés occidentales modernes valorisent les actes sexuels selon un système hiérarchique de valeur sexuelle. […] Les individus dont le comportement sexuel correspond au sommet de cette hiérarchie sont récompensés par un certificat de bonne santé mentale, la respectabilité, la légalité, la mobilité sociale et physique, le soutien des institutions et des bénéfices d’ordre matériel. À mesure que les comportements ou les intérêts des individus se situent à un niveau inférieur de cette échelle, ces derniers sont l’objet d’une présomption de maladie mentale, d’absence de respectabilité, de criminalité, d’une liberté de mouvements physique et sociale restreinte, d’une perte de soutien institutionnel et de sanctions économiques.
Un opprobre extrême et punitif maintient certains comportements sexuels au plus bas niveau de cette échelle, et constitue une sanction efficace contre ceux qui ont de telles pratiques. L’intensité de cet opprobre a ses racines dans la tradition religieuse occidentale. Mais l’essentiel de son contenu actuel vient de la stigmatisation médicale et psychiatrique (19).

En ce sens, la prostitution est réprimée et stigmatisée en tant que déviance, au même titre que l’homosexualité, en vertu d’un système qui oppose différents types de pratiques sexuelles telles que homosexuelle/hétérosexuelle, gratuite/vénale, etc. La théorie de Gayle Rubin présente ainsi la répression du travail sexuel comme ayant une fonction non forcément subordonnée à un ordre économique, mais qui prend place dans un système sexuel autonome, au sein duquel convergent des intérêts externes (économiques, donc, mais aussi religieux ou médicaux).
Elizabeth Bernstein, spécialiste du néolibéralisme, analyse quant à elle la répression du travail sexuel comme un moyen de réaffirmer les frontières de l’intime et du public (20), et considère ainsi les campagnes de l’abolitionnisme contemporain comme prenant part à un « agenda sexuel néolibéral » :

Je situe ces politiques néo-abolitionnistes dans les termes d’un agenda sexuel néolibéral (plutôt que traditionaliste), qui situe les problèmes sociaux à l’échelle d’individus déviants plutôt qu’au niveaux d’institutions officielles, qui cherche les remèdes sociaux à travers des interventions de justice criminelle plutôt qu’à travers l’État providence redistributif, et qui défend la bienfaisance des privilégiés plutôt que pour l’empowerment des oppressé-e-s (21).

Ainsi, la répression de la prostitution n’apparait pas seulement comme un moyen de conforter un certain ordre économique, mais plutôt comme un moyen d’imposer la logique néolibérale jusque dans l’économie sexuelle elle-même. Et c’est justement parce que le travail sexuel, pas plus que les autres secteurs du travail reproductif ou productif, n’échappe pas au néolibéralisme, qu’il peut être intéressant de l’envisager au regard du traitement des autres secteurs du travail reproductif.
Dans ses recherches sur ce qu’elle nomme le « fémonationalisme », Sara Farris note que la migration des femmes destinées au secteur reproductif, contrairement à celle des hommes migrants, est plutôt encouragée par l’État, dans un contexte de désengagement de celui-ci vis-à-vis de la prise en charge de services tels que la garde des enfants, et un contexte d’accroissement de femmes « nationales » dans le secteur productif :

N’étant plus perçues comme celles qui volent le travail ou profitent des aides sociales, les femmes migrantes sont les « domestiques » qui aident à maintenir le bien-être des familles et des individus européens. Elles sont les fournisseurs de travail et d’intérêts, celles qui, en aidant les femmes européennes à défaire les genres en se substituant à elles dans le foyer, permettent à ces femmes « nationales » de devenir des travailleuses sur le marché du travail « productif ». De plus, elles sont celles qui contribuent à l’éducation des enfants et aux soins physiques et émotionnels des personnes âgées, fournissant ainsi un état de bien-être, de moins en moins pris en charge par l’Etat. […] Le rôle « utile » que les travailleuses migrantes jouent dans la restructuration contemporaine des régimes de bien-être, et la féminisation de secteurs clés dans l’économie des services, bénéficient d’une certaine indulgence des gouvernements néo-libéraux et de la compassion trompeuse des partis nationalistes envers les femmes migrantes, comparativement aux hommes migrants. [...] Dans la mesure où elles sont considérées comme les corps utiles aux générations futures, en tant que mères jouant un rôle crucial dans le processus de transmission des « valeur sociétales », en tant que remplaçantes des femmes nationales dans le secteur reproductif, mais aussi en tant qu’épouses potentielles pour les hommes européens, les femmes migrantes semblent devenir les cibles d’une campagne de bienveillance trompeuse dans laquelle elles sont « nécessaires » en tant que travailleuses, « tolérées » en tant que migrantes et « encouragées » à se conformer aux valeurs occidentales en tant que femmes(22).

Le fémonationalisme, tel que défini par Sara Farris, désigne « la mobilisation contemporaine des idées féministes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux sous la bannière de la guerre contre le patriarcat supposé de l’Islam en particulier, et des migrants du Tiers monde en général» (23). Autrement dit, la rhétorique des discours qui défendent l’intégration des femmes immigrées par le travail a finalement beaucoup moins pour objet les intérêts des femmes en question que ceux de l’économie nationale pour laquelle ces travailleuses assurent la reproduction de la force de travail à moindre frais. Dans ce contexte, les femmes migrantes constituent non pas une « armée de réserve, constamment menacée par le chômage et l’expulsion et utilisée de façon à maintenir une discipline salariale », comme il était d’usage dans les années 1970 et 1980 de décrire les « femmes en tant que salariées extra-domestiques » mais plutôt une « armée régulière de main-d’œuvre extrêmement bon marché ».
Ainsi, si l’encouragement à la migration des femmes destinées au secteur reproductif semble à première vue relever d’une politique opposée aux restrictions au contraire très sévères sur la migration des travailleuses du sexe, ces deux politiques distinctes peuvent en réalité être considérées comme complémentaires : tout d’abord, on notera que les discours anti-traite, et de manière générale anti-prostitution, visant à sauver les femmes des réseaux de migrations supposés les exploiter en insistant sur la nécessité de la « réinsertion », c’est-à-dire de l’insertion dans l’économie nationale légale (ce qui signifie, pour des femmes en grande majorité migrantes, une insertion dans le secteur du travail domestique, du care, etc.), participent tout à fait de ce que Sara Farris définit par le terme de « fémonationalisme ». Alors même que le capitalisme mondialisé entraine la dépossession par les femmes de leurs moyens de survie, notamment aujourd’hui dans les pays d’Afrique et d’Asie, et entraine dès lors une massification des migrations (et de la prostitution), la répression des travailleuses du sexe, dans un contexte de marchandisation du travail reproductif effectué par les immigrées, parce qu’elle a pour conséquence de maintenir les travailleuses du sexe dans une situation précaire, les constitue ainsi, à l’instar des travailleuses domestiques, comme une « armée régulière de main-d’œuvre extrêmement bon marché ». Autrement dit, la répression des travailleuses du sexe, en ce qu’elle entraine la précarisation de ces dernières, n’a pas seulement pour conséquence d’instaurer un rapport de force en faveur des clients, tierces-parties et proxénètes, mais sert tout un système économique capitaliste, patriarcal et raciste, qui bénéficie du moindre coût de ce secteur du travail reproductif. Plus précisément, on peut même analyser dans le maintien de la précarisation des travailleuses du sexe leur constitution institutionnalisée en une armée de réserve des travailleuses domestiques, et ainsi voir s’instaurer un système à trois niveaux dans le travail des femmes : à un premier niveau, la force de travail féminine, destinée au secteur productif, et qui continue à être moins rémunérée que celle des hommes, participe d’un système qui continue d’imposer aux femmes un modèle hétérosexiste puisque le mariage apparaît comme un moyen d’atteindre un niveau de vie qu’un salaire féminin seul ne permet pas. À un deuxième niveau, les politiques migratoires qui maintiennent le bas prix du travail domestique renforcent également le niveau de salaire plus faible des femmes employées dans le secteur productif. Enfin, au niveau des travailleuses du sexe, la répression et la stigmatisation de ces dernières prend la forme d’une menace pesant sur les femmes qui n’accepteraient pas les conditions d’exploitation du travail salarié, domestique, ou du mariage.
En ce sens, les discours anti-travail du sexe, qui ne voient d’issue à l’exploitation sexuelle des femmes que dans le sexe non-marchand, et d’émancipation économique que via le travail légal, et notamment le travail dans le secteur productif, nous semblent dès lors encourager, contrairement à ce qu’ils annoncent, cette exploitation via un travail d’autant plus exploité qu’il apparaît comme gratuit, spontané, naturel. Au contraire, la revendication du travail sexuel comme travail nous invite à repenser les rapports de reproduction dans l’objectif d’en finir avec l’exploitation, qu’elle soit rémunérée ou non.

Sexwork against work
Comme nous avons essayé de le montrer jusqu’ici, la question de la « prostitution » ne saurait faire l’objet d’une réflexion simpliste au seul prisme des rapports de genre. Il est au contraire plus que nécessaire que la gauche s’empare des enjeux politiques du travail sexuel compris comme un secteur du travail reproductif. Il est vrai, comme le signale Silvia Federici dans son texte « Reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail » que l’enjeu du travail reproductif a été bien trop peu investi par le mouvement féministe lui-même :

Il n’y a pas de doute en effet que si le mouvement féministe en Europe et aux États-Unis s’était concentré sur le fait que l’État reconnaisse le travail de reproduction comme un travail et en assume la responsabilité financière, nous n’aurions pas assisté au démantèlement du peu de services disponibles dans ce domaine et à une solution coloniale au « problème du ménage »(24).

Mais c’est justement à ce titre que les débats sur le travail sexuel devraient constituer une occasion nouvelle de (re)penser cette question, et d’être en mesure de construire une véritable opposition aux politiques libérales qui s’en sont, elles, emparées depuis longtemps avec les conséquences que l’on connait (fémonationalisme, libéralisation de l’industrie du sexe au seul profit des patrons et tierces parties, augmentation générale du travail à fournir par les femmes suite au désengagement de l’État des services publics, etc).
Affirmer que le travail sexuel est un travail apparaît en effet constituer une étape nécessaire tant en ce qui concerne la lutte contre le capitalisme que pour ce qui est de l’émancipation des femmes et notamment leur émancipation sexuelle. Nous reprendrons ainsi pour qualifier la pertinence politique du slogan « sexwork is work » les mots utilisés par Kathi Weeks lorsqu’elle se réfère au mouvement Wages for Housework : « c’était un projet réformiste avec des aspirations révolutionnaires» (25). Si la lutte contre la criminalisation du travail sexuel peut en effet apparaitre, au premier abord, plutôt réformiste en ce qu’elle consiste essentiellement à demander un changement législatif pour permettre à des travailleurSEs de travailler dans de meilleures conditions, l’appréhension du sexe comme un travail ouvre en revanche des perspectives bien plus ambitieuses en termes d’émancipation.
En ce qui concerne la lutte contre la criminalisation, il conviendra cependant de rappeler que si les travailleuses du sexe peuvent être définies comme l’armée de réserve des femmes exploitées dans le travail salarié, domestique, ou le mariage, alors l’amélioration de leurs conditions de travail ne peut être que bénéfique à ces dernières. De la même manière, si la persistance du stigmate de pute fait planer une menace sur toutes les femmes en ce qu’il ne se contente pas seulement de restreindre leurs libertés, mais surtout, légitime les violences envers elles, alors la lutte contre la stigmatisation des travailleuses du sexe devrait à ce titre être dans les priorités de l’agenda féministe. Par ailleurs, dans la mesure où à l’échelle globale, la lutte contre la « prostitution » prend essentiellement la forme d’une lutte contre la « traite » (telle que définie par la Convention de 1949), via le financement par les gouvernements occidentaux d’ONG qui interviennent dans les pays du Sud pour « sauver » les potentielles victimes de cette traite, la fin de ces politiques signifierait le droit à l’autonomie pour les travailleuses du sexe concernées, aujourd’hui régulièrement victimes, dans de nombreux pays, d’une forme d’impérialisme humanitaire via les personnalités et ONG de la « rescue industry » (26). De plus, alors que la grande majorité des travailleuses du sexe dans les pays occidentaux sont des travailleuses immigrées ou non-blanches, de même que la plupart de celles et ceux qui « soutiennent » leur activité et sont à ce titre condamnables pour proxénétisme, la lutte contre la prostitution prend particulièrement, dans ces pays, la forme d’une offensive raciste, qui participe de l’incarcération systémique des populations non-blanches. Si certains ou certaines peuvent utiliser cet état de fait de la division raciste du travail sexuel pour arguer qu’il est justement nécessaire de pénaliser les hommes supposés majoritairement blancs bénéficiaires du travail sexuel – les clients(27).– il nous semble au contraire dangereux de vouloir rééquilibrer la balance en renforçant l’instrument même de ce racisme systémique. Il ne s’agit cependant pas de prendre une défense non critique des tierces parties et autres bénéficiaires de l’industrie du sexe : la dépénalisation du travail du sexe doit au contraire être comprise comme un moyen de renforcer l’autonomie des travailleuses du sexe vis-à-vis des situations de clandestinité les plus propices à leur exploitation. Dans ce cadre, les craintes régulièrement exprimées selon lesquelles la reconnaissance du travail sexuel ne ferait que donner plus de poids à la division sexiste et raciste du travail nous semblent non seulement infondées, mais surtout, cette reconnaissance constitue selon nous la condition sine qua non de lutte contre cette division et contre les oppressions qui en résultent.
Refuser la reconnaissance du travail sexuel, c’est en effet renforcer la division entre le « vrai » travail, notamment salarié, qui a droit de cité dans l’espace public, et le « non-travail », qui a lieu dans la sphère privée. Il s’agit donc de cesser d’opposer la sphère productive du travail salarié aux échanges considérés comme relevant de la sphère privée non-marchande, car cette opposition, qui ne sert qu’à masquer le travail réalisé mais non comptabilisé dans le salaire, n’est profitable qu’au capital :

Il y a longtemps déjà, Marx expliquait que le salariat dissimulait l’ensemble du travail non rémunéré à l’origine du profit économique. Mais mesurer le travail par le salaire voile également l’ampleur de la subordination de l’ensemble de nos rapports sociaux aux rapports de production, le degré auquel chaque moment de nos vies participe de la production et de la reproduction du capital. Le salaire, dans les faits (et cela inclut l’absence de salaire), a permis au capital d’obscurcir la longueur de notre journée de travail. Le travail apparaît ainsi comme un seul compartiment de la vie quotidienne, qui n’existe que dans certains lieux. Le temps que nous passons dans l’usine sociale, pour nous préparer au travail, ou à aller travailler, la restauration de nos « muscles, nerfs, os et cerveau » avec des repas rapides, du sexe rapide, des films, etc, sont autant d’instants qui nous apparaissent comme des loisirs, du temps libre, des choix individuels(28).

En d’autres termes, il s’agit d’étendre la portée du slogan « le personnel est politique » afin d’y inclure non seulement la reproduction de la domination masculine au sein du domaine privé, mais aussi la reproduction des dynamiques favorables au capitalisme. C’est que, comme le rappelle Lise Vogel au sujet du travail domestique, la division entre la sphère du travail salarié et celle de ce qui est considéré comme relevant du privé, ne fait, notamment dans une société patriarcale, que renforcer les structures de domination :

La démarcation fortement institutionnalisée entre le travail domestique et le travail salarié, dans un contexte de suprématie masculine, forme la base d’une série de puissantes structures idéologiques, qui acquièrent une autonomie significative. (29)

Dans ce cadre, affirmer que « le travail sexuel est un travail » et donc que le sexe, rémunéré ou non, peut être un travail, doit ouvrir la possibilité d’un processus de désidentification – pour reprendre le terme que Kathi Weeks utilise en se référant à la campagne Wages for Housework – des femmes de la sexualité à laquelle elles sont, dans une société capitaliste patriarcale, souvent contraintes :

Réclamer un salaire pour une pratique « si identifiée à une pratique féminine » permet d’entamer un processus de désidentification : « Rien que demander un salaire revient déjà à clamer que nous ne nous identifions pas à ce travail » (Edmond et Flemming). Ainsi, « dans la mesure où par la lutte [elles] gagn[ent] le pouvoir de briser [leur] identification capitaliste », les femmes peuvent, selon Cox et Federici, au moins déterminer ce qu’elles « ne [sont] pas» (30).

De la même manière avec « sexwork is work », s’il ne s’agit pas encore de savoir quelle sexualité (re)construire dans le cadre d’une lutte féministe, il s’agit au moins de savoir celle dont on ne veut pas – une sexualité de service organisée selon la division sexiste du travail. Comme l’écrit Silva Federici :

nous voulons nommer travail ce qui est un travail de sorte que nous pourrions éventuellement redécouvrir ce qu’est l’amour afin de créer notre sexualité, que nous n’avons jamais connue(31).

Il ne s’agit donc pas, au travers de « sexwork is work » de demander que le travail du sexe soit considéré comme un travail « comme les autres », et qu’à ce titre sa dépénalisation soit considérée comme une fin en soi. La mise en application d’une telle politique libérale, comme on l’a vu avec les exemples allemands ou hollandais, ne sert que les intérêts des patrons de l’industrie du sexe, de sorte que ces politiques n’ont pour effet que de remettre dans les mains des capitalistes la rémunération des travailleuses du sexe. Il s’agit bien au contraire de réaffirmer que si cette reconnaissance du travail sexuel est nécessaire, c’est justement parce ce n’est qu’en l’identifiant clairement que les femmes seront à même de pouvoir le refuser, dans le cadre d’une lutte plus générale de refus du travail et pour une refondation radicale de la société et de ses dynamiques de reproduction.

Conclusion
L’analyse du travail sexuel en termes de travail reproductif présente ainsi plusieurs avantages. Premièrement, en nous invitant à ne pas seulement regarder l’industrie du sexe comme une simple industrie au sein de laquelle se déploient des dynamiques capitalistes, sexistes et racistes, elle nous permet de considérer le rôle fondamental de celle-ci au sein du système capitaliste. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de considérer l’exploitation des travailleurSEs du sexe par les bénéficiaires directs du travail du sexe – proxénètes, tierces parties, clients – mais plutôt de ne considérer ceux-ci que comme les médiateurs de l’exploitation plus globale des femmes par le capital. Deuxièmement, en nous permettant d’analyser les dynamiques à l’oeuvre dans la répression du travail sexuel – répression notamment en lien avec des enjeux de gestion des migrations – l’introduction des travailleuses du sexe dans la catégorie plus générale des travailleuses reproductives, côte à côte avec les travailleuses domestiques ou du care, nous permet de saisir les enjeux de la lutte des travailleuses du sexe en des termes de lutte contre le néolibéralisme et notamment de ses effets sur les femmes immigrées ou du Tiers-Monde. Enfin, en nous invitant à repenser la notion même de « travail », ces analyses nous offrent l’occasion de redonner une dynamique nouvelle à la lutte contre l’appropriation de celui-ci, une dynamique qui permette notamment de prendre en compte les travailleurs et travailleuses traditionnellement exclues de ces luttes et qui, souvent, sont réduits à lutter de manière isolée, en dépit et en conséquence des effets désastreux du capitalisme sur leur vie (travailleurs indépendants précaires, mères célibataires, travailleuses du sexe, travailleuses domestiques, sages-femmes, etc.) en vue d’une remise en cause radicale de la division du travail et des idéologies – notamment sexistes et racistes – sur lesquelles elle repose.
Morgane Merteuil
 Le travail du sexe contre le travail / 2014

Publié dans la revue Période
http://revueperiode.net/

À lire sur le Silence qui parle : catégorie Putes

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1 Cet argument est régulièrement développé dans les textes d’auteur-e-s abolitionnistes, voir par exemple, pour ceux qui le formulent le plus explicitement, un communiqué de l’AIVI : « la prostitution n’est pas un travail mais une violence! » ou l’ouvrage de Janice Raymond, « not a choice, not a job »
2 Lilian Mathieu, La fin du tapin, Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Bourin, 2013, p. 17.
3 Pour un aperçu des débats entre le mouvement Wages for Housework et les mouvements féministes et de gauche, voir par exemple Silvia Federici et Nicole Cox, « Counterplanning from the Kitchen », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p. 28-40, réponse au « Women and Pay for Housework » de Carol Lopate.
4 Carole Leigh, « inventer le travail du sexe », in Luttes XXX – inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin, éd. du remue-ménage, 2011, p. 267-270.
5 https://www.youtube.com/watch?v=enpTFJsswWM à partir de 1:10:23.Transcription Ellis Suzanna Slack, traduction Morgane Merteuil.
6 Voix du jaguar.
7 Silvia Federici et Nicole Cox, « Counterplanning from the Kitchen », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.31.
8 Silvia Federici et Nicole Cox, « Counterplanning from the Kitchen », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.31.
9 Silvia Federici, « Why Sexuality is work », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.25.
10 Silvia Federici, « Wages against Housework », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.15.
11 Leopoldina Fortunati, The Arcane of Reproduction : housework, prostitution, labour and capital, Autonomedia, p.17.
12 Leopoldina Fortunati, The Arcane of Reproduction : housework, prostitution, labour and capital, Autonomedia, p.17.
13 Leopoldina Fortunati, The Arcane of Reproduction : housework, prostitution, labour and capital, Autonomedia, p.18.
14 Silvia Federici, Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive, Entremondes et Senonevero, 2014 pour la traduction française, p.191-192.
15 Clyde Plumauzille, Le « marché aux putains » : économies sexuelles et dynamiques spatiales du Palais-Royal dans le Paris révolutionnaire, Revue Genre, Sexualités et Sociétés, n°10 Automne 2013, p. 21/26.
16 Voir Henry Heller, The Bourgeois Revolution in France. 1789-1815, Berghahn Books, 2009.
17 Karl Marx, Le Capital, Livre I, « Machinisme et grande industrie ». http://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-15-9.htm
18 Voir Alexandre Frondizi, Histoires de trottoirs. Prostitution, espace public et identités populaires à la Goutte – d’Or, 1870 – 1914, Mémoire de thèse, 2007.
19 Gayle RUBIN, “Penser le sexe”, in Surveiller et jouir – Anthropologie politique du sexe, Epel, 2010, traduction Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, p. 156-157.
20 Voir : Elizabeth Bernstein, Temporarily Yours, Intimacy, Authenticity and the Commerce of Sex, The University of Chicago, 2007.
21 Elizabeth BERNSTEIN, “the sexual politics of the new abolitionnism”, in Differences : a journal of feminist cultural studies, 18/3, 2007, p. 137 .
22 Sara Farris, « Les fondements politico-économiques du fémonationalisme ».
23 Sara Farris, « Les fondements politico-économiques du fémonationalisme ».
24 Silvia Federici, « reproduction et lutte féministe dans la nouvelle division internationale du travail ».
25 Kathi Weeks, The problem with work : feminism, marxism, antiwork politics and postwork imaginaries, Duke University Press, 2011, p. 136.
26 Laura Agustin, « Kristof and the Rescue industry, the soft side of imperialism ».
27 Yasmin Vafa, « Racial Injustice: The case for prosecuting buyers as sex traffickers »
28 Silvia Federici et Nicole Cox, « Counterplanning from the Kitchen », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.35-36.
29 Lise Vogel, Marxism and the opression of women : Toward a unitary theory, Brill, 2013, p.160.
30 Kathi Weeks, The problem with work : feminism, marxism, antiwork politics and postwork imaginaries, Duke University Press, 2011, p.130.
31 Silvia Federici, « Wages against Housework », in Silvia Federici, Revolution at Point Zero, PM Press, 2012, p.20.

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